Bernard, du précepte


OEUVRES COMPLÈTES

DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION  PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
VIVÈS, PARIS 1866


Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/



AVIS AU LECTEUR SUR LE QUATRIÈME OPUSCULE DE SAINT BERNARD.

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I. Il arrive presque toujours que plus un homme qui a embrassé la vie monastique se montre religieux, moins il se préoccupe de la lettre de `sa règle pour en considérer plus attentivement le sens, et plus aussi, laissant de côté toutes les décisions des casuistes, il s'attache à rechercher quelle a été la volonté de son législateur. Soumis et dévoué du fond de l'âme à la règle, il n'a rien tant à coeur que de la prendre pour guide en tout, lors même qu'il n'est pas obligé de le faire. Ce n'est pas pour lui que la loi est faite, ni que ce livre est écrit; mais c'est pour ceux qui sont bien plus occupés à rechercher jusqu'à quel point la règle les oblige, qu'à se pénétrer de son esprit et à le suivre dans la pratique. Ils ne consultent les docteurs que pour voir alléger le fardeau de la loi et pouvoir se permettre impunément, sous prétexte d'une pratique plus exacte et plus scrupuleuse, tout ce qu'il est possible sans pécher. Pour de semblables esprits il n'y a rien de plus à craindre que de s'adresser à des docteurs disposés à abonder dans le sens de leur volonté relâchée; car, embrassant d'après leurs décisions, une vie plus relâchée, ils ne tardent point à négliger la pratique de leur règle qu'ils finissent bientôt par mépriser, et ils prennent enfin leur état en dégoût, ce qui est la marque la plus certaine de leur damnation.

II. Or, à mon avis, de tous les docteurs il n'en est pas qu'ils puissent consulter avec plus de fruit et en plus parfaite sécurité que saint Bernard, attendu qu'en lui se trouvent toutes les qualités requises pour faire un conseiller parfait; une. piété peu commune, une science qui n'a pu lui venir que du ciel et une expérience profonde de tout ce qui concerne la vie monastique. Aussi en pareilles matières, non-seulement son opinion ne peut être suspecte, mais encore elle doit être tenue pour tout à fait pieuse et certaine, et doit faire loi pour tous les religieux de son ordre. C'est au point que si nous avions sur ces choses, à choisir entre le sentiment d'un ange descendu du ciel et celui de saint Bernard, c'est encore ce dernier que nous devrions préférer entendre. Aussi ne saurions-nous trop témoigner notre reconnaissance aux religieux de Saint-Pierre de Chartres, pour avoir obtenu de notre très-saint Père, qu'il leur donnât son sentiment et les instruisit sur les difficultés qu'ils avaient soumises à ses lumières. Mais voyons à quelle occasion et à quelle époque ils l'ont fait.

III. Lorsque l'abbé Eudes était à la tête du monastère de Saint-Pierre de Chartres, des religieux de cette maison écrivirent à saint Bernard pour lui demander quelle était la nature des obligations résultant pour eux, soit de la règle de Saint-Benoit, soit de ses statuts. Comme saint Bernard leur faisait attendre sa réponse, ils lui écrivirent une seconde fois, car notre Saint fait mention de deux lettres dans sa réponse (n.58 et 61), mais ils le firent, à ce qu'il paraît, à l'insu de leur abbé. C'est ce qui fut cause que notre Saint, qui finit par céder à leurs instances, adressa son livre, non pas à Geoffroy, comme l'indiquent à tort plusieurs manuscrits et ainsi qu'on le lit dans quelques éditions, mais à Roger qui fut abbé de Coulombs de 1431 à 1158 et à ses religieux, cette abbaye était du même ordre et du même diocèse que celle de Saint-Pierre, parce qu'il ne voulait pas que sa réponse fût remise, contre la règle, aux moines de Chartres, à l'insu de leur abbé. Saint Bernard ne s'était d'abord proposé que de répondre par une simple lettre aux deux qu'il avait reçues des religieux de Chartres, mais l'abondance des matières qu'il fut amené à traiter lui fit écrire un livre au lieu d'une lettre. Aussi dit-il en parlant de cet opuscule, vers la fin du n. 61: «Appelez ce que je vous envoie, livre ou lettre comme bon vous semblera; u et dans la lettre adressée à l'abbé de Coulombs, qui se trouve placée en tête de ce traité, il dit: «Il me semble, si vous êtes de mon avis, qu'on peut appeler cet écrit un livre plutôt qu'une lettre. De plus, comme au milieu d'une foule de questions que je. traite dans ce livre, je me suis plus particulièrement arrêté, à cause du bien que j'avais en vue de produire, à examiner quels préceptes sont susceptibles de dispense, qui peut en dispenser et dans quelles limites on le peut faire, nous appellerons ce livre du Précepte et de la dispense , à moins pourtant que vous ne lui trouviez un titre plus juste.» Les lignes que nous venons de citer ou plutôt, le livre tout entier nous fait dire que cet opuscule est fait pour les supérieurs de maisons religieuses, non-seulement pour instruire leurs inférieurs de leurs obligations, mais pour s'instruire eux-mêmes et se faire une juste idée de leur pouvoir d'accorder des dispenses.

