Vie 27

27

Chapitre 27

Je reviens à la relation de ma vie. J'étais, comme je dit, sous le poids de cette affliction causée par tant de peines, et l'on priait beaucoup pour moi, afin qu'il plût au Seigneur de me conduire par un autre chemin, puisque celui où je marchais était, disait-on, si suspect. De mon côté, je le demandais instamment à Dieu, et j'eusse voulu éprouver le désir d'être conduite par une autre voie. Mais, à dire vrai, à la vue du progrès si sensible de mon âme, ce désir m 'était impossible, quoiqu'il fût constamment l'objet de mes demandes; il n'avait quelque entrée dans mon coeur qu'en certains moments, où j'étais accablée de ce qui m'était dit et des craintes qu'on m'inspirait. Je voyais le changement complet qui s'était opéré en moi: l'unique chose en mon pouvoir était de m'abandonner entre les mains de Dieu; il savait ce qui me convenait, je le conjurais de disposer absolument de moi selon sa sainte volonté. Je voyais que par cette voie j'allais au ciel, et qu'auparavant j'allais en enfer; quel motif avais-je donc d'en désirer une autre, et de croire que j'étais sous l'influence du démon? Pour avoir ce désir et cette persuasion, il n'était pas d'efforts que je ne fisse, mais toujours en vain. J'offrais à Dieu, dans cette vue, mes bonnes oeuvres, si j'en accomplissais quelqu'une; je priais les saints auxquels j'avais une dévotion particulière, de me défendre contre le démon. Je faisais des neuvaines; je me recommandais à saint Hilarion et à l'archange saint Michel; ma confiance en ce dernier data même de cette occasion; j'importunais plusieurs autres saints pour que Notre-Seigneur daignât, manifester la vérité. Or, au bout de deux ans, pendant lesquels je n'avais cessé, de concert avec d'autres personnes, de demander au Seigneur ou qu'il me conduisît par un autre chemin, ou qu'il daignât, puisqu'il me parlait si souvent, faire, connaître la vérité, voici ce qui m'arriva.

Le jour de la fête du glorieux saint Pierre, étant en oraison, je vis, ou pour mieux dire, car je ne vis rien ni des yeux du corps ni de ceux de l'âme, je sentis près ,de moi Jésus-Christ, et je voyais que c'était lui qui me parlait. Comme j'ignorais complètement qu'il pût y avoir de semblables visions, j'en conçus une grande crainte au commencement, et je ne faisais que pleurer. A la vérité, dès que Notre-Seigneur me disait une seule parole pour me rassurer, je demeurais, comme de coutume, calme, contente, et sans aucune crainte. Il me semblait qu'il marchait toujours à côté de moi; néanmoins, comme ce n'était pas une vision imaginaire, je ne voyais pas sous quelle forme. Je connaissais seulement d'une manière fort claire qu'il était toujours à mon côté droit, qu'il voyait tout ce que je faisais, et, pour peu que je me recueillisse ou que je ne fusse pas extrêmement distraite, je ne pouvais ignorer qu'il était près de moi.

J'allai aussitôt, quoiqu'il m'en coûtât beaucoup, le dire à mon confesseur. Il me demanda sous quelle forme je le voyais. Je lui dis que je ne le voyais pas. «Comment donc, répliqua-t-il, pouvez-vous savoir que c'est Jésus-Christ?» Je lui dis que je ne savais pas comment, mais que je ne pouvais ignorer qu'il fût près de moi; je le voyais clairement, je le sentais; le recueillement de mon âme dans l'oraison était plus profond et plus continuel; les effets produits étaient bien différents de ceux que j'éprouvais d'ordinaire: la chose était évidente. J'avais recours à diverses comparaisons pour me faire comprendre; mais, à mon avis, il ne s'en trouve certainement aucune qui ait beaucoup de rapport à une vision de ce genre. J'ai su depuis qu'elle est de l'ordre le plus élevé. C'est ce qui m'a été dit par un saint homme, fort spirituel, le frère Pierre d'Alcantara, dont je parlerai plus au long dans la suite, et par d'autres grands savants; ils ont ajouté que de toutes les visions, c'est celle où le démon peut avoir le moins d'accès. Ainsi, rien d'étonnant que de pauvres femmes sans science, comme moi, manquent de termes pour l'exprimer; les doctes, sans nul doute, en donneront plus facilement l'intelligence.

Que si je dis que je ne vois Notre-Seigneur ni des yeux du corps ni de ceux de l'âme, attendu que la vision n'est point imaginaire, on me demandera sans doute comment je puis savoir et affirmer qu'il est près de moi, avec plus d'assurance que si je le voyais de mes propres yeux. Je réponds que c'est comme quand une personne, ou aveugle, ou dans une très grande obscurité, n'en peut voir une autre qui est auprès d'elle. Toutefois ma comparaison n'est point exacte, elle n'exprime qu'un faible rapport; car la personne dont je parle acquiert par le témoignage des sens la certitude de la présence de l'autre, soit en la touchant, soit en l'entendant parler ou se remuer. Dans cette vision, il n'y a rien de cela: point d'obscurité pour la vue; Notre-Seigneur se montre présent à l'âme par une connaissance plus claire que le soleil. Je ne dis pas qu'on voie ni soleil ni clarté, non; mais je dis que c'est une lumière qui, sans qu'aucune lumière frappe nos regards, illumine l'entendement, afin que l'âme jouisse d'un si grand bien. Cette vision porte avec elle de très précieux avantages.

Ce n'est pas comme une présence de Dieu qui se fait souvent sentir, surtout à ceux qui sont favorisés de l'oraison d'union et de quiétude; l'âme ne se met pas plus tôt en prière qu'elle trouve, ce semble, à qui parler; elle comprend qu'on l'écoute, par les effets intérieurs de grâce qu'elle ressent, par un ardent amour, une foi vive, de fermes résolutions, et une grande tendresse spirituelle. Cette grâce est sans doute un grand don de Dieu, et ceux qui la reçoivent doivent extrêmement l'estimer, parce que c'est une oraison très élevée; mais ce n'est pas une vision. Les effets seuls indiquent la présence de Dieu; c'est une voie par laquelle il se fait sentir à l'âme. Mais dans la vision dont je parle, on voit clairement que Jésus-Christ, fils de la Vierge, est là. Dans la double oraison que j'ai mentionnée, certaines influences de la divinité se rendent sensibles; ici, outre ces influences, notre âme voit que la très sainte humanité de Notre-Seigneur nous accompagne, et qu'elle a la volonté de nous favoriser de ses grâces.

