Jérôme - oeuvres morales 150

CHAPITRE V. Néant de l'homme à l'heure de la mort.

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V. 1. " Ne dites rien inconsidérément et avec précipitation ; que votre coeur ne se hâte point de proférer des paroles devant Dieu; car Dieu est dans le ciel et vous êtes sur la terre; c'est pourquoi parlez peu. La multitude des soins produit les songes, et l'imprudence se trouve dans la multitude: des paroles." Plusieurs se persuadent que l'Écriture nous ordonne dans ce passage d'être fort réservés à faire des promesses et des voeux devant le Seigneur, sans avoir auparavant examiné si nos forces nous permettront de les accomplir; car Dieu est présent quand nous le prions, et, bien qu'il habite dans le ciel et que nous vivions sur la terre, il entend néanmoins tout ce que nous disons : ainsi il condamne notre imprudence et notre témérité quand nous parlons beaucoup en sa présence. D'autres disent, avec plus de raison et dans un meilleur sens, que l'Ecclésiaste (168) nous avertit de prendre garde, lorsque nous considérons les perfections de Dieu ou que nous en parlons, de ne point nous former des idées indignes de cet être souverain, mais de nous souvenir de notre propre faiblesse, et que nos pensées sont aussi éloignées de la nature de Dieu que le ciel est élevé au-dessus de la terre c'est pourquoi nous devons peu parler de ces choses; car de même qu'un homme qui a la tête embarrassée de plusieurs affaires est sujet à beaucoup de rêves et de songes pendant la nuit, il arrive aussi à ceux qui osent disputer et faire de longs discours sur la nature de Dieu de tomber dans des illusions et des opinions peu sensées. Enfin on peut encore donner ce sens aux versets que nous expliquons. Nous devons d'autant plus parler peu de Dieu que nous ne connaissons que fort imparfaitement les choses mêmes dont nous croyons avoir une entière certitude: nous les voyons dans de faibles images et dans un miroir, enveloppées souvent d'énigmes et de figures obscures; et, s'il faut parler juste, notre science tient beaucoup des songes d'un homme qui rêve et qui se croit fort riche pendant son sommeil. Après tout, nos discours touchant la Divinité n'aboutissent qu'à faire paraître notre témérité et notre imprudence; car en parlant beaucoup nous ne saurions éviter de commettre quelque péché.

V. 3 et 4. " Si vous avez fait un voeu à Dieu, ne différez pas de vous en acquitter, car la promesse infidèle et imprudente lui déplait; mais accomplissez tous les voeux que vous aurez faits. Il vaut beaucoup mieux ne faire point de voeux que d'en faire et de ne les pas accomplir." Un endroit aussi clair et aussi facile à comprendre n'a pas besoin de commentaire: il vaut beaucoup mieux ne rien promettre à Dieu que de ne point accomplir ce qu'on lai a promis, parce que cela lui déplait infiniment, et que ceux qui ne s'acquittent pas de leurs vaux et de leurs promesses sont mis au rang des insensés. Mais si nous voulons approfondir davantage ces paroles de l'Écriture, nous pouvons dire qu'elle ordonne aux chrétiens de ne point avoir une foi stérile, mais d'accomplir par de bonnes ouvres ce qu'ils ont promis dans leur baptême. Autrement ils se rendent semblables aux Juifs, qui ne laissèrent pas de tomber dans le culte des idoles après avoir fait à Dieu des promesses solennelles et avoir dit tous d'une même voix : " Nous accomplirons tous les commandements du Seigneur. " Ces promesses ne les ont point empêchés de maltraiter les serviteurs du père de famille, de les déchirer à coups de verges, de les lapider, ni enfin de faire mourir son propre fils. Il vaut donc beaucoup mieux peser bien ce qu'on veut faire avant que de se déterminer, que de promettre facilement et de se rendre ensuite difficile à s'acquitter de ce qu'on a promis, parce que le serviteur qui tonnait la volonté de son maître et qui ne l'accomplit pas mérite d'être châtié fort sévèrement.

V. 5. " Que la légèreté de votre bouche ne soit pas à votre chair une occasion de tomber dans le péché, et ne dites pas devant l'Ange: " On ne connaît point ce qui se passe ", de peur que Dieu, étant irrité par vos paroles, ne détruise tous les ouvrages de vos mains." Voici ce que mon Hébreu pensait sur ces paroles. Ne promettez point ce que vous ne pouvez pas accomplir, car le vent n'emporte point vos paroles; mais l'ange gardien, qui est présent et que Dieu a donné à chacun de nous pour nous accompagner, porte aussitôt devant Dieu tout ce que vous dites; et vous, qui prétendez que Dieu n'a pas entendu les promesses que Nous lui avez faites, vous excitez sa colère et l'obligez par votre conduite à dissiper et détruire toutes vos entreprises et toutes vos actions. Cela est bien pensé, mais il n'a pas fait assez d'attention quand il a expliqué ces paroles " pour l'aire tomber votre chair dans le péché," parce qu'il a cru que l'Ecclésiaste avait dit " N'abusez point de votre bouche, pour ne point pécher. "

Pour moi, je trouve un autre sens dans ce verset, et je ne doute point que l'Ecclésiaste n'y condamne ceux qui se plaignent de la fragilité et des mauvaises inclinations de leur corps, et qui disent qu'ils sont nécessités par la chair à faire ce qu'ils ne voudraient pas, selon ce que dit l'Apôtre : " Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je ne veux pas, etc. " Ne cherchez donc pas, dit Salomon, de vains prétextes et des excuses frivoles pour être une occasion de péché à votre corps, et ne dites pas Ce n'est pas moi qui pèche, mais c'est le péché qui est dans ma chair. Aquila dans sa version a traduit le mot hébreu segaga par : involontaire, et il veut que l'Écriture en cet (169) endroit nous défende de dire devant l'ange que Dieu nous a donné : " Ce que je fais est involontaire;" car en parlant de la sorte vous offensez Dieu et le faites auteur du mal et du péché, ce qui vous attire son indignation et sa colère, et l'oblige d'arracher d'entre vos mains tout le bien que vous pouviez avoir. Et peut-être que si vous avez de ces sentiments, Dieu vous abandonnera à un sens réprouvé qui vous fera faire bien des choses qui ne conviennent pas à un homme raisonnable.

V. 6. " Où il y a beaucoup de songes il y a aussi beaucoup de vanité et des discours sans fin; mais, pour vous, craignez Dieu. " Les Hébreux expliquent encore ce verset en cette manière : Ne tombez pas dans les péchés dont nous venons de parler ci-dessus, et ne soyez point facile à croire aux songes; et lorsqu'il vous arrivera d'avoir des songes et des représentations de diverses choses pendant le repos de la nuit, méprisez-les comme des illusions et des rêves, et ne craignez que Dieu seul et non les fantômes que vous avez pu voir en dormant, parce que ceux qui croient aux songes s'abandonnent à beaucoup de vanités et d'inepties.

Expliquons ceci dans un autre sens, et écoutons ce que dit l'Ecclésiaste : Comme je vous ai déjà averti de prendre garde, " que votre bouche ne soit pas à votre chair une occasion de tomber dans le péché, " et de ne point chercher des excuses frivoles à vos péchés, je continue ici à vous donner les mêmes avis, et j'ajoute sur cela que, notre vie n'étant qu'un songe, nous vivons et nous passons de même que les diverses figures que nous remarquons dans les nuées; que c'est cette légèreté qui nous fait trouver beaucoup de raisons vraisemblables pour excuser nos fautes et nos péchés. C'est pourquoi je vous exhorte de faire attention sur vous-même, de prendre garde surtout de ne point vous imaginer que Dieu n'est pas présent à tout ce que vous faites; mais que sa crainte au contraire vous persuade fortement que vous ne faites point d'action que ses yeux ne considèrent ; qu'il vous a créé avec la liberté, et qu'étant d'une nature libre, vous n'êtes point forcé de faire ce que vous faites, mais que vous le faites parce que vous voulez bien le faire : Teque liberi arbitrii conditum non cogi, sed velle quod facias.

