Chrysostome: Le solitaire, Les cohabitations 110


TRAITÉ DES COHABITATIONS ILLICITES


1 C'est le Traité de la Providence, adressé à Stagyre, qui devrait se trouver à cette place; un accident, que nous n'avons pu prévoir, nous oblige à le renvoyer plus loin ; c'est une erreur toute matérielle qu'il suffit de signaler pour qu'elle n'existe plus.



LIVRE PREMIER

CONTRE LES CLERCS QUI LOGENT DES VIERGES CHEZ EUX.

200 ANALYSE. Un abus étrange s'est introduit dans l'Église ; on voit des ecclésiastiques et des vierges habiter ensemble sous le même toit. — Ceux qui commettent cette irrégularité ont beau vouloir se justifier, on peut les défier d'apporter aucune raison plausible. — La volupté est la seule et unique cause de ces cohabitations plus voluptueuses qu'un mariage légitime. — Vive peinture de cette volupté. — Je suppose, dit saint Chrysostome, ces sociétés aussi innocentes qu'on veut bien le dire, elles sont encore très-pernicieuses à cause du scandale qu'elles donnent. — Le scandale est un péché toutes les fois que l'action qui le produit n'est pas plus avantageuse que nuisible. — Exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et de saint Paul. — Or, de quelle utilité sont ces sociétés? — Nous verrons qu'elles ne sont d'aucune utilité, qu'elles sont même très-nuisibles soit aux fidèles qui en sont scandalisés, soit aux clercs, soit aux vierges. — Vous, qui habitez avec une vierge, vous êtes fort ou faible ; si vous êtes faible, quittez cette société pour vous-même; si vous êtes fort, quittez-la pour les autres. — Votre force n'est qu'imaginaire, votre faiblesse seule est réelle : voyez plutôt le saint homme Job, voyez saint Paul lui-même, l'un et l'autre se trouvaient faibles pour combattre la volupté, avez-vous la prétention d'être plus fort qu'eux? — Comprenez la parole de Jésus-Christ : Qui potest capere capiat. — Il est moralement impossible que la cohabitation n'allume pas la concupiscence. — Vous voilà donc convaincu, vous êtes forcé d'avouer que rien ne vous fait rester avec une vierge, excepté la concupiscence et la volupté. — Qu'avez-vous à objecter pour votre défense? — Mais une vierge a besoin de protection pour sa personne et pour ses biens. — Mauvaise raison. — La protection que vous exercez sur la personne de cette vierge ne fait que la perdre pour l'éternité et vous-même avec elle. — Quant à celle que vous exercez sur ses biens, elle est tout à fait indigne d'un soldat de Jésus-Christ. — Votre objection n'est pas sincère, vous n'agissez point par charité; car la charité ne fait acception de personne, et votre prétendue protection ne s'étend que sur les vierges. — Pourquoi cette prédilection? — Mais les femmes ont plus besoin de secours que les hommes. — Cette raison ne vaut pas mieux que l'autre. — Les femmes qui sont accablées de vieillesse et d'infirmités ont encore plus besoin d'aide que celles qui sont jeunes et qui se portent bien, et vous ne secourez que celles-ci. — Je vais plus loin et je soutiens que quand même votre charité ne trouverait aucune autre occasion de se déployer, vous devriez vous abstenir de l'exercer en faveur de filles jeunes et belles. — Le bien que vous pouvez faire ainsi n'égale pas le scandale que vous causez. — Celui qui pèche sans scandaliser personne encourt une peine. moindre : vérité prouvée par un exemple de Moïse. — Ne dites pas qu'une jeune fille vous est nécessaire pour prendre soin de votre maison. — La maison d'un ecclésiastique ne doit pas être assez considérable pour exiger une intendante. — Quand même vous auriez besoin de quelqu'un pour cette charge, un frère vous conviendrait mieux. — Vive et spirituelle satire. — Conduite aussi ridicule que dégradante de ces clercs à l'égard des vierges, dans l'intérieur des maisons, et jusqu'à l'église. — Après la correction qui est sévère, hardie, véhémente, ironique, satirique, vient l'exhortation ; elle est pleine de douceur, de charité, d'onction ; elle est pressante, amicale, paternelle. — Saint Chrysostome a, dans cet écrit, quelque chose de l'âpreté de saint Jérôme. — Cette remarque est de M. l'abbé Martin.

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1. Nos ancêtres ne connaissaient que deux motifs pour lesquels l'homme habitait avec la femme : l'un est ancien et juste et conforme à la raison, c'est le mariage qui a été institué par Dieu, suprême législateur: Pour cela, en effet, dit le Seigneur, l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à son épouse, et ils seront deux en une seule et même chair. (
Gn 2,24) L'autre est plus nouveau, il est condamnable et contraire à la loi, c'est la fornication qui s'est introduite par la malice du démon. Dans ce siècle on voit naître une troisième manière nouvelle et étrange. il ne serait pas facile d'en (92) découvrir la cause. Quelques-uns, en effet, prennent dans leurs maisons des jeunes filles encore vierges, les enferment et les entretiennent jusqu'à un âge très-avancé, et cela, non pour avoir des enfants, car ils disent n'avoir point de commerce charnel avec elles, ni pour satisfaire leur passion, puisqu'ils assurent qu'ils les conservent vierges. Si on leur demande le motif d'une telle conduite, ils répondent qu'ils en ont plusieurs; mais, faux prétextes; pour moi, je crois qu'ils n'ont aucune raison qui soit honnête ou même sérieuse. Cependant nous ne parlerons pas encore de la valeur de ces raisons; nous dirons auparavant ce que nous soupçonnons être le motif principal de cette conduite. Et quel est-il donc ? A coup sûr, si je m'éloigne du but, vous pouvez me répondre. Où trouver la vraie raison qui explique une manière d'agir si singulière?

