Jérôme - oeuvres morales 180

CHAPITRE VIII. Néant et misère de l'homme dans la confusion et le mélange des justes et des impies.

180 Qo 8

V. 1 et 2. " Qui pourra se comparer au sage, et qui connaît comme lui le dénouement des paroles problématiques? La sagesse de l'homme parait sur son visage, et l'homme fort change souvent de couleur et de visage. " On a pu voir dans les versets précédents combien le nombre des gens de bien est petit; et la réponse que l'Ecclésiaste y fait aux conséquences qu'on pouvait tirer de ce principe montre évidemment que Dieu n'est point auteur du mal ni du péché; que si les hommes sont méchants, ils le sont par leur propre volonté, Dieu les ayant faits bons et justes quand il les créa. Il va plus loin en ce passage où il fait une énumération des grâces que Dieu a faites à l'homme il parle avec complaisance de la sagesse, de la lumière de la raison , et de la prudence dont Dieu a fait part à l'homme pour se conduire et pour prévoir ce qui peut lui arriver; il relève aussi la connaissance qu'il a des mystères divins et des secrets cachés en Dieu, que l'homme est capable de pénétrer par un sentiment intérieur de son esprit et de son coeur. In arcana ejus sensu cordis intrare. Il semble même qu'il parle indirectement de sa sagesse extraordinaire, et qu'il dit que personne n'a su comme lui trouver l'explication des problèmes les plus obscurs et les plus difficiles ; que sa grande sagesse n'était point cachée dans son âme, mais qu'elle paraissait sur tout son extérieur; ce qui le faisait admirer de son peuple et de tous ceux qui le voyaient.

Au reste, quoique l'Ecclésiaste nous assure que la sagesse est peinte sur le visage des sages, il n'est pas toutefois si facile de faire le discernement des vrais et des faux sages , de plusieurs qui affectent un extérieur bien composé et d'un petit nombre qui sont tels qu'ils paraissent au dehors. Il n'est pas facile non plus de l'aire le discernement des faux et des vrais savants parmi les expositeurs des livres sacrés; car bien qu'il y en ait plusieurs qui font profession de bien expliquer les Ecritures, on en trouve cependant très peu qui soient capables de nous découvrir le sens propre et naturel de ces divins livres. Et cum sint plurimi qui scripturarum occulta dicantur posse se solvere, rarus est qui verain inveniat solutionem.

V. 3, 4 et 5. " Pour moi , j'observe la bouche du roi et les préceptes que Dieu a confirmés avec serment. Ne vous hâtez point de vous retirer de devant lui; et ne persévérez pas dans (182) l'oeuvre mauvaise, parce qu'il fera tout ce qu'il voudra. Sa parole est pleine de puissance, et nul ne lui peut dire . Pourquoi faites-vous ainsi? " L'auteur semble parler de l'obéissance que nous devons aux rois et aux puissances de la terre, si recommandée par l'apôtre saint Paul. Ce sens est encore plus marqué dans les Septante, qui ont lu à l'impératif: " Observez la bouche du roi; "mais pour moi, j'aime mieux l’entendre de ce roi dont David disait : " Seigneur, le roi se réjouira par votre puissance. " L'Ecriture dit aussi dans un autre endroit, pour nous faire connaître que le Père et le Fils possèdent un même royaume : " O Dieu! donnez au roi votre jugement, et votre justice au fils du roi. "L'Evangile nous apprend de même que le Père ne juge personne , niais qu'il a donné au Fils tout le jugement. Ce roi, qui est fils de Dieu, est fils du Père, qui est roi comme son fils : c'est donc de ce roi qu'il faut observer les préceptes et qu'il faut faire la volonté. Nous lisons enfin dans le livre de Tobie : " Il est important de cacher le secret du roi. " Ce que l'Ecclésiaste nous recommande particulièrement est de ne point examiner les raisons que Dieu a eues d'ordonner chaque chose; mais ce que nous devons faire, c'est de nous hâter d'accomplir avec un coeur plein de piété tout ce que nous verrons que Dieu nous commande dans sa sainte loi et dans les livres des prophètes. Ces paroles mystérieuses et secrètes ne doivent pas être annoncées légèrement devant toutes sortes de personnes , et nous devons nous-mêmes être fort réservés à dire nos sentiments. Ce qui suit " Ne persévérez pas dans l'oeuvre mauvaise, etc.," signifie : Ne persévérez pas dans les médisances et dans les détractions, dans les paroles malhonnêtes, dans le luxe , dans l'avarice et dans l'impudicité ; car si vous persévérez à commettre tous ces crimes, le démon, qui tient l'empire du vice et du péché, fera de vous un enfant de perdition et de colère et vous traitera comme son esclave.

V. 6. " Celui qui garde le précepte ne souffrira aucun mal. Le coeur du sage sait ce qui lui est ordonné et en quel temps il doit, s'en acquitter." Remarquez que ces paroles du texte sacré : " il ne connaîtra point la parole mauvaise, " sont mises pour : " Il ne souffrira point, il n'y aura point de mal pour lui. " Il est aussi écrit de notre Sauveur : " Dieu a fait, pour l'amour de nous, une hostie qui abolit le péché de celui qui ne connaissait pas le péché. " Symmaque dans sa version a changé le mot " parole " en celui de " chose, " de sorte qu'il faut lire tout le verset en cette manière : " Celui qui garde le précepte ne souffrira aucune mauvaise chose. " L'Ecclésiaste recommande donc de garder exactement les commandements du roi, et de ne pas ignorer ce qui nous est commandé, pourquoi il nous est commandé, ni en quel temps nous devons obéir.

V. 7 et 8. " Toutes choses ont leur temps et leurs raisons, et c'est en vérité une grande misère à l'homme de ce qu'il ignore l'avenir. Car qui peut lui dire ce qui doit arriver? " Quoique plusieurs choses puissent arriver dans le monde, et que les justes ignorent comment les affaires qui les regardent doivent tourner pour eux , parce que personne ne connaît l'avenir, ils savent néanmoins que Dieu fait tout pour le bien et l'avantage des hommes. et que rien n'arrive sans une disposition particulière de sa volonté. Il est vrai, comme dit un poète, que c'est une grande misère et un sujet d'une grande affliction pour le genre humain que l'esprit de l'homme n'ait aucune connaissance de son sort, ni de ce qui lui doit arriver un jour. Il s'attend à une chose, et il lui en arrive une contraire; il est attentif à parer les coups d'un ennemi qu'il a devant lui, pendant qu'un autre qu'il ne voit point tire contre lui des flèches et le blesse mortellement.