V. 7 et 8. " Si vous voyez l'oppression des pauvres, la violence qui règne dans les jugements, et le renversement de la justice dans une province, que cela ne vous étonne pas; car celui qui est élevé en a un autre au-dessus de lui; et il y en a encore d'autres qui sont élevés au-dessus d'eux; et de plus il y a un roi qui commande à tout le pays qui lui est assujetti. " La robe de Jésus-Christ, qui était sans couture et faite d'un même tissu depuis le haut jusqu'en bas, ne put être déchirée par ceux qui le crucifièrent. Un possédé qu'il avait délivré de la servitude du démon fut couvert des habits de ses apôtres, et s'en retourna chez lui parfaitement sain et guéri. Apprenons de là, dans nos traités de l'Ecriture, à ne point déchirer les vêtements de notre Ecclésiaste, à ne point quitter l'ordre et la suite du texte, de peur d'imiter ceux qui ne font qu'entasser des opinions et des divers sentiments les uns sur les autres, comme s'ils voulaient faire à leur gré un vêtement de plusieurs vieilles pièces d'étoffe rapportées et cousues les unes avec les autres. Que nos explications soient donc suivies, et qu'elles ne changent point le sens que nous avons déjà donné aux paroles de l'Ecriture. L'Ecclésiaste a dit auparavant: " Gardez-vous de dire devant votre bon ange ", que Dieu ne connaît pas ce qui se passe ici-bas, afin de ne pas irriter sa colère par un tel blasphème. II s'est aussi élevé contre ceux qui nient la Providence et qui ne veulent pas que Dieu se mêle de la conduite des choses humaines; mais comme ce qu'il commandait n'était pas sans difficulté et qu'on pouvait lui objecter: S'il est vrai qu'il y a une Providence, pourquoi les justes sont-ils dans l'oppression, et pourquoi voyons-nous dans tout le monde tant d'injustices et tant d'iniquités, sans que Dieu en prenne aucune vengeance? il répond donc à cette difficulté en disant ici : Si vous voyez le pauvre dans l'oppression et dans la misère, et si vous êtes choqué de ce que les richesses l'emportent sur la justice, n'en soyez pas surpris puisque Dieu, qui est infiniment élevé au-dessus de tout ce qu'il y a de plus grand et de plus puissant, considère toutes ces choses; et quoiqu'il pût dès à présent remédier à tout par ses anges, qu'il a établis sur les grands et sur les juges de la terre, il diffère néanmoins à faire justice ,jusqu'à la fin des siècles, quand il séparera pour jamais les bons des (170) méchants et qu'il rendra à chacun selon ses oeuvres. Il en use à présent comme un laboureur qui souffre pour un temps dans son champ le mélange de l'ivraie avec le froment : le temps de la moisson viendra, et alors on amassera le bon grain pour le conserver, et l'on fera brûler les ivraies et les méchantes herbes.

V. 9 et 10. " L'avare n'a jamais assez d'argent; et celui qui aime les richesses n'en retire point de fruit : c'est donc là encore une vanité. Où il y a beaucoup de bien il y a aussi beaucoup de personnes pour le manger : de quoi donc sert-il à celui qui le possède, sinon qu'il voit de ses yeux beaucoup de richesses? " On nous donne en cet, endroit une idée juste d'un homme avare, qui ne peut être rassasié de biens et de richesses, parce que tant plus il en a tant plus en souhaite-t-il, selon cette belle maxime d'Horace: " L'avare est toujours dans l'indigence. " Salluste, appelé le noble historien, a dit aussi, de la cupidité des richesses, que " l'avarice ne diminue point, soit dans l'indigence, soit dans l'abondance. " L'Ecclésiaste nous assure donc que les richesses n'apportent aucune utilité à celui qui les possède, si l'on en excepte le plaisir qu'il a de les voir de ses yeux; car à proportion qu'il a de biens, il prend un plus grand nombre de domestiques et de serviteurs qui consomment ses revenus et ses richesses, de sorte qu'il n'en a que sa part comme l'un d'eux , ne prenant que la nourriture d'une seule personne selon sa capacité.

V. 11. " Le sommeil est doux à l'ouvrier qui travaille, soit qu'il ait peu ou beaucoup mangé mais le riche est si rempli de viandes qu'il ne peut dormir. " Il continue de parler des riches et des avares, et il les compare à ceux qui travaillent pour gagner leur vie, et qui dorment tranquillement, soit qu'ils aient peu ou beaucoup mangé du fruit de leur travail; au lieu que les riches ne sauraient reposer, pleins qu'ils sont de toutes sortes de viandes, dont l'intempérance leur cause une grande indigestion et des chaleurs excessives qui tourmentent l'estomac, sans parler des pensées et des inquiétudes qui leur déchirent le coeur pendant la nuit. Au reste, comme " la mort et est souvent appelée " sommeil, " nous pouvons dire qu'elle sera douce et agréable à ceux qui auront travaillé pendant cette vie, et qui se seront exercés dans de bonnes oeuvres. Il n'en sera pas de même à l'égard des riches, qui ne pensent point à travailler à leur salut, et que l'Ecriture condamne par ces paroles: " Malheur à vous, riches! parce que vous avez reçu toutes les consolations que vous pouviez vous donner. "

V. 12 jusqu'au 16. " Il y a encore une autre maladie très fâcheuse que j'ai vue sous le soleil des richesses conservées avec soin pour être le tourment de celui qui les possède. Il les voit périr avec une extrême affliction. Il a mis au monde un fils qui sera réduit à la dernière pauvreté. Comme il est sorti nu du sein de sa mère, il y retournera de même, et n'emportera rien avec lui de son travail. C'est là vraiment une maladie bien digne de compassion. Il s'en retournera comme il est venu : de quoi lui sert donc d'avoir tant travaillé en vain? Tous les jours de sa vie il a mangé dans les ténèbres, dans un embarras de soins, dans la misère et dans les chagrins. " Ceci est la suite de ce que l'Ecclésiaste a déjà dit en parlant des riches, qui ne sauraient jouir de leurs propres biens, et qui encourent souvent de grands dangers à cause de leurs richesses. Il sont si malheureux que de n'avoir pas même la consolation de laisser à leurs enfants ce qu'ils ont amassé, parce que les uns et les autres sont enlevés de ce monde par la nécessité de la mort, et s'en retournent tout nus en terre comme ils étaient venus au monde, sortant du sein de leurs mères. Rien ne les accompagne en l'autre vie; ils y vont tout seuls et tout nus. Mais en vérité n'est-ce pas la plus mortelle des maladies, et la dernière des misères, que de se tourmenter si violemment par tant de peines d'esprit pour acquérir des richesses périssables, que nous ne saurions emporter avec nous en mourant, quoiqu'elles nous aient coûté beaucoup d'afflictions, de gémissements, de chagrins et de procès, et cent autres semblables travaux inutiles?

V. 17, etc. " J'ai donc cru qu'il est bon qu'un homme mange et boive, et qu'il se réjouisse dans le fruit qu'il retire de tout le travail qu'il endure sous le soleil pendant les jours que Dieu lui a donnés pour la durée de sa vie, et que c'est là son partage. Et quand Dieu a donné à un homme des richesses, du bien et le pouvoir d'en manger, de jouir de ce qu'il a eu en partage et de trouver sa joie dans son travail, cela même est un don de Dieu; car il se souviendra peu des jours de sa vie, parce que (171) Dieu occupe son coeur de délices. " L'auteur de ce livre trouve fort heureux un homme qui sait faire usage du bien qu'il possède, en comparaison d'un avare qui mange à la dérobée et en cachette le peu qu'il prend pour se sustenter, et qui pendant toute sa vie s'accable de peine et de chagrin pour amasser des richesses périssables dont la mort le dépouillera bientôt ; car celui qui se sert de son bien en retire du moins quelque petit plaisir passager, au lieu que l'avaricieux n'en a d'autre avantage qu'un excès de peines et d'embarras. Et la raison qu'il donne lorsqu'il dit que c'est un bienfait de Dieu que de pouvoir jouir de son bien; c'est, ajoute-t-il, " parce qu'il se souviendra peu des jours de sa vie. " Cela veut dire que Dieu, par la joie qu'il lui permet d'avoir , le retire des occupations accablantes de l'avarice; et c'est ce qui fait qu'il ne vit pas dans la tristesse, qu'il n'est point déchiré de diverses pensées, et qu'il ne songe qu'aux divertissements dont il jouit actuellement. Mais il me paraît plus vraisemblable d'entendre ceci du manger et du boire spirituel dont parle l'Apôtre, de cette viande divine que Dieu donne à notre esprit et qui nous remplit le coeur de joie, en récompense des travaux qui nous occupent saintement dans ce monde; car il nous coûte toujours beaucoup d'application et de trayait de contempler les vérités éternelles de la foi et les solides biens de notre espérance. C'est donc là notre sort et notre partage, de pouvoir jouir du fruit de notre étude et de nos saintes méditations. Mais après tout, quelque avantage que nous trouvions en cela même, nous ne jouirons jamais parfaitement des biens célestes jusqu'à ce que Jésus-Christ, qui est notre vie, se manifeste à nous et nous rende participants de sa gloire.