Le confesseur m'adressa donc cette question: Qui vous a dit que c'était Jésus-Christ? - Lui-même, plusieurs fois, répondis-je; mais avant qu'il me l'eût dit, cela était déjà imprimé dans mon entendement; dans les grâces antérieures, il me disait que c'était lui, mais je ne le voyais pas. J'ajoutai pour me faire comprendre: Si, étant aveugle ou dans une obscurité profonde, j'étais visitée par une personne que je n'aurais jamais vue, mais dontj'aurais seulement entendu parler, pour croire que C'est elle, il me suffirait qu'elle me le dît; mais je ne pourrais pas l'affirmer avec autant d'assurance que si je l'avais vue. Dans cette vision, je le puis; sans se montrer sous une forme sensible, Notre-Seigneur s'imprime dans l'entendement par une connaissance si claire, qu'elle semble exclure le doute. Il veut que cette connaissance y demeure si profondément gravée qu'elle produise une certitude plus grande que le témoignage des yeux; car pour ce qui frappe notre vue, il nous arrive quelquefois de douter si ce n'est point une illusion. Ici le doute peut bien se présenter au premier instant, mais il reste d'autre part une ferme certitude que ce doute est sans fondement.

Ainsi en est-il d'une autre manière par laquelle Dieu enseigne l'âme et lui parle sans paroles, en la façon que je viens de dire. C'est un langage tellement du ciel, que nul effort humain ne peut le faire comprendre, si le divin Maître ne nous l'enseigne par expérience. Il met au plus intime de l'âme ce qu'il vent lui faire entendre; et là, il le lui représente sans image ni forme de paroles, mais par le même mode que dans la vision dont je viens de parler. Et que l'on remarque bien cette manière par laquelle Dieu fait entendre à l'âme ce qu'il veut, tantôt de grandes vérités, tantôt de profonds mystères; car souvent, lorsque Notre-Seigneur m'accorde une vision et me l'explique c'est de cette sorte qu'il m'en donne l'intelligence.

A mon avis, c'est là que le démon trouve le moins d'accès. Voici mes raisons; si elles ne sont pas bonnes, c'est moi qui me trompe apparemment. Cette vision et ce langage sont quelque chose de tellement spirituel, qu'il n'y a ni dans les puissances de l'âme, ni dans les sens, aucun mouvement où le démon puisse trouver prise. A la vérité, cette suspension simultanée des puissances et des sens, qui leur enlève tout mouvement propre, ne se manifeste que de temps en temps, et elle est de courte durée; d'autres fois, les puissances ne sont point suspendues, ni les sens ravis, mais conservent parfaitement leurs opérations naturelles. Cette suspension complète et générale n'a pas toujours lieu dans la contemplation, elle est même fort rare; mais dès qu'elle existe, je le répète, il n'y a plus de notre part aucune opération, aucun acte; tout est l'oeuvre du Seigneur (cf. chap. 20et 25). La vérité nous est infuse de la même manière que se trouverait en nous un aliment que nous n'aurions pas mangé, ignorant par quelle voie il nous a été incorporé, mais bien certains du fait. Il y a néanmoins cette différence: ici la nature de l'aliment nous resterait inconnue, ainsi que celui qui l'a mis en nous, tandis que pour cette vérité infuse, je sais ce qu'elle est et d'où elle me vient; mais j'ignore comment elle a été déposée en moi; car je ne l'ai point vu, je ne puis le comprendre, mon âme n'en avait jamais eu le désir, il ne m'était pas même venu dans l'esprit que cela pût être.

Dans ces paroles dont j'ai traité précédemment (cf. chap. 25), Dieu rend l'entendement malgré lui attentif à ce qu'il lui dit. Donnant à l'âme comme une faculté nouvelle d'entendre, il la force à écouter et l'empêche de se distraire. Elle est à peu près comme une personne d'une ouîe excellente, à laquelle on parlerait de très près et à haute voix, sans lui permettre de se boucher les oreilles; bon gré mal gré, il faudrait qu'elle entendît. Toujours serait-il vrai qu'elle fait quelque chose, puisqu'elle est attentive à ce qu'on lui dit. Mais ici l'âme ne fait rien, elle ne prête même plus ce petit concours qui consiste à écouter. Sa nourriture s'est trouvée préparée et incorporée en elle, de sorte qu'elle n'a qu'à jouir. C'est comme si quelqu'un, sans apprendre, sans même avoir rien fait pour savoir lire, et sans avoir jamais rien étudié, trouvait en lui toute la science déjà acquise, ignorant de quelle manière et d'où elle lui serait venue, puisque auparavant il n'avait jamais travaillé même à connaître l'A b c. Cette dernière comparaison explique, ce me semble, quelque chose de ce don céleste. L'âme se voit en un instant savante; pour elle, le mystère de la très sainte Trinité et d'autres mystères des plus relevés demeurent si clairs, qu'il n'est pas de théologien avec lequel elle n'eût la hardiesse d'entrer en dispute pour la défense de ces vérités. Elle en demeure saisie d'étonnement. Une seule de ces grâces suffit pour opérer en elle un changement complet. Dès lors, elle ne saurait rien aimer si ce n'est Celui qui, sans exiger d'elle aucun concours, la rend capable de si grands biens, lui révèle de si profonds secrets, et lui prodigue les témoignages d'un amour si tendre qu'on renonce à les décrire.

Quelques-unes de ces faveurs sont si admirables qu'on doute de leur réalité, et qu'à moins d'avoir une foi très vive, on ne pourrait croire que Notre-Seigneur les accordes à une personne qui les a si peu méritées; aussi, mon dessein est de ne rapporter qu'un petit nombre de celles qu'il m'a faites, à moins que l'on ne me commande autre chose. Je me contenterai de quelques visions dont le récit ne sera pas sans utilité.

D'abord, elles pourront empêcher les personnes à qui Dieu en accorderait de semblables de s'en effrayer et de les regarder comme impossibles, ainsi que cela m'est arrivé; ensuite, elles feront connaître la manière ou la voie par laquelle le Seigneur m'a conduite, et c'est là précisément ce que l'on me commande d'écrire.

