Bernard Libre arbitre




OEUVRES COMPLÈTES


DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION  PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
VIVÈS, PARIS 1866







Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/



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AVERTISSEMENT SUR LE NEUVIÈME TRAITÉ DE SAINT BERNARD.

Saint Bernard composa cet opuscule avant l'année 1128, c'est-à-dire avant la trente-huitième année de son âge. Il y traite de la Grâce et du libre arbitre, et l'écrivit, à la suite d'un entretien qu'il avait eu avec un personnage dont le nom ne nous est pas connu, à qui il avait paru que notre saint Docteur accordait trop à la grâce, comme si après elle, il n'y avait plus rien qui revînt au libre arbitré dans les actes humains. Saint Bernard, dans ce traité, nous montre le libre arbitre en Dieu, dans les anges, et chez l'homme avant et après sa chute et dans la vie bienheureuse, ainsi que la grâce, également avant et depuis la première faute d'Adam. Ce traité est bien court, à ne voir que le nombre de ses pages, mais combien est-il plus substantiel et plus solide, au point de vue de la doctrine, que beaucoup de longs traités que des théologiens ont composés sur ce sujet! Il est d'un style vigoureux,vif et lumineux, les expressions en sont justes et bien accommodées au sujet, enfin la composition tout entière en est simple, exempte de recherche et naturelle; aussi éloignée de l'enflure que de la maigreur, elle se distingue par le nerf, l'élégance, le goût et le fini, on n'y rencontre aucune de ces expressions triviales, barbares ou incultes qui sentent l'école; sans être concise, au point de ne laisser couler la doctrine que goutte à goutte, elle n'est pourtant point diffuse et ne se répand point en digressions, comme un fleuve qui quitte ses rives, après avoir rompu ses digues et laissé son lit presque à sec; s'avançant d'un cours toujours également calme et majestueux, elle montre qu'elle sort d'une source intarissable qui n'emprunte point ses eaux ailleurs, mais qui les trouve dans son propre sein, ou plutôt, qui ne les emprunte qu'à Dieu même et à la méditation assidue des saintes Ecritures et particulièrement des écrits du grand Apôtre. Voici en quels termes Geoffroy parle de cet opuscule dans la Vie de saint Bernard, livre 3, chapitre VIII: «Veut-on savoir à quel point il fut reconnaissant du don de la grâce que Dieu lui avait accordé, on n'a qu'à lire ses discussions, aussi subtiles que pleines de foi sur la Grâce et le libre arbitre.» II ne faut pas oublier ici ce que saint Bernard dit lui-même de ce traité, dans sa cinquante-deuxième lettre, écrite en 1128, et adressée au cardinal Haimeric. «L'évêque de Chartres, lui dit-il, me demande quelques-uns de mes écrits pour vous les envoyer; je n'ai lien qui me semble digne de votre attention. J'ai publié, depuis peu, un Traité de la grâce et du libre arbitre; je me ferai un plaisir de vous l'envoyer si vous le désirez.» Ce traité était adressé à Guillaume de Saint-Thierry, que saint Bernard affectionnait tout particulièrement, et à qui il dédia aussi son Apologie que nous avons donnée plus haut; il lui adressa également plusieurs lettres. Les plus anciens manuscrits n'ont point la division par chapitres, qu'on ne trouve que dans les manuscrits moins anciens. Il nous a semblé que nous devions conserver la division reçue et connue du public.


TRAITÉ DE LA GRACE ET DU LIBRE ARBITRE


DE SAINT BERNARD, A GUILLAUME, ABBÉ DE SAINT-THIERRY.


PRÉFACE.

A l'abbé Guillaume de Saint-Thierry, le frère Bernard.