CHAPITRE VI. Néant d'une longue vie.

160 Qo 6

V. 1, etc. " Il y a encore un autre mal que j'ai vu sous le soleil, et qui est ordinaire parmi les hommes: un homme à qui Dieu a donné des richesses, du bien, de l'honneur, et à qui il ne manque rien de tout ce qu'il peut désirer pour la vie ; et Dieu ne lui a point donné le pouvoir d'en manger, mais un étranger dévorera tout. C'est là une vanité et une grande misère. Quand un homme aurait eu cent enfants, et qu'il aurait vécu beaucoup d'années, et qu'il serait fort avancé en âge, si son âme n'use point du bien qu'il possède , et qu'il soit même privé de la sépulture, je ne crains point d'avancer de cet homme qu'un avorton vaut mieux que lui; car c'est en vain qu'il est venu au monde : il s'en retournera dans les ténèbres, et son nom sera enseveli dans l'oubli. Il n'a point vu le soleil, et n'a point connu la différence du bien et du mal ; mais il est plus heureux que l'autre, quand il aurait vécu deux mille ans, s'il n'a point joui de ses biens. Tous ne vont-ils lias au même lieu ? "

Salomon dans cette section nous fait; la peinture d'un riche avaricieux, en nous assurant que la sordide avarice est un mal fort commun parmi les hommes. Cet homme à qui chose du monde ne planque est assez malheureux pour s'affliger lui-même par une épargne pleine de folie, et pour se refuser ce qu'il conserve à la dissolution de ceux qui jouiront de ses biens. Et pour exagérer davantage la misère de cet avare, l'Ecclésiaste ajoute encore que, quand un riche de cette nature aurait mis au monde cent enfants, et quand même il aurait vécu, non pas près de mille ans comme Adam , mais deux mille si l'on veut, il ne craint point de lui préférer un avorton qui périt au moment de sa naissance; car enfin celui-ci n'a jamais connu ni éprouvé aucun mal ni aucun bien; au lieu qu'un avaricieux qui possède des biens immenses est bourrelé et tourmenté de beaucoup de soins, de chagrins et d'inquiétudes. D'ailleurs un avorton passe d'abord au repos du tombeau, pendant que l'avaricieux est dans des agitations continuelles et qui durent autant que sa vie; après quoi la mort les met l'un et l'autre dans un même lieu.

Ce qui est remarqué au milieu du texte : " Il n'a pas même eu de sépulture, " peut signifier que le riche avaricieux n'a pas songé à se préparer un sépulcre, de peur que cette dépense ne diminuât en quelque l'acon ses grandes richesses; ou bien l'Ecriture nous apprend ce qui arrive fort souvent dans le monde, quand des gens riches sont assassinés par des voleurs et des scélérats qui privent de la sépulture les corps de ceux qu'ils ont tués pour avoir leurs richesses, en les cachant dans des lieux inconnus afin de n'être point découverts. Mais je crois que les paroles de l'Ecclésiaste ont un sens qui parait plus naturel. Il veut donc dire que le riche avaricieux n'a jamais fait de belles actions qui eussent pu conserver sa mémoire à la postérité. Ainsi, ayant vécu comme les bêtes, dont la mémoire est entièrement abolie, on ne se souvient pas plus des avares que s'ils n'avaient jamais été, quoiqu'ils aient possédé des trésors et des richesses qui les auraient rendus recommandables s'ils avaient su s'en servir et les employer à leur propre gloire.

V. 7 et 8. " Tout le travail de l'homme est pour la bouche, mais son âme n'en est pas remplie. Qu'a le sage de plus que l'insensé? qu'a le pauvre au-dessus de lui , sinon qu'il va au lieu où est la vie ? " Tout le travail des hommes dans ce monde aboutit à la conservation de la vie : on travaille pour avoir de quoi manger, et la bouche consume tout le fruit du travail de nos mains. Les viandes, après avoir été brisées par les dents dans notre bouche, descendent dans l'estomac où se fait la digestion. Le plaisir court que donne le manger commence dans la bouche ; on ne le sent que pendant que les viandes sont dans le gosier ; dès qu'elles sont descendues dans les entrailles, il n'y a plus de différence entre les mets les plus exquis et les plus délicieux et les viandes les plus grossières. On a beau se rassasier et manger souvent, l'âme n'en est pas moins vide, soit à cause que nous avons toujours faim et besoin de prendre de la nourriture pour nous conserver la vie , soit à cause que les viandes corporelles ne contribuent point à la réfection spirituelle de l'âme; car le sage peut aussi peu se passer de nourriture pour la vie du corps que les fous et les insensés, les uns et les autres étant également assujettis à toutes ces nécessités. C'est ce qui oblige les pauvres à se trouver devant les maisons des grands, où ils savent qu'ils recevront les aumônes des riches.

Mais pour donner un sens plus noble à ces paroles, il faut les entendre des fidèles qui sont savants dans les divines Écritures, et qui portent dans leur bouche cette céleste doctrine qu'ils ont apprise avec beaucoup de peine et de travail pour en nourrir leur esprit et pour en édifier leurs frères qui les entendent parler. Leur âme ne peut assez se remplir de cette divine nourriture, parce que leur coeur a toujours plus d'ardeur et de zèle à mesure qu'ils acquièrent des lumières et des connaissances nouvelles. Et de là vient la différence du chrétien sage et du chrétien insensé, de celui qui est pauvre selon les maximes de l'Evangile et de celui qui ne l'est point. Celui qui est pauvre ou détaché de toutes les affections de la terre reconnaît sa pauvreté et son indigence : c'est pourquoi il tâche de s'élever au-dessus de lui-même pour contempler les vérités divines qui nous promettent la vie et des délices éternelles. Ces connaissances lui font ensuite embrasser un état plus saint, et le font marcher dans la voie étroite qui conduit à la vie. Quand il est assez heureux que d'être arrivé à ce haut point de perfection il se trouve pauvre, c'est-à-dire exempt de tout péché ; et alors il connaît distinctement où Jésus-Christ, qui est notre vie, a établi sa demeure, et où il se plait d'habiter.

V. 9. " Il vaut mieux se conduire avec circonspection que de s'abandonner à ses inclinations; mais cela même est une vanité et une présomption d'esprit. " La version de Symmaque est beaucoup plus claire en cet endroit, où nous lisons : " Il est plus avantageux d'avoir de la prévoyance que de se conduire comme l'on veut;" c'est-à-dire : II vaut mieux faire toutes choses avec sens et ,jugement, qui sont les yeux de l'âme, que de s'abandonner à ses inclinations et aux mouvements de sa propre volonté; car c'est ce qu'on appelle dans l'Écriture . " marcher dans l'âme; " comme il est dit dans Ezechiel : " Ces gens se conduisent au gré de la volonté de leur coeur. "

Mais on peut dire que l'Ecclésiaste invective contre l'orgueil et contre la complaisance que les orgueilleux ont pour leurs propres lumières. II vaut donc mieux faire toutes ses actions avec sagesse et prévoyance que de n'approuver que ce que l'on l'ait, parce qu'il n'est rien de plus vain ni de plus mauvais que cette complaisance orgueilleuse qu'on a pour soi-même. Quo nihil deterius, et omni vento vanius. Remarquez encore ici que Symmaque appelle "affliction d'esprit " ce que les autres interprètes ont traduit " présomption d'esprit , " ou " se repaître de vent. " Ces différences sont venues de l’ambiguïté du terme hébreu ruha, qui signifie: le vent, et : l'esprit.