Je reviens à ce que je disais. Par ce genre de langage, le Seigneur, selon moi, montre qu'il veut, par toutes les voies possibles, donner connaissance à l'âme de ce qui se passe au ciel, où l'on s'entend sans se parler. Qu'une telle langue existât, je l'avais toujours ignoré, jusqu'à ce qu'il plût au Seigneur de m'en rendre témoin, et de me le montrer dans un ravissement. Ainsi, dès l'exil, Dieu et l'âme s'entendent par cela seul qu'il veut être entendu d'elle, et ils n'ont besoin d'aucun autre artifice pour s'exprimer leur mutuel amour. Ici-bas, deux personnes intelligentes et qui s'aiment beaucoup, se comprennent, même sans signes, seulement en se regardant. C'est apparemment ce qui se passe entre Dieu et l'âme; mais il ne nous est pas donné de voir de quelle manière ils portent l'un sur l'autre leur regard, comme l'Epoux le dit à l'Épouse dans les Cantiques; car je crois avoir entendu appliquer à ce regard le passage dont je parle.

O bénignité admirable de Dieu! C'est ainsi, Seigneur, que vous vous laissez regarder par des yeux aussi infidèles que ceux de mon âme! Que cette vue, ô mon Dieu, les détourne pour jamais de celle des choses basses, et que rien, si ce n'est vous seul, ne soit plus capable de leur plaire! O ingratitude des mortels! n'aura-t-elle jamais de terme? L'expérience me permet de le publier: ces grâces sont si grandes que tout ce que l'on peut en rapporter n'est rien, en comparaison de que vous faites à l'égard d'une âme que vous conduisez jusque-là.

O âmes qui avez commencé à vous appliquer à l'oraison, et vous qui avez une véritable foi, pouvez-vous, car je ne vous parle pas de ce que vous gagnez pour l'éternité, pouvez-vous, dans cette vie même, aspirer à des biens comparables au moindre de ces biens? Oui, cela est certain, Dieu se donne lui-même à ceux qui abandonnent tout pour son amour. Il ne fait pas acception des personnes; il aime tout le monde. Nul n'a d'excuse, quelque misérable qu'il soit, puisqu'il agit ainsi avec moi, en m'élevant à une si haute oraison. Songez que ce que j'écris ici est à peine un point du tableau que je pourrais mettre sous les yeux; je me suis bornée à ce qui était nécessaire pour faire comprendre la nature de cette vision de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et celle de ce langage céleste que Dieu adresse à l'âme. Mais dire ce que l'on éprouve lorsque le Seigneur nous révèle ses secrets et nous dévoile ses perfections adorables, je ne le puis. C'est un plaisir tellement élevé au-dessus de tous ceux que la pensée peut concevoir ici-bas, qu'il nous inspire, à juste titre, une souveraine horreur pour les plaisirs de la vie, qui tous ensemble ne sont que de la fange. La jouissance de ces plaisirs fût-elle assurée pour une éternité, il répugnerait de les mettre, si peu que ce soit, en comparaison avec les joies dont nous parlons; et Dieu cependant ne donne par là qu'une goutte du grand fleuve de délices qu'il nous prépare.

Mais, ô honte de nos prétentions! Pour moi, j'en rougis; et si l'on pouvait éprouver de la confusion dans le ciel, j'y paraîtrais un jour, à juste titre, plus confuse que qui que ce soit. Comment osons-nous prétendre à de si grands biens, à ces ineffables délices, à une gloire éternelle, uniquement aux dépens du bon Jésus? Si nous n'avons pas le courage, comme Simon le Cyrénéen, de l'aider à porter sa croix, n'aurons-nous pas du moins, comme les filles de Jérusalem, des larmes à donner à ses douleurs? Les plaisirs et les fêtes doivent-ils nous conduire à la jouissance de ce bonheur qui lui a coûté tant de sang? Cela n'est pas possible. Pensons-nous, en poursuivant de vains honneurs, lui offrir une juste réparation du mépris qu'il endura pour nous faire régner éternellement? Ce serait folie de le croire; jamais, non jamais, un tel chemin ne nous conduira au ciel.

Je vous en conjure, mon père, faites retentir ces vérités, puisque Dieu ne m'en a pas donné le pouvoir. Il a toujours cherché à en pénétrer mon âme; mais c'est bien tard, comme on le verra par cet écrit, que je les ai comprises et que j'ai prêté l'oreille à la voix de mon Dieu; c'est pourquoi je suis si confuse d'en parler, que j'aime mieux m'en taire.

Je me contente de noter ici une considération que je fais assez souvent sur la félicité des bienheureux dans le ciel; daigne mon Dieu me faire la grâce d'en jouir un jour! De quel éclat brillera leur gloire accidentelle, quelle joie éprouveront-ils lorsqu'ils verront que s'ils commencèrent tard à servir Dieu, du moins, depuis leur retour, ils n'omirent, pour lui plaire, rien de ce qui était en leur pouvoir; ils lui firent l'offrande de tout, par toutes les voies possibles, chacun selon ses forces et son état! Qu'il se trouvera riche celui qui laissa toutes les richesses pour Jésus-Christ! Qu'il se verra honoré celui qui, pour son amour, ne voulut point d'honneurs, et mit ses délices à se voir dans une profonde abjection! Qu'il se trouvera sage celui qui s'estima heureux de passer pour un insensé, et de partager ce titre avec la Sagesse elle-même! Mais, hélas! en punition de nos péchés, qu'ils sont aujourd'hui peu nombreux ceux qu'animent de tels sentiments! Ils ont disparu du milieu de nous, ces, hommes que les peuples regardaient comme des insensés, en leur voyant faire les oeuvres héroïques des vrais amants de Jésus-Christ.

