Bernard, du précepte 4042

CHAPITRE XV. L'obéissance est-elle aussi méritoire que la désobéissance est déméritoire?

4042 42. La question de la gravité de l'obéissance et des différentes sortes de désobéissance, vous a conduits à me demander au sujet de la valeur de l'une et de l'autre si, quel que soit le précepte dont il s'agisse, le mérite de l'obéissance est égal au démérite de la désobéissance; si, par exemple, Abraham, quand il reçut l'ordre d'immoler son fils (Gn 22,2), et je ne sais quel autre père (V. doctr. SS. PP. lib. de Obed., n. 6), celui de jeter le sien dans une fournaise ardente, se seraient attiré l'indignation de Dieu, et auraient mérité ses châtiments au même degré en n'obéissant pas, qu'ils en ont mérité l'approbation 'et les grâces en obéissant. L'affirmation vous paraît dure et cependant elle vous semble inévitable. Mais il n'en est rien. En effet, il est certain qu'il y a des choses qu'on peut omettre sans pécher, quoiqu'il y ait de la gloire à les faire; si donc on les fait, on mérite d'en être récompensé, et si on ne les fait pas, on n'est pas digne pour cela d'être puni. Ainsi ne pas toucher de femme est certainement très-méritoire, et il n'y a pas de mal à embrasser la sienne. On en peut dire autant de tout ce qui se trouve compris dans ce passage de l'Evangile où le Seigneur s'écrie: «Que celui qui peut comprendre comprenne (Mt 19,12).»
4043 43. Réciproquement, au contraire, il y a des choses qu'on ne peut négliger sans mériter d'être repris, bien qu'on ne soit digne d'aucune louange si on les fait; qu'on ne peut mépriser sans se damner et qu'on peut faire sans se sauver. Telles sont celles qui nous sont prescrites par les lois de l'État, en vertu de la loi de Dieu, et qu'on ne peut omettre sans danger pour le salut. C'est ce qui faisait dire à un auteur païen: «Je n'ai point volé. - Tu n'iras point sur la croix servir de pâture aux corbeaux (Hor., lib. I, Epist. 16),» et à l'Evangéliste: Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez vous à prétendre? et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous en cela de plus que les autres (Mt 5,46-47)?» Puis ailleurs, en général: «Dites donc aussi, lorsque vous aurez fait tout ce qui vous est commandé: Nous sommes des serviteurs inutiles, nous n'avons fait que ce que nous devions faire (Lc 17,10).» C'est comme s'il avait dit: Si vous vous contentez d'accomplir les préceptes et les traditions de la loi qui vous est imposée, sans aller de vous-mêmes jusqu'aux conseils de la perfection, vous avez certainement payé votre dette, mais vous n'avez rien fait qui mérite d'être loué; vous avez échappé au châtiment, sans mériter pour cela aucune récompense. D'où je conclus qu'on peut transgresser un précepte sans qu'il s'en suive que nous en serons punis exactement dans la même mesure que nous aurions mérité d'être récompensés en l'observant, et, qu'en règle générale, en cette matière, plus le précepte est difficile à observer, plus l'obéissance est méritoire, tandis que la désobéissance est moins grave; mais au contraire, plus le précepte est aisé et facile, plus le mépris en est coupable, sans que l'observation en soit pour cela méritoire au même degré.



CHAPITRE XVI. Y a-t-il des cas où il soit permis de changer de monastère et de passer de l'un d l'autre?