V. 10. " Celui qui doit être est déjà connu par son nom ; on sait qu'il est homme, et qu'il (173) ne peut pas disputer en jugement contre un plus puissant que lui. " Ceci est une prédiction manifeste de l'avènement du Sauveur, dont le nom était marqué dans les Écritures avant son incarnation. Il était aussi connu des prophètes et des serviteurs de Dieu, qui savaient qu'il serait homme, et qu'en cette qualité il ne pouvait pas se comparer à son père ni disputer avec lui; comme il a dit lui-même dans l'Évangile: "Mon père, qui m'a envoyé, est plus grand que moi. " C'est pourquoi on nous ordonne dans la suite de ce livre de n'être pas trop curieux pour vouloir approfondir ce mystère, et pour savoir sur ce sujet beaucoup de choses que l'Écriture ne nous a point enseignées. Ne velit homo plus scire quàm Scriptura testata est. Car n'ayant presque point de connaissance de notre état et de ce que nous sommes, et d'ailleurs notre vie passant comme une ombre, dans l'incertitude des choses à venir, il ne nous convient pas de vouloir examiner des choses qui surpassent la portée de notre esprit.

Quelques-uns ont cru que le verset que nous expliquons signifie que Dieu tonnait par leurs noms tous les hommes qui viendront après nous, et qu'il n'appartient pas à l'homme de faire rendre compte à celui qui l'a fait, ni de lui demander pourquoi il l'a fait de telle ou de telle manière ; que plus on s'attache à la recherche de ces choses inconnues, plus aussi fait-on paraître la vanité et l'inutilité de ses discours; qu'au reste la prescience de Dieu n'ôte point le libre arbitre; mais qu'il y a des raisons précédentes qui justifient pourquoi chaque chose a été faite de la sorte.

CHAPITRE VII. Néant des curiosités et des sciences.

170 Qo 7

V. 1. " On discourt beaucoup, on se répand en beaucoup de paroles dans la dispute , et ce n'est que vanité. Qu'est-il nécessaire à un homme de rechercher ce qui est au-dessus de lui, surtout ne connaissant point ce qui lui est avantageux en sa vie, pendant les jours qu'il est étranger sur la terre, et durant le temps qui passe comme l'ombre? Ou qui lui pourra découvrir ce qui doit être après lui sous le soleil ? " Puisque l'homme, dit l’Ecclésiaste, est si peu clairvoyant en ce qui le regarde, et que toutes ses connaissances sont si éloignées de la vérité,

embarrassées d'ombres, d'obscurités et de nuages, et que d'ailleurs la multitude de paroles le fait tomber dans le péché. qu'il apprenne à se taire et à ne point raisonner sur nos divins mystères; qu'il lui suffise de croire que Jésus-Christ est venu pour nous sauver, sans trop examiner les circonstances de son avènement, la manière en laquelle il s'est fait voir, pourquoi il n'est pas venu avec un grand éclat de puissance et de majesté, et pourquoi il a voulu au contraire se faire si faible et si pauvre devant les hommes.

V. 2. " La bonne réputation vaut mieux que les parfums précieux, et le jour de la mort que celui de la naissance. " Considérez, dit-il, vous qui êtes un homme mortel, considérez la brièveté de votre vie, et souvenez-vous qu'en peu de temps votre corps va être réduit en poudre, et que vous ne serez plus ce que vous êtes aujourd'hui. Faites-vous donc, pendant que vous vivez, une bonne réputation qui dure plus que votre vie, et tâchez de mériter que la postérité, entendant prononcer votre nom, en ait autant de joie et de plaisir que ceux qui sentent l'odeur des parfums les plus précieux et les plus agréables. Quant à ce qui est dit du jour de la mort et du jour de la naissance, cela nous apprend qu'il est plus avantageux à un homme de quitter le monde, et d'être délivré d'une infinité d'afflictions et de l'incertitude de son salut, que de venir au monde pour être exposé à tous ces dangers et sujet à toutes ces misères. D'ailleurs on sait au jour de la mort ce que nous avons été, mais personne ne peut dire, le jour de notre naissance, ce que nous serons un jour. Enfin l'âme séparée du corps, quand l'homme meurt, est mise en liberté, au lieu que depuis le jour de notre naissance l'esprit se trouve lié à une chair mortelle, qui lui fait trop souvent sentir le poids de ses infirmités et de ses faiblesses.

V. 3. " Il vaut mieux aller à une maison de deuil qu'à une maison de festin; car dans celle-là on est averti de la fin de tous les hommes, et celui qui est vivant pense à ce qui lui doit arriver un jour. " On retire plus de profit d'assister aux funérailles qu'on fait aux morts que d'aller goûter les délices des festins, parce que la présence d'un corps mort nous fait rentrer en nous-mêmes, et nous avertit de toutes les misères humaines, dont la plus terrible est la nécessité de la mort ; mais lorsque nous sommes dans un festin il arrive que nous ne pensons qu'à nous réjouir, et que la dissolution nous fait perdre la crainte et le souvenir que nous pouvions avoir des jugements de Dieu.

Au reste, remarquez ici qu'on peut démontrer par les sentiments de l'Ecclésiaste, qui semble ci-dessus autoriser la volupté et les délices du corps, qu'il n'a jamais prétendu leur donner la préférence sur une vie réglée, comme plusieurs se l’imaginent mal à propos , mais qu'il a seulement comparé un homme qui sait faire usage de son bien à celui qui, par une avarice excessive, se prive des nécessités même fie la vie, en comparaison duquel un homme qui se sert de ce qu'il possède est infiniment plus heureux et plus sage, encore qu'il ne prenne que des plaisirs d'un moment; car comment l'auteur de ce livre pourrait-il préférer le deuil et la tristesse des funérailles à la joie et aux plaisirs des festins, s'il croyait que le boire et le manger sont des choses bien avantageuses? Nunquam enim tristiam luctus festivitati convivii praetulisset, si bibere et vesci alicujus putasset esse momenti.

V. 4. " La colère vaut mieux que les ris, parce que le coeur est corrigé par la tristesse qui parait sur le visage. " Le ris fait tomber dans la dissolution ceux qui aiment à rire ; la colère et la tristesse corrigent et font revenir ceux qui pèchent. Soyons donc en colère contre nous-mêmes lorsque nous sommes tombés dans quelque faute et dans quelque péché. Fâchons-nous aussi contre ceux qui pèchent , parce que la sévérité d'un visage triste est un grand remède pour nous rendre meilleurs intérieurement , comme l'explique la version de Symmaque. C'est pourquoi nous pouvons dire avec Jésus-Christ clans l'Evangile : " Malheur à vous qui riez maintenant, parce que vous pleurerez. "

V. 5. " Le coeur des sages est où se trouve la tristesse, et le coeur des insensés où la joie se trouve. " Heureux," dit notre Sauveur, "ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. " Samuel, depuis le péché du roi Saül, le pleura tous les jours de sa vie. Saint Paul dit aussi qu'il pleurait ceux qui n'avaient point fait pénitence de plusieurs grands péchés qu'ils avaient commis. Le sage va volontiers où il sait qu'il doit trouver des maîtres et des directeurs qui corrigent ses fautes, qui lui apprennent à verser des larmes et qui l'invitent à pleurer ses péchés. N'allons donc point, si nous sommes sages, chez des docteurs qui nous flattent et qui nous trompent; évitons ces vaines joies qu'on trouve dans les maisons des faux directeurs, qui ne cherchent pas la conversion de ceux qui les écoutent, mais leurs louanges et leurs applaudissements. Non eat ad domum laetitiae, ubi doctor adulatur et decipit, ubi non conversionem audientium, sed et plausus quaerit et laudem. De tels directeurs méritent qu'on gémisse sur leur conduite. Ils se contentent d'être riches en discours et en paroles, et, pleins qu'ils sont d'eux-mêmes, ils reçoivent en ce monde toute leur consolation et leur récompense. Les versets suivants sont une confirmation de ce que nous avançons ici, et ils s'accordent parfaitement avec notre explication.