IV. Nous ignorons ce qui donna aux religieux de Chartres l'occasion d'écrire à saint Bernard, attendu que pendant tout le gouvernement d'Eudes, qui fut abbé de 1128 à 1450, on ne voit pas qu'il se soit élevé aucune division dans l'abbaye de Saint-Pierre. Tout au contraire, on a, dans les actes de l'abbé Eudes, de nombreuses preuves de la constante harmonie qui a régné entre lui et ses religieux. En effet, pour le dire en passant, son élection fut solennellement approuvée en 1128, par le grand Geoffroy, évêque de Chartres, et par Matthieu d'Albano, cardinal et légat du pape. Bien plus, le même Geoffroy, surnommé de Lengis, assigna, du consentement du pape Innocent II et du comte Thibaut, les revenus de l'église de Saint-Martin-du-Val au monastère de Saint-Pierre, à l'abbaye de Saint-Jean-en-Vallée et aux lépreux, «en présence de Eudes, abbé de Saint-Pierre, d'André de Baudiment dont saint Bernard parle dans plusieurs de ses lettres, de Hugues, abbé de Saint-Jean-en-Vallée, de dom Bernard, abbé de Clairvaux, de Gauthier, abbé de Saint-Martin-du-Val, de Goslen de Lengis, frère de l'évêque Geoffroy et de Goslen de Lengis, son neveu, l'an 1141, indiction 9, épacte XX, le 18 janvier.» Il y eut un autre Hugues de Lengis qui fut prévôt de l'église de Chartres. D'ailleurs Eudes, abbé de Saint-Pierre, remarquant que les livres de la bibliothèque de son couvent périssaient en partie de vétusté, en partie par les ravages des vers, et «trouvant indigne d'un monastère aussi renommé que le sien d'avoir une bibliothèque aussi pauvre,» il entreprit, du consentement de son chapitre, de la renouveler, et destina à cette fin certains revenus que devaient payer à son monastère toutes les maisons religieuses qui en dépendaient, en sorte que le bibliothécaire eût tous les ans de quoi acheter des livres nouveaux, faire restaurer les anciens ou les remplacer par des livres neufs. Cela se fit en 1145, lorsque déjà saint Bernard avait écrit le traité suivant.

V. En effet, Pierre le Vénérable était à peine de retour d'Espagne quand il pria saint Bernard de lui envoyer ce traité. Or la lettre de Pierre le Vénérable, qui est la vingt-deuxième du livre 4, en réponse à la lettre deux cent vingt-septième de saint Bernard, est de l'année 1143, comme on l'a dit en son lieu. Voici en quels termes Pierre le Vénérable terminait sa lettre: «Veuillez, je vous prie, m'envoyer, par le porteur des présentes, ou par toute autre personne, la lettre que vous avez adressée, je crois, aux moines de Chartres, en réponse à leurs questions sur les préceptes de la règle et sur quelques usages monastiques. Je l'ai lue une fois à Cluny, mais je n'ai jamais pu me la procurer depuis pour la relire.» Geoffroy, livre III de la Vie de saint Bernard, chapitre 8, fait remarquer avec raison, «la vigilance, la circonspection et la discrétion» dont ce saint Docteur a fait preuve dans cet écrit, ainsi que pourra facilement s'en convaincre quiconque le lira sans prévention et en comparera la doctrine avec celle de saint Thomas d'Aquin sur le même sujet.