4044 44. Si je me suis assez longuement étendu sur la question précédente, voyons maintenant à quel point on est obligé de garder la stabilité à laquelle on s'engage, en faisant profession, et pour quels motifs, si toutefois il y en a, il peut être bon ou permis à un religieux de changer de monastère; car c'est la question que vous me posez après celle que je viens de résoudre. Je commence par vous dire sans hésiter qu'il n'est jamais permis de descendre du mieux auquel on s'est engagé par voeu, à ce qui est simplement bien, et je n'approuve pas que, dans ce but, on quitte le monastère où l'on est d'abord entré librement, et volontairement, et dans lequel on s'est engagé à vivre; je ne suis pas seul de mon avis. Le pape saint Grégoire lui-même dit en effet: «Les saints se tiennent constamment sur leurs gardes pour ne jamais descendre, ni en oeuvre ni même en pensée, à quelque chose de moins parfait.» Ce que le successeur des apôtres juge qu'on doit faire, l'Apôtre lui-même, se glorifie de le pratiquer, quand il dit: «Oubliant maintenant ce qui est derrière moi, je m'avance vers ce qui est en avant (Ph 3,13).» Le prophète Ezéchiel n'exprimait-il pas la même pensée, quand il disait, en parlant des animaux mystérieux qu'il avait vus: «Ils ne revenaient point en arrière quand ils marchaient, mais chacun d'eux allait devant soi (Ez 1,9)?» Or, en s'exprimant ainsi, tous ces auteurs ne faisaient que nous rendre la pensée du Maître qui a dit dans son Evangile: «Celui qui, après avoir mis la main à la charrue, regarde derrière soi, n'est pas propre au royaume de Dieu (Lc 9,62).» D'où il suit que le voeu de stabilité sera désormais un obstacle invincible au relâchement qui n'aspire qu'à descendre, à l'esprit d'insubordination qui ne songe qu'à aller ailleurs, à toute pensée de vagabondage et de curiosité qui fait désirer de passer d'un endroit à l'autre, enfin à toute espèce d'inconstance et de légèreté; mais non pas aux changements qui seraient une conséquence de la profession religieuse, telle que la conversion des moeurs et l'obéissance selon la règle, car je n'hésiterais pas à conseiller, au contraire, à ceux qui se trouveraient dans une maison où ces points essentiels ne pourraient plus s'observer, parce que ceux qui y habitent n'ont plus ni amour du bien ni esprit religieux, de quitter librement leur monastère pour passer dans un autre où l'on fût libre de s'acquitter envers Dieu des voeux qu'on lui a faits, d'autant plus que si on se sanctifie avec les saints, on se pervertit avec les pervertis (Ps 17,27).
4045 45. Quant aux religieux qui ont fait profession dans un monastère (a) où la piété et la règle sont en honneur, je ne leur conseillerai jamais d'en sortir, fût-ce même dans le dessein de mener une vie plus parfaite encore, sans le consentement de leur abbé. Si un religieux sorti de son monastère en a choisi ou trouvé un mieux réglé, il ne doit point, selon moi, sortir de ce dernier pour retourner dans celui qu'il a quitté et délaissé afin d'entrer dans un autre plus régulier, surtout si ce dernier est tel qu'il semble parfaitement répondre à ses premiers voeux: je n'ai pas à voir pour quelle raison et dans quelle intention il s'est décidé à embrasser un genre de vie plus sévère et plus parfait, c'est son affaire; mais, selon moi, il ne saurait, sans apostasie, revenir à un état moins saint et moins élevé, à moins pourtant que le voisinage de son premier monastère ne soit une raison pour qu'on l'y rappelle, car on ne peut ni recevoir ni retenir un religieux d'un monastère connu sans le consentement de son abbé (S S. Bened., cap. LXI). Je vais expliquer nia pensée par quelques exemples.
4046 46. Je suppose qu'un religieux veuille quitter l'ordre de Cluny pour aller pratiquer la pauvreté dans celui de Cîteaux, parce qu'il préfère la règle dans toute sa pureté aux coutumes reçues chez les Clunistes; s'il me consulte sur ce qu'il doit faire, je lui conseille de ne donner suite à ses projets qu'après s'être assuré du consentement de son abbé. Pourquoi cela? D'abord pour éviter un scandale à ceux dont il se sépare; ensuite parce qu'il n'est pas sage de renoncer au certain pour l'incertain, attendu que, s'il peut pratiquer la règle qu'il quitte, il n'est pas sûr qu'il puisse également observer celle qu'il veut embrasser. En troisième lieu, je me défie de cette légèreté d'esprit qui nous fait renoncer, après les avoir expérimentées, à des pratiques faciles que souvent nous avons embrassées avant même de les connaître, voulant d'un genre de vie et n'en voulant plus presque au même instant, avec aussi peu de raison que nous y mettons de légèreté; semblables à ces gens que nous voyons bien souvent demeurer à peine une heure dans les mêmes dispositions, changer au plus léger souffle, et se laisser emporter çà et là, par leur inconstance, comme des hommes qui chancellent sous le poids de l'ivresse. A chaque nouvelle épreuve ils changent d'avis, ou

a Voir la lettre trois cent quatre-vingt-quinzième, où saint Bernard dit la même chose au sujet du monastère de Saint-Bertin.