V. 6 et 7. " Il vaut mieux être repris par un homme sage que d'être séduit par les flatteries et les chansons des hommes insensés; car le ris de l'insensé est comme le bruit que font les épines lorsqu'elles brûlent sous un pot; mais cela même est une vanité. " En effet il est plus avantageux, sans comparaison, d'être repris par un homme sage et judicieux que d'être séduit par des discours qui plaisent et qui nous flattent. C'est ce que Salomon nous enseigne aussi dans cette belle sentence du livre des Proverbes : " Les plaies que nous fait la main d'un ami sont plus avantageuses que les baisers que nous donne volontairement un ennemi. " Car les paroles d'un directeur sujet à flatter ses auditeurs doivent être comparées au bruit désagréable que font les épines qui brûlent sous un pot, puisque les discours d'un flatteur demeurent sans aucun profit , et qu'ils nous engagent plutôt à brûler dans le feu qui est préparé aux méchants qu'ils ne nous en retirent. Ils nous inspirent même l'amour et le soin des choses du monde, que l'Evangile nomme, par une expression figurée, des ronces et des épines. Symmaque ne suit point la traduction des Septante: " Parce que le ris de l'insensé est comme le bruit que font les épines. " Il a cru mieux traduire en disant : " C'est par ces discours que certains se trouvent embarrassés dans les liens des insensés ; " ce qui veut dire que les enseignements de tels maîtres embarrassent de plus en plus leurs disciples, parce que chacun d'eux demeure lié et enchaîné par ses propres péchés. Ad vocent talium (175) praeceptorum magis auditor innectitur, dùm vinculis peccatoriem suorum unusquisque constringitur.

V. 8. " La calomnie trouble le sage, et elle abat la fermeté de son coeur. " Le sage dont il est parlé dans ce verset n'est pas un homme consommé dans la piété et dans la sagesse, mais qui tâche d'y faire du progrès, et duquel il est écrit: " Reprenez le sage et il vous en aimera: " car pour les parfaits, ils n'ont point besoin d'être corrigés , et ils ne savent ce que c'est que de se laisser troubler par les calomnies des méchants. Si nous voyons quelquefois des hommes sages et vertueux dans l'oppression et chargés de calomnies, servons-nous de cet endroit de l'Écriture pour ne pas nous troubler des injustices qu'on commet contre eux sans que Dieu, qui est présent à tout, les secoure sur le moment. Au lieu de traduire avec les Septante et les autres interprètes grecs : " Et elle abat la force de son coeur, " Symmaque a traduit : " Et Mattana perd le coeur, " c'est-à-dire : et les présents corrompent le coeur ; ce qui fait le même sens que ce que nous lisons ailleurs " Les présents rendent aveugles les yeux même des sages. "

V. 9. " La fin du discours vaut mieux que le commencement. " Les épilogues, dans les discours, valent mieux que leurs exordes, parce que l'application de celui qui parle finit avec son discours, au lieu qu'il se trouve, en commençant, dans l'empressement et dans l'embarras. Mon Hébreu m'expliquait ce verset et le suivant de cette manière : Il vaut mieux faire attention aux suites et à la fin d'une affaire que d'en considérer le commencement, et il vaut mieux être patient que de se laisser emporter aux mouvements furieux de l'impatience. Nous apprenons encore de ce peu de mots combien peu de sagesse il y a parmi les hommes , puisqu'il leur est plus avantageux de se taire que de parler.

V. 10. " Un homme patient vaut beaucoup mieux qu'un homme colère, fier et présomptueux. " Pour corriger ce qu’il semblait ci-dessus accorder à la colère en disant : " La "colère " vaut mieux que les ris, " il interdit ici tous les mouvements de la colère, afin qu'on ne se persuadât point qu'il avait loué auparavant cette passion violente. Il appelle donc " colère, " dans les versets précédents, l'action d'un maître qui reprend et qui corrige les fautes de ceux qui ont manqué à leur devoir, ou même l'action d'un supérieur lorsqu'il instruit ceux qui lui sont soumis; mais en cet endroit il veut modérer et arrêter les emportements de l'impatience et de la colère. Or la patience, qui lui est opposée, n'est pas seulement nécessaire dans l'affliction et dans le temps qu'on souffre des persécutions, elle l'est encore dans la prospérité et, quand nous sommes dans la joie, afin de ne point nous élever dans ces temps agréables, et faire beaucoup de choses peu convenables à notre condition. Au reste je crois que celui qui est appelé en cet endroit excelsus spiritu, " haut d'esprit, " est l'opposé du " pauvre d'esprit" dont l'Évangile parle dans le chapitre des Béatitudes.

V. 11. " Ne soyez point prompt à vous mettre en colère, parce que la colère repose dans le sein de l'insensé. " L'Ecclésiaste ne nous permet point une colère lente parce qu'il dit ici : " Ne soyez pas emporté, ne soyez point prompt ; " mais il nous avertit par cette expression que, quand on peut arrêter et apaiser les premiers mouvements de la colère, qui sont les plus furieux, il ne sera pas difficile après ces saillies d'éteindre tout-à-fait le feu de cette passion. Mais comme la colère est toujours accompagnée d'orgueil et d'un désir de se venger, l'Écriture a préféré d'abord l'homme patient à celui qui est fier, qui a de hauts sentiments de lui-même, et qui donne ici par son impatience des marques de son peu de vertu et de sa folie; car, encore qu'un homme passe dans le monde pour sage et pour puissant, on doit toutefois le regarder comme un insensé s'il est sujet aux emportements et aux fougues de la colère, parce que, dit l'Ecclésiaste- " La colère repose dans le sein des insensés. "

V. 12. " Ne dites point : D'où vient que les premiers temps ont été meilleurs que ceux d'aujourd'hui ? car cette demande n'est pas sage. " Ne préférez point les siècles anciens à celui d'à présent, parce que Dieu seul est le créateur des uns et des autres. Le mérite et la vertu rendent les jours heureux et agréables à tous les hommes qui vivent bien; le vice et le péché rendent les temps et la vie très mauvais et très malheureux. Ne dites-donc point que du temps de Moïse et du temps de Jésus-Christ, les jours de la vie des hommes étaient plus heureux qu'ils ne sont aujourd'hui , puisque dans ces temps, que vous estimez si heureux , (176) il y a eu des incrédules qui ont rendu leurs jours malheureux, comme il y a maintenant plusieurs fidèles de qui Jésus-Christ a dit : " Bienheureux ceux qui n'ont point vu, et qui néanmoins ont cru! "

Faisons une autre application de ces paroles qui nous regardent, de plus près. Vous devez faire un tel progrès dans la piété et dans la vertu que le jour présent où vous vivez vaille toujours mieux que vos ,jours passés, de peur que, tombant dans la tiédeur et dans le relâchement, on ne vous dise enfin : " Vous couriez autrefois si bien dans la voie de la vertu ; qui vous empêche aujourd'hui d'obéir à la vérité? ", et cet autre passage encore: " Vous avez commencé par l'esprit, et vous achevez par la chair. "

Pour une troisième explication nous pouvons dire, nous qui sommes chrétiens: Ne dites pas que les temps de Moïse et de l'ancienne loi étaient meilleurs que les temps de la grâce, et de la nouvelle loi de Jésus-Christ sous laquelle nous vivons; car si vous voulez en venir à un examen vous agissez avec imprudence, parce que vous ne vous apercevez pas de la différence essentielle qu'il y a entre l'Evangile et l'Ancien-Testament.