J'ai composé, avec la grâce de Dieu, du mieux que j'ai pu, l'opuscule sur la grâce et le libre arbitre que j'ai commencé à l'occasion que vous savez; mais je crains bien qu'on ne trouve en le lisant que je n'ai pas convenablement traité un sujet si important, ou que je n'ai fait que répéter inutilement ce que plusieurs autres ont écrit avant moi. Aussi, vous prié-je de vouloir bien lire ce travail, avant tout autre personne, et, si vous le voulez bien, de le lire seul, de peur que s'il venait à se répandre, il ne servît plus à montrer la témérité de son auteur qu'à édifier la charité des lecteurs. Si, après cela vous en croyez la publication utile, je vous prierai de vouloir bien prendre la peine, ou de le corriger vous-même, ou de nie le renvoyer pour que je le corrige si vous y remarquez quelque expression un peu obscure, qu'on puisse, dans un sujet aussi difficile, remplacer par une autre plus claire, sans nuire à la brièveté de l'ouvrage, vous ne refuserez point de le corriger pour n'être point privé des récompenses que la sagesse promet en ces termes: «Ceux qui travaillent à me rendre plus claire, auront la vie éternelle (Si 24,34).»



CHAPITRE I. Pour qu'une bonne oeuvre soit méritoire, il faut le concours de la grâce de Dieu et du libre arbitre.

9001 1. Comme je parlais un jour en public, et que je me reconnaissais redevable à Dieu de m'avoir prévenu dans le bien, du progrès que j'y faisais et de l'espérance que j'avais de le conduire à la perfection, un des assistants me dit: Que faites-vous donc ou quelle récompense attendez-vous, si c'est Dieu qui fait tout? - Où voulez-vous en venir, lui répondis-je? - Je veux, répliqua-t-il, que vous rapportiez toute la gloire de ce que vous faites à Dieu, qui vous a prévenu avant tout mérite de votre part, qui vous a excité et vous a fait commencer, et, après cela que vous viviez de manière à vous montrer reconnaissant des grâces que vous avez reçues et digne d'en recevoir de nouvelles. - Votre conseil est très-bon, lui repartis-je, mais vous devriez me donner en même temps le pouvoir de le suivre; car il est plus facile de savoir ce qu'il faut faire que de le faire. Autre chose est d'indiquer le chemin à un aveugle, autre chose de procurer une monture à celui qui est fatigué. Celui qui montre la route ne donne point pour cela au voyageur la force de la parcourir et, pour ce dernier, il y a une très-grande différence entre lui indiquer la voie de manière à ce qu'il ne puisse s'égarer et l'empêcher de tomber en défaillance au milieu du voyage. De même celui qui enseigne le bien ne donne pas toujours le bien qu'il enseigne. Or il y a deux choses qui me sont absolument nécessaires; c'est d'être instruit de ce qui est bien et ensuite d'être aidé à le faire. Un simple mortel peut bien éclairer mon ignorance, mais si l'Apôtre a senti juste: «C'est l'Esprit-Saint qui vient en aide à notre faiblesse (Rm 8,26).» Je vais plus loin encore, celui qui se sert de vos lèvres pour me donner un conseil, doit aussi me donner par son Esprit une aide qui me permette de faire ce que vous me conseillez. Si, grâce à lui, j'ai le bon vouloir, je ne trouve point en moi la force de faire le bien que je veux et je ne puis pas espérer de l'avoir jamais, à moins que celui qui me donne le bon vouloir ne me donne en même temps le bien faire selon ce qui lui plait (Ph 2,13). Mais en ce cas, me répondrez-vous, où sont nos mérites à nous et que pouvons-nous espérer? Ecoutez, vous dirai-je: «Ce n'est pas en vue des oeuvres bonnes que nous avons faites, mais par un pur acte de miséricorde qu'il nous a sauvés ().» En effet, pensez-vous que c'est vous qui êtes l'auteur de vos propres mérites, et que si vous êtes sauvé, ce sera par l'effet de votre justice? Mais vous ne sauriez pas même prononcer le nom du Seigneur Jésus sans un don du Saint-Esprit, car vous n'avez sans doute pas oublié quel est celui qui a dit: «Sans moi vous ne pouvez rien(Jn 15,5),» et encore, «ce n'est le fait ni de celui qui court, ni de celui qui veut, mais c'est l'oeuvre de la miséricorde de Dieu (Rm 9,10).»
9002 2. Vous répliquerez en me demandant quel est en ce cas le rôle du libre arbitre. Je vous répondrai en deux mots que son rôle, c'est d'être sauvé. En effet, supprimez le libre arbitre et il n'y aura plus rien à sauver, de même que si vous supprimez la grâce, il n'y a plus rien qui sauve; l'un et l'autre sont nécessaires au salut, l'une pour l'opérer, l'autre pour en profiter ou le recevoir; c'est Dieu qui est le principe du salut, mais c'est le libre arbitre qui en est l'objet; nul ne peut sauver si ce n'est Dieu, et nul ne peut être sauvé si ce n'est le libre arbitre; il n'y a que celui-ci qui puisse recevoir ce que celui-là seul peut donner. Mais le salut ne dépend pas moins du consentement de celui qui le reçoit que de la grâce de celui qui le donne, et c'est ce qui me fait dire que le libre arbitre coopère avec la grâce en consentant, c'est-à-dire en faisant son salut, puisque consentir, pour lui est la même chose que se sauver. Voilà pourquoi il n'y a pas de salut pour les bêtes, elles sont dépourvues d'un libre arbitre qui puisse se conformer à la volonté de celui qui les sauve, se soumettre à ses ordres, croire en ses promesses et lui rendre grâces quand il les a tenues. En effet, il y a une différence entre le consentement de la volonté et l'instinct de la nature. Ce dernier nous est commun avec les êtres dépourvus de raison; tout entier aux appétits de la chair, il ne saurait obéir à l'impulsion de l'esprit et peut-être est-ce lui que l'Apôtre appelle la sagesse de la chair et dont il veut parler sous cet autre nom quand il dit: «La sagesse de la chair est ennemie de Dieu, car elle ne saurait être soumise à la loi de Dieu (Rm 8,6).» Ce qui nous distingue des bêtes avec lesquelles nous avons l'instinct de commun, c'est donc le consentement volontaire, c'est-à-dire la condition d'un esprit libre de ses mouvements, car le consentement volontaire exclut toute pensée de contrainte et de violence. Il est un acte de la volonté, non de la nécessité, qui ne se donne et ne se refuse que par un acte de la volonté; s'il pouvait être contraint et forcé, il ne serait plus volontaire. Là où la volonté manque, il ne peut plus y avoir de consentement, puisque ce consentement est un acte de la volonté; et dès lors qu'il y a consentement, il y a nécessairement volonté. Or qui dit volonté dit liberté; voilà proprement ce que j'entends par libre arbitre.