VI. Loin de trouver, comme quelques-uns l'ont fait, la doctrine de saint Bernard trop sévère, on verra qu'elle n'est que juste et pleine de mesure, comme il nous serait on ne peut pas plus facile de le démontrer si l'autorité même de notre Saint ne suffisait amplement à le faire croire. Pour ce qui est des observances corporelles, comme les appelle saint Bernard, qui sont prescrites par la règle de saint Benoit, ce qu'en dit notre pieux docteur se résume à quatre points principaux. Premièrement, l'omission des observances corporelles, non point des plus importantes, telles que l'abstinence de la viande et le silence de la nuit, dont notre saint législateur a fait une si rigoureuse obligation, mais du silence ordinaire, par exemple, tel que le prescrivent quelquefois les supérieurs, «tout en étant une faute, n'est pourtant pas un crime, pourvu qu'on ne désobéisse que par surprise ou par oubli; et non point par mépris de la loi (n. 17).» lit si on ne peut y contrevenir, par négligence même, sans péché, on ne peut pas non plus les négliger par mépris, sans crime; la faute toutefois, dit-il, n'est que légère si la violation du précepte ne procède pas du mépris; elle n'est même presque plus rien dès qu'elle est réparée par la pénitence, attendu qu'alors le religieux qui se rend coupable de cette transgression, se renferme encore dans les limites de la règle qui est divisée en préceptes et en remèdes (n. 32).» Secondement, toute transgression devient mortelle dès qu'elle procède du mépris; car «l'orgueilleux mépris et la persévérance dans le mal, d'un coeur sans repentir, changent les moindres fautes en fautes graves et donnent le caractère d'une révolte mortellement coupable à la transgression du précepte le moins important de sa nature (n.26).» Troisièmement, le mépris diffère de la simple négligence en ce que celui qui pèche par négligence «tombe par une sorte de paresse, tandis que l'autre, celui qui pèche par mépris, cède à un mouvement d'orgueil (n. 18);» sa volonté orgueilleusement révoltée ne veut point se soumettre au précepte qui lui est fait. Ailleurs saint Bernard dit: «Si nous pouvons et ne voulons point, c'est orgueil de notre part, et, par conséquent, mépris du précepte.» Notre Saint ne fait donc point un égal péché «de la simple transgression d'un commandement et de la révolte orgueilleuse de la volonté contre le précepte,» surtout quand le mépris ne s'attaque pas moins à la loi violée qu'au remède qu'elle propose pour le mal.

VII. Or telle est aussi en tout point le sentiment de saint Thomas (2. 2. quest. 86, art. 9;, tant sur la question prise en général que dans sa réponse au premier doute, qu'il divise en trois parties, dont la première traite des observances de la règle de saint Benoit; la seconde des observances dont la transgression, suivant le sentiment communément adopté n'est que vénielle, et la troisième des statuts de l'ordre des Frères Prêcheurs qui, par suite d'une constitution particulière, n'obligent pas sous peine de péché quelconque, mais seulement sous peine de châtiment. La première partie est conçue en ces termes: «Il faut répondre à la première question que celui qui fait profession de la règle, ne fait point pour cela le voeu d'observer tout ce qu'il y a dans la règle; il ne prend l'engagement que de mener la vie régulière qui consiste dans les trois voeux principaux dont il a été parlé plus haut. Voilà pourquoi dans certains ordres religieux on a la précaution de faire profession non pas seulement de la règle, mais de vivre selon la règle, c'est-à-dire, de conformer ses moeurs à la règle comme à;un modèle. Or tout cela est anéanti par le mépris.» Or telle est proprement la nature de la règle de saint Benoît, au témoignage même de saint Bernard (n. 10). La seconde espèce de règle est exposée en cas termes par saint Thomas: «Dans quelques autres ordres religieux, au contraire, la profession se fait en termes plus prudents encore. En effet, on s'engage à l'obéissance selon la règle, de sorte qu'il n'y a de contraire à la profession religieuse ainsi faite, que ce qui va contre un précepte de la règle, contre un précepte proprement dit et vraiment obligatoire.» La transgression ou l'omission des autres points de la règle n'est que vénielle, attendu, comme il a été dit plus haut, que ces sottes de transgressions tee font. que disposer à transgresser les voeux principaux; de même que le péché véniel dispose au péché mortel.» Ainsi, selon saint Thomas, la transgression des moindres observances dispose à la violation des voeux principaux et n'est, par conséquent, qu'une faute vénielle.

