Bernard, tr. 5 sur Cluny 5010

CHAPITRE V. Saint Bernard fait entendre des paroles sévères aux religieux qui jalousent et déprécient les autres ordres.

5010 10. Tout cela me conduit à m'adresser en ce moment à ceux de notre ordre qui, en dépit de cette recommandation de l'Apôtre: «Ne jugez e point avant le temps, mais suspendez votre jugement jusqu'à ce que vienne le Seigneur, qui exposera à la lumière ce qui est caché dans les ténèbres et qui produira au grand jour, les plus secrètes pensées des coeurs (1Co 4,5), u méprisent, dit-on, les autres ordres religieux, et s'établissent seuls juges, au détriment de la justice de Dieu même. Assurément, s'il s'en trouve qui agissent ainsi, ils n'appartiennent ni à notre ordre ni à aucun autre, pour dire la vérité; car quiconque vit selon la règle et s'échappe en paroles orgueilleuses, se range parmi les citoyens de Babylone, c'est-à-dire de confusion, ou plutôt se montre enfant de ténèbres, vrai fils de l'enfer, de ce lieu d'où tout ordre est absent et où règne une éternelle horreur (Jb 10,22). C'est donc à vous que je m'adresse, à vous, mes frères, qui, après avoir entendu de la bouche du Sauveur la parabole du Pharisien et du Publicain, présumez encore de votre propre justice et méprisez les autres religieux, en disant, si j'en crois ce qu'on me rapporte, qu'il n'y a que vous de justes parmi les hommes, ou du moins que vous êtes plus saints que les autres; qu'il n'y a que vous qui viviez selon la règle monastique, et que tous les autres religieux en sont plutôt des: transgresseurs que de fidèles observateurs.
5011 11. Mais d'abord, qui êtes-vous pour oser ainsi condamner les serviteurs d'autrui? S'ils tombent ou s'ils demeurent fermes, cela ne regarde que leur maître (Rm 14,4). Qui donc vous a établis juges des autres (Lc 12,14)? D'ailleurs si, comme on le dit, vous présumez à ce point de l'excellence de votre ordre, je vous demande s'il est dans l'ordre qu'on voie une paille dans l'oeil des autres, quand on ne s'aperçoit pas qu'on a soi-même une poutre dans le sien (Mt 7,3)? Pourquoi vous glorifiez-vous de la règle et parlez-vous mal en même temps contre elle? Pourquoi, en dépit de l'Evangile, avant le temps et malgré la défense de l'Apôtre, jugez-vous les serviteurs d'autrui? Est-ce que la règle n'est pas conforme à l'Evangile et ne s'accorde point avec la doctrine de l'Apôtre? En ce cas la règle n'est pas une règle, puisqu'elle n'est point droite. Ecoutez donc, et apprenez quel est l'ordre, vous qui, en dépit de tout ordre, critiquez les autres ordres: «Hypocrite, ôtez premièrement la poutre de votre eeil, et alors vous verrez à retirer la paille. de l'oeil de votre frère (Mt 7,3).» Vous cherchez de quelle poutre je veux parler? N'en est-ce donc point une assez grosse et assez grande que cet orgueil qui vous fait croire que vous êtes quelque chose quand vous n'êtes rien, vous inspire les plus sots transports de joie sur votre prétendue santé, et vous porte à faire entendre des reproches insensés à ceux qui ont une paille dans l'oeil quand vous avez une poutre dans le vôtre? «Je vous rends grâces, ô mon Dieu, dites-vous, de ce que je ne suis point comme le reste des hommes qui sont voleurs, injustes, adultères (Lc 18,11),» que ne continuez-vous et que n'ajoutez-vous, «détracteurs?» car la détraction n'est pas un des moindres fétus. Pourquoi donc n'en parlez-vous point quand vous nommez tous les autres? Si vous la comptez pour rien ou pour peu de chose seulement, je vous rappellerai ces paroles de l'Apôtre: «Ni les médisants ne posséderont le royaume de Dieu (1Co 6,10),» et celles de Dieu même, qui vous dit dans le psaume (Ps 49,21): «C'est moi qui vous reprendrai et qui vous placerai en face de vous-même.» Or, on ne peut douter, d'après le contexte, que c'est au détracteur qu'il parle en cet endroit. Il est bien juste d'ailleurs qu'on ramène sur lui-même les yeux de celui qui détourne sa vue de soi, et qu'on force à se considérer celui qui n'est attentif qu'à scruter les péchés d'autrui au lieu de rechercher les siens.




CHAPITRE VI. Saint Bernard blâme ceux qui ont la témérité de juger les Clunistes et de condamner leur manière de vivre.