CHAPITRE II. Qu'est-ce que le libre arbitre, ou en quoi consiste la liberté.

9003 3. Mais pour mieux faire comprendre ma pensée et pour arriver plus sûrement au but que je me propose, je crois qu'il est nécessaire de reprendre les choses de plus haut. Dans les choses naturelles, on ne saurait confondre ensemble la vie et la force sensitive, ni la force sensitive, l'appétit et le contentement, c'est ce qui ressortira plus clairement encore de la définition de chacune de ces choses. Dans tout être corporel, il y a la vie, c'est-à-dire, un certain mouvement interne et naturel qui n'agit qu'au dedans; il y a la force sensitive, mouvement vital, qui n'agit pas seulement au dedans mais aussi au dehors; enfin, dans l'animal il y a de plus l'appétit naturel; c'est la force du désir qui anime les sens. Le consentement est un acquiescement spontané de la volonté, ou, comme je l'ai dit plus haut, la condition d'un esprit libre de ses mouvements. Quant à la volonté, c'est, dans l'être raisonnable, un mouvement qui préside à la force sensitive et à l'appétit; elle ne va jamais sans la raison, attendu que la raison est comme sa compagne et sa suivante, en sorte que, si elle n'agit pas toujours selon la raison elle n'agit jamais sans elle, et que même elle se sert d'elle pour agir contre elle, empruntant, pour ainsi dire, son ministère pour aller contre ses conseils et ses jugements. Aussi est-il dit que. «les enfants du siècle sont plus Sni habiles dans la conduite de leurs affaires, que ne le sont les enfants de lumière dans les leurs (Lc 16,10),» et encore: «Ils ne sont habiles que pour faire le mal (Jr 4,22)» En effet, nulle créature ne peut être habile et prudente même pour le mal si ce n'est par la raison.
9004 4. La raison est donnée à la volonté, pour l'instruire, non pour la détruire. Or elle la détruirait si elle pouvait lui imposer quelque nécessité que ce fût et l'empêcher de se porter librement au mal en cédant à l'appétit c'est-à-dire à l'esprit mauvais, d'être animale, et de ne concevoir point les choses qui sont de l'Esprit de Dieu; ou si elle pouvait l'empêcher de se porter au bien en obéissant à l'impulsion de la grâce, d'être spirituelle, et de juger de tout sans être elle-même jugée par personne. Si, dis-je, la raison empêchait la volonté d'agir dans l'un ou dans l'autre sens, la volonté ne serait plus la volonté, elle aurait cessé d'être, car où il y a nécessité, il n'y a point de volonté. D'où il suit que, si une créature raisonnable faisait par nécessité et sans le consentement de sa propre volonté quelque chose de juste ou d'injuste (a), elle ne saurait, à aucun