O monde, ô monde, que tu gagnes du côté de ton faux honneur à être connu d'un si petit nombre! Mais quoi! pensons-nous mieux servir Dieu lorsqu'on nous regarde comme des sages et des modèles de discrétion? On est si discret aujourd'hui, que c'est là sans doute ce que l'on pense. On croit malédifier, si chacun, selon sa condition, ne s'efforce de paraître au meilleur état qu'il peut, et ne soutient l'honneur de son rang. Il n'y a pas jusqu'aux ecclésiastiques, aux religieux, aux religieuses, qui ne s'imaginent que c'est introduire une nouveauté et donner du scandale aux faibles, que de porter des habits vieux et rapiécés; on craint même d'être profondément recueilli et de mener une vie d'oraison, tant le monde est perverti, tant on a mis en oubli cette perfection et ces grands transports de ferveur qui éclataient dans les saints! Voilà, à mon avis, ce qui aggrave plus les calamités de notre temps, que ne le feraient les prétendus scandales des religieux qui annonceraient par leurs oeuvres comme par leurs paroles, le mépris que l'on doit faire du monde. De ces scandales le Seigneur retire de grands avantages: quelques personnes s'offensent, il est vrai, mais d'autres sentent des remords. Et plût au ciel qu'il nous fût donné de voir un de ces hommes de Dieu, qui retraçât dans sa personne la vie de Jésus-Christ et de ses apôtres! Plus que jamais nous en aurions besoin de nos jours.

Ah! quel parfait imitateur de Jésus-Christ Dieu vient de nous ravir, dans ce béni frère Pierre d'Alcantara! Le monde, dit-on, n'est plus capable d'une perfection si haute; les santés sont plus faibles, et nous ne sommes plus aux temps passés. Ce saint était de ce siècle, et sa ferveur égalait cependant celle des temps anciens; aussi tenait-il le monde sous ses pieds. Mais, sans aller pieds nus, sans faire une aussi âpre pénitence, il est plusieurs choses dans lesquelles, comme je l'ai souvent dit, nous pouvons pratiquer le mépris du monde, et que Notre-Seigneur nous fait connaître dès qu'il voit en nous du courage.

Qu'il dut être grand, celui que reçut de Dieu le saint dont je parle, pour soutenir pendant quarante-sept ans cette pénitence si austère que tous connaissent aujourd'hui! En voici quelques détails que je me plais à rapporter, et dont la vérité m'est parfaitement connue; c'est de sa propre bouche que je les ai entendus avec une autre personne dont il se cachait peu. Quant à moi, je dus cette ouverture à l'affection qu'il me portait; Notre-Seigneur la lui avait donnée, afin qu'il prît ma défense et m'encourageât dans un temps où son appui m'était si nécessaire, comme on l'a vu et comme on le verra encore par mon récit.

Il avait passé quarante ans, nous dit-il, sans jamais dormir plus d'une heure et demie, tant la nuit que le jour; de toutes ses mortifications, celle qui lui avait le plus coûté dans les commencements, c'était de vaincre le sommeil; dans ce dessein, il se tenait toujours ou à genoux ou debout. Il prenait ce repos assis, la tête appuyée contre un morceau de bois fixé dans le mur; eût-il voulu se coucher, il ne l'aurait pu, parce que sa cellule, comme on le sait, n'avait que quatre pieds et demi de long. Durant le cours de toutes ces années, jamais il ne se couvrit de son capuce, quelque ardent que fût le soleil, quelque forte que fût la pluie. Jamais il ne se servit d'aucune chaussure. Il ne portait qu'un habit de grosse bure, sans autre chose sur la chair; encore cet habit était-il aussi étroit que possible; et par-dessus il mettait un petit manteau de même étoffe. Dans les grands froids il le quittait, et laissait quelque temps ouvertes la porte et la petite fenêtre de sa cellule; il les fermait ensuite, et reprenait son manteau, donnant ainsi quelque satisfaction à son corps, en lui faisant sentir une meilleure température. Il lui était fort ordinaire de ne manger que de trois en trois jours; et comme j'en paraissais surprise, il me dit que c'était très facile à quiconque en avait pris la coutume. Un de ses compagnons m'assura qu'il passait quelquefois huit jours sans prendre de nourriture. Cela devait arriver, je pense, lorsqu'il était absorbé dans l'oraison car il avait de grands ravissements et de violents transports d'amour pour Dieu; je l'ai vu moi-même une fois entrer en extase. Sa pauvreté était extrême; et il était si mortifié, même dès sa jeunesse, qu'il m'a avoué être resté trois ans dans une maison de son ordre sans connaître aucun des religieux, si ce n'est au son de la voix, parce qu'il ne levait jamais les yeux, de sorte qu'il n'aurait pu se rendre aux endroits où l'appelait la règle, s'il n'avait suivi les autres. Il gardait cette même modestie par les chemins. Il passa de longues années sans jamais regarder les femmes; il me dit qu'à l'âge où il était parvenu, c'était pour lui la même chose de les voir ou de ne pas les voir; à la vérité, il était déjà très vieux quand je vins à le connaître, et son corps était tellement exténué, qu'il semblait n'être formé que de racines d'arbres. Avec toute cette sainteté, il était très affable. Il parlait peu et seulement lorsqu'il était interrogé; mais les grâces de son esprit donnaient à ses paroles un véritable charme.

Je raconterais volontiers beaucoup d'autres particularités, si je n'appréhendais, mon père, qu'une plus longue digression ne m'attirât un reproche de votre part. Je n'étais pas même exempte de cette crainte, en écrivant,ce que je viens de dire. J'ajouterai donc seulement que ce saint homme est mort comme il avait vécu, en instruisant et en exhortant ses frères. Quand il vit que sa fin approchait, il récita le psaume "J'étais dans la joie quand on m'a dit: allons dans la maison du Seigneur" (Ps 122, 1), et s'étant mis à genoux, il expira (4).

Le Seigneur a voulu, dans sa bonté, qu'à partir de ce jour il m'ait encore plus assistée que durant sa vie j'en ai reçu des conseils en diverses circonstances. Je l'ai vu plusieurs fois tout éclatant de gloire. Il me dit dans la première de ces apparitions, qu'heureuse était la pénitence, qui lui avait mérité une si grande récompense. Ces paroles furent suivies de plusieurs autres. Un an avant sa mort, il m'apparut, malgré l'éloignement qui nous séparait, et je sus qu'il devait bientôt nous être enlevé. Je l'en avertis, en lui écrivant à l'endroit où il était, à quelques lieues d'ici. Au moment où il rendit le dernier soupir, il se montra à moi, et me dit qu'il allait se reposer. Sans croire à cette vision, j'en fis part néanmoins à quelques personnes, et huit jours après nous venait la nouvelle qu'il était mort, ou plutôt qu'il avait commencé à vivre pour toujours. Le voilà donc le terme de cette vie si austère, une éternité de gloire! Depuis qu'il est au ciel, il me console beaucoup plus, ce me semble, que quand il était sur la terre. Notre-Seigneur me dit un jour qu'on ne lui demanderait rien au nom de son serviteur, qu'il ne l'accordât. Je l'ai très souvent prié de présenter au Seigneur mes demandes, et je les ai toujours vues exaucées. Louange sans fin à ce Dieu de bonté! Amen.