5012 12. Mais quelle règle observent, me dit-on, ceux qui se couvrent de fourrures, qui, en pleine santé, mangent de la viande, se nourrissent d'aliments assaisonnés au gras a, font par jour, malgré la défense de la règle (1S S. Bened., cap. 39), jusqu'à trois et quatre repas à la fourchette; négligent le travail des mains, et changent, augmentent ou diminuent, selon leur bon plaisir, une multitude d'autres prescriptions de la règle? Vos observations sont parfaitement justes, on ne peut dire le contraire; mais veuillez remarquer, je vous prie, ce que dit la règle

a C'était autrefois un usage chez les Clunistes de préparer les légumes au gras, sans distinction de jour; Pierre le Vénérable le modifia et défendit l'emploi de la graisse le vendredi, et tous les jours de l'Avent, le premier dimanche excepté: Voir les statuts X et XV.

même de Dieu, que celle de notre père saint Benoit ne saurait contredire: «Le royaume de Dieu est au dedans de vous (
Lc 17,22),» c'est-à-dire ne se trouve point dans les choses extérieures, tels que les aliments et les vêtements, mais dans les vertus qui sont la parure de l'homme intérieur. Voilà pourquoi l'Apôtre disait: «Le royaume de Dieu ne consiste pas dans, le boire et dans le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne le Saint-Esprit (Rm 14,17),» et ailleurs encore: «Le royaume de Dieu ne consiste pas non plus dans les belles paroles, mais dans la pratique de la vertu (1Co 4,20).» Par conséquent, lorsque vous condamnez vos frères pour des observances extérieures, vous laissez de côté ce qu'il y a de plus important dans la règle, son côté spirituel, et, tandis que vous filtrez votre boisson pour ne point avaler un moucheron, vous avalez un chameau sans difficulté. Quel abus! on met la plus grande importance à vêtir son corps selon les prescriptions de la règle, et on laisse, en dépit de la même règle, son âme dépouillée des vêtements qui lui conviennent. Si vous tenez tant à la tunique et à la cuculle que, pour vous, on n'est point religieux sans cela, pourquoi donc ne recherchez-vous point avec le même zèle, pour votre âme, ses vêtements naturels, qui sont l'humilité et la piété? Parce que nous portons la tunique de règle nous ressentons un superbe dédain pour les pelisses; ne vaut-il pas mieux être humble sous les fourrures, qu'orgueilleux dans une tunique, quand, après tout, nous voyons que Dieu même donna des vêtements de peaux à nos premiers parents (Gn 3,21), que saint Jean, au désert, n'avait d'autre vêtement qu'une peau de bote (Mt 3,4), et que celui qui introduisit la coutume des tuniques dans le désert, portait lui-même non une tunique, mais un vêtement de peaux? Après cela, le ventre plein de fèves, et l'esprit gonflé d'orgueil, nous jetons la pierre à ceux qui se nourrissent de mets plus succulents! Ne vaut-il donc pas mieux manger d'un bon plat, juste ce qu'il faut pour se nourrir, que d'absorber des haricots au point d'en être incommodé? Surtout quand on songe non-seulement que ce n'est point un plat de viande, mais de lentilles qui perdit Esaü; que ce fut () un fruit, et non un morceau de viande qui perdit Adam (Gn 3,17), et que Jonathas ne se vit point condamné pour avoir mangé de la viande, mais pour avoir goûté à un peu de miel sauvage (1S 14,29); mais encore que le prophète Elie mangea de la viande sans pécher (1R 17,6), que le patriarche Abraham se fit un plaisir d'en offrir aux anges (Gn 18,7), et que Dieu même voulut qu'on lui offrît des animaux en sacrifice (Ex 29,1)? Ne vaut-il pas mieux boire un peu de vin par raison de santé (1Tm 5,23), que d'avaler une quantité d'eau par avidité? Et, en effet, saint Paul conseille à Timothée d'en boire un peu, et nous voyons que le Sauveur lui-même ne s'en privait point, puisqu'on l'appelait même un buveur de vin (Mt 11,19); bien plus, il en donna à boire à ses apôtres (Jn 2,3) et s'en servit pour instituer le sacrement de son sang (Mt 26,27). D'un autre côté, le même Jésus ne voulut point qu'on ne but que de l'eau aux noces de Cana (Jn 2); c'est aux eaux de la Contradiction que le Seigneur punit si sévèrement les murmures de son peuple (Nb 20,6); David n'osa boire l'eau qu'il avait tant désirée (2S 23,16), et les guerriers de Gédéon qui se couchèrent sur le ventre, afin de boire plus à l'aise de l'eau du ruisseau, furent jugés indignes de marcher au combat (Jdt 7,5). Quant au travail des mains, pourquoi vous en glorifiez-vous tant, quand vous voyez Marthe reprise de son empressement au travail et Marie louée de son repos (Lc 10,41), et quand vous entendez l'Apôtre Paul lui-même dire en toutes lettres: «Les exercices corporels servent à peu de chose; mais la piété est utile à tout (1Tm 4,8).» Il y a un travail qui est excellent, c'est celui dont parlait le Prophète quand il disait: «Je me suis épuisé de fatigue dans mes gémissements (Ps 6,7),» et ailleurs, «Je me suis souvenu de Dieu et j'ai trouvé ma joie; je me suis exercé dans la méditation et mon esprit en est tombé de défaillance (Ps 76,3).» Mais pour que vous ne croyiez point qu'il parle d'un travail corporel, il dit: «Mon esprit en est tombé de défaillance.» Si c'est l'esprit et non le corps qui s'est trouvé fatigué en lui, c'est évidemment (lue son travail n'était point un travail corporel.