VIII. Mais accordons que la règle de saint Benoît n'oblige que sous peine de châtiment dans ses moindres observances, et voyons comment saint Thomas explique sa pensée sur ce point: «Cependant dans quelques ordres religieux, tel que celui des Frères Prêcheurs, toute omission ou transgression de cette aorte n'est point de sa nature un péché ni mortel ni véniel, et n'oblige qu'à subir un châtiment déterminé, attendu que ces religieux ne sont tenus que dans cette mesure à ces sortes d'observances, quand d'ailleurs ils pourraient pécher soit véniellement, soit même mortellement par négligence, par passion ou par mépris.» Ainsi, selon saint Thomas, même dans les statuts qui n'obligent qu'à une peine à subir, il peut y avoir matière à péché véniel, «par négligence ou par passion,» et même à péché mortel, «par suite du mépris.» En un mot, le degré des fautes commises dans ce cas dépend de la disposition d'esprit de celui qui s'en rend coupable; nulle constitution ne peut l'excuser de sa négligence ou de ses dispositions mauvaises, surtout quand elles ne portent pas sur un point de la règle, mais sur la règle tout entière.

IX. Pour éclairer cette doctrine, il est nécessaire de connaître la réponse de saint Thomas à la troisième partie de la question, où il explique ainsi ce qu'il entend par le mépris: «On transgresse la règle ou on pèche contre elle par mépris quand la volonté refuse de se soumettre à l'ordre de la loi ou de la règle, - or telle est précisément la doctrine même de saint Bernard, - et qu'on part de ce sentiment pour agir contre la loi ou contre la règle. Au contraire, quand on est porté par une cause particulière, par la colère, par exemple, ou par la passion, à agir contre les statuts de la loi ou de la règle, on ne pèche plus par mépris, mais par une toute autre cause, quelle qu'elle soit, quand même elle ferait tomber souvent dans le même péché ou dans un péché semblable. Aussi saint Augustin dit-il dans son livre de la Nature et de la grâce, qu'on ne pèche pas toujours par suite d'un orgueilleux mépris. Il est vrai pourtant que la fréquence d'un même péché dispose et conduit au mépris de la loi.»

X. Ainsi donc, d'après saint Thomas, l'habitude ou la fréquence des mêmes fautes conduit au mépris, et, en cela, il ne semble point d'accord avec saint Bernard qui dit, n. 26, que «le mépris amène l'usage et l'habitude,» comme si, à ses yeux, ce n'était pas l'habitude qui amenât le mépris, et qu'au contraire ce fût le mépris qui produisît l'habitude. Et dans ce cas, continue-t-il, «ce n'est point de l'espèce du péché que dépend le plus ou le moins de gravité de la faute, mais de l'intention même du pécheur.» Il développe plus longuement cette pensée dans son Traité de l'humilité, aux chapitres XX et XXI. Mais on peut concilier les opinions dés deux Docteurs, en disant que saint Bernard parle de l'habitude qui a eu le temps de se fortifier, et dont il est bien difficile de se débarrasser, soit en se rapprochant de la loi, soit en se soumettant au châtiment de sa faute; or il n'y a guère que par le mépris qu'on puisse en venir là. Saint Thomas, au contraire, ne parle que de l'habitude qui vient de la fragilité humaine et de l'ardeur des passions, dont celui qui en est la victime ne demanderait pas mieux que de se débarrasser, mais qui ne peut y réussir parce qu'il est trop faible. Or, cette habitude n'en est pas moins un acheminement vers le mépris où elle finit par aboutir, à moins qu'on n'y résiste par un généreux effort. Mais je m'étends plus que je ne le voulais, pourtant je ne crois pas que cette digression soit oiseuse ni intempestive. Je finis par un mot de Jean de Salisbury,' dans sa lettre deux cent quatre-vingt-deuxième: «Si un est fidèle dans les plus petites choses, on mérite la vie éternelle et quelquefois même on acquiert la gloire des martyrs; si on les néglige, au contraire, on tombe bien vite de la désobéissance clans le mépris et ensuite dans la mort éternelle.»