Il me semble qu'il y a toujours quelque plaisir pour un homme à cohabiter avec une femme, je ne dis pas seulement en vivant selon la loi du mariage, mais même en dehors de cette loi et sans commerce charnel. Cette pensée est-elle juste? je ne puis le dire, je vous expose mon sentiment, et ce n'est peut-être pas seulement le mien, mais aussi celui des hommes que j'attaque ; oui, tel est leur sentiment, cela est manifeste: jamais ils ne négligeraient à ce point leur réputation, jamais ils ne causeraient un si grand scandale, si dans cette manière de vivre ils ne trouvaient pas quelque volupté secrète dont le charme puissant les enchaîne et les captive. Quelques-uns nous entendent peut-être avec peine tenir un pareil langage; je les prie de me pardonner et de ne pas s'indigner, car ce n'est pas sans répugnance et non plus sans réflexion que je m'expose à leur ressentiment. Je ne suis ni assez insensé, ni d'une humeur assez fâcheuse pour vouloir blesser tout le monde sans sujet; mais quelle douleur, quelle angoisse de voir la majesté de Dieu outragée et le salut de tant d'âmes compromis par cette décevante volupté, courant funeste dont les ondes enchantées glissent fatalement vers l'abîme ! Je prétends donc que ce commerce n'est pas sans douceur, je soutiens même qu'il allume, entre les personnes qui y vivent, une flamme plus ardente que le mariage entre les époux. Etrange langage, direz-vous d'abord; mais, quand je vous l'aurai démontré, vous serez de mon avis.

En effet, le commerce avec une épouse légitime n'étant pas défendu apaise la concupiscence, et souvent même en éteignant une flamme d'abord trop vive, éloigne de ce commerce l'époux rassasié.

L'enfantement et les douleurs qui l'accompagnent, la naissance et l'éducation des enfants, les fréquentes maladies qui en sont la suite, tout cela brise le corps, bientôt on voit se faner les fleurs de la première jeunesse et l'aiguillon de la volupté s'émousser. Il n'en est pas de même d'une vierge; ici, point de commerce charnel qui calme la nature ardente et en brise la fougue ; point d'enfantement douloureux, point de soins pénibles donnés aux enfants, qui usent le corps et en flétrissent la beauté, le corps conserve sa première vigueur loin de tout contact qui pourrait l'épuiser. Les femmes mariées, en devenant mères et en nourrissant leurs enfants, vieillissent vite, s'affaiblissent promptement. Les vierges conservent jusqu'à l'âge de quarante ans leur jeunesse et leur verdeur, elles pourraient rivaliser encore avec celles qui vont prendre un époux. Ceux qui habitent avec elles sont comme brûlés de deux feux, d'une part leur ardeur n'est point éteinte par le commerce charnel, puisqu'il leur est interdit, de l'autre le foyer de la concupiscence est toujours là qui s'embrase de plus en plus.

Telle est, je soupçonne, la cause de cette cohabitation. Mais pas d'indignation, pas d'emportement; ne blessons personne, celui qui veut guérir un malade n'agit point avec colère ni par des moyens violents, il présente le remède avec beaucoup de précaution et avec des paroles pleines de douceur. Si notre but était de punir, et si nous remplissions les fonctions de juge, nous devrions nous indigner; mais si, laissant de côté le rôle du juge qui punit, nous voulons être le médecin qui guérit, nous devons exhorter, conjurer et, si cela est nécessaire, nous jeter aux genoux des coupables, pour arriver au but que nous nous sommes proposé. Un médecin veut-il éloigner les malades d'une nourriture, d'une boisson nuisible, bien que cette nourriture, cette boisson, renferment une certaine douceur, il leur persuade qu'elles sont non-seulement nuisibles, mais même désagréables. Ainsi devons-nous agir en leur montrant que cette cohabitation, bien qu'elle paraisse douce et agréable, est funeste et non moins dangereuse qu'un breuvage (93) mortel. Elle paraît procurer beaucoup de plaisir, mais au fond quelle amertume pour cette âme qui met son bonheur dans la volupté !

Le renoncement à une mauvaise habitude n'est sérieux et durable que lorsqu'il est le fruit de la persuasion. Lorsque c'est la crainte ou la nécessité qui sépare quelqu'un d'une personne aimée, la passion s'en augmente encore et un retour est presque inévitable. L'homme qui se défait d'une habitude par la conviction qu'il a acquise qu'elle est nuisible et remplie de désagréments, cet homme est bien converti, la sentence de condamnation portée par lui-même, en pleine connaissance de cause, contre ce qu'il a quitté est plus forte que toute contrainte extérieure. Comment donc persuaderons-nous à ceux pour qui nous écrivons, que la cohabitation avec une vierge est un abus non-seulement funeste, mais même amer? comment? sinon par la nature même des choses. Si quelqu'un, pouvons-nous leur dire, devant une table somptueuse, chargée de viandes variées et exquises, défendait avec dès menaces terribles de toucher aux mets qui sont servis, qui est-ce qui voudrait s'asseoir à cette table et devenir ainsi son propre bourreau? — Personne à mon avis; la vue des mets causerait moins de jouissance que la défense d'y toucher ne causerait de peine. Si quelqu'un montrait à un homme dévoré d'une soif ardente une fontaine aux eaux pures et limpides et lui défendait d'en boire, même d'y tremper l'extrémité de ses doigts, pourrait-on imaginer un supplice plus affreux?