CHAPITRE VII. Les exercices spirituels sont plus avantageux que les corporels.

5013 13. Eh quoi, me direz-vous peut-être, êtes-vous tellement pour les exercices spirituels que vous condamniez les corporels, même ceux que la règle nous prescrit? Je m'en garde bien, il faut au contraire pratiquer les uns et ne point négliger les autres (Mt 23,23); mais, s'il y avait à opter entre les deux, il vaudrait mieux négliger les seconds que les premiers, car, plus l'esprit l'emporte sur le corps, plus les exercices de l'un l'emportent sur les exercices de l'autre. Ainsi quand, fidèle observateur des pratiques corporelles, vous dédaignez fièrement ceux qui les négligent, ne montrez-vous point que vous transgressez vous-même la règle; puisque en en observant rigoureusement les moindres obligations, vous en négligez les plus importantes, malgré les recommandations de l'Apôtre qui vous dit. «Ayez plus d'empressement et de zèle pour les dons qui sont les meilleurs (1Co 12,31).» Or, lorsque vous exaltant vous-mêmes vous abaissez les autres, vous manquez à l'humilité, et quand vous les dépréciez, vous manquez à la charité qui sont certainement les dons t les plus excellents. Vous accablez votre corps par de rudes et nombreux travaux, et vous mortifiez vos membres, j'entends vos membres charnels, par toutes les austérités que la règle prescrit, c'est bien; mais que direz-vous si celui que vous croyez ne pas travailler, autant que vous, tout en faisant moins de ces exercices qui sont d'une faible utilité, je veux parler des exercices corporels, possède à un plus haut degré que vous cette piété qui est utile à tout? Qui de vous a le mieux observé la règle? ne serait-ce pas le meilleur des deux? Or quel est le meilleur de vous ou de lui, est-ce celui qui s'est donné le plus de mal ou celui qui a le plus d'humilité? celui quia appris du Seigneur à être doux et humble de coeur (Mt 11,29) n'est-il pas aussi celui qui, avec Marie, a choisi la meilleure part, la part qui ne lui sera point ôtée (Lc 10,41)?
5014 14. Si tout religieux profès doit observer la règle tellement au pied de la lettre, qu'il n'y ait lieu à aucune dispense, j'ose dire que vous ne la suivez pas plus que lui. Car en admettant que celui-ci la viole en plusieurs points, pour ce qui concerne les observances corporelles, il est impossible que vous-même vous ne la transgressiez pas même en un seul. Or, vous savez que celui qui la viole en un point est coupable comme l'ayant violée tout entière (Jc 2,10). Mais si vous m'accordez qu'on peut en changer quelques points par voie de dispense, alors il est hors de doute que tous les deux vous observez la règle, bien que d'une manière différente, puisque vous l'observez plus rigoureusement et lui peut-être moins à la lettre. Si je m'exprime ainsi, ce n'est pas que je veuille dire qu'il faut négliger les couvres extérieures ou qu'il suffit de les omettre pour devenir un homme spirituel; tout au contraire, on ne peut que bien difficilement, si tant est qu'on le puisse, s'élever aux choses spirituelles, quelque excellentes qu'elles soient, sans le secours des corporelles, selon ce que dit l'Apôtre: «Ce n'est pas ce qui est spirituel qui a formé le premier, mais ce qui est corporel; le spirituel ne vient qu'après (1Co 15,46).» C'est ainsi que Jacob ne put recevoir enfin les embrassements tant désirés de Rachel qu'après avoir commencé par vivre avec Lia. Voilà pourquoi le Psalmiste a dit: «Entonnez le cantique et faites ensuite retentir le tambour (Ps 80,2),» car c'est comme s'il avait dit: Commencez par les choses corporelles et entreprenez ensuite les choses spirituelles. Le religieux le meilleur est celui qui sait mêler les uns aux autres avec autant de discernement que d'à-propos.
5015 15. Je devrais terminer là cette lettre pour qu'elle conservât le caractère d'une lettre, d'autant plus que j'ai repris aussi fortement que j'ai pu les religieux de notre ordre que vous vous plaigniez, mon Père, d'entendre décrier ceux du vôtre, et que je me suis justifié, comme je le devais, du faux soupçon de tomber dans la même faute. Mais comme en ne ménageant pas nos religieux, il peut sembler que je prends un peu trop le parti des vôtres, sur certains points où je ne dois pas le faire, je crois à propos de dire maintenant quelques mots de certains abus qui d'ailleurs, je ne l'ignore point, vous déplaisent aussi bien qu'à moi et que tous les gens de bien croient nécessaire d'éviter. Toutefois, si ces abus subsistent dans votre ordre, il faut pourtant bien se garder de les lui imputer, attendu que tout ordre exclut le désordre, et que là où règne le désordre, il n'y a plus d'ordre. Par conséquent, si je m'en prends aux vices des hommes et non pas à l'ordre où ils sont entrés, au lieu de m'accuser d'attaquer un ordre religieux, on devra trouver que je combats pour lut. Bien plus, loin de craindre que ceux qui aiment leur ordre m'entendent avec peine parler dans ce sens, je suis bien convaincu qu'ils me sauront gré de poursuivre des abus qui leur sont odieux à eux-mêmes. Quant à ceux à qui mon langage déplaira, ils montrent assez qu'ils n'aiment point leur ordre, puisqu'ils ne peuvent souffrir qu'on en condamne la corruption, en en attaquant les vices. A ceux-là, je répondrai par ce mot de saint Grégoire. «Mieux vaut s'exposer à scandaliser quelqu'un que d'abandonner la vérité (S. Greg., Homil. VII, in Ezech.).»