plutôt, toujours agités et flottants, sans jugement aucun, ils conçoivent autant de projets qu'ils voient d'endroits différents, désirant toujours ce qu'ils n'ont pas et constamment dégoûtés de ce qu'ils ont.
4047 47. A cela on me répond: Comment, après avoir fait profession de la règle, pourrai je être en sûreté de conscience en ne suivant pas la règle? Ne point accomplir son veau, n'est-ce point être parjure? Comme si, une fois ailleurs, vous ne deviez point avoir de très-bonnes raisons de vous plaindre encore davantage, quand vous aurez commencé à suivre la règle dans toute sa pureté. Certainement alors vous ne manquerez pas de dire: Comment pourrai-je, hors de mon premier monastère., de la maison qui m'a reçu au sortir du monde, qui m'a façonné au bien et m'a marqué du signe du salut, vivre eu sûreté de conscience, après avoir scandalisé mes frères, désobéi à mon supérieur, violé mon voeu de stabilité et foulé mes premiers engagements aux pieds? Or ni l'une ni l'autre plainte n'est juste; en effet, celui qui se trouve parjure parce qu'il n'observe pas la règle dans toute sa pureté, me fait l'effet de ne pas bien comprendre ce à quoi il s'était engagé; en effet, quand on fait profession, on ne fait pas voeu de la règle, mais uniquement de travailler à sa conversion et, plus tard, de régler sa conduite sur la règle; tel est à peu de chose près le sens de toutes les professions religieuses qui se font de nos jours; aussi quoique les monastères et les observances religieuses par lesquelles on sert Dieu soient différents, il est certain que, tant qu'on observe soigneusement les usages bons du monastère où l'on est, on vit selon la règle, puisque les usages, quand ils sont bons, ne sont pas en opposition avec la règle. Par conséquent, tout religieux qui observe ce qu'il trouve être bien là où il a fait profession, vit indubitablement selon ses promesses, car il est évident qu'on ne s'engage point à autre chose qu'à ce qu'observent les personnes pieuses avec lesquelles on a choisi et résolu de passer le reste de sa vie.
4048 48. Mais quoi, est-ce que, par exemple, à Marmoutiers, les uns ne s'engagent pas à observer les pratiques en usage à Cluny, et les autres celles en usage dans un autre monastère, ou bien ne s'engagent-ils point les uns et les autres à observer, à la lettre, la règle de Cîteaux? On ne peut disconvenir qu'ils font tous également profession selon la règle, l'expression du voeu est la même pour tous; mais tous n'ayant pas la même intention dans l'âme, tous aussi, la chose n'est pas douteuse, peuvent, sans exposer leur salut et sans violer la profession religieuse, différer entre eux de pratiques. Il en est de même des chrétiens; bien que tous n'observent pas tout ce qui se trouve dans l'Évangile, il n'en est pas moins vrai que tous vivent selon l'Évangile; en effet, ceux qui usent de la faculté de se marier, comme l'Évangile le leur permet, ne il croient point pour cela avoir rompu avec l'Évangile, quoiqu'ils n'aient pas suivi les conseils qui s'y trouvent concernant le célibat, pourvu que d'ailleurs ils observent la loi évangélique et se conduisent en vrais fidèles, dans l'état moins parfait dont ils ont fait choix; ainsi en est-il de ceux qui se sont engagés à vivre selon la règle, quoiqu'ils ne l'observent point à la lettre et rubis sur l'ongle, comme on dit, et que, selon les usages particuliers de leurs monastères, ils en changent ou en omettent quelques points, on ne peut dire qu'ils ont abandonné la profession religieuse, pourvu que, en suivant leurs usages, ils ne cessent point de vivre avec tempérance, avec justice et avec piété (Tt 2,12). D'ailleurs, la règle elle-même fait consister le huitième degré de l'humilité «pour un religieux à ne rien faire qui ne soit conforme à la règle commune du monastère où l'on est, ou aux exemples que nous ont laissés les anciens (S S. Rened., c. VII).»
4049 49. Par conséquent, mettant de côté les Cisterciens et les religieux qui, comme eux, font profession, non pas seulement de vivre selon la règle, ont mais d'observer cette règle à la lettre et dans toute sa pureté, comme ils savent très-bien qu'ils s'y sont engagés, je pense qu'il n'y a pas lieu, pour ceux qui sont soumis à la règle, de concevoir des scrupules en songeant à la profession solennelle de religion qu'ils ont faite, puisqu'ils ne se sont point engagés, par elle, à observer la règle tout entière, ce que je ne dis pas pour les monastères où l'ordre et la discipline n'ont point à souffrir des coutumes bonnes qui s'y trouvent en usage. Toute profession religieuse faite dans un monastère bien réglé est donc bonne, pourvu que l'intention de ceux qui la font soit bonne. Quant à ceux qui n'ont pas la conscience tranquille et ne peuvent se croire dans la bonne voie, ou plutôt, qui croient et cèdent au cri de leur conscience, quittent leur monastère et vont dans un autre où ils puissent accomplir les voeux qu'ils ont faits et qu'ils n'ont pu, ou se figurent n'avoir pu observer là où ils étaient entrés, je ne loue ni ne blâme leur démarche, mais je ne leur conseille pas de rentrer jamais dans leur premier monastère, si celui où ils se sont retirés est éloigné et inconnu du premier. Qu'est-ce qui me fait parler ainsi? c'est l'opinion do saint Paul qui déclare heureux celui que sa conscience ne condamne point en ce qu'il veut faire (Rm 14,21), et l'autorité de notre Maître, qui veut que nous recevions et gardions parmi nous ces sortes de religieux, que nous engagions ceux que nous jugeons pouvoir être utiles à la maison à rester avec nous et que nous nous assurions d'eux en leur faisant faire profession (S S. Rened., cap. LXI). Mais après cela il faut leur persuader de demeurer dans leur nouvelle maison, et de peur que, par hasard, le souvenir de leur premier monastère, leur revenant en mémoire, ne leur inspire (a), comme cela n'arrive que trop