V. 9. " L'homme n'a point de puissance sur son esprit; il n'est pas en son pouvoir d'empêcher que l'âme ne quitte le corps au jour de la mort. Il ne peut avoir de quartier dans cette guerre , et l'impiété ne saurait sauver l'impie. " Il n'est pas en notre pouvoir d'empêcher que Dieu ne nous ravisse notre âme quand il lui commande de sortir du corps. On a beau fermer la bouche pour retenir l'esprit et se conserver la vie : dès que la mort, l'ennemi impitoyable de notre vie, se présente de la part de notre Créateur, nous ne pouvons espérer aucune trêve ni demander quartier. Les rois même les plus puissants et les impies qui ont tout ravagé sur la terre ne pourront aller au-devant de la mort pour l'arrêter et lui résister. Ils seront réduits en poudre et en terre comme tous les autres. Il ne faut donc pas pleurer ni s'affliger si fort de ce que nous ignorons l'avenir, (183) ni de nous voir dans l'oppression par l'injustice des hommes plus puissants que nous, puisque la mort mettra bientôt fin à toutes nos misères, et que d'ailleurs nous sommes certains que les orgueilleux et les puissants ne sauraient délivrer leurs âmes de la main de la justice de Dieu, qui leur fera rendre compte de tout le mal qu'ils auront fait.

V. 10, 11, etc. " J'ai considéré toutes ces choses, et j'ai appliqué mon coeur à faire le discernement de tout ce qui se fait sous le soleil. J'ai vu des hommes qui étaient au-dessus des autres, et qui ne leur commandaient que pour les affliger; j'ai vu encore des impies ensevelis qui se présentaient à mon esprit comme s'ils sortaient du lieu saint, qui étaient loués dans la cité comme si leurs oeuvres eussent été justes ; mais cela même est une vanité; car comme la sentence ne se prononce pas sitôt contre les méchants, cela est cause que le coeur des enfants des hommes se remplit de malignité, et qu'ils font le mal sans aucune crainte. " Je me suis appliqué, dit-il, à considérer tout ce qui se fait sous le soleil, et particulièrement la domination que les hommes exercent les uns sur les autres; en sorte que celui qui est le maître afflige ceux que bon lui semble et les condamne comme il lui plait. Pendant que j'étais attentif à ces choses, j'ai vu les impies, morts et ensevelis, dans une si bonne réputation qu'ils passaient pour des saints sur la terre, et qui, pendant leur vie, avaient été jugés dignes d'être des premiers dans l'Église et dans le temple de Dieu. Ces hommes si vains et si pleins de faste étaient applaudis dans les crimes qu'ils commettaient impunément. Aussi lisons-nous ailleurs dans l'Écriture : " Le pécheur est loué dans les désirs de son âme, et celui qui fait mal reçoit des bénédictions. " Mais tout cela n'arrive que parce que personne n'ose contredire ceux qui pèchent, et que Dieu ne punit pas sur le moment les crimes des hommes ; car il est de sa miséricorde de différer la peine et le châtiment pour les attendre à faire pénitence. Sed differt poenant dùm expectat poenitentiam. Les pécheurs, au contraire, abusent de cette patience toute divine, et se flattant, sur le terme que Dieu leur donne, qu'il n'y aura point de jugement pour eux, ils en prennent occasion de persévérer dans leurs crimes.

Nous pouvons nous servir de ce passage contre les évêques qui, ayant été revêtus de dignités et de puissance dans l'Église, deviennent un sujet de scandale à leurs peuples, qu'ils devraient plutôt instruire et porter à la vertu et à la perfection. Ces prélats, tels qu'ils sont, ne laissent pas d'être souvent loués dans l' Église après leur mort, jusque-là même qu'ils sont béatifiés publiquement, ou par leurs successeurs ou par les peuples, pour des choses qui ne leur ont acquis aucun mérite. Cela même est donc une vanité, parce qu'ils ne passent pas pour ce qu'ils ont été en effet, et qu'ils n'ont pas été corrigés d'abord selon leurs péchés (car personne ne prend la liberté d accuser ceux qui sont plus grands que lui). C'est ce qui fait qu'on les regarde comme des saints et des bienheureux et comme des observateurs fort religieux de la loi du Seigneur, pendant qu’eux-mêmes accumulent péchés sur péchés. Il est difficile et dangereux d'accuser un évêque, car s'il vient à tomber dans le péché on ne veut pas le croire , et s'il est convaincu de quelque crime il n'en est point puni. Difficilis est accusatio in episcopum; si enim peccaverit non creditur, et si convictus fuerit non punitur.

V. 13. "Mais néanmoins cette patience même avec laquelle Dieu souffre le pécheur, après avoir cent fois commis des crimes, me fait connaître que ceux qui le craignent et qui témoignent un grand respect en sa présence seront un jour fort heureux. " Pécher "cent fois," dans le langage de l'Écriture, signifie : pécher " beaucoup. " Ce terme donc que Dieu donne aux grands pécheurs pour se convertir et faire pénitence, au lieu de les punir aussitôt qu'ils l'ont offensé, me persuade fortement que Dieu est infiniment bon et miséricordieux envers ceux qui le craignent et qui tremblent quand ils entendent sa parole.

V. 14. " Que les impies ne jouissent d'aucun bien ! que les jours de leur vie ne croissent pas comme l'ombre ! que cela arrive à ceux qui ne craignent point la présence du Seigneur! " Ce sont des imprécations que l'auteur de ce livre fait contre ceux qui n'ont pas la crainte du Seigneur. Il souhaite qu'ils soient bientôt punis, qu'ils soient enlevés par une mort précipitée, et qu'ils tombent dans les tourments qu'ils ont mérités. L'apôtre saint Paul parle de la même manière lorsqu'il dit : " Plût à Dieu que ceux (184) qui vous troublent fussent retranchés de votre corps! ", et ailleurs : " Alexandre, l'ouvrier en cuivre, m'a fait beaucoup de maux : que le Seigneur lui rende selon ses rouvres! "Il faut tâcher de trouver un tour favorable pour expliquer ces imprécations, qui paraissent d'abord contraires à la douceur de l'Évangile. C'est ce que nous avions à dire du vrai sens du texte hébreu.

Mais si quelqu'un aime mieux suivre la version des Septante, qui commence ainsi par un autre sens : " Pour moi, je sais avec certitude que ceux qui craignent Dieu et qui respectent sa présence seront enfin heureux; les impies , au contraire , ne peuvent s'attendre à ;jouir d'aucun bien , ni de prolonger les jours de leur vie à l'ombre de la paix, parce qu'ils n'ont point eu de crainte ni de respect pour la présence de Dieu, " il pourra parler de la sorte

Ce que j'ai déjà dit ci-dessus ne peut manquer d'arriver ; mais je connais manifestement que ceux qui craignent devant le Seigneur posséderont toutes sortes de biens ; " car le visage du Seigneur est appliqué sur ceux qui font le mal; " et l'impie ne doit espérer aucun bien, lui qui ne craint point le Seigneur. Ses jours ne seront pas de longue durée : ils passeront comme l'ombre , bien qu'il semble , à compter ses jours, qu'il a vécu très longtemps sur la terre ; car la longueur des jours ne se prend pas de leur étendue , mais de la grandeur des bonnes couvres qu'on y fait. Sed qui grandes eos faciunt bonorum operunt magnitudine.