202 2. Ici je ne pense pas avoir de contradicteur, ce supplice est si grand que les païens eux-mêmes, qui savent si bien ce que c'est que la volupté et la peine, voulant représenter des hommes en proie à de fortes souffrances, imaginent précisément une fiction de ce genre. Dans cette fable, il est question de quelqu'un qui mérite d'être puni par les plus cruels supplices : on place devant lui des mets de toutes sortes, il voit couler des ruisseaux limpides, et on lui interdit l'usage de tout cela. Etend-il la main, tout ce qu'il voit s'enfuit et s'enfuit toujours. Telle est la fiction relative à ce genre de tourment imaginé par les païens. (Xénophon. Apomnemon I, 3, 9.)

Un philosophe (Xén. 10), voyant un de ses amis embrasser un fort bel enfant, s'écria tout étonné : voilà un homme qui se précipiterait volontiers dans le feu, lui qui n'a pas craint d'allumer, par ce baiser, un si grand incendie dans son coeur. Pour moi, je ne veux pas dire que les hommes dont je parle se permettent des baisers ou des attouchements sur les vierges qui habitent avec eux; supposons cependant que des calomniateurs osent l'avancer, et prouvons qu'en se permettant de telles libertés, ils ne feraient qu'accroître leur tourment. Le regard seul cause déjà une si vive douleur ! Si vous y joignez les attouchements, ce plaisir, plus grossier que le plaisir produit par le regard, allume aussi une flamme plus ardente, cause une douleur plus aiguë et excite plus violemment la passion devenue plus terrible qu'une bête farouche. Plus nous donnons d'aliments au foyer de la concupiscence, plus grandes sont nos souffrances; et de même que celui qui, assis à une table ou sur le bord d'une fontaine, doit se contenter de regarder, est moins tourmenté que celui qui peut toucher sans pourtant goûter; ainsi, ceux qui sont à même de se procurer certains attouchements sur des vierges sont plus tourmentés par cet attouchement que par le simple regard; le toucher rendant la privation plus pénible.

Et qu'est-il besoin d'emprunter nos raisonnements aux fictions païennes, lorsque nous pouvons établir cette vérité sur un jugement de Dieu même? Lorsque le Seigneur veut punir Adam de sa désobéissance, est-ce loin du paradis terrestre, qu'il l'envoie fixer sa demeure ? non, c'est tout près de ce lieu de délices qu'il lui ordonne de rester, afin que la vue continuelle du bonheur qu'il a perdu par sa faute, excite en lui une plus cuisante douleur de son péché. — Mais, va sans doute m'objecter quelqu'un, si c'est quelque chose de si amer que d'habiter avec une femme, comment se fait-il que la plupart s'y attachent avec tant d'ardeur? — Voici ma réponse : Cette recherche ardente ne prouve qu'une chose, c'est que ces hommes sont malades et à l'extrémité : ainsi agissent les malades, pour un petit rafraîchissement, pour un plaisir d'un moment, ils s'exposent à prolonger et à augmenter leur mal; chacun le peut constater dans les fiévreux ; ils ne veulent pas se priver pour quelque temps du soulagement bien court que procurent un mets, une boisson défendue, et ils tombent dans une maladie longue et difficile à guérir. Mais ceux qui se portent bien ne doivent pas se conduire comme ceux qui sont malades; (94) autrement et la médecine et la saine philosophie les condamnent.

Cela n'arrive pas seulement à ceux que dévorent la fièvre ou l'amour et ses flammes impures, mais aussi à ceux que la soif des richesses ou toute autre passion tourmente. Voyez un avare : il n'ignore pas que des biens infinis sont réservés à ceux qui distribuent aux pauvres ces trésors périssables et de si peu de valeur, et pourtant avec quelle âpre vigilance il les garde ! avec quel soin il les enfouit ! Un fugitif et misérable plaisir qui doit être suivi d'un supplice éternel, d'une part; de l'autre, la privation de quelques froides satisfactions, ayant pour conséquence assurée une félicité sans terme comme sans mesure, voilà ce qui s'offre à son choix, et c'est le premier lot qu'il préfère !.. C'est précisément ce qui arrive aux hommes que j'attaque ici, ils n'ont pas le courage de priver leurs yeux d'un plaisir rapide et vain et ils allument en eux des flammes insupportables ! plus ils s'imaginent se procurer de plaisir, plus ils sont malheureux; le démon, avec un artifice digne de sa malice, fait en sorte, pour augmenter et prolonger cet incendie, que ces malheureuses victimes jouissent et souffrent en même temps, leur procurant, pour les tromper, je ne sais quel adoucissement dans leur torture.

203 3. Mais j'entends déjà quelqu'un condamner mes paroles et m'accuser d'exagération. La cohabitation n'offre pas de si graves inconvénients pour des hommes vraiment dignes de ce nom. Heureux ceux qui sont tels, s'il y en a ! Combien je voudrais avoir leur force ! Cependant je suis disposé à tout croire, même que de pareils hommes peuvent exister ! Mais auparavant je voudrais que nos censeurs pussent nous persuader qu'un jeune homme plein de sève et de vigueur, habitant avec une fille vierge encore, et assis à ses côtés, mangeant avec elle, avec elle s'entretenant familièrement tout le jour, et, pour ne rien dire de plus, se laissant aller à une gaieté désordonnée, à des éclats de rire immodérés, à des paroles doucereuses et à d'autres choses que la modestie m'empêche de dire, qu'un jeune homme, comprenez bien, habitant la même maison, s'asseyant à la même table, là où règne une grande liberté de paroles, là où se font sans cesse des échanges mutuels, un jeune homme ne sera surpris par aucune affection humaine, qu'il sera pur de toute jouissance criminelle, de toute concupiscence ! Oui, que ceux qui nous accusent me démontrent cela. Mais ils ne veulent pas être instruits, et quand nous donnons des preuves pour nous justifier, ils crient contre nous à l'impudence; nous sommes, disent-ils, pris de la même maladie qu'eux et nous ne voulons que cacher notre malice.