a Tels furent les religieux qu'on avait transportés à Pontigny, auxquels Pierre de Celles a écrit une lettre remarquable qui se lit dans le Spicilége, tome 2, page 447. On peut lire en même temps les deux lettres qui viennent après celle-là.

souvent, le regret de l'avoir quitté, il leur dit à tous, pour les consoler, que «partout c'est le même Dieu qu'on sert et le même roi pour lequel on combat.» S'il défend à un monastère voisin de faire ce qu'il permet à une maison éloignée, c'est pour éviter que le voisinage ne soit une occasion de scandales et une source de querelles entre les monastères, s'ils se mettaient à recevoir mutuellement les religieux les uns des autres sans un consentement réciproque. C'est ce dont nous avons pu nous convaincre (a) par notre propre expérience, toutes les fois qu'on a reçu quelque part quelque religieux sans tenir compte de cette disposition de la règle.
4050 50. Après cela, s'il arrive qu'un religieux, quoique ayant été reçu selon la règle; se sente l'âme tourmentée par le souvenir du scandale qu'il a donné à ses frères en les quittant, et veut réparer, en revenant au milieu d'eux, le mal qu'il a fait en les quittant, il fera prudemment de réfléchir que le scandale est un mauvais remède au scandale. Quelle réparation est-ce, en effet, que de scandaliser les uns pour cesser de scandaliser les autres? Après tout, s'il est un scandale qu'on puisse tolérer et excuser plus qu'un autre, c'est évidemment celui auquel on donne lieu par le désir d'une plus grande perfection, plutôt que celui qu'on occasionne en apostasiant pour un état moins parfait. Mais dans le principe, quoique cela ne se puisse faire sans quelque scandale, celui qui cède au cri de sa conscience pour embrasser un état qu'il croit meilleur, prend un parti beaucoup plus sûr que s'il restait, comme il le pourrait en toute sécurité, malgré les inquiétudes de sa conscience, dans le premier état et la première maison où il est entré; niais il faudrait pour cela qu'il pût calmer les craintes de sa conscience.
4051 51. Concluons donc la discussion de cette question par ce que l'Apôtre disait, en parlant de celui qui orange de tout et de celui qui n'ose pas manger de tout (Rm 14,3), qu'il ne. faut pas que celui qui, sous l'inspiration de sa conscience, sort de son monastère plutôt due de manquer à son voeu, comme il pense qu'il y manquerait, ne méprise point celui qui y demeure, et due celui qui, dans la crainte de scandaliser ses frères, demeure dans son monastère la conscience bien tranquille, ne condamne point celui qui s'en éloigne. Telle est mon opinion sur le point qui nous occupe; je vous la donne telle qu'elle est, sans préjudice de l'avis d'un plus sage que moi.

a Ces sortes de réceptions ont attiré à saint Bernard une multitude d'ennuis comme on peut le voir par ses lettres 3,32, XXXIII, LXV, LXVI, LXVII, CCLIII, CCXCXII, CCCXIII, CCCXCV et CCCXCVI. On peut encore consulter sur ce sujet les lettres XCIV et CCCLXXI et surtout Cassianum, collat. XIV, chapitre V et suivants.


CHAPITRE XVII. Réponses à quelques doutes tirés des saints Pères.