L'opuscule suivant a été imprimé pour la première fois à Rouen, avant l'an 1500, mais sans date, avec les livres de la Considération et l'Apologie à Guillaume, comme nous l'avons dit ailleurs.


LIVRE DU PRÉCEPTE ET DE LA DISPENSE DE SAINT BERNARD.

LETTRE A L'ABBÉ DE LA COULOMBS SUR LE TRAITÉ SUIVANT.

A l'abbé de la Coulombs, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut éternel dans le seigneur.

J'ai voulu vous envoyer à vous d'abord, comme je m'y étais engagé, ma réponse à la lettre de quelques religieux de Chartres; j'ai fait plus encore, car pour me conformer à vos désirs, au lieu de ne donner à ma réponse que le développement qui convient à une lettre, vous verrez que, cédant à vos exhortations, je l'ai faite assez longue pour y traiter plus de choses et la rendre ainsi utile. à plus de personnes à la fois. Lorsque vous aurez lu mon travail je vous prie de le faire parvenir, non pas directement aux religieux pour lesquels je l'ai écrit, mais à leur abbé, qui le leur remettra ensuite s'il le juge à propos. Car ce sont des moines et leur règle ne leur permet pas plus de recevoir que d'écrire des lettres sans le consentement de leur abbé. C'est même pour cette raison, comme vous le savez, que, pendant longtemps, j'ai fait difficulté de leur répondre, malgré leurs instances; il me semblait qu'ils s'étaient permis d'écrire leur lettre et de me la faire parvenir à l'insu de leur abbé, et j'ai su plus tard qu'en effet mes soupçons n'étaient que trop bien fondés. En lisant mon travail, on peut voir que, dans le principe, je ne me proposais que d'écrire une lettre; mais, sur vos instances, ayant dépassé le cadre dans lequel je voulais me renfermer d'abord, il me semble si vous êtes de mon avis, qu'on peut appeler cet écrit un livre plutôt qu'une lettre. De plus, comme au milieu d'une foule de questions que je traite dans ce livre, je me suis plus particulièrement arrêté, à cause du bien que j'avais en vue de produire, à examiner quels préceptes sont susceptibles de dispense, qui peut en dispenser et dans quelles limites on le peut faire, nous appellerons ce livre DU PRÉCEPTE ET DE LA DISPENSE, à moins pourtant que vous ne lui trouviez un titre plus juste.

PRÉFACE

Aux moines de Chartres sur le traité suivant.

Pourquoi garderais-je plus longtemps le silence aujourd'hui, de quel front aussi me permettrai-je de le rompre? Vos nombreuses lettres et vos messagers me mettent dans l'alternative ou de montrer mon peu de science ou de manquer à la charité; mais préférant, après tout, être trouvé dépourvu de la science qui enfle que de la charité qui édifie, je cède à vos prières et j'entreprends de dénouer des noeuds bien serrés pour mes faibles doigts et, je le crains, bien faits pour user leurs efforts. Mais il est inutile de m'arrêter à cette pensée puisque vous m'écrivez et me signifiez que vous ne voulez accepter d'excuse de moi ni par lettre ni de vive voix. Je ne saurais donc désormais me retrancher même derrière l'impossibilité pour moi de vous satisfaire, puisque vous êtes persuadés que vous connaissez assez ce que je puis dire et sentir, pour savoir ce dont je suis capable dans le sujet qui nous occupe. C'est donc en cédant à votre conviction, beaucoup plus qu'en étant convaincu de ma capacité, que je descends dans l'abîme des questions que vous me posez; Dieu m'est témoin que je ne sais comment je m'en tirerai. Je puis répondre que je ne m'écarterai jamais de la charité; puis-je en dire autant de la vérité? Dieu le veuille. Mais si je m'en éloigne, ne l'attribuez qu'à l'insuffisance de mon intelligence, et ne vous en prenez point à ma volonté. Je vais donc essayer de résoudre toutes vos questions en une seule lettre, aussi courte que possible quoique d'une inévitable longueur; mais si ma réponse est un peu longue, ce ne sera pas à vous de vous en étonner, puisqu'il ne vous a pas fallu moins de deux lettres, assez longues aussi, rien que pour poser vos questions.