a Il y a ici entre les manuscrits que nous avons sous les yeux et les différentes éditions des oeuvres de saint Bernard, une légère variante qui ne touche en aucune façon au sens général de ce passage.

titre, en être heureuse ou malheureuse, puisqu'elle manquerait y précisément de ce qui, en elle, serait seul capable de bonheur ou de malheur, la volonté. Quant aux trois choses dont j'ai parlé plus haut, la vie, la force sensitive et l'appétit, elles ne peuvent rendre ni heureux ni malheureux, autrement, il faudrait admettre que les arbres peuvent être heureux ou malheureux, parce qu'ils ont la vie, et que les animaux peuvent l'être aussi, parce qu'ils possèdent de plus les deux autres propriétés; or, c'est tout à fait impossible. Quant à nous, si nous avons la vie de commun avec les arbres; la vie, la force sensitive et l'appétit avec les animaux, nous nous distinguons des uns et des autres par la volonté. Or, comme c'est le consentement de la volonté, mais le consentement libre et volontaire, qui nous rend justes ou pécheurs, c'est également lui qui fait que nous sommes heureux ou malheureux. Il suit de là que ce consentement même, tant à cause de l'inamissible liberté de la volonté, qu'à cause du jugement inévitable de la raison; qu'il porte partout et toujours avec lui, peut, ce me semble, être appelé avec raison, libre arbitre, car il est libre par le fait de la volonté, et arbitre par celui de la raison. Il est bien juste d'ailleurs que la liberté n'aille point sans le jugement; de cette manière, la liberté se juge elle-même dès qu'elle pèche, et le jugement consiste précisément pour elle à souffrir, après soli péché, ce qu'elle ne voudrait point souffrir, attendu qu'elle ne pèche que parce qu'elle le veut bien.
9005 5. D'ailleurs, comment pourrait-on imputer justement le bien ou le mal à celui qui n'aurait pas conscience de sa liberté, puisque la nécessité détruit le bien et le mal? Or, il est certain,que là où il y a nécessité, il n'y a point liberté, et que là où il n'y a pas liberté, il ne saurait conséquemment y avoir ni mérite, Di jugement, ce qui toutefois ne s'applique point au péché originel qui a une autre cause que notre liberté. Tout ce qui n'est point fait avec la liberté d'un consentement volontaire, est indubitablement destitué de tout mérité, et par conséquent, ne saurait être sujet à jugement, d'où il suit que dans l'homme tout, à l'exception de la volonté, est exempt de mérite et de jugement, puisqu'il n'y a que la volonté de libre en lui. La vie, les sens, l'appétit, la mémoire, l'intelligence et le reste sont soumis à la nécessité, précisément en raison même de ce qu'ils ne le sont point entièrement la volonté. Quant à la volonté elle-même, il est impossible qu'elle obéisse a une autre qu'elle-même; car elle ne saurait point ne pas vouloir quand elle veut ou vouloir quand elle ne veut pas, et il est également impossible qu'elle aille jamais sans la liberté. Il est vrai qu'elle peut changer mais ce n'est toujours que pour vouloir autre chose, en sorte qu'elle ne perd jamais sa liberté; la liberté lui est si essentielle qu'elle ne peut la perdre, sans se perdre elle-même. S'il peut se voir un homme privé de toute volonté, ou qui veuille sans avoir une volonté, alors on pourra voir aussi une volonté qui ne soit pas libre. De là vient que les actions des fous, des enfants et de ceux qui dorment, ne sont réputées ni bonnes, ni mauvaises; comme ils n'ont pas l'usage de leur raison, ils n'ont point non plus de volonté propre, et par conséquent, ne sont pas jugés libres. Puis donc que la volonté n'a rien de libre qu'elle-même, il est juste qu'elle ne soit jugée que par elle. Aussi n'y a-t-il ni mérite, ni démérite à avoir une intelligence bornée, une mémoire fragile, des appétits constamment en éveil, des sens obtus ou une vie languissante, attendis que tout cela peut n'être point libre et exister malgré la volonté.