V.15. " On voit encore une autre vanité sur la terre : il y a des justes à qui les malheurs arrivent comme s'ils avaient l'ait les actions des méchants, et il y a des impies qui vivent heureux comme s'ils avaient l'ait les couvres des justes; mais cela est une grande vanité. " Entre plusieurs misères et plusieurs vanités que divers événements font naître dans le monde, j'ai encore remarqué celle-ci : on voit souvent qu'il arrive des malheurs aux justes, qui ne devraient arriver qu'aux méchants, et on voit au contraire des impies à qui toutes choses succèdent à souhait, comme s'ils étaient les plus justes de tous les hommes. L'Évangile nous en propose un exemple dans la personne du riche vêtu de pourpre et dans celle du pauvre Lazare. Il est aussi traité de cette matière dans le psaume soixante-douzième, où le prophète raisonne sur les maux que souffrent quelquefois les justes et sur les prospérités passagères des impies.

Au lieu de dire comme nous avons fait: " On voit encore une autre vanité sur la terre, " Symmaque a traduit en général : "Il est fort difficile de pénétrer ce qui se passe sur la terre. " Les Hébreux, comme nous avons dit auparavant, entendent ceci des enfants d'Aaron et du roi Manassé, parce que les premiers moururent en offrant de l'encens, et que Manassé remonta sur son trône après avoir commis beaucoup d'impiétés.

V. 16. " C'est ce qui m'a porté à louer la joie et le repos. J'ai cru que le bien que l'on pouvait avoir sous le soleil était de manger, de boire et de se réjouir, et que l'homme n'emportait que cela avec lui de tout le travail qu'il avait enduré en sa vie, pendant les jours que Dieu lui a donnés sous le soleil.. Quoique nous ayons déjà expliqué ceci fort au long dans les chapitres précédents, nous ne laisserons pas d'en dire encore quelque chose. L'Ecclésiaste donc préfère ici le plaisir court de manger et de boire aux chagrins et aux peines de cette vie et à toutes les injustices qui se commettent dans le monde, parce que l'homme ne retire ici-bas d'autre fruit de son travail que la jouissance de ces petites consolations et de ces légers soulagements. Mais en suivant cette explication à la lettre, nous serons obligés de regarder comme misérables tous ceux qui jeûnent, qui souffrent la faim et la soif, et ceux qui pleurent, encore que Jésus-Christ les ait déclarés bienheureux dans l'Évangile. Prenons donc dans un sens spirituel le manger et le boire dont il est parlé dans cet endroit, et surtout la joie, qu'à peine nous pourrions trouver au milieu des travaux de cette vie. Le verset suivant prouve évidemment que nous prenons ces paroles dans leur vrai sens, puisque le même auteur dit: " J'ai appliqué mon esprit à considérer la sagesse et les occupations; " ce qu'il dit de ceux qui s'occupent jour et nuit à la méditation des Écritures, et qui le font avec tant d'application qu'ils en perdent le sommeil et l'envie de dormir.

V. 17, etc. " J'ai appliqué mon coeur pour connaître la sagesse; et pour remarquer les diverses occupations des hommes sur la terre. Tel se trouve parmi eux qui ne dort et ne repose (185) ni jour ni nuit. Et j'ai reconnu que l'homme ne peut trouver aucune raison de toutes les couvres de Dieu qui se font sous le soleil, et que plus il s'efforcera de la découvrir, moins il la trouvera. Quand le sage même dirait qu'il a cette connaissance, il ne la pourra trouver. " Celui qui s'applique à la recherche de ce qui se passe dans le monde, qui veut savoir la cause et la raison de chaque chose, et qui demande pourquoi cela ou pourquoi ceci est arrivé; pourquoi l'on voit tant de différents événements dans le gouvernement du monde; pourquoi l'un est venu au monde aveugle et infirme, et qu'un autre y est venu avec de bons yeux et plein de santé; pourquoi celui-ci est pauvre et son voisin riche , pourquoi l'un noble et l'autre roturier; celui, dis-je, qui entre dans cet examen ne retire d'autre profit de toutes ces questions et de toutes ces recherches qu'un vrai rompement de tête et un tourment fort inutile, puisque après s'être accablé de questions et après avoir donné la torture à son esprit, il ne pourra découvrir ce qu'il cherchait. Et quand même il se flatterait d'avoir acquis ces connaissances et qu'il se les attribuerait, il nous prouverait par là qu'il est dans l'ignorance des commençants, enseveli dans les plus profondes ténèbres de l'erreur. Remarquez néanmoins que cette ignorance des hommes n'empêche pas que l'Ecclésiaste ne nous fasse entrevoir qu'il y a une justice qui gouverne tout, et que rien ne se fait dans le monde que pour de bonnes raisons et des causes légitimes; mais il n'est point d'homme sur la terre qui soit capable de comprendre les desseins et les raisons de la providence du Créateur, parce que ses voies sont très secrètes et très cachées.


CHAPITRE IX. Néant et vide de la vertu parmi les hommes.

190 Qo 9

V. 1. " J'ai roulé toutes ces choses dans mon esprit et je me suis efforcé d'en avoir l'intelligence. Il y a des justes et des sages dont les couvres sont dans la main de Dieu, et néanmoins l'homme ne tonnait point manifestement s'il est digne d'amour ou de haine." Symmaque a traduit ce passage d'une manière encore plus claire lorsqu'il a dit : " Je me suis représenté toutes ces choses dans mon esprit, et dans le dessein de les examiner. J'ai donc vu qu'il y a des justes et des sages dont les actions sont dans la main de Dieu. Cependant l'homme ne sait point qui est ami ou qui est ennemi de Dieu, ces choses demeurant inconnues et incertaines parce que tout arrive également aux justes et aux injustes. " Le sens de ces paroles est celui-ci : Je me suis aussi appliqué à connaître qui sont ceux que Dieu aime et qui sont ceux qu'il hait; mais quoique je susse que les oeuvres des justes sont dans la main de Dieu, je n'ai pourtant pu découvrir ni distinguer ces justes des autres hommes, parce qu'on flotte dans le doute et dans l'incertitude, et qu'on ne sait point certainement si ce que les justes souffrent dans ce monde n'est point destiné à éprouver leur patience, ou si ce n'est point par hasard le châtiment et la peine de leurs péchés. Cette connaissance donc est réservée pour l'autre vie, et elle marchera comme un flambeau devant les justes lorsqu'ils sortiront de ce monde pour aller paraître devant Dieu, parce qu'alors sera le temps du jugement, au lieu que cette vie est le lieu de leurs combats. Ainsi, tous ceux qui souffrent à présent sont incertains si c'est l'amour de Dieu qui les éprouve, comme il éprouvait Job, ou si ce n'est point un effet de la colère de Dieu, qui hait tous les pécheurs et qui ne peut laisser leurs crimes impunis.