4052 52. Vous me demandez encore pourquoi le pape saint Grégoire (S. Grég., lib. I, Epist. 33, et lib. 9, Epist. 25 et 31) non-seulement n'a pas contraint un je ne sais quel religieux du nom de Vénance à reprendre l'habit qu'il avait eu l'impiété de déposer, après l'avoir pris dans un moment de ferveur, mais encore l'a reçu à la communion, tout apostat qu'il fût, et pourquoi aussi, saint Augustin paraît subordonner le voeu de continence à la loi du mariage et enseigne, dans son livre de la Virginité, que le mariage contracté, sous les inspirations du démon en dépit du voeu des parties contractantes, par des personnes qui ont fait veau de continence (V. S. Aug., de Bono viduit.,9,10 et 11) est indissoluble (a). A cela je ne vois rien de mieux et de plus simple à répondre que tel est le sentiment des saints Pontifes. Est-il juste? c'est ce qu'il ne m'appartient pas de décider. Car, quand il s'agit de l'avis et des actions des illustres Pères, je me donne bien de garde de penser autrement que saint Paul lorsqu'il disait: «Ce qu'on doit désirer dans les dispensateurs c'est qu'ils soient trouvés fidèles dans leur ministère (1Co 4,1).» Aussi est-il certain pour moi, que soit qu'ils aient abondé dans leur propre sens, ou qu'ils aient agi sous l'inspiration de Dieu, ces deux dispensateurs ont été fidèles en cette occasion comme clans toutes les autres; le premier en usant du pouvoir de dispenser, comme il pouvait le faire, et le second en écrivant ce qu'il pensait.
4053 53. Vous me demandez aussi si les évêques que le même pape saint Grégoire envoya, dit-on, passer quelque temps dans un monastère, pour y faire pénitence de leurs excès, y demeurèrent avec l'habit religieux ou avec le leur: je l'ignore, mais je ne crois pas qu'ils aient pris le glorieux habit religieux, attendu qu'ils ne devaient pas le porter toujours;

a On voit par quelques lignes d'Abélard à un docteur de Bourgogne, qu'à cette époque, cette question était vivement débattue: en effet, Abélard dit, page 1067 de ses oeuvres, que ce docteur regardait comme valide le mariage contracté par des religieux ou par des religieuses, même après le veau public de profession religieuse, et nonobstant le lieu de la bénédiction ou de la consécration religieuse.» On le voit encore par la décision du concile de Reims tenu sous Eugène 3, qui déclare nul et de nul effet ces sortes de mariages, même pour les simples convers profès. Longtemps auparavant, le pape Grégoire le Grand avait ordonné que les moines qui avaient pris femme seraient forcés de retourner dans leurs monastères (lib. 1, Epist. 40), et le concile de Chalcédoine les avait excommuniés (Can. 16). Saint Bernard s'éloigne un peu de cette manière de voir, dans sa lettre soixante-seizième, au sujet d'un individu qui, après avoir longtemps demeuré dans un monastère et porté l'habit religieux, sans toutefois avoir fait profession, avait quitté son couvent pour convoler à de secondes noces.

je pense qu'ils ne sont allés dans un monastère que pour y vivre en retraite, à l'écart des religieux, et y faire pénitence.

4054 54. Vous voulez encore que je vous dise pourquoi, de tous les exercices de pénitence, il n'y a que la vie monastique qui ait mérité d'être appelée un second baptême (a). Je crois que c'est de son parfait renoncement au monde et de l'excellence singulière de la vie spirituelle, qui distingue la profession religieuse de toute autre manière de vivre, et fait que ceux qui l'embrassent et l'aiment, cessent de ressembler aux hommes, pour devenir semblables aux anges, qui fait même plus encore, puisqu'elle réforme en nous l'image de Dieu, en imprimant en nous, la figure du Christ, comme le fait le baptême lui-même. Enfin c'est comme si nous'recevions un second baptême quand nous mortifions notre chair sur la terre et que nous nous revêtions une seconde fois de Jésus-Christ et nous nous entions de nouveau sur lui par la ressemblance de sa mort (Rm 6,5). De même que par le baptême nous sommes arrachés aux puissances des ténèbres et transportés dans le royaume de l'éternelle lumière, ainsi par la seconde naissance que nous recevons dans l'exécution de notre pieux dessein, nous passons également des ténèbres, non plus du péché originel, mais de tous nos péchés actuels, dans la lumière des vertus, et renouvelons en nous ce que disait l'Apôtre: «La nuit du péché est bien avancée, le jour de l'éternité s'approche (Rm 13,12).»

a Saint Bernard s'exprime de même dans son onzième sermon sur divers sujets, et dans sa lettre quatre cent onzième, n. 2. On peut consulter de plus les notes de Horstius et le livre 2, chapitre septième, des Conférences d'Eudes, abbé de Cluny, ainsi que le testament de Théodore Studite, dans Baronius, tome IX.



CHAPITRE XVIII. Il n'est pas permis aux religieux de changer de monastère, même à la mort de leur abbé.