CHAPITRE I. Les prescriptions des règles monastiques sont-elles des préceptes ou seulement des conseils?

4001 1. Votre première question d'où, si je ne me trompe, découlent toutes ou presque toutes les autres, a rapport à notre règle; car vous me demandez comment et à quel point elle est obligatoire pour ceux qui en font profession: en d'autres termes, vous voulez savoir si toutes les parties en sont de précepte, en sorte qu'on ne puisse en transgresser une seule sans danger, ou si elles ne sont que de conseil ou de recommandation et, par conséquent, de peu ou de nulle importance pour ceux qui la professent, en sorte qu'il n'y aurait pour eux qu'une faute légère ou nulle à les transgresser; ou bien si, dans le nombre de ses dispositions, les unes sont de précepte et les autres de conseil seulement, de manière qu'on pourrait omettre les unes et non les autres, et, dans le cas où il en serait ainsi, vous me demandez de tracer les limites certaines où chacune de ces deux sortes de prescriptions commence et cesse précisément, afin que personne ne puisse se les tracer au gré de ses opinions variables et se donner plus de latitude qu'il ne faut, s'exposant ainsi à boire un chameau sangs difficulté quand il ne peut se résoudre à avaler un moucheron, parce qu'il ne sait quel soin et quel degré d'application il doit apporter à l'accomplissement de ces diverses observances. Tel est, si je ne me trompe, le sens, sinon les propres termes de votre double question, Quant à ce que vous me demandez ensuite au sujet de l'obéissance, de ses degrés et de ses limites, il me semble qu'on peut le rapporter à la même question touchant l'importance des différents points de la règle, et je crois qu'il ne restera plus d'obscurité pour l'obéissance une fois que j'aurai satisfait à votre premier doute.
4002 2. Or, à mon avis, la règle de Saint-Benoît est proposée à tout le monde et n'est imposée à personne. C'est un bien de l'embrasser et de la pratiquer avec dévouement, mais ce n'est pas un mal de ne point s'y soumettre; d'où je conclus que, de la part de celui qui la reçoit, elle est volontaire, et de la part de celui qui la propose, elle est libre. Toutefois, si de la part de celui qui l'accepte elle est volontaire, une fois qu'il l'a acceptée et promis de l'observer, elle cesse d'être facultative pour lui et il n'est plus libre de ne pas observer ce qu'il était parfaitement libre de ne point accepter; en sorte que ce qu'il a commencé par m un acte de sa volonté, il devra le continuer par le fait de la nécessité, car il faut absolument qu'il accomplisse les voeux que ses lèvres ont prononcés; c'est désormais par sa propre bouche qu'il sera condamné ou justifié. Mais d'ailleurs c'est une heureuse nécessité, pouvons-nous dire avec un saint (saint Augustin, lettre CXXVII à Armentair), que celle qui nous contraint à être meilleurs. Disons donc que, à l'exception, bien entendu, de quelques préceptes spirituels, tels que ceux de la charité, de l'humilité et de la douceur qui viennent de Dieu plutôt que de saint Benoît, et ne peuvent par conséquent être changés, toutes les autres prescriptions (a) de la règle de saint Benoît ne sont que de simples recommandations et de bons conseils pour ceux qui ne font point profession de cette règle; on ne pèche point en ne les observant point. Mais pour ceux qui en font profession, ce sont des préceptes qu'on ne peut enfreindre sans pécher, de sorte que, pour me servir de vos propres expressions, pour les premiers elles sont libres et facultatives, et pour les

a Saint Bernard les désigne plus loin sous le nom d'observances corporelles.

seconds elles sont une nécessité comme une seconde loi naturelle; nécessité telle cependant qu'elle ne peut empêcher en aucune manière d'en dispenser s'il est nécessaire et raisonnable.




CHAPITRE II. Quand peut-on dispenser des constitutions des anciens; qui peut en dispenser.