CHAPITRE VIII. Saint Bernard s'élève avec véhémence contre des vices que les religieux de Cluny décoraient faussement du nom de vertus.

5016 16. On dit et on croit avec raison que les saints pères ont institué la règle de Cluny, et que sans aller jusqu'à l'anéantir, ils en ont adouci su la rigueur en faveur des infirmes, de manière que le plus grand nombre possible d'hommes pût y faire son salut; mais il s'en faut bien que je croie qu'ils ont autorisé ou prescrit toutes ces superfluités que je remarque dans plusieurs monastères, et je me demande avec étonnement d'où a pu venir chez des religieux une si grande intempérance dans le boire et le manger, tant de recherche dans les vêtements, le coucher, les montures et le logement, et comment un monastère est réputé d'autant plus pieux et plus régulier qu'on y trouve toutes ces choses plus soignées, plus agréables et plus abondantes. En effet, on y traite l'économie d'avarice, la sobriété d'austérité et le silence de tristesse, tandis qu'on appelle le relâchement discrétion, la profusion libéralité, la loquacité affabilité, la dissipation et les rires gaieté, la délicatesse des vêtements et le luxe des chevaux dignité, le soin excessif du coucher propreté, et c'est faire preuve de charité que d'entrer dans cette voie. Mais cette charité-là est destructive de toute charité, ce juste tempérament, n'est rien moins qu'un vrai tempérament et une indulgence qui va jusqu'à sacrifier l'âme au corps est pleine de cruauté. En effet, quelle charité est-ce de choyer la chair au détriment de l'esprit? quel tempérament, d'accorder tout au corps et rien à l'âme? quelle indulgence enfin de soigner l'esclave et de faire périr la maîtresse du logis? Une telle miséricorde n'a point à compter sur celle qui a été promise dans l'Evangile aux âmes miséricordieuses, quand la Vérité même disait: «Bienheureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde (Mt 5,7);» elle doit plutôt s'attendre au châtiment que Job, dans un esprit de prophétie et non de haine, annonçait en ces termes à l'impie dont le coeur était ouvert à une semblable miséricorde «Qu'on ne se souvienne point de lui, mais qu'il soit arraché comme un arbre stérile (Jb 24,20).» Pour quelle raison appelle-t-il sur sa tète un semblable traitement? «C'est, dit-il, parce qu'il a nourri celle qui était stérile et qui n'enfantait point, tandis qu'il n'a point fait de bien à la veuve (Jb 24,21).»
5017 17. C'est donc une indulgence aussi contraire à l'ordre qu'à la raison que de céder à tous les désirs d'une chair infructueuse et stérile, qui e. ne sert à rien, selon l'expression du Seigneur (Jn 6,65), et qui, d'a près l'Apôtre, ne saurait jamais posséder le royaume de Dieu (1Co 15,50), et de ne tenir aucun compte du conseil salutaire que le Sage nous donne en ces termes, à propos du soin que nous devons prendre de notre âme: «Ayez pitié de votre âme en vous rendant agréables à Dieu (Si 30,24).» La vraie bonne indulgence est donc d'avoir pitié de son âme, et la miséricorde qui peut compter qu'il lui sera fait miséricorde un jour est celle que nous ne pouvons exercer sans nous rendre agréables à Dieu; toute autre miséricorde, comme je l'ai déjà dit, n'est point de la miséricorde, niais plutôt de la cruauté; tout autre tempérament n'a point sa source dans le discernement, mais dans la confusion, quand il nourrit celle qui est stérile, c'est-à-dire quand il n'est qu'une concession faite aux concupiscences d'une chair inutile, et n'a point polir but le bien de la veuve, c'est-à-dire quand il ne favorise point la culture des vertus de l'âme. Bien que privée de temps en temps de la présence de son Epoux céleste, cette épouse ne laisse point cependant de concevoir et d'enfanter de l'Esprit-Saint des sentiments immortels qui peuvent mériter un jour dans le ciel une récompense incorruptible, s'ils trouvent ici-bas une culture pieuse et zélée.
5018 18. Il n'est presque plus un monastère à présent où ces abus n'aient pris la place de la règle et où ils ne soient en vigueur avec quelques variantes, sans que personne songe à le trouver mauvais parmi ceux qui les conservent. Aussi en est-il beaucoup qui les suivent comme si e. ce n'étaient point des abus pour eux, et le font par conséquent sans aucune, ou du moins, sans grande faute, car le plus grand nombre les retient par simplicité, par charité ou par nécessité. Il est certain, en effet, que plusieurs religieux les suivent par pure simplicité, étant tout n disposés à faire autrement si on le leur disait; quelques-uns s'y prennent pour ne point se mettre en désaccord avec ceux au milieu de qui ils vivent, préférant en cela le bien de la paix pour les autres à leur propre satisfaction , enfin plusieurs les retiennent parce qu'ils se sentent tout à fait hors d'état de lutter contre la foule de ceux qui sont pour ces abus et les défendent hautement, comme autant d'articles de règle et qui ne manquent point de résister de tout le poids de leur autorité sitôt qu'on essaye, là où la raison même le conseille, de les restreindre ou de les changer.




CHAPITRE IX. Saint Bernard compare la profusion qui régnait dans les repas des Clunistes avec la frugalité des anciens religieux.