4055 55. Vous me priez également de vous dire si le changement d'abbé permet aux religieux de changer de monastère s'ils le désirent, en d'autres termes, vous me demandez si, dans le cas de mort ou de déposition de l'abbé, tant qu'il n'a pas été pourvu à son remplacement, les moines ont plus de liberté de passer d'une maison dans une autre. Je vous ne, répondrai que non, attendu que la profession religieuse, quand elle se fait selon la coutume, dans la chapelle du monastère, ne se termine pas à la mort ou à la déposition de l'abbé, mais se fait seulement en sa présence: d'où il suit que les engagements d'un religieux profès durent autant que sa propre vie et ne sont point bornés à la durée de la vie d'un autre. Aussi remarquez quel est sur ce point, non pas seulement la pensée, mais le langage même de notre législateur: «Le religieux qui en agira différemment, dit-il, c'est-à-dire autrement que selon le sens de ses promesses, peut être sûr de s'entendre condamner par Dieu même, dont il se sera moqué (S. Bened. Reg., cap. LVIII).» Ailleurs il dit même «que le novice n'est plus maître de son corps non plus que ceux qui persévèrent dans la vie religieuse jusqu'à la mort (In prolog.).» Par conséquent, sauf les exceptions dont nous avons parlé plus haut, nul religieux n'est maître, jusqu'à sa mort, en quelque circonstance que ce soit, de quitter le monastère oit il a fait profession; s'il le fait, il prévarique et se damne, parce qu'il manque à ses premiers engagements.

4056 56. Vous continuez et me demandez encore ce que doit faire un religieux qui ne peut rester dans son monastère qu'avec un coeur constamment ulcéré, soit parce que l'élection de l'abbé a été défectueuse ou qu'elle n'a point eu ses sympathies. Votre question me rappelle cette réflexion des disciples du Seigneur, quand il leur a exposé les obligations du mariage. «S'il en est ainsi, mieux vaut ne point se marier (Mt 19,10).» En effet, la position d'un homme marié est des plus embarrassantes; s'il garde une femme détestée, c'est un supplice affreux; s'il la renvoie malgré elle, c'est agir d'une manière qui n'est rien moins que chrétienne. Il en est de même du religieux qui ne peut sortir de son monastère sans violer ses voeux et qui ne peut y demeurer sans y vivre avec une rancune dans le coeur, qui causera sa perte éternelle. Que lui conseillerai-je? de sortir de son monastère? il ne le peut sans manquer à ses voeux. D'y demeurer? il ne le saurait sans danger, à cause de sa rancune. Je ne vois des deux côtés qu'inconvénients et périls, et à quelque parti que je l'engage, je ne l'engagerai toujours à rien de bon. En effet, vous voulez que je vous dise ce qui vaut mieux pour un religieux, de demeurer dans son monastère avec un coeur constamment ulcéré, parce que l'élection de son abbé n'a point été régulièrement faite, ou d'en sortir pour aller vivre en paix ailleurs; c'est absolument comme si vous me demandiez quel genre de mort, par l'eau ou par le feu, je conseille de choisir à quelqu'un qui veut se tuer, car il est évident que celui qui demeure avec un coeur ulcéré se jette dans les flammes, et que celui qui viole ses engagements, se précipite dans un abîme. Mais vous m'aidez à sortir d'embarras, en disant ce que vous entendez par une élection défectueuse, surtout quand l'irrégularité en est si obscure et si difficile à démêler que, tout en n'en doutant point devant Dieu, on serait sans moyen ou presque sans moyen de la prouver aux hommes; et je me rappelle ce mot du Sage: «Celui veut rompre avec un ami en cherche l'occasion (Pr 18,1).» Comment pouvez-vous appeler irrégulière une élection qu'il n'est pas de moyen de rejeter ou de casser régulièrement? Il est vrai qu'il est dit: Ce qu'on ne peut prouver est comme s'il n'était pas; mais vous demandez s'il faut obéir à un supérieur qu'on sait indigne, bien qu'on n'ait aucun moyen de prouver qu'il le soit. N'avez-vous donc point lu dans votre règle et dans celle de la Vérité même: «Les Scribes et les Pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse, observez et faites ce qu'ils vous disent, mais ne faites point ce qu'ils font (Mt 23,2-3 et S. Bened. Reg., cap. IV)?»




CHAPITRE XIX. Saint Bernard répond en peu de mots à quelques autres doutes.