V. 13. " La sagesse est plus utile avec les possessions et les héritages ; et elle sert davantage à ceux qui voient le soleil; car, comme la sagesse protège, l'argent protège aussi; mais la science et la sagesse ont cela de plus qu'elles donnent la vie à celui qui les possède. +• Un homme sage, quand il est riche, paraît avec plus d'éclat et d'honneur dans le monde que quand il n'a que la sagesse pour partage. Nous voyons, parmi les hommes, que les uns manquent de sagesse et que les autres manquent de biens et de richesses. Celui qui est sage et vertueux, et qui n'a point de biens, peut véritablement nous enseigner à bien vivre; mais il ne saurait souvent nous donner ce que nous lui demandons. C'est pourquoi l'Ecclésiaste dit: " Comme la ;sagesse a son ombre, de même l'argent a son ombre; " ce qui veut dire que, comme l'on trouve du secours et de la protection dans la sagesse, on trouve aussi quelquefois du secours et de la protection dans les richesses. Mais afin qu'on ne crût pas qu'il prétendait diminuer le prix de la sagesse en la comparant ou en la plaçant après les richesses et les biens de fortune (je dis : de fortune, car il ne dépend point de nous d'avoir des richesses, et l'on voit que les méchants en sont ordinairement en possession), il ajoute d'abord, pour faire voir l'excellence de la sagesse : " Mais la science et la sagesse ont cela de plus, qu'elles donnent la vie à celui qui les possède. " C'est en cela, dit-il, que paraît le mérite et le prix de la sagesse au-dessus des richesses, qu'indépendamment d'elles la sagesse donne la vie à celui qui la possède.

V. 14. " Considérez les oeuvres de Dieu, et vous verrez que personne ne peut corriger ou rétablir celui que Dieu aura frappé. " Symmaque a traduit de cette manière : " Apprenez à connaître les oeuvres de Dieu, parce que personne ne pourra corriger ce qu'il a laissé dans l'imperfection ; " c'est-à-dire : Qu'il vous suffise de connaître, parles Ecritures saintes ou parla considération de la nature et des éléments, les choses que Dieu a faites lorsqu'il a créé le monde, et ne veuillez pas rechercher avec curiosité la cause et les raisons de chaque chose : pourquoi ceci a été fait de cette manière et pourquoi cela n'a pas été fait d'une autre manière plus convenable,comme,par exemple, quand on: veut savoir la raison pourquoi Dieu parlait ainsi à Moïse : " Qui a fait les sourds et les muets, les clairvoyants et les aveugles? N'est-ce pas moi, qui suis le Seigneur Dieu ? " et qu'on demande D'où vient qu'il y a parmi les hommes des aveugles, des sourds et des muets, et pourquoi ont-ils été créés avec ces défauts de nature? et cent choses semblables.

Appliquons ici le passage du psaume dix-septième, où le prophète parle en ces termes au Seigneur : "Vous êtes saint avec celui qui est saint, et vous vous pervertissez avec celui qui est perverti; " et disons que Dieu est vraiment saint à l'égard de ceux qui sont saints, et qu'il se pervertit à l'égard de ceux qui se sont pervertis les premiers de leur propre volonté; comme il est dit encore dans le Lévitique : " S'ils viennent à moi avec un coeur perverti, j'irai aussi vers eux perverti et plein de fureur; " ce qui certainement peut nous servir pour expliquer ce qui est écrit dans l'Exode, et pourquoi il est dit que Dieu avait endurci le coeur de Pharaon. Car, de même que la chaleur du soleil fait fondre la cire et fait durcir la terre et la boue, par une même action qui produit des effets (176) contraires selon la nature des sujets, de même aussi cette vertu divine, qui opérait tant de merveilles en Egypte, rendait souples et obéissants les coeurs des fidèles, pendant qu'elle endurcissait les coeurs des incrédules, qui par leur dureté et leur impénitence s'amassaient un trésor de colère pour le jour de la vengeance, ne voulant point croire aux miracles que Dieu faisait devant eux. Sic una Dei in Aegypto signorum operatio emolliebat corda credentium, et incredulos indurabat.

V. 15. " Jouissez du bien que Dieu vous fait aux jours heureux, et prévoyez ce que vous devez faire dans un temps malheureux ; car Dieu a fait 1'un comme l'autre, sans que l'homme ait aucun sujet de se plaindre de lui. " Je me souviens d'avoir un jour entendu dans l'église l'explication de ce passage, faite par un homme qui passait pour fort habile dans la connaissance des Écritures. Voici donc le sens qu'il donnait à ce verset. Pendant que vous êtes dans ce monde, disait-il, travaillez et appliquez-vous à faire autant de bonnes oeuvres que vous pouvez, parce que c'est à présent le temps de bien faire, afin qu'après avoir travaillé sans vous épargner, votre salut soit en sûreté au mauvais jour, c'est-à-dire au jour du jugement, quand vous verrez tourmenter les méchants qui n'auront pas eu soin de travailler alors qu'ils en avaient le temps. Car de même que Dieu a fait le siècle présent, où nous pouvons nous préparer le fruit et les récompenses de beaucoup de bonnes oeuvres, de même a-t-il fait aussi le siècle à venir, où personne ne peut rien faire pour être sauvé. Il me parut que ceux qui écoutaient cet expositeur étaient contents de son explication, et qu'ils furent persuadés qu'il avait trouvé le sens de l'Écriture. Cependant je crois qu'on en peut trouver un meilleur et plus propre en suivant la traduction de Symmaque, où nous lisons : " Jouissez des biens qui se présentent dans des temps favorables, et souvenez-vous qu'il y a des jours fâcheux ; car il est indubitable que Dieu est auteur de toutes ces choses; en sorte que personne n'a sujet de se plaindre de lui et de murmurer contre sa conduite. " Recevez également, dit-il, les biens et les maux qui vous arrivent, et ne pensez point que dans ce monde il n'y ait que des choses bonnes et agréables , ou que tout y soit mauvais et fâcheux , puisque vous voyez dans la nature un mélange universel de choses contraires, du froid et du chaud, da sec et de l'humide, des choses molles et de celles qui sont dures, de la lumière et des ténèbres, du mal et du bien. Or, Dieu a fait cela afin de donner occasion à la sagesse des hommes de choisir le bien et d'éviter le mal, et afin de laisser à chacun de nous sa propre liberté , de peur que les hommes ne se plaignissent d'avoir été créés insensibles et stupides, ou qu'ils ne s'abandonnassent à des murmures s'ils n'avaient vu cette grande diversité de choses dont le monde est composé. Ceci a du rapport et de la liaison avec ce qui a été dit plus haut : " Qui pourra ranger et mettre dans l'ordre ce que Dieu a lui-même dérangé ? "

V. 16. " J'ai vu encore ceci dans les jours de ma vanité : le juste périt dans sa justice, et le méchant vit longtemps dans sa malice. " Le Sauveur du monde nous a dit dans l'Evangile quelque chose d'approchant : " Celui qui trouve son âme la perd; celui qui l'aura perdue pour l'amour de moi la trouvera. " Les Machabées , qui ont perdu la vie pour ne pas violer la loi de Dieu et trahir la justice, ont paru aux yeux des hommes périr dans leur justice; on l'a cru de même de tous les martyrs qui ont versé leur sang pour Jésus-Christ : au contraire les Juifs qui mangèrent, du temps d'Antiochus, de la chair de pourceau , et ceux qui ont sacrifié aux idoles depuis la venue de notre seigneur Jésus-Christ, ont vécu longtemps dans ce monde et ont vieilli dans leur malice; mais on sait que cela vient de la patience de Dieu, dont les jugements sont impénétrables: il permet pendant cette vie que les saints souffrent bien des maux et qu'ils gémissent sous l'oppression ; il ne punit point les pécheurs comme leurs crimes le méritent, les réservant comme des victimes qu'il doit immoler à sa colère; et tout cela n'arrive que parce qu'il a en vue de donner aux justes des récompenses et des biens éternels, au lieu qu'il réserve aux impies des peines et des supplices qui n'auront point de fin. Les Hébreux pensent que les justes qui ont péri dans leur justice sont les enfants d'Aaron , parce qu'en croyant bien faire ils offrirent à Dieu un feu étranger qui les dévora; ils prétendent aussi que le roi Manassé est l'impie qui a vécu longtemps dans sa malice, parce qu'il remonta sur le trône après avoir été captif, et (178) qu'il régna depuis dans Jérusalem pendant une longue suite d'années.