CHAPITRE III. On distingue trois sortes de liberté; celle de la nature celle de la grâce et celle de la gloire.

9006 6. Puis donc qu'il n'y a que la volonté qui, à cause de la liberté qui lui est essentielle, ne peut "être amenée ni par la violence, ni par quelque nécessité que ce soit, à se mettre en opposition avec elle-même, ou à vouloir quelque chose malgré elle, il s'ensuit que c'est elle qui fait qu'une créature est juste ou injuste, digne et capable d'être heureuse ou malheureuse, selon qu'elle consent à la justice ou à l'injustice. Voilà pourquoi on appelle, communément et avec raison, libre arbitre, ce consentement libre et volontaire, de qui seul dépend, comme je l'ai dit plus haut, tout jugement en ce qui le concerne; le mot libre a rapport à la volonté et le mot arbitre, à la raison. Mais s'il est libre, sa liberté n'est pas du genre de celle dont l'Apôtre a dit: «Là où est l'esprit du Seigneur; là aussi est la liberté (2Co 3,17);» car cette dernière liberté consiste dans l'affranchissement du péché, comme il est dit ailleurs: «Quand vous étiez esclaves du péché; vous étiez libres de la servitude de la justice... Mais à présent, étant affranchis du péché et devenus esclaves de Dieu, le fruit que vous retirez de cet état, est votre propre sanctification, et la fin sera la vie éternelle (Rm 6,18 et seq.).» Quel homme, dans sa chair de péché, peut se dire libre du péché? Ce n'est donc pas de cette liberté-là qu'est venu d le nom de libre arbitre. Mais il y a encore une autre liberté qui est l'affranchissement de la misère dont l'Apôtre parle en ces termes: «La créature sera elle-même un jour délivrée de cet asservissement à la corruption où elle est à présent, pour entrer dans la liberté et dans la gloire des enfants de Dieu (Rm 8,21):» Mais est-il quelqu'un dans cette vie mortelle qui prétende jouir de cette liberté? Ce n'est donc pas non plus de cette liberté que le libre arbitre tire son nom. Mais il y en a une autre qui me semble plus en rapport avec lui, et qu'on peut appeler la liberté, l'affranchissement de tolite nécessité, il n'est en effet rien qui soit contraire au volontaire, comme ce qui vient de la nécessité, car ce qui vient de la nécessité ne vient pas de la volonté, et réciproquement.
9007 7. Il y a donc, comme nous avons pu le voir, trois sortes de libertés. On peut être libre du péché, de la misère et de la nécessité; nous sommes libres de la nécessité par la nature, du péché par la grâce et de la misère dans la céleste patrie. Nous appellerons la première, liberté naturelle; la seconde, liberté de la grâce, et la troisième, liberté de la vie ou de la gloire. En effet, nous avons commencé, nobles créatures de Dieu que nous sommes, par être créés. En premier lieu, nous avons été créés, nobles créatures en Dieu, pour avoir une volonté libre et une liberté volontaire; en second lieu, nous avons été refaits à l'innocence, créatures nouvelles en Jésus-Christ, et en troisième lieu, nous avons été élevés à la gloire, créatures parfaites dans l'Esprit. Ainsi; la première de ces libertés est un titre d'honneur, la seconde une source de force, et la troisième le comble du bonheur; par la première, en effet, nous l'emportons sur tous les autres animaux; Par la seconde, nous vainquons la chair, et par la troisième , nous triomphons de la mort même, et de même que parme Dieu a mis sous nos pieds les brebis, les boeufs et tous les animaux sauvages, par la seconde il a plié et mis sous nos pieds toutes les bêtes spirituelles de l'air, dont il a été dit: «Ne livrez pas, Seigneur, à ces méchantes bêtes, les âmes de ceux qui s'occupent à vous louer (Ps 73,19),» et par la troisième, il nous mettra nous-mêmes sous nos propres pieds en nous faisant triompher de la corruption et de la mort; le jour où notre dernière ennemie, la mort, sera détruite, et où nous entrerons dans la liberté et dans la gloire des enfants de Dieu, dans cette liberté, dis-je, dont Jésus-Christ nous fera libres, lorsque dans son royaume il nous donnera à Dieu son Père. Je crois que c'est de cette liberté-là et de la liberté du péché qu'il parlait quand il disait aux Juifs: «Si le Fils vous délivre vous serez véritablement libres (Jn 8,36).» En s'exprimant ainsi, il voulait indiquer que le libre arbitre avait besoin d'un libérateur, j'en conviens, non pas pour être affranchi de la nécessité que, en tant que volonté (a), il ne saurait connaître, mais du péché dans lequel il était aussi librement que volontairement tombé, et de la peine que son imprudente lui a fait encourir et qu'il ne supportait qu'à regret. Or il ne pouvait être affranchi de ce double mal que par celui qui seul est libre entre les morts, c'est-à-dire qui seul est libre du péché au milieu des pécheurs.
9008 8. De tous les enfants d'Adam, il n'y en a qu'un qui puisse revendiquer