4057 57. Sur la question de savoir s'il faut changer de vêtements ou les laver quand ils ont été souillés par quelque pollution nocturne, je vous dirai en peu de mots que mon avis est qu'on doit suivre en ce point les usages du monastère qu'on habite, attendu que chaque maison religieuse a les siens en pareil cas. Quant à la question de ceux qui ont fait profession dans plusieurs monastères, j'allais l'oublier, il me semble que j'y ai suffisamment répondu en traitant de la stabilité; il n'est donc pas nécessaire que je revienne sur ce sujet. Je laisse aussi sans réponse quelques questions que vous m'adressez au sujet des Canons, tant parce qu'elles n'ont aucun intérêt pour nous autres religieux que parce que vous pouvez facilement vous éclairer sur ce point, pour peu que vous vous donniez la peine de lire les livres qui en traitent.

4058 58. J'arrive aux trois doutes que vous m'avez déjà exposés dans votre première lettre. Vous me demandez d'abord, si je pense qu'un homme qui serait tellement disposé envers un autre que, tout en ne voulant pas lui faire de mal, il ne serait pourtant pas fâché qu'il lui â en fût fait, puisse s'approcher de l'autel en sûreté de conscience, ou doive s'en tenir éloigné, jusqu'à ce que son ressentiment soit apaisé. Je vous dirai que je prie Dieu de me garder d'approcher jamais de la victime pacifique avec un coeur agité et de recevoir le sacrement dans lequel nous savons que Dieu se réconcilie le monde dans une âme remplie de haine et de colère; car s'il est certain que l'offrande que je présente à l'autel ne sera point reçue tant que je n'aurai point apaisé mon frère, lorsque je me souviens qu'il a quelque chose contre moi, à combien plus forte raison ne sera-t-elle point accueillie si je n'ai point commencé par m'apaiser moi-même?



CHAPITRE XX. Saint Bernard concilie deux pensées de saint Paul qui semblent en contradiction.

4059 59. Pour ce qui est de la contradiction que vous voyez entre cette fée phrase de saint Paul: «Quant à nous, nous vivons déjà dans le ciel (Ph 3,20),» et cette autre: «Tant que nous habitons dans ce corps nous sommes éloignés du Seigneur (2Co 5,6),» et qui vous fait demander comment une âme peut en même temps être loin de Dieu, parce qu'elle est unie à un corps, et avec Dieu dans le ciel; l'Apôtre lui-même a résolu la difficulté en disant ailleurs: «Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est fort imparfait (1Co 13,9).» C'est-à-dire, par la science, nous sommes déjà avec Dieu et contemplons toutes choses comme si elles étaient présentes; au contraire, par la prophétie qui se rapporte à l'avenir, comme nous croyons ce que nous ne comprenons pas, et espérons ce que nous ne voyons pas, nous sommes éloignés de Dieu et en exil dans notre corps; «mais lorsque nous serons dans l'état parfait (1Co 13,10),» c'est-à-dire dans la plénitude de la gloire qui doit suivre la résurrection générale, «tout ce qui est imparfait,» c'est-à-dire la corruption de la chair, qui est certainement la cause que nous sommes encore éloignés de Dieu et en exil dans notre corps, «sera aboli.» C'est ce qui faisait dire en gémissant à saint Paul: «Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort (Rm 7,24)?» Il ne se plaint pas seulement de son corps, mais de son corps de mort, c'est-à-dire de celui où la corruption dure encore, pour nous faire comprendre que ce n'est pas le corps, mais ses infirmités qui sont cause de notre exil; car, comme le dit le Sage: «Le corps qui se corrompt appesantit l'âme (a) (Sg 9,25).» Ce n'est pas le corps simplement, mais le corps qui se corrompt, de sorte que ce n'est pas la nature du corps, mais sa corruption qui est un fardeau pour l'âme. Voilà pourquoi ceux qui gémissent en eux-mêmes n'attendent pas la perte, mais la rédemption de leur corps (Rm 8,23). C'est donc avec raison que, fatigués du poids bien plutôt que de la société de notre corps, nous désirons être dégagés de ses liens et réunis à Jésus-Christ (Ph 1,23), afin que notre exil, qui dure encore en partie, finisse, et que notre habitation dans le ciel, qui est aussi en partie commencée, s'achève.