Mais quel long discours, mon père, pour vous porter au mépris de ce qui passe, comme si vous ne saviez pas ces choses, et comme si vous n'aviez pas déjà exécuté votre résolution de vous détacher de tout! En parlant de la sorte, j'ai uniquement cédé à la douleur que me cause la vue des égarements du monde. Je ne gagnerai peut-être que de la fatigue à écrire ces pages, où tout, du reste, est contre moi; mais du moins mon âme en sera soulagée. Daigne le Seigneur me pardonner les offenses que j'ai commises moi-même en ce point dont je traite, et vous, mon père, la peine que je vous donne sans raison: on dirait, en vérité, que je veux vous faire subir la pénitence de mes fautes.



28

Chapitre 28

Je reviens à mon sujet. Cette vision, qui me faisait sentir Notre-Seigneur à côté de moi, fut presque continuelle durant quelques jours. J'en retirais un très grand profit; je ne sortais pas d'oraison, et je tâchais dans toutes mes actions de ne pas déplaire à Celui que je voyais clairement en être témoin. A la vérité, je craignais de temps en temps d'être trompée, à cause de tout ce qu'on me disait; mais cette crainte ne durait guère, parce que Notre-Seigneur me rassurait.

Il lui plut un jour, tandis que j'étais en oraison, de me montrer seulement ses mains; la beauté en était si ravissante, que je n'ai point de termes pour la peindre. J'en fus saisie de crainte, comme je le suis toujours lorsque Notre-Seigneur commence à me faire quelque nouvelle grâce surnaturelle. Peu de jours après, je vis sa divine figure, et je demeurai entièrement ravie. Je ne pouvais d'abord comprendre pourquoi le Sauveur, qui plus tard devait m'apparaître tout entier, se montrait ainsi peu à peu. Je l'ai compris depuis: c'était à cause de ma faiblesse naturelle. Qu'il soit éternellement béni! Une créature aussi abjecte et aussi infidèle que moi n'aurait pu supporter tant de gloire réunie. Il le savait, et dans sa tendre compassion, il m'y disposait peu à peu.

Il vous semblera peut-être, mon père, qu'il ne me fallait pas un grand effort pour contempler des mains et un visage d'une telle beauté. Mais, sachez-le, les corps glorifiés sont si beaux, l'éclat surnaturel dont ils brillent est si vif, que l'âme en demeure hors d'elle-même; ainsi cette vue me jetait dans l'effroi, j'en étais toute troublée et bouleversée. Bientôt après cependant, je retrouvais la sécurité avec l'assurance que la vision était véritable: les effets étaient tels que la crainte ne tardait pas à disparaître.

Le jour de la fête de saint Paul, pendant la messe, Jésus-Christ daigna m'apparaître dans toute sa très sainte humanité, tel qu'on le peint ressuscité, avec une beauté et une majesté ineffables. Je vous en parlai dans une de mes lettres, pour obéir au commandement exprès que vous m'en aviez fait; mais ce ne fut pas sans peine, car on sent, quand on veut écrire de telles choses, une impuissance qui tue. Je le fis toutefois de mon mieux, et ainsi il serait inutile de le répéter en cet endroit. Je dirai seulement que quand il n'y aurait dans le ciel, pour charmer la vue, que la grande beauté des corps glorieux, et celle surtout de l'humanité sainte de Jésus-Christ, le plaisir serait indicible. Si dans cet exil, où il ne nous montre de sa majesté que ce que notre misère peut en soutenir, cet adorable Sauveur nous jette par sa vue dans de tels transports, que sera-ce dans le ciel, où l'on jouit pleinement d'un si grand bien?

Je n'ai jamais vu des yeux du corps ni cette vision, quoique imaginaire, ni aucune autre, mais seulement des yeux de l'âme. Au dire de ceux qui le savent mieux que moi, la vision précédente est plus parfaite que celle-ci, et celle-ci l'emporte de beaucoup sur toutes celles qui se voient des yeux du corps; ces dernières, ajoutent-ils, sont les moins élevées et les plus sujettes aux illusions du démon. Comme alors j'avais de la peine à le croire, je désirais, je l'avoue, voir des yeux du corps ce que je ne voyais que de ceux de l'âme, afin que mon confesseur ne pût pas me dire que ce n'était qu'une réverie. Au reste, c'était souvent aussi ma crainte dans les commencements . la vision était passée; il me venait en pensée que ce n'était peut-être qu'un jeu de l'imagination, et j'avais du regret de l'avoir dit à mon confesseur, craignant de l'avoir trompé. Nouveau sujet de larmes; j'allais le retrouver, et je lui disais ma peine. Il me demandait si j'avais cru les choses comme je les lui avais rapportées, ou si j'avais en dessein de le tromper. Je lui répondais, ce qui était vrai, que je lui avais parlé fort sincèrement, sans aucune intention de le tromper, et que pour rien au monde je ne voudrais dire un mensonge. Il le savait très bien; c'est pourquoi il tâchait de me tranquilliser. De mon côté, il m'en coûtait tant d'aller lui parler de semblables faveurs, que je ne comprends pas comment le démon eût pu me mettre dans l'esprit de les feindre, pour me tourmenter ainsi moi-même. Mais Notre-Seigneur s'empressa de m'apparaître de nouveau, et me fit si bien voir la vérité d'une telle faveur, qu'en très peu de temps je fus affranchie de toute crainte d'illusion.

Je reconnus alors combien peu j'avais eu d'esprit: en effet, quand bien même je me serais efforcée durant des années entières de me figurer une telle beauté, jamais je n'aurais pu en venir à bout, tant sa seule blancheur et son éclat surpassent tout ce que l'on peut imaginer ici-bas. C'est un éclat qui n'éblouit point; c'est une blancheur suave; c'est une splendeur infuse qui cause à la vue un indicible plaisir, sans ombre de fatigue; c'est une clarté qui rend l'âme capable de voir cette beauté si divine; c'est une lumière infiniment différente de celle d'ici-bas, et auprès d'elle les rayons du soleil perdent tellement leur lustre, qu'on voudrait ne plus ouvrir les yeux.