V. 17. "Ne soyez pas trop juste, et ne veuillez pas savoir plus qu'il n'est nécessaire, de peur que vous n'en deveniez stupide. " Quand vous verrez quelqu'un d'une humeur sévère et farouche , qui ne pardonne pas la plus petite faute à ses frères, ni une parole mal dite ni une action faite avec lenteur et paresse, dites alors que cet homme est plus juste qu'il ne convient de l'être; car puisque notre Sauveur nous dit : " Ne jugez point, et vous ne serez pas jugés, " et que d'ailleurs il n'est point d'homme sans péché, quand même il ne serait au monde que depuis hier seulement, il parait qu'une trop grande rigueur est une justice inhumaine, inhumana justitia est, et qui n'a aucune compassion de la condition fragile de tous les hommes. Ne soyez donc pas trop, juste, parce que celui qui use d'un petit et d'un grand poids devient un objet d'horreur aux yeux de Dieu. C'est pour cela même que les philosophes ont toujours placé les vertus dans un juste milieu, et dit 'ils ont enseigné que toutes les extrémités étaient vicieuses, soit qu'on aille trop haut, soit qu'on descende trop bas.

Quand l'Ecclésiaste ajoute: "Ne faites pas plus de questions qu'il ne faut, de peur que vous n'en soyez troublé ou n'en deveniez stupide, " il veut nous apprendre que notre esprit est trop borné pour s'élever à une sublime connaissance des mystères et de la sagesse de Dieu , et que nous devons reconnaître en nous-mêmes une extrême fragilité. Aussi saint Paul répond à ceux qui veulent savoir ce qui surpasse les connaissances de l'esprit humain, et qui sont accoutumés à l'aire de ces questions " Pourquoi donc, Dieu se plaint-il ? qui peut résister à sa volonté"? saint Paul. dis-je, leur répond : " O hommes, qui êtes-vous pour contester avec Dieu? " et le reste; car il est à présumer que si l'Apôtre eût répondu à celui qu'on l'ait parler en cet endroit, cet homme se tôt senti si peu capable de comprendre la raison de ce qu'il demandait, que son esprit en serait devenu tout stupide par l'étonnement dont il aurait été saisi , et alors il eût connu par sa propre expérience qu'il y a des grâces inutiles, et gratiam sensisset inutilem. Aussi est-il des dons, selon le même apôtre, qui ne sont d'aucun profit pour celui qui les reçoit. Quia est donum, juxta eumdem apostolum, quod non prosit et cui datum est.

Les Hébreux entendent ce commandement que nous fait l'Écriture : " Ne soyez pas trop juste, " de leur roi Saül, parce qu'il eut compassion d'Agag, et qu'il pardonna et donna la vie à celui que le Seigneur avait commandé de tuer. On peut dire encore, sur l'idée du méchant serviteur de l'Évangile à qui son maître avait fait grâce et remis une grosse somme d'argent, que ce verset doit lui être appliqué, puisqu'il fit voir, par sa dureté à l'égard de son semblable, qu'il était trop juste où il fallait être indulgent et se relâcher de son droit.

V. 18. " N'ajoutez pas péchés sur péchés, et ne devenez pas insensé. Pourquoi mourez-vous avant votre temps? " Le Seigneur nous assure qu'il ne veut point la mort de celui qui meurt; il veut seulement qu'il retourne à lui et qu'il vive. Nous devons donc nous contenter d'avoir commis un seul péché, et tâcher de nous relever promptement de cette chute ; car s'il est vrai, comme nous l'apprennent les naturalistes , que les hirondelles savent rendre la vue à leurs petits en se servant d'une herbe appelée chélidoine, dont elles nous ont découvert la vertu et la propriété ; s'il est vrai encore que les chevreuils blessés courent pour trouver l’herbe nommée dictame , pourquoi sommes-nous assez peu instruits pour ignorer que la pénitence nous est proposée comme le remède de tous nos péchés?

Ce qui est dit ensuite : Ne moriaris in tempore non tuo , " de peur que vous ne mouriez avant votre temps, " nous fait souvenir de l'histoire de Corée, Dathan et Abiron, qui furent engloutis tout vivants dans la terre qui s'ouvrit sous leurs pieds , en punition de leur révolte contre Moïse et Aaron son frère. Nous savons aussi que, pour servir d'exemple aux autres et pour les obliger à se convertir, il y a eu bien des personnes qui ont péri malheureusement, et qui ont été jugées dès cette vie avant le jour du dernier jugement. Ce que l'Ecclésiaste veut donc dire doit se prendre de la sorte : N'ajoutez pas péchés sur péchés , de peur que vos crimes n'obligent la justice de Dieu à vous châtier et accabler de supplices.

V. 19. "Il est bon que vous souteniez le juste; mais ne laissez pas de faire aussi du bien à celui qui est méchant ; car celui qui craint Dieu fait l'un et l'autre. " Il est bon et avantageux de faire du bien aux justes, mais il n'est pas défendu ni contraire à la justice de faire du bien aux méchants et aux pécheurs. Il est bon d'avoir un soin particulier de bien entretenir ses domestiques ; mais l'Evangile nous ordonne aussi de donner indifféremment à tous ceux qui nous demandent. Un homme qui craint Dieu, et qui veut se rendre imitateur des vertus de son Créateur, se hâte de faire du bien à tout le monde, sans avoir égard aux personnes, parce qu'il sait que Dieu répand les pluies sur la terre et pour les justes et pour les injustes. Prenons encore la chose dans un autre sens, et disons que cette vie misérable étant sujette à tant d'événements différents, et souvent très contraires , il est nécessaire qu'un homme juste se tienne toujours prêt à recevoir avec une grande égalité d'esprit tout ce qui pourra lui arriver, et qu'il implore la miséricorde du Seigneur, , afin d'être soutenu de sa main puissante dans toutes les vicissitudes de cette vie mortelle; car celui qui craint Dieu comme il faut ne s'enorgueillit point de la prospérité ni ne se laisse abattre par l'adversité.

V. 20 et 21. " La sagesse rend le sage plus fort que dix princes d'une ville ; car il n'y a point d'homme juste sur la terre qui fasse le bien et ne pèche point. " Quelque fort qu'un homme se sente étant soutenu par sa vertu et par ses lumières , il l'est beaucoup plus quand il se trouve sous la protection de tous les princes d'une ville; car encore qu'un homme ait de la probité et de la sagesse, il ne laisse pas d'être sujet à des défauts et à plusieurs péchés pendant qu'il vit dans un corps terrestre : ainsi il a besoin, dans les occasions et dans des temps fâcheux, d'avoir de puissants protecteurs qui se déclarent pour lui contre ceux qui l'attaquent.

Niais si l'on veut expliquer cet endroit d'une autre manière, on peut le faire en disant qu'il a quelque liaison avec ce qui précède. Il avait déjà dit qu'on doit faire du bien aux domestiques et aux étrangers; sur quoi on pouvait lui répondre: Si je veux faire du bien à tout le monde, je n'en ai pas assez pour eu donner à tous indifféremment ; et les justes n'ont pas d'ordinaire de si grandes richesses. L'on voit au contraire que lus pécheurs en sont les maîtres, et qu'ils vivent dans l'opulence et dans le luxe. Pour satisfaire à cette objection, l'Ecclésiaste dit ici : " Si vous n'avez pas des richesses pour secourir ceux qui sont dans l'indigence, assistez-les du moins par vos bons avis ; consolez ceux que vous voyez dans l'affliction, et adoucissez par des paroles sages l'amertume de leur coeur ; car la sagesse a plus de force pour consoler les affligés que n'en ont les plus grandes puissances du siècle. Mais faites cela avec beaucoup de prudence , parce qu'il est très difficile de tenir dans l'équilibre la balance de la justice, et de savoir donner avec choix et discernement, soit en donnant de son bien, soit qu'on ne donne que des conseils; je veux dire de savoir donner à qui il faut donner, de ne donner ni plus ni moins, de donner quand on le doit, et autant de temps qu'il est bon de le faire; de donner enfin les choses mêmes les plus convenables: Grandis quippe libra jusitiae est, et cui, et quantum, et quamdiu, et quale vel in re, vel in consilio tribuere.