V. 2. " Tout arrive également au juste et à l'injuste, au bon et au méchant, au pur et à l'impur, à celui qui immole des victimes et à celui qui méprise les sacrifices. L'innocent est traité comme le pécheur, et le parjure comme celui qui jure dans la vérité et avec respect. " Il faut entendre ceci de plusieurs choses indifférentes qui tiennent le milieu entre le bien et le mal, et que les sages du monde appellent moyennes parce qu'elles ne sont ni bonnes ni mauvaises par elles-mêmes. Elles arrivent donc également aux justes et aux méchants, et ces événements ont coutume de troubler l'esprit des personnes simples, qui croient qu'il ne doit point y avoir de jugement, parce que tout est confondu dans ce monde, ne faisant point attention à la séparation et au discernement des uns et des autres, qui sont réservés pour l'avenir. Quand l'Ecclésiaste dit donc que " tout arrive également au juste et à l'injuste," on doit entendre cela des afflictions de cette vie, des maladies et de la mort, qui sont communes à tous les (186) hommes, aux bons comme aux méchants. Cette égalité d'événements empêche que les hommes puissent discerner les effets de l'amour ou de la haine de Dieu en eux-mêmes. Au reste, ce qui est dit de ceux qui immolent des victimes et de ceux qui méprisent les sacrifices se doit prendre dans un sens spirituel et par rapport à cet endroit d'un psaume : " Un coeur brisé de contrition est un sacrifice digne de Dieu."

V. 3. " C'est là ce qu'il y a de plus fâcheux dans tout ce qui se passe sous le soleil, de ce que tout arrive de même à tous. De là vient aussi que les cours des enfants des hommes sont remplis de malice et d'erreurs pendant leur vie; et après cela ils sont mis au nombre des morts; car il n'y a personne qui puisse vivre toujours et qui voie les siècles suivants." Symmaque, à son ordinaire, nous a traduit ce verset d'une manière beaucoup plus claire en disant "Aussi le coeur des enfants des hommes se remplit de malice et d'arrogance. Chacun d'eux pendant sa vie suit les inclinations de son coeur; mais, après tout cela, ils sont mis enfin entre les morts; car qui est celui qui puisse toujours vivre et demeurer dans ce monde?" L'Ecriture dit une seconde fois ce que nous venons d'expliquer, c'est-à-dire que tout arrive également à tous; que les biens et les maux de cette vie sont indifféremment pour les justes et pour les injustes, et que la mort n'épargne pas plus les uns que les autres. Cette égalité est cause que les coeurs des enfants des hommes sont remplis d'erreurs, d'insolence et de malice; et après avoir vécu dans ces égarements, ils sont enlevés par une mort imprévue et précipitée, qui leur fait connaître qu'ils ne doivent pas vivre éternellement sur la terre, quoiqu'ils aient paru se flatter de ces vaines espérances.

V. 4, 5 et 6. " Je parle avec liberté : un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort; car ceux qui sont envie savent qu'ils doivent mourir; mais les morts ne connaissent plus rien; il ne leur reste plus de récompense, parce que leur mémoire est ensevelie dans l'oubli. L'amour, la haine, le zèle ont péri avec eux, et ils n'ont plus de part à ce siècle ni à tout ce qui se passe sous le soleil. " Il a dit auparavant que les cours des enfants des hommes, pendant qu'ils vivent sur la terre, sont pleins de malice, de témérité et d'insolence: c'est pourquoi il reprend ici la même matière pour achever d'en dire ce qu'il en pensait. Les hommes, dit-il, sont sujets à être surpris par des morts précipitées; mais, quelque remplis qu'ils soient de malice et de méchanceté, ils peuvent, pendant qu'ils vivent, devenir bons et justes; ce qu'ils ne peuvent pas après que la mort les a enlevés de ce monde, parce que les morts ne sont plus capables de faire de bonnes oeuvres.

Un pécheur donc qui jouit encore de la vie peut devenir plus parfait qu'un juste qui n'est plus de ce monde, pourvu néanmoins qu'il se convertisse et qu'il veuille pratiquer et imiter les vertus de l'homme juste qui repose dans le tombeau. Nous pouvons en dire autant d'un homme vivant, quand il serait pauvre et le dernier des hommes, en le comparant à un grand du siècle qui se glorifiait pendant sa vie de sa puissance, de sa malice et de son insolence; car le pauvre vivant est préférable en bien des manières au riche mort et enseveli dans la terre. Mais pourquoi cela? Parce que ceux qui vivent encore peuvent craindre la mort et faire beaucoup de bonnes oeuvres pour se préparer à bien mourir, au lieu que ceux qui sont morts ne peuvent rien ajouter à ce qu'ils ont emporté avec eux en quittant ce monde, tout étant enseveli pour les morts dans un éternel oubli, selon ce que nous lisons dans un psaume: " J'ai été mis en oubli, comme un homme mort, dans le coeur des vivants." L'amour aussi, la haine, l'envie ou le zèle sont des passions qui prennent fin avec la vie et qui ne suivent point le mort dans le tombeau. Nous ne pouvons alors ni faire de saintes actions, ni commettre des crimes, ni rien ajouter aux actes de vertu que nous avons faits durant le cours de notre vie, ni combler la mesure de nos iniquités.

Il se trouve pourtant quelques personnes qui contredisent cette explication, et qui prétendent qu'après la mort même nous pouvons augmenter nos bonnes oeuvres et croître en mérite, aussi bien que déchoir de notre justice. Ils appuient leur sentiment sur ce passage où il est dit: " Un homme mort n'a plus de part à ce siècle ni à tout ce qui se passe sous le soleil, " et ils avouent que les morts n'ont rien de commun avec ce siècle présent ni avec ceux qui vivent sous le soleil que nous voyons, mais qu'ils ont part à un autre monde, que notre Sauveur a marqué distinctement lorsqu'il a dit: " Mon royaume n'est pas de ce monde, " et qu'ils (187) savent ce qui se passe sous le soleil de justice. Ainsi, disent-ils, on ne peut point rejeter l'opinion de ceux qui pensent que les créatures raisonnables, après la mort du corps, peuvent encore mériter, ou commettre des péchés et des offenses.

Mon Hébreu me disait sur ce verset : " Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort," que ceux de sa nation y donnaient cette explication. Un homme vivant qui enseigne et qui agit, quoiqu'il ait une capacité médiocre, est plus utile au monde que le plus habile maître qui n'est plus du nombre des vivants. Par exemple, prenant le premier venu des maîtres vivants et des précepteurs, ils disent qu'il vaut mieux sous l'image d'un chien vivant que Moïse et les autres prophètes représentés sous la figure d'un lion mort. Mais comme nous n'approuvons point cette comparaison ni cette exposition, passons à quelque chose de meilleur et de plus élevé.