Il y a la même différence entre ces deux lumières qu'entre une eau très limpide, qui coulerait sur le cristal et dans laquelle se réfléchirait le soleil, et une eau très trouble qui, par un ciel tout à fait sombre, coulerait sur la surface de la terre. Mais cette divine lumière ne ressemble en rien à celle du soleil; elle seule paraît à l'âme une lumière naturelle, tandis que celle de cet astre ne lui semble en comparaison que quelque chose d'artificiel. Cette lumière est comme un jour sans nuit, toujours lumineux, sans que rien soit capable de l'obscurcir. Enfin, elle est telle que l'esprit le plus pénétrant, même après les efforts d'une longue vie, ne pourrait jamais s'en former une idée. Dieu la montre si soudainement, que, si pour la voir il fallait seulement ouvrir les yeux, on n'en aurait pas le loisir. Mais il n'importe qu'ils soient ouverts ou fermés. Quand Notre-Seigneur le veut, malgré nous cette lumière se voit; et il n'y a ni distraction, ni résistance, ni industrie, ni soin, qui l'empêchent d'arriver jusqu'à nous. J'en ai fait bien souvent l'expérience, comme on le verra par mon récit.

Ce que je désirerais maintenant pouvoir faire connaître, c'est la manière dont Notre-Seigneur se montre dans ces visions; mais je n'entreprends pas de dire de quelle sorte il illumine l'oeil intérieur de l'âme de cette puissante lumière, et montre à notre esprit une image si claire de lui-même, qu'il nous paraît être véritablement présent. C'est aux savants de l'expliquer; il n'a pas plu au Seigneur de m'en donner l'intelligence. Je suis si ignorante, et d'un esprit si peu ouvert, que, malgré toutes les explications que l'on a bien voulu m'en donner, je n'ai pu encore parvenir à le comprendre. Ce qui vous prouve, mon père, que je n'ai nullement cette vivacité d'esprit que vous me croyez; je l'ai vu en mille circonstances, mon intelligence ne saisit les choses que lorsqu'on lui porte, comme l'on dit, les morceaux à la bouche. Mon confesseur était quelquefois surpris de mon ignorance, et jamais il ne s'est mis en peine de me faire comprendre comment Dieu agit en ce point et comment cela peut se faire. De mon côté, je ne désirais point lesavoir, et jamais je ne l'ai demandé, quoique depuis plusieurs années j'aie eu, comme je l'ai dit, l'avantage de traiter avec des gens doctes. Je me contentais de m'informer d'eux si une chose était péché ou non; pour le reste, il me suffisait de penser que Dieu avait tout fait. Ainsi, au lieu de m'étonner des merveilles de ses oeuvres je n'y voyais qu'un sujet de louanges; car plus ces merveilles sont difficiles à comprendre, plus elles me donnent de dévotion.

Je me contenterai donc, mon père, de rapporter ce que j'ai vu, et vous abandonnerai le soin de dire le mode de ces visions, comme aussi d'éclaircir ce qu'il y aurait d'obscur dans mes paroles, et ce que je n'aurai pu expliquer: vous le ferez mieux que moi. En certaines circonstances, ce que je voyais ne me semblait être qu'une image; mais, en beaucoup d'autres, il m'était évident que c'était Jésus-Christ lui-même cela dépendait du degré de clarté dans lequel il daignait se montrer à moi. Quelquefois, cette clarté étant très incertaine, il me semblait voir une image, mais une image très différente des portraits d'ici-bas, même les plus achevés. Comme j'en ai vu plusieurs excellents, je puis dire qu'il n'y a aucun rapport entre l'un et l'autre, pas plus qu'il n'y en a entre une personne vivante et son portrait: quelque ressemblant qu'il soit, on ne peut s'empêcher de voir que c'est une chose inanimée. Ceci explique parfaitement ma pensée, et est de la plus exacte vérité; je ne m'étends donc pas davantage sur ce sujet. Je n'ai pas voulu faire une comparaison, car les comparaisons ne sont jamais justes en tout; c'est une vérité certaine, qu'il y a autant de différence entre cette image et les portraits faits de main d'homme, qu'entre une personne vivante et ses traits peints sur la toile, ni plus ni moins. En effet, si ce qui se présente à l'âme est une image, c'est une image vivante; ce n'est pas un homme mort, mais Jésus-Christ vivant qui se fait reconnaître comme Dieu et homme tout ensemble, non comme il était dans le sépulcre mais tel qu'il en sortit le jour de la Résurrection.

Quelquefois il se montre avec une si grande majesté, qu'il est impossible de douter que ce ne soit le Seigneur lui-même. Le plus souvent, cela arrive de la sorte après la communion, moment où d'ailleurs la foi nous assure qu'il est présent. Il se montre tellement maître de l'âme, qu'elle en est comme anéantie, et se sent consumer tout entière en son Dieu.

O mon Jésus! qui pourrait faire comprendre cette majesté avec laquelle vous vous montrez, et combien vous apparaissez alors Seigneur de la terre et des cieux, et même de mille autres mondes, de mondes et de cieux sans nombre, que vous pourriez créer! L'âme comprend, à la vue de votre grandeur, que tout cela ne serait encore rien pour un Souverain tel que vous. Là se voit clairement, ô mon Jésus, le peu de pouvoir de tous les démons en comparaison du vôtre, et comment on peut, dès qu'on vous contente, fouler aux pieds tout l'enfer. On ne s'étonne plus de la terreur de ces esprits de ténèbres à votre descente dans les limbes, et de leur désir de trouver mille enfers nouveaux plus profonds, pour fuir loin d'une majesté si redoutable. Vous la faites éclater alors aux yeux de l'âme et vous voulez qu'elle connaisse le souverain pouvoir de votre humanité très Sainte, unie à la divinité. Là, elle se forme une idée de ce que produira, au jour du jugement, la vue de votre majesté suprême et de votre courroux contre les méchants. Là, Seigneur, elle devient véritablement humble par la vue intime et forcée de sa misère. Là, elle trouve la confusion et le vrai repentir de ses péchés. Vous ne lui donnez que des témoignages d'amour, et néanmoins elle ne sait où se mettre, et s'anéantit tout entière.