4003 3. Mais le pouvoir de dispenser en matière de constitutions religieuses n'appartient pas aux premiers venus; il n'y a que ceux qui peuvent dire avec les Apôtres. «Tout homme doit nous regarder comme étant les ministres du Christ et les dispensateurs des mystères de Dieu (1Co 4,1),» qui l'ont reçu. Or tout serviteur sage et fidèle établi par le Seigneur pour gouverner sa famille, ne dispense que lorsqu'il y voit un avantage, une compensation; car ce qu'on recherche le plus dans un dispensateur c'est qu'il soit fidèle. On pourrait peut-être dire également qu'on ne demande pas aux inférieurs une moindre fidélité dans la soumission aux supérieurs qu'à ceux-ci dans l'exercice du pouvoir de dispenser. Il est donc évident par lé que la manière dont vous avez divisé votre question est exacte et suffisante, pourvu toutefois qu'on tienne compte des temps et des personnes, puisque, pour les inférieurs, toute règle religieuse, du moins en ce qui a rapport aux observances corporelles, est facultative tant qu'ils n'en font point profession et obligatoire dès qu'ils l'ont embrassée; et pour les supérieurs elle est en partie facultative en tant que d'institution humaine et en partie obligatoire en tant que d'institution divine.
4004 4. D'après cela peut-être la justesse et la clarté de cette division ressortiront-elles davantage si nous distinguons trois sortes d'obligations au sens que nous venons de dire: le stable, l'inviolable et l'incommutable. Or j'entends par obligation stable, toute obligation telle que personne, à l'exception des dispensateurs des mystères de Dieu, c'est-à-dire des supérieurs, ne peut en dispenser; telles sont les règles de saint Basile, de saint Augustin et de. saint Benoît; tels sont égale. ment les canons authentiques et toutes les autres institutions ecclésiastiques émanées d'une autorité compétente. Toutes ces obligations émanant de saints personnages, sont réputées stables, et nul inférieur ne peut ni les altérer ni les changer. Mais après tout, comme elles sont d'institution humaine, les hommes qui ont succédé aux auteurs de ces obligations, par une élection canonique, et en occupent la place et l'emploi, peuvent quelquefois en dispenser licitement et sans pécher, suivant les circonstances de causes, de personnes, de lieux et de temps. Je prie le lecteur de bien remarquer que je ne dis pas que les supérieurs peuvent accorder ces dispenses à la légère et selon leur bon plaisir, mais pour de bonnes raisons. Ce qui fait que les supérieurs peuvent en soi dispenser, pourvu qu'ils le fassent de la manière que je viens de dire, c'est que les obligations dont il s'agit ne sont pas naturellement et par elles-mêmes un bien proprement dit.
4005 5. Elles ont été inventées et établies, non parce qu'il n'est pas permis de vivre autrement, mais parce qu'il est mieux de vivre selon d ces règles; elles n'ont même d'autre but que de. conserver et augmenter la charité. Aussi tant qu'elles favorisent la charité, elles sont stables et inviolables et les supérieurs eux-mêmes ne peuvent les changer sans pécher; au contraire, deviennent-elles nuisibles à la charité, c'est à ceux qui doivent en juger, qu'il appartient d'y pourvoir: ne vous semble-t-il pas en effet dé toute justice, que ce qui a été établi pour la charité soit omis, interrompu ou changé en quelque chose de meilleur, dès que la charité le réclame, et de toute injustice, au contraire, de maintenir contre la charité ce qui n'a été établi qu'en sa faveur? Ainsi toute obligation stable, est stable et immuable pour les supérieurs eux-mêmes toutes les fois qu'il en résulte un bien pour la charité. Suis-je seul de mon avis, ou le premier à penser ainsi? Nullement, le pape Gélase exprimait la même pensée que moi quand il disait: «Excepté le cas de nécessité, les décrets des saints Pères ne souffrent aucune altération.» Le pape Léon dit de même: «A moins de nécessité, on ne peut enfreindre les constitutions des saints Pères,» puis il ajoute; «mais s'il y a nécessité de le faire pour le bien de l'Eglise, que celui qui a le pouvoir de le faire en dispense; la nécessité alors change la loi.»





CHAPITRE III. Il n'y a que Dieu qui puisse dispenser des lois qu'il a faites; mais s'il s'agit de la loi éternelle, Dieu lui-même ne peut la changer.