Que nous importe, répondez-vous, ce que l'on peut dire? Nous ne sommes pas coupables des faiblesses des autres, et si quelqu'un se scandalise à tort, nous ne serons pas punis pour ce scandale des faibles. Ah ! tel n'est pas le langage de saint Paul, l'Apôtre ordonne d'avoir compassion de la faiblesse de celui qui se scandalise même à tort. Pour que le scandale soit exempt de châtiment, il faut que les suites en soient plus avantageuses que nuisibles. S'il en est autrement, si, en dehors de tout bon résultat, les autres sont scandalisés soit pour quelque raison, soit sans raison, soit parce qu'ils sont faibles, leur perte nous sera imputée et Dieu nous redemandera compte de ces âmes ainsi perdues. A ce sujet, pour que nous ne nous croyions pas dispensés, dans tous les cas, d'avoir égard à ceux pour qui nous pourrions être une occasion de scandale, le Christ nous a tracé certaines limites et donné des règles; car il a agi en cela, tantôt d'une manière et tantôt d'une autre, selon que le demandaient les circonstances.

Il parlait un jour de la nature des aliments et disait qu'ils n'avaient rien d'impur en soi, afin de nous affranchir des observances judaïques; Pierre entra et dit : Ils se scandalisent. (
Mt 15,12-14) — Laissez-les, répondit le Sauveur. Et non-seulement il n'en tint pas compte, mais il les accusa: Tout arbre que n'a, pas planté mon Père céleste, sera arraché. (Mt 5,13) Et ainsi il abolit la loi qui défendait l'usage de certaines viandes. Mais voici ceux qui réclamaient l'argent de l'impôt. Ils s'approchent de Pierre en lui disant : Votre Maître ne paie pas le tribut. (Mt 17,23) Alors il n'agit pas comme auparavant, mais il s'abstint du scandale et dit: Pour ne pas les scandaliser, jette l'hameçon dans la mer, prends le premier poisson qui se présentera, tu trouveras dans sa bouche une pièce de monnaie : prends-la et donne-la pour toi et pour moi. (Mt 17,27) Voyez-vous comment tantôt il évite le scandale, et tantôt, non. Dans ce dernier cas en effet, (95) il n'importait pas beaucoup que la gloire du Fils unique de Dieu fût manifestée; n'a-t-il pas cherché dans d'autres circonstances, à la couvrir comme d'un voile, défendant à la multitude de dire qu'il était le Christ? Il n'y avait pour lui aucun inconvénient à payer le tribut; mais que de malheurs s'il avait refusé de le payer ! On se serait éloigné de lui comme d'un tyran, comme d'un rebelle, comme d'un ennemi de sa patrie capable d'attirer sur elle les derniers malheurs. Aussi, quand on veut l'enlever et le faire roi, il s'enfuit et il craint que la multitude ne s'arrête à cette opinion. Dans le premier cas, il avait ses raisons pour agir comme il agit, pour ne tenir aucun compte du scandale. Il agissait en vue d'un bien beaucoup plus important que le mal qui pourrait résulter du scandale. Il convenait en effet parfaitement en ce temps, que ceux qui aspiraient à une plus haute perfection ne fussent pas arrêtés par les prescriptions judaïques; il fallait avant tout songer à la pureté du coeur, ne pas s'embarrasser des observances légales, et laisser de côté le soin minutieux de ces choses purement extérieures.

Imitateur du divin Maître, tantôt saint Paul tient compte du scandale, tantôt il néglige d'y faire attention : Je cherche, dit-il, à plaire à tous en toutes choses, ne recherchant pas ce qui m'est utile, mais ce qui est utile à tous, afin qu'ils soient sauvés. (1Co 10,33) Si donc Paul dédaigne son utilité personnelle pour s'occuper de ce qui est utile aux autres, de quels châtiments ne serons-nous pas dignes, si nous refusons d'être utiles à nos frères, lorsqu'il ne faudrait pour cela que rompre avec une habitude dangereuse pour nous-mêmes, si nous prenons plaisir à nous perdre, nous et les autres, tandis que nous pourrions procurer le salut des autres et nous sauver en même temps qu'eux? En un mot, toutes les fois que l'Apôtre prévoit que l'action qu'il va faire sera plus profitable que dommageable, il passe outre, sans s'occuper de ceux qui se scandaliseront. S'aperçoit-il qu'il n'y a aucun avantage à espérer d'une action, et que le seul résultat sera le scandale, alors pour que le scandale n'arrive pas, il est disposé à tout faire et à tout souffrir. Et il ne discute pas sur tout cela comme vous. Il ne dit pas : pourquoi sont-ils faibles? pourquoi se scandalisent-ils sans raison? Mais il est surtout indulgent envers ceux qui sont assez faibles pour se scandaliser sans raison.