5019 19. Qui aurait pu croire, dans le principe, à la naissance des Ordres monastiques, que les moines en viendraient un jour à un tel point de relâchement? A quelle distance nous trouvons-nous aujourd'hui des moines qui vivaient du temps de saint Antoine! Lorsqu'il leur arrivait s, de se rendre des visites de charité, ils étaient si avides de recevoir les uns des autres le pain de l'âme, qu'ils oubliaient le pain nécessaire à la vie du corps et passaient souvent le jour entier sans manger, uniquement occupés des choses spirituelles. C'était là de l'ordre véritable, quand on préférait la plus noble partie de l'homme à l'autre; le comble du discernement, quand on donnait plus à la plus grande; de la vraie charité enfin, quand on sustentait avec tant de soins les âmes pour l'amour desquelles Jésus-Christ est mort. Mais nous, pour nous servir des paroles de l'Apôtre, «lorsque nous nous réunissons, ce n'est pas pour manger la Cène du Seigneur (1Co 11,20),» car il n'y a plus personne qui demande le pain céleste ni personne qui le donne. On ne s'entretient ni des saintes Ecritures, ni de ce qui regarde le salut de l'âme; ce ne sont plus entre nous, pendant le repas, que plaisanteries, rires et paroles en l'air, que discours frivoles dont on repaît l'oreille à mesure que la bouche se remplit d'aliments; tout entiers à ces entretiens, nous oublions toute mesure dans le boire et le manger.
5020 20. Cependant les plats se succèdent sur la table, et, à la place des pièces de viande, dont on s'abstient encore, on voit figurer de beaux et nombreux poissons; mais si, après avoir bien mangé des premiers plats, vous touchez aux seconds, il vous semblera que vous n'avez point encore mangé du tout, tant les cuisiniers mettent d'art et de soin à préparer tout ce qui est offert, de sorte qu'après quatre ou cinq plats les premiers ne font point de tort aux derniers, et quoique l'estomac soit plein, l'appétit n'a rien perdu de sa force. Le palais, séduit par de nouveaux assaisonnements, oublie peu à peu les mets déjà connus de lui, retrouve toute sa délicatesse au contact de condiments tirés de pays étrangers, et l'estomac se réveille comme s'il était à jeun, il continue à se remplir sans s'en apercevoir, la variété des mets lui fait oublier la satiété. Comme les choses toutes simples, telles que la nature les produit et avec le goût que Dieu leur a donné, nous sont devenues insipides, nous les associons à mille autres substances étrangères qui réveillent l'aiguillon de la gourmandise, et voilà comment il arrive que nous dépassons de beaucoup les limites de la nécessité avant que le plaisir de manger soit émoussé tout à fait. Qui pourrait dire, par exemple, de combien de manières, on accommode, pour ne pas dire on incommode les oeufs, entre autres choses, avec quel art on sait, là, les battre et les mêler; là, les réduire en eau; là, les faire durcir ou les hacher en menus morceaux, les servir frits, rôtis, farcis, séparés ou mêlés à d'antres choses! Or pourquoi tout cela, sinon pour prévenir le dégoût? Après cela on s'étudie à parer les choses au dehors, de telle sorte que l'oeil ne soit pas moins flatté que le palais devra l'être; on veut y goûter au moins, quoique plus d'un renvoi indique assez que l'estomac est plein. Mais pendant que l'oeil est flatté par la belle couleur des mets et le palais par leur goût délicieux, le malheureux estomac, qui ne comprend rien aux couleurs et ne trouve aucun charme aux saveurs, contraint d'engloutir tout cela, est plutôt fatigué que fortifié par ce qu'il absorbe.