a On remarque en cet endroit, dans plusieurs éditions et dans quelques manuscrits, une différence de leçon leu importante; nous donnons celle qui nous a paru la meilleure.

pour lui l'affranchissement du péché, c'est celui qui n'a point commis le péché et des lèvres de qui nulle parole trompeuse n'est jamais sortie. Il fut également libre de notre misère, qui est la peine du péché, sinon en acte du moins en puissance, car personne ne lui a ravi la vie, mais il l'a quittée de lui-même, selon ces paroles du Prophète: «Il n'a été offert en sacrifice que parce que il l'a bien voulu (
Is 53,7): de même que c'est quand il le voulut qu'il naquit d'une femme, s'assujettit à la loi pour racheter ceux qui étaient sans la loi (Ga 4,5). Il fut donc, lui aussi, sous la loi de notre misère, mais il ne s'y trouva que parce qu'il le voulut bien, afin qu'étant seul libre au milieu d'êtres misérables et pécheurs, il brisât le double jour de la misère et du péché qui pesait sur la tête de ses frères. Il eut donc aussi, mais il les eut entières, nos trois libertés; il tient la première de sa double nature divine et humaine, et les deux autres de la puissance divine. Nous verrons plus loin si l'homme, dans le paradis terrestre, posséda les deux dernières de ces trois libertés; nous verrons aussi comment et à quel point il les posséda.



CHAPITRE IV. Quelle est la liberté des rimes saintes après la mort, et quelle est la liberté commune à Dieu et à toute créature raisonnable.

9009 9. Or, on ne peut douter que les deux premières libertés soient pleines et parfaites dans les âmes saintes après leur mort, ainsi qu'en Dieu, dans sou Christ et dans les Anges des Cieux. En effet, pour les âmes saintes, comme elles ne sont pas encore réunies à leurs corps, elles sont bien privées de la gloire,. mais elles sont complètement affranchies de toute espèce de misères. Quant à la liberté de nécessité elle appartient au même degré et indistinctement à Dieu et à toute créature raisonnable, bonne ou mauvaise; le péché ni la misère ne la détruisent ni ne la diminuent, et elle n'est ni plus grande (a) dans le juste ni moindre dans le pécheur, ni plus complète dans les Anges que dans les hommes. Ainsi de même que le consentement de la volonté humaine quand il se porte au