Disons donc que la Chananéenne à qui Jésus-Christ dit dans l'Evangile : "Votre foi vous a sauvée " est le chien vivant dont nous parlons, et que le peuple juif est le lion mort, selon qu'il est nommé par le prophète Balaam dans le livre des Nombres : "Voilà ce peuple qui se lèvera comme un petit lion, et qui sautera et tressaillira comme un lion." Nous sommes donc nous-mêmes ce chien vivant, nous qui descendons du peuple gentil, et les Juifs, abandonnés du Seigneur, sont le lion mort. Or il est certain que devant Dieu les chrétiens valent infiniment plus que les Juifs; car, nous qui vivons, nous connaissons le Père, le Fils et le Saint-Esprit; mais pour eux, qui sont morts, ils ne savent rien de ce que la foi nous enseigne. Ils ne peuvent non plus espérer aucune récompense ni l’effet d'aucune promesse, parce que tout est enseveli à leur égard. De leur côté, ils ont oublié tout ce qu'ils devaient avoir toujours présent. dans leur mémoire, et Dieu du sien les a oubliés entièrement. L'amour et l'attachement qu'ils avaient autrefois pour le Seigneur est perdu depuis longtemps, et la haine qu'ils avaient pour ses ennemis ne subsiste plus parmi ce peuple. Ils ne peuvent point aujourd'hui assurer avec le prophète : " Seigneur, n'ai-je point. eu de haine pour tous ceux qui vous haïssaient, et n'ai je point séché de douleur quand j'ai vu l'insolence de vos ennemis? " Enfin le zèle pour la loi de Dieu, dont les Phinées et les Mattathias ont été si animés, ne vit plus parmi ce peuple incrédule, et il est manifeste qu'il ne leur convient pas de dire : "Le Seigneur est mon partage, " puisque ce sont des morts qui n'ont plus de part à ce siècle.

V. 7 et 8. " Allez donc et mangez votre pain avec joie; buvez votre vin avec l'allégresse de votre coeur, parce que vos oeuvres sont agréables à Dieu. Que vos vêtements soient blancs en tout temps, et que la composition dont vous parfumez votre tête ne défaille point." Avant que d'en venir à une explication particulière de chaque verset, ,jusqu'à l'endroit où il est dit que les hommes tombent dans les piéges de la mort comme les poissons et les oiseaux dans les filets, il faut que nous touchions en passant le sens qu'ils renferment tous en gênerai et en commun, afin que le détail en soit dans la suite plus facile et plus agréable. Il a dit dans la section précédente que les hommes, après leur mort, sont en oubli dans la mémoire des vivants, qu'on n'en fait pas plus mention que s'ils n'avaient jamais été, que personne n'a pour eux ni haine ni amitié, que ceux qui ont perdu la vie ont en même temps perdu tout leur crédit et toute leur autorité sous le soleil. Pour prévenir donc ces fâcheux inconvénients de la mort, il fait parler ici des hommes qui vivent dans l'égarement et qui, selon leur coutume, s'entr'exhortent à se divertir et à jouir des plaisirs de la vie. O homme, disent-ils, puisque vous ne serez rien après votre mort et que la mort est elle-même un néant, écoutez le conseil que je vais vous donner. Pendant que vous êtes en vie jouissez de toutes sortes de délices: faites de grands festins; ayez pour votre boisson ordinaire les vins les plus exquis, et noyez vos chagrins et vos inquiétudes en vous remplissant vous-mêmes de vins et de liqueurs. Sachez après cela que Dieu vous adonné toutes ces choses pour en user librement et pour les faire servir à vos plaisirs et à vos joies. Soyez toujours vêtus d'habits propres et de robes blanches; que votre tête ait la senteur des aromates et des parfums précieux; ne vous refusez rien de ce que la volupté pourra vous inspirer, et faites en sorte que vos plaisirs accompagnent tous les moments de votre vie, qui est si courte et si fragile; car si vous êtes assez mal avisés que de laisser échapper les occasions (188) de vous réjouir et de prendre vos plaisirs, il ne sera plus temps de le faire quand vous serez morts. Hâtez-vous donc de jouir de tous les plaisirs de la vie, de peur qu'ils ne vous échappent et qu'ils ne périssent pour vous et avec vous. Au reste, ne soyez pas si crédules que de vous laisser épouvanter par de petits contes qu'on vous fait du jugement qui vous attend après la mort et du compte exact que vous y rendrez de toutes vos actions, soit bonnes ou mauvaises; car parmi les morts il n'y a ni sagesse ni raison, et tous les sentiments sont entièrement éteints et anéantis par la mort.

C'est là le langage que tiennent aujourd'hui les Epicure, les Aristippe, les Cyrénaïque et les autres fous appelés philosophes et sages du monde. Mais pour moi, dit l'Ecclésiaste, bien loin d'avoir de ces sentiments, je trouve, après y avoir bien pensé, que les choses de ce monde n'arrivent point au hasard comme quelques-uns se l'imaginent sans fondement, et qui prétendent qu'on doit attribuer les divers événements de la vie au caprice de la fortune, qui fait son jeu et son divertissement du bonheur ou du malheur des hommes. Je suis au contraire très persuadé que rien n'arrive dans le monde que par un jurement particulier de Dieu. Ainsi, que celui qui court avec vitesse ne se flatte pas qu'il court de lui-même, et qu'il ne s'attribue pas cette bonne qualité ; que celui, de même, qui se sent fort et robuste ne se confie pas dans sa force; que le sage ne pense pas que les richesses s'acquièrent par la prudence, et que les personnes éloquentes et distinguées par leur érudition ne disent pas qu'elles doivent à leur mérite le crédit et la réputation qu'elles ont dans le monde : c'est à Dieu que vous devez rapporter toutes ces choses, parce qu'elles n'arrivent que par l'ordre et la disposition de sa divine Providence; car s'il ne prenait lui-même le soin de gouverner tout l'univers, ceux qui bâtissent des maisons les bâtiraient en vain et ceux qui gardent les villes les garderaient inutilement. Tout n'arrive donc point au hasard et sans discernement, comme l'imaginent les esprits libertins, qui sont eux-mêmes la preuve incontestable des vérités qu'ils combattent, parce que, lorsqu'ils y pensent le moins, ils sont enlevés de ce monde par une mort précipitée pour aller paraître devant le tribunal de leur juge redoutable, dont ils ont toujours

méprisé les menaces jusqu'au moment qu'il n'est plus temps ni de les mépriser ni de les éviter. Il leur arrive alors la même chose qu'aux poissons qui sont pris tout d'un coup par les hameçons ou dans les filets, et la même chose qu'aux oiseaux qui volent librement çà et là dans l'air, et qui tombent sans s'en apercevoir dans les piéges des chasseurs. C'est ainsi que les hommes tombent tout d'un coup dans les supplices éternels que leurs crimes leur ont mérités; et ils reconnaissent à l'heure de la mort, qui est . venue les surprendre, que les choses humaines n'étaient pas abandonnées à la bizarrerie du hasard comme ils le pensaient, mais que tout était dispensé avec une souveraine sagesse. C'est là le sens des passages que nous voulions expliquer tout ensemble. Venons maintenant à un détail, et à l'explication des versets l'un après l'autre, et ne faisons plus parler l'Ecclésiaste que dans sa propre personne.