204 4. Dites-moi donc quel motif raisonnable peut alléguer celui qui se scandalise en voyant manger de la viande et boire du vin? Est-ce que Dieu ne l'a pas permis dès l'origine? Et pourtant, si quelqu'un se scandalise à ce sujet, Paul s'abstient: Je ne mangerai pas de viande, dit-il, je ne boirai point de vin, de peur de scandaliser mon frère. (1Co 8,13) Il ne dit pas comme nous tout à l'heure : « Suis-je donc responsable de la faiblesse d'autrui? Un homme faible trouve l'occasion de se scandaliser, est-ce donc moi qui dois subir le châtiment? » Et en parlant de la sorte, son raisonnement eût été plus juste que le nôtre, car, se scandaliser pour ces sortes de choses, c'est de la folie et de l'extravagance. Mais pour les choses dont je parle, on peut donner des motifs, et en grand nombre, et des motifs légitimes qui valent la peine d'être examinés.

Oui, si Paul eût voulu, il aurait mis en avant des raisons plus fortes que les nôtres; il n'en dit rien, il ne voit qu'une chose : le salut du prochain. Et voyez avec quelle force il s'exprime: il ne dit pas une fois ou deux, il rie détermine pas de temps, mais : Jamais, dit-il, je n'en mangerai, un autre est scandalisé. Et n'allez pas croire qu'il s'arrête là, il va encore plus loin. Après avoir dit: Il est bon de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin (Rm 14,21); il ajoute : Ni de faire quoique ce soit qui serait pour ton frère une pierre d'achoppement, une cause de scandale ou de défaillance. Et remarquez encore la sagesse de notre grand docteur. Laissant le faible, il commence par réprimander le fort. Car celui qui est fort est cause de la faiblesse de l'autre, parce qu'il peut corriger sa faiblesse et qu'il ne le fait pas. Et qu'est-il besoin de parler des frères qui sont faibles ? Il veut qu'on prenne les mêmes précautions avec les juifs et les païens : Ne soyez pas, dit-il, un sujet de scandale pour les juifs et les païens, ni pour l'Eglise de Dieu. (1Co 10,32). Ainsi, plus vous vous dites fort, plus vous prétendez ne courir aucun danger en habitant avec des vierges, plus vous êtes obligé de rompre ce lien ; plus vous êtes fort, plus il est juste que vous aidiez le faible à ne pas tomber. Ainsi donc, si vous êtes faible, à cause de votre faiblesse, cessez de cohabiter. Si vous êtes fort, cessez de cohabiter à cause de la faiblesse d'autrui. Celui qui est fort doit (96) l'être non-seulement pour lui, mais encore pour les autres. Si, en vous disant fort, vous méprisez la faiblesse d'autrui, vous serez doublement puni, et parce que vous n'avez pas épargné sa faiblesse, et parce que vous avez assez de force pour en avoir compassion. Chacun de nous est responsable du salut de son prochain; et voilà pourquoi il nous est ordonné de chercher non-seulement notre intérêt, mais encore celui des autres (1Co 10,24) ; nous avons été rachetés à un très-baut prix (1Co 6,20) ; et notre rédempteur nous a imposé cette loi pour l'utilité commune de nos âmes. Certainement c'est déjà beaucoup de se sauver soi-même, néanmoins ce n'est pas tout; il faut encore aider les autres à opérer leur salut.

Les plus beaux raisonnements que vous pourrez faire seront inutiles, vos oeuvres vous condamneront, ainsi que le dommage qui résultera pour vous de la présence continuelle d'une jeune fille dans votre maison. Quand je vois que rien ne peut vous arracher à cette habitude, que vous ne tenez pas compte des choses qui peuvent vous causer tant de dommage, que vous ne vous rendez pas après tant de reproches; que vous foulez aux pieds jusqu'à votre réputation, que vous soulevez contre l'Eglise des haines violentes, que vous faites sortir le blasphème de la bouche des païens, et que vous accréditez partout les bruits les plus infamants; quand je vois cette cohabitation produire de si grands maux sans aucun bien; quand je réfléchis qu'il suffirait de rompre cette communauté de vie pour faire disparaître tous ces maux et attirer toutes sortes de biens, et qu'en présence de tout cela vous refusez de changer de conduite, comment puis-je persuader aux autres que vous êtes exempt de toute affection coupable et pur de toute mauvaise concupiscence ?

Allons plus loin, admettons que vous restiez pur en partageant votre habitation avec une jeune fille; voyez Job, ce bienheureux patriarche ne présumait pas autant de sa force et de sa sagesse. Il avait montré un courage à toute épreuve, il avait rompu tous les filets du démon ; il avait fait preuve d'une vertu extraordinaire, plus fort par sa chasteté que le fer et le diamant, il avait épuisé la puissance du démon, et pourtant il redoutait une semblable lutte et regardait tellement comme impossible de garder son coeur pur et intact en habitant avec une vierge, qu'il voulut se soustraire non-seulement à toute cohabitation, mais à tout regard, à tout commerce, et qu'il fit avec ses yeux un pacte absolu pour s'interdire même un regard sur une vierge ; il savait, en effet, et il savait parfaitement qu'il est difficile, peut-être même impossible, de ne pas tomber dans le mal, je ne dis pas en habitant avec une vierge, mais en se permettant sur elle un regard curieux. Aussi il disait : Je ne veux pas même penser à une vierge. (Jb 31,1)