a Ces mots «appesantit l'âme,» manquent dans tous nos manuscrits; toutefois ils sont nécessaires au sens de la phrase, peut-être ont-ils été retranchés par un copiste comme une simple note.
4060 60. Certainement «notre vie est maintenant dans les cieux (Ph 3,20),» de la même manière «que déjà nous sommes sauvés en espérance (Rm 8,24);» c'est donc en espérance que, dès maintenant, nous habitons dans les cieux, puisque, en réalité, nous sommes encore sur la terre et dans l'exil de notre corps. On peut encore entendre les paroles de l'Apôtre autrement: Nous sommes en même temps dans notre corps et avec Dieu; dans notre corps, en le vivifiant et en lui donnant le sentiment, et avec Dieu, en croyant en lui et en l'aimant; car on ne saurait dire que notre âme est plus dans le corps qu'elle anime que là où elle aime; c'est-à-dire qu'elle est plus là où elle est malgré elle que là où elle se porte d'elle-même avec attrait. D'ailleurs qui ne sait que «là où est notre trésor, là aussi est notre coeur (Mt 6,21)?» Et puis, s'il est vrai que l'âme qui aime Dieu reçoit sa vie de Dieu, comme le corps reçoit la sienne de l'âme, je me demande comment elle sera plus présente là où elle communique la vie que là où elle la reçoit. La source de la vie est la charité, et, pour moi, une âme ne saurait avoir la vie, si elle ne la puise à cette source. Or comment y puisera-t-elle, si elle n'est auprès de cette source qui n'est autre que la charité, autre que Dieu, par conséquent? Disons donc que quiconque aime Dieu, est d'autant plus près de lui qu'il l'aime davantage, et que, par conséquent, moins il l'aime plus il en est éloigné. Or, plus on est occupé des nécessités de la chair, moins on prouve qu'on aime Dieu. Qu'est-ce en effet que s'occuper du corps sinon, en quelque sorte, s'éloigner de Dieu? Et l'éloignement qu'est-ce autre chose que l'exil? Voilà comment il se fait que nous sommes éloignés de Dieu, et que c'est dans notre corps que nous nous en trouvons éloignés, parce que les besoins du corps nuisent à notre intention et les soins qu'il réclame, à notre charité.
4061 61. A la fin de votre deuxième lettre, vous me demandez ce que je pense qu'on doit entendre par cette promesse évangélique: «Une grande récompense vous est réservée dans les cieux (Mt 5,12 Lc 7,23).» Et vous vous étonnez que saint Augustin ait dit qu'il ne faut pas entendre par ces mots, les cieux visibles et matériels, de peur que nous ne semblions placer notre récompense dans des choses mobiles et changeantes; mais certains cieux spirituels dont vous ne savez que penser, à ce que vous me dites. Mais si vous faites attention à ces paroles: «Le royaume de Dieu est au milieu de vous (Lc 17,21),» puis à ces autres: «Le Christ habite en vous par la foi (Ep 3,19)» comme un roi dans son royaume; et à celles-ci encore . «Toutes les souffrances de la vie présente n'ont point de proportion avec cette gloire qui sera un jour découverte en nous (Rm 8,18),» non pas qui nous sera révélée, comme si elle fût hors de nous, mais qui est en nous et comme déjà immanente dans notre âme, bien qu'invisible encore; et enfin à ces autres paroles: «Toute la gloire de celle qui est la fille du Roi lui vient du dedans d'elle-même (Ps 44,14); - l'homme s'élèvera au haut de son coeur (Ps 43,8); - il a disposé des degrés dans son âme (Ps 73,6); - l'âme du juste est le siège de la Sagesse (Is 46,1),» de cette Sagesse sans doute qui disait: «Le ciel est mon siège;» si, dis-je, vous faites attention à ces paroles et à d'autres semblables dont l'Ecriture est remplie, il est certain que, pour chercher le royaume de Dieu et sa justice, vous rentrerez en vous-même plutôt que d'aller le chercher hors de vous ou au-dessus de vous; et quand je dis hors de vous et au-dessus de vous, je veux parler d'un lieu matériel qui serait hors et au-dessus de vous; comme le ciel est hors de la terre, le soleil et la lune au-dessus d'elle. Car les mêmes choses qui sont au-dedans de nous par la subtilité et l'invisibilité de leur nature, sont en même temps au-dessus de nous par la dignité et la sublimité de leur excellence et hors de nous par l'immensité de leur majesté. Mais tout cela est beaucoup trop élevé et demande d'être exposé avec un soin tout particulier par un docteur autre que moi et dans un traité plus étendu que celui-ci. Je m'étais en effet proposé, en traitant toutes ces matières, de ne pas dépasser le cadre d'une lettre, mais je m'aperçois que j'ai été beaucoup plus long que je ne l'avais pensé. Appelez donc ce que je vous envoie un livre on une lettre, comme bon vous semblera; pour moi, je n'ai dû me proposer, en ce que j'ai fait, que de vous contenter, soit que je vous répondisse en peu de mots ou que le fisse plus longuement.





Bernard, du précepte 4042