Pour moi, J'en suis convaincue, quand il plait à Notre-Seigneur de nous découvrir une grande partie de sa majesté et de sa gloire, cette vision agit avec une force telle, qu'aucune âme ne pourrait la soutenir, si Dieu ne la fortifiait par un secours très surnaturel, en la faisant entrer dans le ravissement et l'extase. Car alors, la vision de cette divine présence se perd dans la jouissance. Dans la suite, il est vrai, on oublie ce qu'avait d'accablant cet excès de gloire; mais cette majesté et cette beauté de Notre-Seigneur demeurent tellement empreintes dans l'âme, qu'elle ne peut en perdre le souvenir: j'excepte néanmoins le temps où, soumise à une épreuve dont je dois parler, elle se trouve en proie à une sécheresse, à une solitude si effrayantes, que tout semble s'effacer de la mémoire, jusqu'au souvenir même de Dieu.

L'âme, après cette vision, se voit, changée; elle est toujours dans l'ivresse; elle sent un nouvel amour de Dieu; et cet amour, je crois, atteint un très haut degré. Sans doute, la vision précédente où, comme je l'ai dit, Dieu se montre à nous sans image, est plus élevée; mais, à cause de notre faiblesse, celle-ci nous est très utile pour conserver peinte et gravée dans notre imagination cette divine présence, et en occuper continuellement notre pensée. Au reste, ces deux visions viennent presque toujours ensemble: ainsi, par la vision imaginaire, on voit des yeux de l'âme l'excellence, la beauté et la gloire de la très sainte humanité de Notre-Seigneur; et par la vision intellectuelle, on voit qu'il est Dieu, qu'il peut tout, ordonne tout, gouverne tout, remplit tout de son amour.

On doit faire une très grande estime de cette vision; à mon avis, il ne s'y rencontre aucun péril, parce qu'il n' est pas au pouvoir du démon de produire de tels effets. Il s'est efforcé trois ou quatre fois, ce me semble, de me faire voir Notre-Seigneur de cette manière par une fausse représentation. Mais, s'il peut prendre la forme d'un corps qui serait de chair, il ne saurait contrefaire cette gloire qui resplendit dans le corps de Notre-Seigneur quand il se montre à nous. Son dessein, par cet artifice, serait de détruire les effets d'une véritable vision mais l'âme qui en a été favorisée repousse loin d'elle cette fausse image, elle se trouble, se dégoûte, s'inquiète; enfin elle perd la dévotion et la douceur intérieure, et demeure dans l'impuissance de faire oraison. Ceci comme je l'ai dit, eut lieu dans les commencements, trois ou quatre fois.

Il y a donc entre ces visions une souveraine différence; et je ne doute pas que même une âme qui n'est arrivée qu'à l'oraison de quiétude, ne les distingue facilement à l'aide de ce que j'ai dit des effets des paroles surnaturelles (cf. chap. 25). C'est une chose évidente, et pourvu qu'une âme ne veuille pas se laisser tromper, et qu'elle marche dans l'humilité et la simplicité, je ne crois pas qu'elle puisse l'être. Il suffit d'avoir eu véritablement une vision venant de Dieu, pour qu'aussitôt on sente en quelque sorte le piège. Bien que la fausse vision commence avec plaisir et avec goût, l'âme les rejette loin d'elle. Au reste, selon moi, le plaisir qu'elle éprouve doit être différent de celui qu'elle reçoit dans une vision véritable; l'amour qu'on lui témoigne n'apparait ni pur, ni chaste; en très peu de temps elle a découvert l'ennemi. C'est ce qui me fait dire que le démon ne saurait causer aucun mal à une âme qui a de l'expérience.

Mais l'imagination ne pourrait-elle pas se représenter ainsi la personne de Notre-Seigneur? Non, cela est de toute impossibilité. Car la seule beauté et la seule blancheur d'une des mains de Jésus-Christ surpassent infiniment tout ce que nous saurions nous figurer. Et puis, comment pourrions-nous nous représenter en un instant des choses qui jamais n'ont été dans notre pensée, et que l'imagination, après de longs efforts, ne pourrait même concevoir, tant elles sont élevées au-dessus de tout ce que nous pouvons comprendre ici-bas? Cela n'est assurément pas possible. Admettons cependant que l'imagination puisse, jusqu'à un certain point, se représenter Notre-Seigneur. Outre que cela ne produirait aucun de ces grands effets dont j'ai parlé, l'âme ne ferait qu'y perdre; car elle serait alors semblable à une personne qui essaie de dormir, mais qui demeure éveillée, parce que le sommeil ne vient pas. Cette personne ayant un véritable désir de reposer, soit parce qu'elle en a besoin, soit parce qu'elle a mal à la tête, fait bien de son côté tout ce qu'elle peut pour s'endormir, et à certains moments il lui semble en effet qu'elle sommeille un peu; mais ce n'est pas un vrai sommeil; il ne la soulage pas, il ne donne pas de force à sa tête, qui souvent même en demeure plus épuisée. Tel serait en partie le résultat d'un pur travail d'imagination. L'âme en demeurerait affaiblie; au lieu de nourriture et de forces, elle n'y trouverait que lassitude et dégoût: tandis que la vraie vision lui apporte à la fois d'inexprimables richesses spirituelles, et un admirable renouvellement des forces du corps.

J'alléguais ces raisons et quelques autres à ceux qui me disaient si souvent que mes visions étaient l'ouvrage de l'esprit ennemi, et un jeu de mon imagination. Je me servais aussi, comme je pouvais, des rapprochements que le Seigneur présentait à ma pensée. Mais tout cela demeurait inutile, parce qu'il y avait dans cette ville des personnes très saintes, en comparaison desquelles j'étais une pécheresse, et que Dieu ne conduisait pas par ce chemin. C'est ce qui inspirait de la crainte à mes amis. Ils se communiquaient ces craintes l'un à l'autre, et bientôt, en punition de mes péchés sans doute, l'état de mon âme ne fut plus une chose cachée, quoique je ne m'en ouvrisse qu'à mon confesseur et à ceux à qui il m'ordonnait d'en parler. Je leur dis un jour que s'ils m'affirmaient qu'une personne à qui je viendrais de parler et que je connaîtrais fort bien, n'était pas celle que je croyais, et qu'ils étaient très assurés que je me trompais, certainement j'ajouterais plus de foi à leur témoignage qu'à celui de mes yeux; mais que, si cette personne m'avait laissé pour gage de son amitié des joyaux de grand prix, que j'aurais encore entre les mains et qui, de pauvre que j'étais auparavant, me rendraient riche, il me serait impossible de croire à leur parole, quand bien même j'en aurais le désir. Or, ces joyaux, je pouvais les montrer. En effet, tous ceux qui me connaissaient voyaient manifestement que j'étais changée; mon confesseur l'attestait; ce changement si sensible en toutes choses, loin d'être caché, était d'une clarté frappante pour tout le monde. Pour moi qui jusque-là avais été si imparfaite, il m'était impossible de croire que si ces effets venaient du démon, il se servit, pour me tromper et me conduire en enfer, d'un moyen aussi contraire à ses intérêts que serait celui de déraciner mes vices, et de me donner en échange des vertus et du courage; car je voyais clairement qu'une seule de ces visions suffisait pour m'enrichir de tous ces biens.