4006 6. Vient ensuite l'obligation que j'ai appelée inviolable, c'est-à-dire celle qui ne vient pas des hommes, mais de Dieu seul; celle-là ne peut être changée en aucun cas. Tels sont ces préceptes: Vous ne tuerez point; vous ne commettrez point de fornications; vous ne volerez point, et les autres (a) commandements de la loi positive. Nul homme ne peut en dispenser; nul même ne peut et ne pourra jamais en

a C'est-à-dire tous les préceptes dont la transgression ne peut jamais aller saris une disposition déréglée de l'âme. Ainsi le vol et l'homicide sont susceptibles de dispense, de la part de Dieu, quant au fait matériel, mais non point quant aux dispositions mauvaises du coeur. Autrement saint Bernard se contredirait lui-même, puisqu'il regarde comme immuable un peu plus loin, tous les préceptes du sermon sur la montagne. Or dans ce sermon toute mauvaise pensée au sujet d'une femme est défendue; il en est de même du faux témoignage.

retrancher un iota, de quelque manière que ce soit; mais il n'en est pas de même pour Dieu qui en retranche ce qu'il veut et quand il veut, comme il le fit lorsqu'il ordonna aux Hébreux de dépouiller les Egyptiens, et au prophète de s'unir à une prostituée. Evidemment dans le premier cas t'eût été une spoliation inique, et dans le second un honteux commerce, si l'autorité de celui qui donna ces deux ordres n'en était en même temps la justification. Et toutes les fois que nous lisons que de saints personnages ont fait quelque chose de pareil sans que la sainte Ecriture ajoute qu'ils n'ont agi, en ce cas, que sur l'ordre de Dieu, nous devons dire ou qu'ils ont péché comme tous autres mortels, ou qu'en tant que prophètes, ils ont été intérieurement inspirés de Dieu pour agir comme ils l'ont fait. J'en citerai un exemple qui me vient à l'esprit en ce moment, celui de Samson qui se tue pour écraser ses ennemis avec lui. Evidemment on ne peut excuser cette action qu'en admettant que Samson fut inspiré secrètement d'en haut pour la faire, quoique l'Ecriture (a) n'en parle pas.
4007 7. Mais que veux-je dire par obligation incommutable? pour moi, ce mot désigne particulièrement tout ce qui repose sur la raison éternelle et divine, et se trouve de telle nature que Dieu même ne peut jamais le changer pour quelque cause que ce puisse être. Telle est par exemple la doctrine spirituelle renfermée dans le sermon du Seigneur sur la montagne, et tout ce qui concerne la charité, l'humilité, la mansuétude et les autres vertus dont l'Ancien comme le Nouveau Testament nous font un devoir de la vie spirituelle: toutes ces obligations sont telles que non-seulement il n'est pas permis, mais encore il n'est jamais utile de les transgresser. Elles ne sont immuables que parce que ce qu'elles prescrivent est bien de sa nature, et qu'il est constamment bien de commander ce qu'elles prescrivent et d'observer ce qu'elles commandent. En tout temps et pour tout homme, n'en tenir compte c'est se perdre, et les observer, se sauver. Par conséquent, la première sorte d'obligation résulte en effet de la volonté de celui qui se lie par une promesse; la seconde, de l'autorité de celui qui l'impose et la troisième, de l'excellence même de son objet.
4008 8. Ces trois sortes d'obligations diffèrent donc entre elles à certains degrés et elles ne sont pas toutes les trois également fixes et immuables. En effet, la première des trois, sans être absolument immuable n'est pourtant susceptible que de peu de changements, puisqu'il n'appartient qu'aux prélats d'en dispenser; encore ne le peuvent-ils que pour des motifs d'une fidèle et sage administration. Quant à la seconde qui est plus grande que la première, on pourrait presque dire qu'elle

a Il n'est certainement point question ici de ce que nous lisons dans l'Epître aux Hébreux, chapitre onze, verset trente-deux, et dans le livre des Juges, chapitre six.

est incommutable, puisque nous avons vu qu'elle ne peut-être changée que par Dieu: mais pour ce qui est de la troisième sorte d'obligation, comme elle est la plus grande des trois, elle est aussi tout à fait incommutable; Dieu même ne peut pas la changer. On peut donc dire que ce que les prélats seuls ont le pouvoir de changer est à peine susceptible de changement; que ce dont Dieu seul peut dispenser est à peu près immuable, puisqu'il n'y a que pour lui que ce ne le soit pas.





Bernard, du précepte