Et si Job ne vous paraît pas une autorité suffisante quoiqu'en réalité nous ne soyons pas dignes de son fumier, cependant si vous pensez que son exemple ne soit pas en rapport avec votre grandeur d'âme, rappelez-vous l'admirable prédicateur de la vérité, Paul, qui a parcouru l'univers tout entier et qui a pu dire ces paroles pleines d'une si grande sagesse : Je ne vis plus, mais Jésus-Christ vit en moi (Ga 2,20) ; — Je suis crucifié au monde et le monde est crucifié pour moi (Ga 6,14) ; — et encore : Je meurs chaque jour. (1Co 15,31) C'est cet homme comblé de tant de grâces, victorieux en tant de luttes, éprouvé par tant ;de dangers, modèle de prudence et de sagesse, c'est lui qui nous déclare, qui nous affirme que tant que nous respirerons dans cette prison de chair, il nous faudra combattre et travailler, parce que la continence ne se garde pas sans combat, parce que ce beau triomphe de la chasteté ne s'obtient qu'à force de sueurs et de travaux. Ecoutez ses paroles : Je châtie mon corps et je le réduis en servitude, dans la crainte qu'après avoir annoncé l'Evangile aux autres, je ne sois moi-même réprouvé. (1Co 9,27) Aveu manifeste des révoltes de la chair, de l'ardeur de la concupiscence, des luttes continuelles de l'Apôtre et d'une vie qui n'était qu'un combat de tous les instants.

Le Christ lui-même ne montre-t-il pas combien cette vertu est difficile, lorsqu'il ne permet même pas de regarder le visage des femmes, lorsqu'il menace du supplice des adultères ceux qui se permettent ces regards. Une autre fois, Pierre ayant fait la réflexion qu'il n'était pas avantageux de se marier (Mt 19,10), le Seigneur, dans sa réponse, ne va pas jusqu'à faire une loi du célibat et de la virginité, mais il insiste encore sur cette difficulté de la vertu de chasteté : Que celui qui peut y atteindre, y atteigne, dit-il. (Mt 12)

Ne savons-nous pas que de nos jours des (97) hommes se lient avec une chaîne de fer; se couvrent d'un sac, se réfugient sur le sommet des montagnes, passent leur vie dans des jeûnes et des veilles continuelles, s'astreignant à la plus sévère discipline, interdisant à toute femme l'entrée de leur cellule, et se mortifiant rudement, et que, malgré tout cela, ils ont beaucoup de peine à éteindre le feu de la concupiscence ? Et l'on veut qu'en voyant un homme habiter avec une vierge, ne pouvoir s'en séparer, se plonger dans les délices, aimer mieux perdre son âme que cette compagne, être prêt à tout faire, à tout souffrir plutôt que de se séparer de cet objet de son amour; on veut, dis-je, que nous ne soupçonnions aucun mal, que nous voyions en cela non un ouvrage de la concupiscence, mais une oeuvre de piété !

O l'homme étonnant ! Mais, pour être capable de cette naïveté de sentiments, comme de cette pureté d'intention, c'est avec les rochers qu'il faut vivre et non dans la société des hommes. Peut-être ne le croirez-vous pas à cause de votre extraordinaire chasteté : cependant, j'ai entendu dire que des hommes se passionnaient pour des statues de pierre ! Si une vaine représentation, une figure inanimée et froide produit une telle impression, quelles ardeurs n'allumera pas la vue d'un vrai corps, joignant à la beauté des formes tout le charme du sentiment et de la vie ! Quoi que vous disiez pour vous défendre, on croira vos accusateurs plutôt que vous, parce qu'ils ont pour eux la vraisemblance. L'homme éprouve-t-il pour la femme un désir naturel, ou non? De quel côté est la vraisemblance? évidemment du côté de ceux qui soutiennent que ce désir existe. Quand, malgré tant de motifs qui poussent à renoncer à ces cohabitations, vous ne voulez pas vous rendre, quand vous vous jetez résolument dans cet abus, malgré le déshonneur et les désagréments qui vous attendent pour tout avantage, que faut-il vraisemblablement en conclure? Que vous agissez avec une bonne intention ou avec une mauvaise? A mon avis, on dira sans hésiter que votre intention n'est pas bonne.

205 Toutefois, nous ne voulons point trop approfondir; admettons que les scandales dont vous êtes l’occasion n'ont point de motif réel: Veuillez me dire pourquoi vous avez une jeune fille dans votre maison. L'affection et l'amour, tel est le motif ordinaire de cette cohabitation. Otez l'amour, la cohabitation n'a plus de raison d'être. Quel homme, en effet, voudrait, sans ce motif impérieux, supporter les faiblesses, les caprices et toutes les autres imperfections d'une femme ? C'est pourquoi Dieu a donné à la femme une arme spéciale, la beauté,, sachant bien qu'elle serait méprisée si elle n'exerçait pas cette sorte d'empire, et qu'aucun homme exempt de passions ne voudrait s'unir avec elle. Si, maintenant qu'elles sont si indispensables, puisqu'elles servent à la propagation de l'espèce humaine, qu'elles gouvernent l'intérieur de la maison, et rendent encore beaucoup d'autres services, elles sont néanmoins souvent méprisées et chassées de la famille; comment, sans l'attrait de la concupiscence, pourriez-vous les aimer, surtout quand elles attirent tant d'opprobres sur vous? Avouez donc la cause de cette cohabitation, ou vous me forcerez à en soupçonner une, c'est-à-dire une coupable concupiscence, ou une honteuse volupté.

Mais quoi ! si nous pouvons, direz-vous, apporter une cause juste et raisonnable, n'aurez-vous pas parlé en vain? — C'est évident, mais je vous défie d'alléguer aucun motif légitime ; néanmoins, parlez, je veux être instruit. Avez-vous seulement l'ombre d'un prétexte? — Cette vierge, dites-vous, est sans défense, elle n'a ni époux ni tuteur, souvent même ni père ni frère; elle a besoin de quelqu'un qui lui tende la main, la console dans sa solitude et ses peines, lui fasse un rempart de sa personne contre ses ennemis, et la mette en sûreté comme dans un port à l'abri des tempêtes de la vie.