Mon confesseur, qui était, comme je l'ai dit, un père de la compagnie de Jésus, religieux d'une éminente sainteté (le P. Balthasar Alvarez.), faisait absolument ces mêmes réponses, selon que je l'ai appris depuis. Il était fort prudent et fort humble; mais sa grande humilité m'attira bien des peines. Quoiqu'il fût savant et homme de grande oraison, il ne se fiait pas néanmoins à lui-même, Notre-Seigneur ne conduisant pas son âme par le même chemin que la mienne. Il eut beaucoup à souffrir à mon sujet, et de bien des manières. Je sus qu'on lui conseillait de se défier de moi, de peur d'être trompé par le démon en donnant quelque créance à mes paroles; et on lui alléguait à ce propos divers exemples. Tout cela m'affligeait beaucoup. Je craignais de voir venir le moment où je ne trouverais plus de confesseur, et où tous me fuiraient: je ne faisais que pleurer.

Ce fut une providence du Seigneur que ce religieux voulût continuer de m'entendre en confession. A la vérité, il était si grand serviteur de Dieu, que pour sa cause il se serait exposé à tout. C'est pourquoi il me recommandait d'éviter toute offense, de faire exactement tout ce qu'il me dirait, et de ne pas craindre qu'il m'abandonnât. Il m'encourageait et me calmait toujours; mais il ne cessait de me rappeler que je ne devais rien lui cacher, et j'étais fidèle à sa recommandation. Il m'assurait qu'en agissant de la sorte, quand bien même ces visions viendraient du démon, elles ne pourraient me nuire; Notre-Seigneur, au contraire, ferait tourner à mon profit le mal que l'ennemi voulait me faire. C'est ainsi qu'il travaillait de tout son pouvoir à perfectionner mon âme. Mes craintes étant si grandes, je lui obéissais en tout, quoique imparfaitement. Il eut beaucoup à souffrir à mon occasion, pendant trois ans et plus qu'il me confessa au milieu de ces tribulations (5). Notre-Seigneur permettant que je fusse en butte à de grandes persécutions et mal jugée aussi en des choses où j'étais innocente, l'on s'en prenait à lui, et on le condamnait comme responsable de tout, quoiqu'il fût exempt de faute. S'il n'eût eu pour lui une telle sainteté, et Notre-Seigneur qui soutenait son courage, il lui eût été impossible de supporter tout ce qu'il eut à souffrir. Car, d'un côté, il avait à répondre à ceux qui me croyaient hors du bon chemin, et ne voulaient point ajouter foi aux assurances qu'il leur donnait du contraire; et d'autre part, il devait me tranquilliser et me guérir de mes appréhensions, que cependant il augmentait souvent lui-même plus que tous les autres. Le Seigneur permettait qu'à chaque nouvelle vision dont il me favorisait, je sentisse redoubler mes alarmes, et c'était encore à mon confesseur de me rassurer. Tout cela me venait, je n'en doute pas, de ce que j'avais été, et de ce que j'étais une si grande pécheresse. Ce saint homme me consolait avec beaucoup de compassion de mes souffrances, et s'il se fût cru lui-même, elles n'auraient pas été si grandes;car Dieu lui faisait connaître la vérité en tout, et c'était, j'en suis convaincue, le sacrement même de la Pénitence qui lui donnait la lumière.

Quant aux autres serviteurs de Dieu qui étaient inquiets à mon sujet, ils avaient avec moi de fréquents entretiens. Comme je parlais avec simplicité et abandon, ils prenaient quelques-unes de mes paroles dans un sens que je ne leur donnais pas. Parmi eux, il y en avait un qui m'était très cher, parce que mon âme lui était infiniment redevable et qu'il était fort saint; mais je voyais qu'il ne me comprenait pas, et j'en avais une extrême douleur. De son côté, il désirait ardemment ma perfection et demandait à Dieu qu'il daignât m'éclairer de sa lumière. Tous attribuaient à un défaut d'humilité certaines choses que je disais sans y faire réflexion. A la moindre faute qu'ils me voyaient commettre, et j'en commettais sans doute beaucoup, ils me condamnaient aussitôt sur tout le reste. Ils me faisaient quelquefois des questions; comme je leur répondais d'une manière franche et naïve, ils se persuadaient que je voulais les instruire et faire la savante. Ils le rapportaient avec bonne intention à mon confesseur, et celui-ci me réprimandait. Ces peines qui me venaient de divers côtés, durèrent assez longtemps; mais les grâces que le Seigneur me faisait m'aidaient à tout supporter.

Mon dessein, en rapportant ces particularités, est de faire voir combien souffre une âme lorsqu'elle manque, dans ces voies spirituelles, d'un maître qui en ait une connaissance expérimentale. Si Dieu ne m'eût soutenue par tant de faveurs, je ne sais ce que je serais devenue, car mes angoisses étaient assez fortes pour me faire perdre l'esprit. Je me trouvais quelquefois dans une telle extrémité, que je n'avais plus d'autre ressource que de lever les yeux vers le ciel. Pauvre femme, imparfaite, faible, craintive, je me voyais condamnée par les gens de bien. Cette épreuve, dans la simplicité de mon récit, paraîtra peu de chose; mais moi qui en ai supporté de grandes dans ma vie, je la regarde comme une des plus sensibles. Puisse-t-elle avoir procuré quelque gloire à Notre-Seigneur! Quant à ceux qui me condamnaient et voulaient me convaincre d'illusion, ils ne cherchaient en tout, j'en suis sûre, que la gloire de Dieu et le bien de mon âme.






Vie 27