V. 22 et 23. " Que votre coeur ne se rende point attentif à toutes les paroles qui se disent, de peur que vous n'entendiez votre serviteur parler mal de vous; car votre propre conscience vous reproche à vous-même que vous avez souvent mal parlé des autres. " Faites ce qui vous est commandé, et fortifiez-vous dans les voies de la sagesse, afin qu'elle prépare votre coeur à recevoir également les biens et les maux de cette vie. Ne vous mettez point en peine de l'opinion qu'on peut avoir de vous ni de ce qu'en disent vos ennemis; car, comme l'homme sage ne doit point écouter son serviteur quand il gronde et murmure contre lui , ni s'informer de ce qu'il dit en son absence, de peur d'être toujours inquiet et de s'emporter souvent à cause des plaintes de son valet , il est aussi du devoir d'un homme sage d'avoir toujours devant ses yeux les règles de la sagesse pour s'y conformer, et de mépriser les bruits et les vains discours du peuple.

L'Ecclésiaste se sert encore d'une autre maxime pour nous montrer qu'un homme juste ne doit point se mettre en peine de ce qu'on dit dans le monde. Vous savez, dit-il, par le témoignage de votre propre conscience, que vous avez souvent parlé mal des autres et que vous en avez attaqué plusieurs par vos médisances : n'est-il donc pas juste que vous pardonniez vous-même ce que vous voulez bien (180) qu'on vous pardonne? Par là il nous apprend encore qu'il ne faut pas juger légèrement, et que celui qui a une poutre dans les veux ne doit pas censurer de petites pailles qui sont dans les veux de ses frères.

V. 24 et 25. " J'ai tenté tout pour acquérir la sagesse. J'ai dit en moi-même : Je deviendrai sage ; et la sagesse s'est retirée loin de moi encore beaucoup plus qu'elle n'était. Oh! combien sa profondeur est-elle grande ! et qui la pourra sonder? "

L'auteur de ce livre nous assure en cet endroit ce qui est confirmé dans les livres des Rois, c'est-à-dire qu'il s'était appliqué plus que personne à acquérir la sagesse, et qu'il n'avait rien oublié pour s'en rendre enfin le possesseur ; mais quelque recherche qu'il en eût faite, il n'avait jamais pu la découvrir ni la posséder parfaitement. Il se considérait, après tant de vains efforts, comme un homme qui est environné des ténèbres de l'ignorance, et qui est enseveli dans des nuages épais et dans le centre de l’obscurité même.

C'est aussi ce qui arrive ordinairement à ceux qui sont habiles dans la connaissance des livres sacrés : plus ils acquièrent de lumières par le progrès qu'ils font chaque jour dans cette étude sainte, plus ils découvrent de profondeurs et de difficultés insurmontables. Ils reconnaissent alors que la connaissance parfaite de la sagesse n'est point de cette vie ; que nous ne la contemplerons à découvert et sans aucun voile que quand nous verrons Dieu face à face. Ainsi il faut qu'ils avouent avec l'Apôtre que dans ce monde on ne peut voir les choses divines que comme dans un miroir et dans des figures énigmatiques.

V. 26 et 27. " Mon esprit a porté sa lumière sur toutes choses pour savoir, pour considérer, pour chercher la sagesse, et les raisons de tout, et pour connaître la malice des insensés et les erreurs des imprudents; et j'ai reconnu que la femme est plus amère que la mort, qu'elle est le filet des chasseurs, que son coeur est un rets et que ses mains sont des chaînes. Celui qui est agréable à Dieu se sauvera d'elle , mais le pécheur s'y trouvera pris. " L'Ecclésiaste a dit ci-dessus qu'il avait tout tenté pour acquérir la sagesse, mais que la sagesse s'était retirée loin de lui encore beaucoup plus qu'elle ne l'était auparavant. Il ajoute ici qu'il avait fait un effort particulier pour découvrir par les lumières de sa sagesse quel mal était, dans les choses humaines, le plus grand de tous les maux, et ce qui tenait le premier rang dans l'impiété, dans la folie, dans l'erreur et dans la sottise. Il confesse donc après cette recherche qu'il a trouvé que la femme est la cause et la source de tous les maux, parce que c'est par elle que la mort est entrée dans le monde, et que c'est aussi le sexe qui ravit et qui fait périr tous les jours les âmes des hommes, qui sont si précieuses. Car, comme dit un prophète : " Les hommes sont tous des adultères, et leur coeur est semblable à un four allumé. " Ce sont aussi les femmes qui sont cause que le coeur des jeunes gens s'éloigne avec précipitation des sentiers de la vertu, pour prendre les grandes routes du vice et du libertinage. En effet, l'amour des femmes ne s'est pas plus tôt rendu le maître du coeur d'un homme qu'il l'entraîne dans le précipice, sans lui laisser la liberté de regarder où il met ses pieds. Cet amour est un piège et un filet où le coeur des jeunes gens se trouve pris et enveloppé. Cependant cet amour meurtrier est tout volontaire; il n'embarrasse et ne surprend que ceux qui veulent bien s'y laisser engager. C'est pourquoi les hommes justes, que Dieu regarde d'un bon oeil, ne sauraient être pris ni assujettis par l'amour des femmes; il n'y a que les pécheurs et les insensés qui se laissent conduire à la mort par cet amour brutal. Au reste ne pensons pas que Salomon ait parlé légèrement des personnes du sexe, ni qu'il ait exagéré les maux dont elles sont la cause ordinaire : il n'a rien dit d'elles que ce qu'il avait éprouvé lui-même, car c'est l'amour des femmes qui l'a fait tomber dans le péché et qui l'a fait périr devant Dieu.

V. 28, 29 et 30. " Voici ce que j'ai trouvé, " dit l'Ecclésiaste, "après avoir comparé une chose avec une autre pour trouver une raison que mon âme cherche encore sans avoir pu la découvrir: entre mille hommes, j'en ai trouvé un, mais de toutes les femmes je n'en ai pas trouvé une seule. Ce que j'ai trouvé seulement est que Dieu a créé l'homme droit et juste, et qu'il s'est lui-même embarrassé dans une infinité de questions. " Voici, dit-il, ce que j'ai découvert, après avoir examiné avec une grande exactitude tout ce qui se passe parmi les hommes: j'ai reconnu, dis-je, que lorsque nous ajoutons (181) peu à peu un péché sur un autre péché, et que nous continuons ainsi à commettre des offenses contre Dieu, nous accumulons une fort grosse somme et un grand trésor de péchés et de crimes. J'ai encore recherché curieusement s'il était possible de trouver une femme qui eût de la droiture , une bonne femme, et j'avoue ingénument qu'encore que j'aie remarqué quelques hommes bons et justes parmi un nombre infini de méchants, comme peut être un entre mille, je n'ai pu néanmoins découvrir une seule bonne femme, parce que je n'en ai vu aucune qui me portât à la vertu, mais toutes m'ont entraîné au vice et à la lasciveté. D'ailleurs les hommes ayant naturellement une forte inclination pour le mal, et s'étant rendus pour la plupart coupables de plusieurs péchés, j'ai remarqué, dans cette décadence générale du genre humain, que la femme a toujours été la plus faible et la plus sujette à tomber. Un poète païen en a parlé ainsi : " La femme est une espèce d'animal toujours bizarre et fort inconstant. " L'Apôtre n'en dit pas moins lorsqu'il assure que " les femmes sont insatiables d'apprendre toujours quelque chose de nouveau, mais n'acquièrent jamais la connaissance de la vérité." Mais de peur qu'on n'accusât l'Ecclésiaste de condamner en général la nature humaine, et de faire Dieu auteur du péché et du mal parce qu'il est le créateur de ces hommes qui sont si sujets à le commettre, il prévient adroitement un tel reproche en disant que nous avons été créés bons et justes lorsque nous avons été formés des mains du Créateur , mais qu'ensuite, étant abandonnés à notre libre arbitre, nous en avons fait un mauvais usage, et que nous sommes tombés par notre propre malice dans ce malheureux état où nous vivons à présent. La curiosité qui nous a poussés à rechercher des choses qui sont au-dessus de nous n'a pas eu peu de part à notre propre ruine, puisque c'est elle qui nous a inspiré la présomption de penser à des objets qui surpassent toutes les forces de notre esprit.


Jérôme - oeuvres morales 150