a C'est-à-dire, a elle n'est pas plus grande en soi,» comme saint Bernard le dit plus loin, particulièrement au n. 24 où il s'exprime en ces termes: «Ainsi, même après le péché, le libre arbitre demeure tout entier; il est misérable, mais il subsiste tout entier, etc. En effet, le propre du libre arbitre, en tant que libre arbitre, n'est point et n'a jamais été la faculté d'être sage, ce qui, à proprement parler, n'est autre chose que la conversion de la volonté au bien, n. 19, mais seulement la faculté de vouloir.» Au n. 28, saint Bernard, voulant expliquer pourquoi le libre arbitre ne peut ni s'éteindre ni diminuer, dit, c'est parce qu'il semble que c'est en lui plus particulièrement qu'on retrouve imprimées l'image substantielle de l'éternelle et immuable divinité. «Au contraire, dans les deux autres libertés» il semble qu'on ne retrouve»qu'une image superficielle de la sagesse et de la puissance de Dieu.» On peut consulter encore sur ce sujet, le sermon LXXXI, sur le Cantique des cantiques, n. 6 et suivants.

bien par la grâce, fait que l'homme est bon sans cesser d'être libre et libre sans cesser d'être libre et bon, précisément parce que ce consentement est lui-même libre et exempt de toute contrainte; ainsi quand il incline de lui-même au mal, il n'en lama pas moins l'homme également libre et voulant, c'est-à-dire mauvais par son fait, non par suite d'une contrainte extérieure. Et de même que les Anges et Dieu lui-même sont bons sans cesser d'être libres, c'est-à-dire par le fait de leur volonté propre , non d'une nécessité étrangère, ainsi le diable est tombé librement dais le mal et y persévère par un effet de sa propre volonté, non point d'une impulsion étrangère. Ainsi la Volonté demeure libre lors même que l'esprit a cessé de l'être, et aussi libre clans le mal que dans le bien, quoique plus dans l'ordre, dans le bien que dans le mal; aussi entière à sa façon dans la créature crue dans le créateur, quoique plus puissante en celui-ci qu'en celle-là.
9010 10. On a, il est vrai, l'habitude de se plaindre et de dire; je voudrais bien avoir une bonne volonté, mais je ne puis. Cela n'empêche pas qu'on ne soit libre et ne fait pas que, en ce point, la liberté souffre quelque contrainte ou quelque violence, cela prouve seulement qu'on n'a point cette liberté qui consiste dans l'affranchissement du péché; en effet, quiconque veut avoir une bonne volonté ne peut vouloir que parce qu'il a une volonté; s'il a une volonté, il a conséquemment la liberté, au moins celle qui consiste dans l'affranchissement de toute nécessité, sinon du péché. En effet, s'il ne peut, quoiqu'il le veuille, avoir une bonne volonté, c'est qu'il sent évidemment qu'il n'a pu cette liberté affranchie du péché par lequel il gémit de voir sa volonté accablée, mais non détruite. Riais d'ailleurs, on ne peut nier que celui qui veut avoir une bonne volonté en ait effectivement une. En effet, ce qu'il veut est un bien; or, on ne peut vouloir le bien, si ce n'est par l'effet d'une bonne volonté, de même qu'il n'y a que par une mauvaise volonté qu'on veut le mal. Lorsque nous voulons le bien, notre volonté est bonne, et quand nous voulons le mal, elle est mauvaise; dans les deux cas il y a volonté et, par conséquent liberté, puisqu'il ne peut y avoir nécessité là où il y a volonté. Si nous ne pouvons faire ce que nous voulons, cela nous fait seulement sentir que notre liberté est en quelque sorte captive du péché, c'est-à-dire qu'elle est malheureuse non pas détruite.
9011 11. C'est donc, à mon sens, de cette liberté seulement qui rend la volonté libre de se juger elle-même bonne, si elle consent au bien et nitre mauvaise si elle consent au mal, attendu qu'elle sent bien qu'elle ne consent à l'un ou à l'autre que parce qu'elle le veut, que le libre arbitre tire son nom: s'il procédait de cette liberté, qui consiste dans l'affranchissement du péché, il vaudrait mieux l'appeler libre conseil que libre arbitre, de même qu'il serait mieux de lui donner le nom de libre complaire, s'il venait de la liberté qui est l'affranchissement de la misère; car qui dit libre arbitre dit jugement. Or s'il appartient au jugement de discerner entre ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, c'est le propre du conseil d'éprouver ce qui est à propos ou ce qui ne l'est point, et du complaire de prononcer sur ce qui plait ou ne plaît pas. Plût au Ciel que nos conseils procédassent, en ce qui nous touche, d'une liberté égale à celle d'où procèdent nos jugements, en ce qui nous concerne, et que, de même que nous sommes exempts de toute contrainte pour discerner, par le jugement, les choses licites de celles qui ne le sont pas, le conseil le fût également en nous, pour nous faire préférer les choses licites compte étant les meilleures, et repousser les illicites comme nuisibles alors, non-seulement nous serions doués de libre arbitre, mais nous le serions évidemment de libre conseil et, par conséquent, nous serions affranchis du péché. Mais qu'arriverait-il s'il n'y avait que ce qui est expédient ou licite qui nous plût? Ne pourrait-on point dire avec raison que nous posséderions aussi alors le libre complaire, puisque dans ce cas nous nous sentirions affranchis de tout ce qui peut nous causer de la peine, c'est-à-dire de toute espèce de misère? Mais comme en réalité il y a bien des choses que le jugement nous présente à faire ou à omettre, mais que détournés de la droite voie du jugement, nous sommes conduits, au contraire, par le conseil à omettre ou à faire, et que d'un autre côté, non contents de ne point accepter volontiers, comme nous plaisant, tout ce que le conseil nous montre de bon et d'utile, nous le regardons au contraire comme étant dur et pénible et pouvons à peine le supporter avec patience, il me semble évident que nous n'avons ni le libre conseil ni le libre complaire.
9012 12. Il reste à savoir si nous en jouissions dans le premier homme, avant son péché, c'est ce que nous examinerons en son lieu. En attendant, nous pouvons être parfaitement assurés que nous en jouirons un jour, quand, avec la grâce de Dieu, nous aurons obtenu ce que nous lui demandons dans cette tarière: «Que votre volonté soit faite sur la terre, comme dans les cieux ().» Ce sera lorsque le libre arbitre, qui maintenant est commun à tous les êtres raisonnables, ainsi que je l'ai dit plus haut, et libre de toute contrainte, sera dans les élus, comme il l'est dès à présent dans les saints anges, affranchi du péché et de la misère, et que nous reconnaîtrons enfin par l'heureuse expérience de cette triple liberté quelle est la volonté de Dieu, ce qui est agréable et de plus parfait à ses yeux. Mais, en attendant qu'il ne en soit ainsi, l'homme ne possède que la liberté de l'arbitre, mais de pleine et entière. Quant à la liberté du conseil, elle n'existe qu'en partie, et encore ne se trouve-t-elle que dans un petit nombre d'hommes spirituels, qui ont crucifié leur chair avec ses vices et toutes ses concupiscences et détruit ainsi le règne du péché dans leur corps mortel. Or, il n'y a que la liberté du conseil qui détruit ce règne, encore ne l'anéantit-elle pas entièrement, car le libre arbitre est toujours captif: et voilà ce que nous demandons tous les jours à Dieu, quand nous disons «Que votre règne arrive (Mt 6,40).» Ce règne n'est pas encore entièrement arrivé parmi nous; mais il arrive un peu tous les jours et étend de plus en plus ses frontières, mais seulement dans ceux dont, par la grâce de Dieu, l'homme intérieur se renouvelle tous les jours; car plus le règne de la grâce s'étend, plus la puissance du péché diminue, mais parce qu'il n'a point encore atteint toute son étendue, à cause du corps de mort qui appesantit toujours notre âme, et de l'esclavage où la nécessité d'habiter cette demeure terrestre réduit l'esprit par les nombreuses préoccupations qu'elle lui donne, nous sommes toujours contraints de confesser et de dire: «Nous faisons tous encore beaucoup de fautes (Jc 3,2),» ou bien: «Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (1Jn 1,8).» Aussi, disons-nous toujours dans la prière: «Que votre règne arrive.» Or non-seulement, ce règne ne pourra jamais être complet en nous, tant que le péché régnera dans ce corps mortel, mais il ne le sera que lorsque le péché n'existera plus et ne pourra plus exister dans notre corps devenu immortel.





Bernard Libre arbitre