De quelle sûreté, je vous le demande, me parlez-vous ? Quel est ce port, cet asile ? Je vois bien une digue, mais elle ne met pas à l'abri des tempêtes, elle les excite au contraire; elle ne repousse pas l'effort des vagues, mais elle soulève des orages terribles qui sans elle ne seraient pas à craindre. Et vous ne rougissez pas, et vous ne voilez pas votre visage en vous défendant de la sorte ! Quand même, de ce ministère que vous prétendez remplir, il ne résulterait ni accusation, ni perte quelconque, ni scandale; quand vous pourriez vous en acquitter tout en conservant votre réputation pure de tout soupçon, ne serait-ce pas encore une tâche indigne de vous, que de grossir la fortune de ces jeunes filles, de les entretenir elles-mêmes dans l'amour de l'argent, de les lancer au milieu des affaires, de les former (98) aux occupations mondaines, en remplissant près d'elles les fonctions, d'intendants, de procurateurs, d'avocats? Pourrez-vous parler de la pauvreté et conseiller le mépris des richesses, vous qui faites profession d'enseigner comment l'on garde son bien, comment on l'augmente, comment l'on entasse revenus sur revenus, vous qui vous êtes faits trafiquants, banquiers pour l'amour de ces jeunes filles; c'est bien inutilement que vous le ferez, je vous en avertis.

Que vos espérances sont petites ! Ne devons-nous pas porter la croix et suivre le Christ? et vous, rejetant la croix comme de lâches soldats qui abandonnent leur bouclier, vous prenez la quenouille et la corbeille, rentrant ainsi par une porte d'ignominie dans la vie du monde à laquelle vous avez renoncé. Quand on est marié, on peut sans honte s'occuper de ces soins, mais quand on est censé avoir renonce au monde, quelle hypocrisie et par conséquent quelle honte d'y rentrer sous un autre nom ! Je ne m'étonne pas de la réputation qui vous est faite, de gourmands, de flatteurs, de parasites, d'esclaves des femmes, puisque, mettant de côté la noblesse que nous avons reçue du ciel, nous l'échangeons contre la servitude et la bassesse des choses de la terre. Jadis des hommes, vraiment grands et généreux ceux-là, refusèrent d'administrer les biens des veuves, nonobstant les murmures qui éclatèrent à cette occasion, et regardant une pareille occupation comme au-dessous de la dignité de leur ministère, ils la confièrent à d'autres. Et nous, nous ne rougissons pas de vouer notre existence à grossir la fortune des autres, même au détriment de leur salut, de nous ravaler ainsi au rang des eunuques que ces soins regardent, nous à qui il a été commandé de porter tous les jours dans nos mains notre vie et notre âme pour toute arme contre nos ennemis.

Quoi donc, dites-vous, on enlèvera les biens des vierges; elles seront ruinées, circonvenues par leurs parents, leurs amis, les étrangers et les serviteurs, et nous verrons cela avec indifférence ! Belle manière de témoigner à cette vierge combien nous apprécions le sacrifice qu'elle a fait en renonçant au mariage, en méprisant le monde, en préférant Jésus-Christ à tout, que de la laisser exposée sans défense aux embûches de ceux qui voudront la dépouiller de ses biens. — Combien il vaudrait mieux pour elle qu'elle se mariât et vécût avec un époux qui administrerait ses biens, que de rester vierge en déchirant le pacte de son alliance avec Dieu, en déshonorant par une conduite mondaine une profession si sainte et si honorable, et en entraînant dans le même naufrage et les autres et elle-même ! Comment pouvez-vous dire qu'elle préfère le Christ à tout, puisque le Christ dit bien haut : Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent (
Mt 6,94) ; qu'elle méprise le monde et les biens présents, puisque vous lui conseillez de se passionner pour les plaisirs? Comment pourrez-vous exhorter une femme mariée à mépriser les richesses, vous qui en amassez pour une vierge ? et cette vierge elle-même, comment pourrez-vous la laisser unie constamment à Dieu, lorsque vous consumez votre vie et dépensez toute votre activité pour ses affaires temporelles ? Comment une vierge pourra-t-elle s'adonner à l'étude de la sagesse, quand elle vous verra, vous homme, vous indigner, vous irriter pour la moindre atteinte portée à ses intérêts pécuniaires ? Comment pourra-t-elle supporter avec résignation une perte d'argent, quand elle vous verra tout faire et tout souffrir pour augmenter sa fortune ? Ce n'est pas ainsi que Dieu veut nous voir délivrés de ces soucis ; il veut que nous méprisions les richesses et que nous renoncions à tout ce qui est de la vie présente; mais vous ne voulez pas que la loi de Dieu règne, vous ne le souffrez pas !

Mais quoi ! ajoutez-vous, si cette vierge a besoin de secours, si elle souffre de mauvais traitements? N'est-ce pas quelque chose de bien peu digne de son état? — Il y a quelque chose de plus indigne encore d'une vierge, c'est de s'enrichir et de se jeter dans le tourbillon, les affaires temporelles.