5021 21. Parlerai je maintenant de l'eau comme boisson, quand on ne veut pour rien au inonde en mettre même dans son vin? Comme il va sans dire que, par le seul fait que nous sommes devenus religieux, nous avons acquis un très-mauvais estomac, nous nous gardons bien de ne pas suivre le bon conseil que l'Apôtre donne «de boire du vin,» en ce cas; il est vrai que nous oublions, je ne sais trop comment, qu'il disait de n'en boire «qu'un peu.» Et encore plût au ciel que nous nous contentassions de vin, même pur! Le dirai-je? Après tout il vaudrait mieux rougir de le faire que de le dire, et s'il nous en coûte de l'entendre qu'il ne nous en coûte point de nous corriger. Eh bien! on voit, pendant un même repas, remporter trois et quatre fois des verres à moitié pleins, dont on a flairé plutôt que goûté, touché du bout des lèvres plutôt que bu le contenu, pour choisir avec une habileté rare et une promptitude de connaisseurs, le vin le plus fort. Mais que penser d'un certain usage établi, dit-on, dans plusieurs monastères, de servir, aux grandes fêtes, certains mélanges de vin, de miel et d'épices (a). Le mettra-t-on aussi sur le compte de la faiblesse des estomacs? Pour moi

a Pierre le Vénérable a aboli cet usage, excepté le jour du jeudi saint, par son statut XI.

je crois qu'il n'a d'autre but que de faire boire davantage et avec plus de plaisir. Mais quand on se lève de table, les veines gonflées par le vin et la tête en feu, qu'y a-t-il de mieux à faire que d'aller se coucher et dormir? Ne forcez pas ceux qui sont dans cet état à se lever pour les matines avant d'avoir digéré, car ce n'est point un chant, mais des lamentations que vous feriez sortir de leur bouche.
5022 22. Une fois couchés, si on les questionne ils accusent quelque maladie et se plaignent non des excès de table qu'ils ont faits, mais de n'avoir point d'appétit. Il s'est même passé quelque chose de bien ridicule, si toutefois c'est vrai, comme me l'ont assuré plusieurs personnes qui disaient le savoir pertinemment, et que je ne veux point passer ici sous silence. Ainsi on aurait vu de jeunes religieux forts et bien portants quitter le couvent, se rendre à l'infirmerie sans être malades et manger de la viande, ce que la règle ne permet qu'aux infirmes et aux constitutions tout à fait débilitées pour réparer leurs forces (S S. Bened. cap. XXXI et XXXIX), non pour refaire une santé délabrée et tarir une source de souffrances, mais dans la pensée de soigner leur excessif embonpoint (a). Je me demande d'où leur vient cet excès de sécurité pour jeter ainsi loin d'eux les armes, pour aller s'asseoir à de longs festins ou s'étendre mollement sur un lit de repos, comme si la lutte était finie et qu'ils n'eussent plus qu'à triompher de leur adversaire terrassé, quand ils se voient encore au milieu d'ennemis dont la rage déchaînée fait briller autour d'eux le fer de leurs lances et voler les traits de toutes parts. Quelle lâcheté est-ce là, valeureux soldats! Quand vos compagnons sont au milieu du sang et du carnage, vous recherchez des mets délicats et faites grasse matinée! Pendant que les autres, dis-je, veillent le jour et la nuit pour racheter le temps au plus vite, parce que les jours sont mauvais (Ep 5,16), vous, de votre côté, vous passez de longues nuits dans le sommeil et vous perdez le jour dans des entretiens oiseux! Annoncez-vous la paix quand la paix n'est point faite ( et Ez 13,10)? Eh quoi, ne rougirez-vous point en entendant l'Apôtre vous faire ce reproche avec indignation: «Vous n'avez pas encore résisté jusqu'à verser votre sang ()?» Que dis-je, ne finirez-vous point par vous réveiller à ce coup terrible de tonnerre que le même Apôtre fait éclater à vos oreilles: «Lorsqu'ils diront: Nous sommes en paix et en sûreté, ils se trouveront surpris tout d'un coup, par fane ruine imprévue, comme l'est une femme grosse par les douleurs de l'enfantement, sans qu'il leur reste aucun moyen de se sauver (1Th 5,3).» En vérité, c'est