" Allez, mangez votre pain avec joie et buvez votre vin avec le plaisir de votre coeur, parce que vos oeuvres sont agréables à Dieu. " Je vous ai déjà averti que tout se termine au tombeau, et qu'après la mort on ne peut ni faire pénitence ni revenir à la pratique des vertus: faites donc à présent, pendant que vous jouissez de la vie, tout le bien que vous pourrez; hâtez-vous de faire pénitence et travaillez pendant que vous en avez le temps et que vous vivez dans ce monde. En prenant le texte dans un autre sens plus naturel et plus simple, nous pourrons encore en retirer plus de fruit et plus d'édification. Souvenons-nous donc de cette belle maxime de l'Apôtre : " Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit quelque chose que vous fassiez, faites tout au nom du Seigneur;" et dans un autre endroit des Proverbes de Salomon: " Buvez votre vin avec conseil;" car celui qui abuse des créatures et qui se jette dans des excès ne peut pas se flatter de goûter de vrais plaisirs ni d'avoir un bon coeur. Non enim habet veram laetitiam et cor bonum qui créatures supra modum abutitur. Ce sens me parait préférable au premier, parce que celui dont les oeuvres sont saintes et agréables à Dieu ne peut jamais manquer de pain spirituel, qui est le véritable, ni de cet excellent vin qui nous est venu de la vigne de Sorec. Mettons donc en pratique les commandements qu'on nous donne dans ces paroles de (189) l'Ecclésiaste : " Désirez-vous de posséder la sagesse gardez les commandements, et Dieu vous la donnera ; " et alors nous ne manquerons point de trouver le pain et le vin spirituels que nous devons souhaiter pour la nourriture de nos âmes ; mais si quelqu'un de ceux qui ne gardent pas les commandements du Seigneur se glorifiait de vivre dans l'abondance de pain et de vin, Isaïe lui dirait : " Ne dites pas: Je connais aussi la sagesse; car certainement vous ne la connaissez pas, puisqu'elle ne vous a point rendu docile dès le commencement. Je sais que vous méprisez ma loi, etc. " Au reste nous devons faire attention, en lisant la version des Septante qui porte : " Venez, mangez votre pain avec joie," que ces paroles sont de cet Ecclésiaste qui nous dit dans l'Évangile : " Que celui qui a soif vienne à moi et qu'il boive;" et dans les Proverbes : "Venez, mangez mon pain et buvez mon vin. "

" Que vos vêtements soient blancs en tout temps, et que les huiles de parfums que vous mettez sur votre tête ne défaillent point. " Que votre corps, dit-il, soit pur et chaste, et que votre coeur soit plein de douceur et de miséricorde envers le prochain, pour répandre sur lui vos libéralités et vos bienfaits; qu'en tout temps on vous voie revêtu d'habits blancs, et donnez-vous de garde de porter jamais des vêtements souillés, vous souvenant que le peuple d'Israël ne se couvrit d'habits noirâtres que pour pleurer son malheur et son idolâtrie. Mais, pour vous, soyez revêtus des oeuvres de lumière, et non de malédiction comme le traître Judas, dont il est écrit : " Qu'il soit couvert de malédiction comme d'un manteau! " Revêtez-vous d'entrailles de miséricorde, de douceur, d'humilité, de mansuétude et de patience. Et lorsque vous aurez dépouillé le vieil homme avec toutes ses oeuvres, tâchez de vous vêtir du nouveau, qui devient plus innocent et plus saint de jour en jour.

Ce que l'Écriture ajoute: " Et que l'huile de parfum soit toujours sur votre tête, , nous oblige de remarquer les qualités et la nature de l'huile : elle sert pour nourrir et entretenir la lumière des lampes, et elle est d'un grand usage pour soulager et délasser ceux qui sont fatigués de travail. Il y a une huile spirituelle, une huile de joie et d'allégresse dont le Psalmiste a parlé en ces ternies: " C'est pour cela que Dieu, qui est aussi votre Dieu, vous a oint d'une huile d'allégresse et de joie par-dessus tous ceux qui participent avec vous à cette onction." Il faut imprimer sur notre visage des traits de joie et de contentement en passant de cette huile par-dessus, et au temps de jeûne il faut que notre tête en soit toute parfumée. Les pécheurs n'ont point de connaissance d'une huile si divine ; ils en ont une tout-à-fait contraire que le juste déteste en disant. " Que ma tête ne soit point parfumée de l'huile du pécheur. " On trouve chez les hérétiques de ces méchantes huiles, et ils souhaitent avec ardeur d'en oindre les têtes de ceux qui se laissent séduire par leurs artifices.

V. 9. " Jouissez de la vie avec la femme que vous aimez tous les jours de votre vie passagère, et tout le temps qui vous est donné sous le soleil; car c'est là votre partage pendant votre vie et dans le travail qui vous exerce sous le soleil. " Recherchez la sagesse et la science des Écritures, et tâchez de la posséder comme une chaste épouse. Attachez-vous à cette étude, selon le conseil du sage dans les Proverbes : " Aimez-la et elle vous gardera; embrassez-la et elle vous environnera. " Les jours qui sont appelés dans le texte original " jours de vanité " signifient : le temps de la vie présente que nous passons dans ce monde enseveli dans la malignité. L'Apôtre les nomme des " jours mauvais. " Cette expression, dès le commencement du verset: "Voyez la vie avec la femme que vous aimez, " me parait ambiguë et un peu obscure ; car elle peut signifier deux choses premièrement on peut l'expliquer en cette manière : Voyez et considérez la vie, vous et votre femme avec vous, parce que vous ne sauriez volts seul, sans le secours d'unetelle femme, voir et connaître la vie; secondement, on peut prendre le verset en ce sens : Considérez la vie et considérez la femme pendant les jours de votre vanité; ce qui marque deux considérations et deux objets. Si nous nous arrêtons à la première explication, nous y trouverons un sens d'une beauté charmante ; car on nous y ordonne de chercher avec la sagesse, notre épouse, la véritable vie, pendant les jours de notre vanité : en effet c'est là notre bonheur et notre partage sur la terre, aussi bien que le fruit de tous nos travaux, si dans cette vie fragile, qui passe comme l'ombre, nous sommes (190) assez heureux que de trouver la véritable vie : Haec enim pars nostra est et hic laboris fructus, si in hac vita unibratili vitam veram invenire valeamus.