Si elle exige encore quelque chose de plus, comme par exemple prêter à intérêt et qu'elle nous supplie de faire ce commerce, ne serons-nous pas répréhensibles de lui refuser un service qu'elle ira demander ailleurs? — Bien plus, si elle se lance dans des spéculations indignes de sa condition et que, sur notre refus d'y coopérer, elle traite avec des étrangers, ne méritons-nous pas des- reproches? — Nullement, vous serez digne d'éloges; vous ne mériteriez le blâme qu'en rendant vous-même ce coupable service. Vous voulez que nul ne puisse lui enlever ses richesses, ni la dépouiller, conseillez-lui de les déposer dans (99) le ciel, c'est un lieu où elle n'aura pas besoin d'un homme pour veiller à leur conservation. — Si elle veut administrer ses biens. — Pourquoi plaisanter en matière sérieuse? Etre vierge et agir ainsi, c'est jouer un jeu de mort. Quand elle s'expose à toutes ces luttes, et qu'elle se livre à des soins peu dignes d'elle, elle encourt la peine la plus grande, la plus terrible vengeance. N'avez-vous pas entendu la loi posée par Paul, ou plutôt par le Christ parlant par la bouche de Paul, lorsqu'il distingue l'une de l'autre la femme mariée et la vierge chrétienne, pour imposer à celle-ci des obligations particulières? Que celle qui n'est pas mariée, dit-il, pense aux choses du Seigneur, afin qu'elle soit pure et de corps et d'esprit. (1Co 7,34) Or, cette méditation des choses divines, vous en détournez les vierges par l'assiduité et la servilité des soins dont vous les entourez; attentif à leurs moindres désirs, vous êtes plus complaisant pour elles que des esclaves qu'elles achèteraient de leur argent.

Après cette première objection, sur laquelle vous passez condamnation, vous en faites une seconde et vous dites : pour ce qui est des jeunes filles riches, vous avez raison, nous n'avons rien à répondre; mais celles qui sont dans la misère, jusqu'à être obligées de mendier, quel crime y a-t-il de les en tirer?

Fasse le ciel qu'en les délivrant d'une misère, vous ne les précipitiez pas dans une autre plus terrible ! Si c'est par obéissance pour Celui qui a ordonné de secourir les pauvres, que vous agissez comme vous faites, vous avez une infinité de frères à soulager : la matière ne manquera pas à un si beau zèle; exercez la charité quand vous n'aurez pas à craindre de scandaliser quelqu'un; lorsque l'aumône produit le scandale, elle devient une cruauté et une barbarie. Où donc est l'avantage quand, en nourrissant le corps, vous perdez l'âme? quand, en donnant un vêtement, vous faites soupçonner une nudité plus honteuse que celle que vous cachez? lorsque, en servant les intérêts du corps, vous dissipez les trésors de l'âme? lorsque, en faisant prospérer les biens de la terre, vous compromettez l'héritage céleste? quelle aumône que celle qui insulte à la gloire de Dieu, que celle qui provoque les opprobres, la honte, les injures, les sarcasmes de la part des personnes scandalisées, quelquefois même de la part de celles que vous prétendez servir et soulager. Une telle aumône part non d'une âme compatissante, mais d'un coeur cruel et inhumain. Si vous agissiez par charité et par compassion, vous feriez de même pour tous les hommes indistinctement.

Les femmes, dites-vous, ont plus besoin de protection. Les hommes ont des ressources qu'elles n'ont pas. — Vous ne faites pas attention que, parmi les hommes, beaucoup sont plus faibles que les femmes, tant à cause de leur grande vieillesse, qu'à cause de leur mauvaise santé, de la mutilation de leurs membres, ou d'autres infirmités. Mais enfin, puisque vous aimez mieux prendre soin des femmes, parce qu'elles sont en général plus faibles et que vous êtes pour elles plus miséricordieux et plus compatissant, vous ne serez pas sans trouver l'occasion de les soulager; nous vous en indiquerons, auxquelles vous pourrez faire du bien, sans être blâmé et même avec l'espérance d'une grande récompense. Il y a des femmes accablées de vieillesse, privées de l'usage de leurs mains, aveugles, affligées de mille autres manières, surtout pauvres, et la pauvreté est plus pénible à supporter que la maladie; un extrême dénuement produit les maladies du corps, et la pauvreté elle-même devient, par la maladie, plus lourde, plus insupportable.

Recherchez ces pauvres femmes, rassemblez-les, ou plutôt vous n'aurez pas pour cela beaucoup de peine à prendre : tout le monde les voit, elles sont toutes prêtes pour quiconque veut leur tendre une main secourable. Si vous avez des trésors, donnez-les pour les soulager; si vous êtes fort, robuste, aidez-les par vos soins et votre travail. Vous trouverez là de quoi employer, et la force de votre corps, et l'argent de votre bourse; vous ne manquerez même pas de démarches à faire. Il faudra leur procurer une demeure, leur préparer des remèdes, des lits, des vêtements, une bonne nourriture et bien d'autres choses. Ne seraient-elles que dix malades, vous aurez de quoi exercer votre zèle; or, notre ville en est remplie, on les compte par milliers. Les voilà, celles qui ont besoin de secours, celles qui sont désolées, celles qui sont là étendues à terre; voilà une aumône bien placée, voilà le cas de montrer de l'humanité, voilà ce qui procure la gloire de Dieu; voilà une charité utile, et à ceux qui en sont témoins, et à ceux qui la reçoivent, et à ceux qui la font. N'est-il pas plus juste d'aider les plus faibles de préférence (100) à celles qui sont plus fortes, celles qui sont âgées plutôt que les jeunes, celles qui manquent même du nécessaire avant celles qui possèdent quelque chose, celles qui inspirent l'horreur plutôt que celles qui sont aimées de tout le monde, celles qui sont accablées d'outrages plutôt que celles qui peuvent repousser l'insulte et se faire respecter?


Chrysostome: Le solitaire, Les cohabitations 110