a pierre le Vénérable a corrigé cet abus par son statut XII. On peut lire sur ce sujet une lettre fort importante de cet abbé, la quinzième du livre VI aux prieurs et aux frères gardiens de l'ordre, ou il se montre beaucoup plus sévère et plus véhément encore que saint Bernard lui-même, dans la manière dont il blâme cet abus.

un excès de précaution de bander ses plaies avant qu'elles soient faites; de gémir de blessures qu'on n'a point reçues encore; de parer le coup qui n'est point porté; de frictionner d'avance la place où l'on ne souffre point encore et d'appliquer un emplâtre là où la peau est encore intacte.
5023 23. Ensuite, pour distinguer les malades de ceux qui sont bien portants, on a réglé qu'ils auraient un bâton à la main. La précaution est bonne; avec ce bâton, il n'est plus nécessaire d'être pâle ou décharné pour paraître malade. Faut-il rire ou pleurer de semblables folies? Est-ce ainsi que vécut un Macaire? Sont-ce là les leçons d'un Basile et les institutions d'un Antoine? Était-ce la manière de vivre des Pères de l'Égypte?Enfin sont-ce là les pratiques et les traditions que nous ont léguées de saints religieux, tels que les Eudes, les Maïeul, les Odilon et les Hugues due vous, comptez avec orgueil parmi les princes et les maîtres de votre ordre? Quand tous ces hommes, tout saints qu'ils étaient, ou plutôt parce qu'ils étaient saints, pensaient avec l'Apôtre «qu'on doit se contenter si on a de quoi se couvrir et de quoi manger (1Tm 6,8),» nous autres, nous voulons avoir non de quoi manger mais de quoi nous rassasier; non de quoi nous vêtir, mais de quoi nous parer.



CHAPITRE X. Saint Bernard reproche aux Clunistes le luxe des habits.