V. 10. " Faites promptement et avec ardeur tout ce que votre main pourra faire, parce qu'il n'y aura plus ni oeuvre, ni raison, ni sagesse, ni science dans le tombeau où vous courez. " Faites dès à présent tout ce que vous pouvez faire et travaillez infatigablement, parce qu'il ne sera plus temps de faire pénitence quand vous serez mis dans le tombeau. Notre Sauveur a dit quelque chose qui approche beaucoup de cette maxime du livre de l'Ecclésiaste "Travaillez," dit Jésus-Christ, "pendant qu'il est jour, parce que la nuit viendra bientôt où personne ne pourra rien faire. "

Remarquez en passant que Samuël et tous les saints de l'Ancien-Testament, avant la venue de Jésus-Christ, étaient retenus dans des lieux souterrains appelés" enfers; "mais qu'après la résurrection de notre Seigneur les saints ne sont plus renfermés dans les enfers; ce que nous pouvons assurer sur le témoignage de l'Apôtre, qui dit: " Il est plus avantageux de mourir et d'être avec Jésus-Christ. " Or, celui qui est avec Jésus-Christ ne peut pas certainement être retenu dans l'enfer.

V. 11. " J'ai tourné mes pensées ailleurs, et j'ai vu que sous le soleil le prix n'est point pour ceux qui sont les plus légers à la course, ni les expéditions militaires pour les plus braves, ni l’abondance pour les plus sages, ni les richesses pour les plus habiles, ni la faveur pour ceux qui ont le plus de connaissances ; mais que tout se fait par rencontre et à l'aventure." Celui qui est enchaîné et qui a les fers aux pieds n'est pas disposé à courir, et il ne peut point dire avec l'Apôtre: "J'ai achevé ma course, j'ai été fidèle; " mais celui qui est léger à la course spirituelle, et dont l'âme n'est point appesantie par le péché, ne pourra non plus arriver à la fin de la carrière si Dieu ne le favorise de son secours et de sa grâce. De même, quand il faudra combattre contre les puissances ennemies, les démons, nos adversaires, quelque fort qu'on soit, l'on ne pourra les vaincre par ses propres forces. Il faut en dire autant des hommes parfaits et des plus sages, qui ne seront point nourris du pain de vie, du pain céleste, si la sagesse ne les invite et ne leur dit: "Venez, mangez des pains que j'ai préparés. " Il faut encore être bien persuadé que les richesses dont parle saint Paul en disant : " Tâchez d'être riches en bonnes oeuvres, " et ailleurs : " Vous êtes devenus riches en paroles et en connaissances;" il faut, dis-je, être bien persuadé que nous ne saurions les acquérir et les amasser si nous ne les recevons du Seigneur, à qui ces richesses appartiennent. On a beau aussi être habile, si la grâce n'accompagne la science et si le Seigneur ne l'accorde par sa libéralité, les plus savants ne pourront jamais la mériter par leurs propres lumières. Saint Paul en était bien persuadé lorsqu'il disait : "J'ai plus travaillé que tous les autres; non pas moi proprement, mais la grâce de Dieu qui est avec moi ; " et derechef : " Sa grâce n'a pas été en moi vaine et sans fruit. " Enfin l'homme ne sait point en quel temps toutes choses doivent finir, ni quand on verra ces divers événements qu'on attend à la fin des siècles. Tout ce que nous venons de dire regarde le sens anagogique, et le plus élevé.

Au reste, pour venir à une explication plus simple et plus littérale, souvenons-nous d'abord de ce que l'Apôtre dit dans l'épître aux Romains: "Cela ne dépend donc point ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. " Pour ce qui est de ces paroles : " Le pain n'est pas pour les sages," elles se vérifient chaque jour par l'exemple de plusieurs personnes très sages qui manquent des choses nécessaires à la vie; ce qui est confirmé par ce qui suit : " La faveur n'est pas pour les savants; " ce qui n'est que trop vrai, puisque nous vouons, dans l'Eglise même, les plus incapables des hommes au-dessus des autres, y paraître avec éclat et y être en réputation. Et s'il arrive qu'ils se soient accoutumés à parler avec facilité et avec des airs présomptueux, ils se persuadent aisément être des gens d'esprit et d'érudition, quoiqu'ils ne sachent ce qu'ils disent ; mais il leur suffit d'être applaudis du peuple, qui est ordinairement. plus touché et plus content de quelques discours vains et frivoles que de l'utilité et de la solidité de la saine doctrine. Nous voyons au contraire que des gens doctes, des personnes d'une profonde érudition demeurent dans l'obscurité, qu'ils souffrent de violentes persécutions, et que non-seulement ils ne sont pas en estime et en faveur, (191) mais qu'ils sont même réduits à une grande pauvreté et à une extrême indigence. C'est là l'état incertain de la fortune des hommes dans ce monde, où la vertu et le mérite ne doivent pas attendre les récompenses qu'on leur prépare pour une autre vie : Et non est in presenti retributio meritorum, sed in futuro.

V. 12. " L'homme ignore certainement le temps et l'heure de sa fin; et comme les poissons sont pris à l'hameçon et les oiseaux au filet, ainsi les hommes se trouvent surpris par l'adversité lorsque tout d'un coup elle vient foudre sur eux. " Nous avons déjà remarqué dans cet ouvrage que les hommes sont surpris de la mort et de l'adversité lorsqu'ils y pensent le moins : ainsi nous pouvons expliquer ici le même endroit dans un sens allégorique, et le rapporter à la parabole de l'Evangile, où le royaume du ciel est comparé à un filet qu'on jette dans la mer pour prendre des poissons. On doit aussi faire attention que les hérétiques ont un filet dans lequel ils enveloppent les âmes qu'ils font périr : ce filet n'est autre chose que leur affabilité, la douceur et la politesse de leurs discours, la pratique feinte ou forcée de leurs jeûnes, la simplicité et la modestie de leurs habits, leurs vertus apparentes et affectées. S'ils parlent des mystères divins et de ce qu'il y a de plus élevé dans la théologie, comme de la profondeur des jugements de Dieu, alors on peut dire qu'ils tendent des piéges dans les lieux les plus élevés. De même donc que les poissons tombent dans les filets et les oiseaux dans les piéges, de même aussi arrive-t-il aux enfants des hommes de donner dans les pièges des hérétiques lorsqu'on voit les méchants se multiplier, la charité de plusieurs refroidie, et ces actions merveilleuses, qui semblent tenir du prodige dans les séducteurs capables de faire tomber les élus mêmes, si cela était possible. En ce temps le danger n'est pas moins grand pour les ecclésiastiques, qui sont nommés enfants des hommes, et qui sont des gens de peu de foi, parce qu'ils peuvent tomber aussi promptement que tous les autres.

V. 13, 14 et 15. " J'ai vu aussi sous le soleil une action qui m'a paru en effet d'une très grande sagesse : une ville fort petite, où il v avait peu de monde : un grand roi est venu pour la prendre; il l'a investie, il a bâti des forts tout autour et l'a assiégée de toutes sparts. Il s'est trouvé dedans un homme pauvre, mais sage, qui a délivré la ville par sa sagesse; et après cela nul ne s'est souvenu de cet homme pauvre. " Pendant que d'autres assurent que les choses de ce monde sont abandonnées à l'inconstance du hasard et que l'homme juste n'a aucun avantage sur l'injuste, je trouve, pour moi, dit l'Ecclésiaste, une très grande sagesse et des actions admirables parmi les hommes : par exemple, je remarque qu'il arrive souvent qu'une petite ville, où il y a très peu de monde, est assiégée par une armée innombrable d'ennemis; que les habitants de cette ville désespèrent de pouvoir sauver leur vie, étant serrés de si près par les ennemis et presque morts de faim; mais qu'il se présente, contre l'attente de tout le monde, un homme pauvre, fort peu remarquable, qui promet de délivrer par sa sagesse la ville assiégée que les riches, les grands, les puissants et les orgueilleux n'ont pu secourir ni mettre en liberté. Mais, d ingratitude des hommes, sujette à oublier les bienfaits les plus importants! après que la ville a été délivrée de la puissance des ennemis, après avoir évité une captivité honteuse, après la liberté rendue à la patrie, il ne se trouve personne qui se souvienne du pauvre, du sage libérateur, ni qui lui rende les actions de grâces qui lui sont dues. Tous reviennent à leurs anciennes coutumes: ils n'honorent que les riches et les grands, qui n'ont été d'aucun secours à la petite ville dans le temps qu'elle était sur le point d'être renversée.

Mon précepteur hébreu m'expliquait autrement cet endroit de l'Ecclésiaste, et il voulait que je l'entendisse de la sorte. L'homme, disait-il, est cette petite ville ; et nous pouvons bien le comparer à une ville , puisque les philosophes le regardent comme un " petit monde "et qu'ils lui donnent ce nom. Le peu d'habitants de cette ville sont le petit nombre de membres dont le corps humain est composé. Lorsque le diable, ce roi grand et redoutable, s'approche de cette petite ville pour l'assiéger et s'en rendre maure, il se trouve dans la place un esprit humble, sage et tranquille, un homme intérieur et rempli de lumière, qui défend la ville assiégée et qui la délivre de la main de ses ennemis; et lorsque l'homme extérieur se sent délivré de quelque grand péril de perdre la vie, et qu'il se voit à couvert des persécutions, des afflictions, des adversités ou de quelque autre accident fâcheux et contraire à ses inclinations, ou, si l'on veut, des péchés mêmes où il était tombé, cet homme terrestre et charnel, ennemi déclaré de l'homme spirituel ou intérieur, ne se souvient plus de l'obligation qu'il a au pauvre et au sage, à l'esprit intérieur qui lui a sauvé la vie; il refuse même de suivre ses conseils, et abuse de la liberté que l'homme intérieur vient de lui donner.

Mais expliquons encore ces versets de cette troisième manière. L'Eglise, en comparaison de tout l'univers, peut être regardée comme une petite ville qui contient un petit nombre d'habitants. Il arrive souvent que le démon, ce grand roi (non qu'il soit grand en effet, mais parce qu'il affecte la grandeur et la domination dont il l'ait parade), vient assiéger cette petite ville et l'entourer de toutes parts. II s'élève contre elle par les persécutions qu'il lui suscite, ou par quelque autre espèce de tentations et d'afflictions dont il tâche de l'accabler. Mais il y trouve un homme pauvre, un homme sage, c'est-à-dire notre seigneur Jésus-Christ ( qui a bien voulu se faire pauvre pour l'amour de nous et qui est la sagesse de Dieu), et ce pauvre fait lever le siége du persécuteur et met en liberté la ville par sa seule sagesse. Hélas! combien de fois avons-nous vu ce lion infernal tendre des piéges secrets à l'Eglise avec les riches, c'est-à-dire avec les magistrats et les princes de ce monde! et combien de fois aussi avons-nous vu tous les artifices et tous les efforts des ennemis de l’Eglise rendus vains et inutiles par la sagesse de notre pauvre et de notre roi plein d'humilité, de douceur et de bonté! Mais après toutes les victoires de ce pauvre et la paix rendue à la patrie, à peine se trouve-t-il quelqu'un qui se souvienne de lui et qui veuille garder ses commandements; ils s'abandonnent au contraire au luxe, à l'impureté et à la volupté, ne cherchant que des richesses périssables qui ne peuvent nous délivrer dans de pressantes nécessités.

V. 16. " J'ai donc dit : La sagesse vaut mieux que la force, quelque méprisée qu'elle ait été dans la personne du pauvre dont on n'a pas voulu écouter les paroles." Quoique personne ne se souvienne du pauvre et de ce sage dont nous parlons lorsqu'on commence à jouir de la paix et de la prospérité, et qu'on n'admire alors que les riches et les grands du siècle, j'aime mieux, ajoute l'auteur de ce livre, sur les principes que nous avons établis ci-dessus, honorer et. cultiver la sagesse , que les autres méprisent, et suivre ses conseils, que plusieurs ne daignent pas écouter, que de devenir ingrat et insensé comme eux.

V. 17. " Les paroles des sages s'entendent dans le repos plus que les cris du prince parmi les insensés." Tout ceux que vous verrez faire le métier de déclamateur clans l'Église, et affecter dans leurs discours la galanterie et la délicatesse du langage pour s'attirer les applaudissements de l'auditeur, ou pour le divertir et le faire rire, ne faites pas difficulté de les regarder comme des insensés; car ces manières sont une marque que ce sont des insensés qui parlent à d'autres insensés. Les paroles donc des sages s'entendent dans le repos et avec peu de bruit, au lieu que les hommes imprudents et sans jugement, quoique d'ailleurs distingués parleur autorité et leur puissance, élèvent bien haut la voix et se plaisent aux cris excessifs d'un peuple qui leur applaudit, ce qui leur attire justement la réputation d'hommes insensés et ridicules.

" La sagesse vaut mieux que les armes des gens de guerre, et un seul qui pèche fera perdre de grands biens. " Il préfère encore en cet endroit la sagesse à la force, et il dit qu'elle vaut mieux dans le combat que les armes de ceux qui combattent ; que s'il se trouve un seul insensé, quoique ce soit un homme peu considérable, un homme de rien, il ne laissera pas d'être souvent cause qu'on perdra de grands trésors et de grandes richesses. Mais, comme nous pouvons lire selon l'hébreu : " Et celui qui commet un péché perd beaucoup de biens, nous devons encore prendre ces paroles dans ce sens. Celui qui tombe dans un seul péché perd quantité de saintes actions et d'oeuvres de justice qu'il avait faites auparavant et depuis longtemps; car les vertus ont une si grande connexité et une telle dépendance les unes des autres qu'on ne peut en posséder une sans posséder toutes les autres, de même qu'on ne peut être esclave d'un seul vice et d'un péché sans être assujetti à tous les autres. Et virtutes se invicem sequi, qui unam hahuerit, habere (193) omnes. Et qui in uno peccaverit, eum omnibus vitiis subjacere.



Jérôme - oeuvres morales 180