5024 24. Quant aux vêtements, au lieu de prendre pour les faire, les tissus qui peuvent être d'un meilleur usage, on choisit les étoffes les plus légères, celles qui peuvent le mieux, non pas garantir du froid, mais satisfaire l'amour-propre. Ainsi on n'achète pas, comme le veut la règle (S S. Bened., cap. LV),» ce qu'on peut trouver de plus commun, mais ce qu'il y a de plus beau et de plus propre à flatter la vanité. O moine infortuné que je suis, qui que je sois, pourquoi ai-je assez vécu pour avoir vu notre ordre tomber si bas, notre ordre, dis ,je, le premier des ordres religieux que l'Eglise ait vus naître, ou plutôt par lequel elle a elle-même commencé, qui approche plus que tout antre ici-bas des ordres des anges et qui ressemble davantage à la Jérusalem céleste notre mère, soit par l'éclat de sa chasteté, soit par le feu de sa charité, qui eut les Apôtres pour fondateurs, et ceux que saint Paul appelle si souvent des saints pour premiers enfants! Comme parmi eux il n'y en avait pas qui eussent conservé la propriété de leurs biens, on donnait à chacun selon ses besoins (Ac 4,35), nous dit l'Écriture, et non pas selon ses désirs puérils. Il est bien certain, que là où on ne recevait que le nécessaire, on ne trouvait rien de superflu, encore moins de recherché et certainement rien qui sentit la vanité. «On ne donnait à chacun, dit l'Écriture, que selon ses besoins;» c'est-à-dire en fait de vêtements, due le strict nécessaire pour couvrir le corps et le garantir du froid. Pensez-vous que ceux à qui «on ne donnait que selon leurs besoins,» portaient des vêtements de galebrun ou d'isembrun (a), avaient des mules du prix de deux cents sous d'or, et étendaient sur leur misérable couche des fourrures de peaux de chats (b) et des couvre-pieds de bouracan (c) de couleurs variées? Je ne pense pas que là où l'on ne songeait qu'à vivre dans la plus grande harmonie de moeurs et de coeurs et à faire des progrès dans la vertu, on se soit mis fort en peine du prix, de la couleur et de la qualité des vêtements: «Tous les fidèles n'avaient qu'un coeur et qu'une âme (Ac 4,32),» est-il dit.
5025 25. Où retrouver cette harmonie maintenant? Tout entiers répandus au dehors, délaissant les seuls biens véritables et éternels en quittant ce royaume de Dieu qui est au dedans de nous, nous allons chercher au dehors de vaines consolations dans mille choses futiles, extravagantes et trompeuses, sans nuls soins de conserver encore, je ne dis plus la vérité, mais l'ombre même de la vie religieuse, telle qu'elle existait jadis. En effet, notre habit même, je le dis les larmes aux yeux, notre habit qui était autrefois un signe d'humilité, n'en est-il pas devenu un pour l'orgueil des religieux de notre temps? C'est à peine si nous nous contentons maintenant des étoffes qu'on fabrique clans nos contrées, les moines se font tailler leur encule dans la même pièce d'étoffe où l'on a pris de quoi faire un manteau pour un chevalier; en sorte que les plus gens de qualité du siècle, le roi et l'empereur lui-même ne dédaigneraient pas de porter ces propres vêtements, si la coupe en était mieux en rapport avec leur condition.
5026 26. Après tout, me direz-vous, ce n'est point l'habit qui fait le moine, ce sont les dispositions de son coeur. C'est vrai; mais quand on t' vous voit aller d'une ville à l'autre, courir les marchés, parcourir les foires, entrer dans toutes les boutiques, examiner tout ce qu'elles renferment et vous faire dérouler des montagnes d'étoffe que vous appréciez

a Pierre le Vénérable décide dans son statut XVI «que nul religieux ne pourra porter des vêtements de gallebrun ou d'isembrun:» la raison qu'il donne de ce statut, c'est, dit-il, qu'il y en a beaucoup parmi nous qui se vêtissent comme les gens du monde, d'étoffes de soie grise ou de différentes couleurs. On voit par là qu'il y avait alors des vêtements de soie grise. Les manuscrits de Corbie parlent d'étoffes de «pasembrun.»

b Le même saint abbé interdit par son statut XVII, l'usage de couvertures de peaux de chats sauvages d'Espagne, et permet à la place, celles «de putois ou de visons.» Précédemment les Clunistes «dédaignant les peaux de chats de France, se faisaient des couvertures en peaux de chats de Numance ou de Zamra. Voir la lettre première de saint Bernard.

c Le bouracan fut également interdit par le statut XVIII, qui défend à tout religieux «de porter des étoffes de couleur écarlate, de bouracan ou de burel précieux qu'on fabrique à Ratisbonne, d'avoir des pardessus de couleurs variées et de se contenter d'un simple cilice avec deus pardessus blancs et gris.» Les bouracans étaient des nattes de différentes couleurs qui tiraient leur nom du mot barria, barricade.

de la main, approchez de vos yeux et considérez aux rayons du soleil, pour acheter de quoi vous faire une cucule, et que vous ne voulez point d'une étoffe qui vous semblé ou grossière ou passée, dites-moi, est-ce pure simplicité de votre part, et le coeur n'y est-il pour rien? Et quand en dépit de la règle, laissant ce qui vous est montré de trop commun, vous choisissez avec beaucoup de goût ce qu'il y a de plus rare, et par conséquent, de plus cher, est-ce inadvertance de votre part ou calcul? Ce qu'il y a de certain, c'est que nos vices extérieurs procèdent du trésor de notre coeur. Un coeur vain imprime à notre corps le cachet de la vanité, et la superfluité dans les choses extérieures indique la vanité de nos sentiments intimes. La mollesse dans le vêtement dénote la mollesse du coeur, et on ne prendrait pas tant de soin pour parer le corps, si d'abord on n'avait négligé de parer l'âme de vertus.





Bernard, tr. 5 sur Cluny 5010