Jean, Vive Flamme B Couplet.1

INTRODUCTION À LA VIVE FLAMME

À Ségovie, Ana del Mercado y Penalosa possédait de grands biens. Devenue veuve en 1579, elle perdit de plus sa fille unique. Son frère, Luis del Marcado, veuf aussi, lui confia l'éducation de sa fille Inés.

Le 20 janvier 1582, elle et son frère, à Grenade, logèrent les carmélites pour leur fondation, celles-ci s'étant trouvées brusquement sans maison pour les accueillir.

À cette occasion, Ana découvrit la richesse spirituelle de Jean de la Croix qui redonna à sa vie un élan que les deuils avaient brisé. En 1586, grâce à la générosité d'Ana, Jean put fonder le couvent de Ségovie. Ses lettres des 19 août et 21 septembre 1591 témoignent de sa gratitude et de leur intimité. En mai 1593, elle obtiendra le transfert de son corps d'Ubeda à Ségovie.

En 1582-1584, la Vive Flamme fut écrite pour elle: vingt-quatre vers en quatre couplets, un des plus beaux poèmes espagnols, inspiré très librement de Garsilaso. Elle réclama un commentaire. Jean tarda, mais pas tellement ; il le rédigea en quinze jours : quatre parties correspondant aux quatre couplets. Ce n'est pas un traité, c'est une célébration des jeux de l'Amour, c'est-à-dire de l'Esprit Saint en l'âme.

Pour une laïque vivant dans le monde, le message n'est pas édulcoré, au contraire. C'est le sommet de la perfection dans la doctrine, dans le style, dans le souffle; comme un fleuve qui déverse ses eaux. C'est que Jean exprime ce qu'il vit, l'apogée de l'union divine ici-bas.

En 1590-1591, Jean relut aussi la Vive Flamme. Il n'y eut pas de remaniement, de simples corrections, des explications. Comme pour le Cantique, nous donnons seulement cette seconde version. C'est d'ailleurs à cette rédaction définitive que s'attachèrent les premiers traducteurs français, les prêtres séculiers de Bordeaux, dans les années 1610, avant même la première édition espagnole de 1618.

Dans la Montée, Jean de la Croix a décrit la rude ascension de l'âme grâce à un complet dépouillement. Dans la Nuit, il a montré sa purgation radicale sous le feu purificateur de Dieu. Le Cantique a retracé l'itinéraire du spirituel : commençant, puis progressant, puis parfait, et même au-delà de la mort dans l'état béatifique. Tout n'a-t-il pas été dit?

Ce serait oublier la richesse inépuisable de Dieu et le dynamisme de l'amour. Dans la Vive Flamme, nous sommes d'emblée dans le mariage spirituel, on ne peut ici-bas aller plus haut, mais l'amour n'est jamais oisif, et l'âme découvre à chaque instant de nouveaux horizons, immenses. C'est de ce sommet que Jean contemple toutes choses, le chemin parcouru et la transcendance de Dieu. Les images fusent, différentes, mais avec comme dénominateur commun le feu : c'est le feu-flamme, le feu-cautère, le feu-flambeaux, le feu qui fait des ombres, le feu-amour, car ce feu, c'est l'Amour, l'Esprit-Saint qui brûle dans le coeur du mystique.

Le commentaire du troisième couplet est interrompu par une longue parenthèse qui en occupe plus de la moitié, Jean y attache donc de l'importance. Comme Pascal le fera, il se dresse contre l'inacceptable. Sainte colère? Bien légitime. Le concupiscible est destiné à saisir le bien, l'irascible à combattre le mal: ces puissances ne sont pas détruites par l'union, mais ordonnées à leur juste fin. L'âme du Saint n'est pas amorphe, sa colère s'opposera à Doria modifiant les Constitutions thérésiennes ; ici il s'insurge contre les directeurs qui freinent les âmes dans leur ascension.

Les trois ennemis de la tradition chrétienne, démon, chair, monde, deviennent ici démon, âme elle-même, maître spirituel. Il pense à Ana. Le démon est toujours présent, il se tient à l'endroit stratégique: le passage du sens à l'esprit. Mais pour elle, la chair a pris un tour plus subtil et le monde se résume à des influences d'ecclésiastiques maladroits.

Élargissant comme toujours ce point de vue en règle générale, il dénonce les directeurs dont l'impéritie empêche les âmes de devenir contemplatives, et parfois même les détourne de se donner à Dieu. La vie spirituelle a ses lois. Qui les ignore ne peut s'arroger la qualité de guide. Le principal artisan, c'est Dieu; il ne faut pas prendre sa place, il ne faut pas empêcher l'âme de passer de la méditation discursive à l'oraison contemplative. Il dénonce l'absurdité de ces incompétents: ils incitent à refaire le chemin parcouru ; il les ridiculise: on dirait des forgerons qui ne savent que marteler. Jean prend l'exemple de la statue polychrome qui passe par les mains de différents spécialistes avant sa finition. Ces directeurs ne savent que dégrossir le bois, s'occuper des commençants car eux-mêmes le sont dans la voie spirituelle ; et pour les progressants, leur lourde main gâche le chef-d'oeuvre que Dieu est en train de parfaire. Leur jalousie les empêche de céder la place à plus averti. Et leur zèle maladroit n'est pas une excuse, il faut savoir reconnaître ses limites.

En ce qui concerne la doctrine pourtant déjà riche, Jean de la Croix dans le commentaire apporte de nouveaux trésors avec des nuances infinies.

Le Prologue prend l'âme vivant déjà le mariage spirituel qui est essentiellement une vie d'amour, et il n'y a pas de bornes pour l'amour (3).

I. Si l'âme ne peut aller plus haut, cet amour lance des flamboiements qui ne sont autres que ceux de l'Esprit Saint. Ce n'est plus la quête de l'Amour, c'est l'aspiration à son accomplissement en la vision béatifique (1). L'âme est mue par Dieu (4) qui vit au centre de l'âme, au coeur de sa substance (12), en un amour qui est en mouvement perpétuel (8) ; l'Amour est le but, l'Amour est le moyen (13). Du sommet, Jean considère le chemin parcouru, les douloureuses purifications subies (19-25; maintenant cette flamme apporte force et délices (26) et l'âme aspire à la mort d'amour, à ce que la toile qui la sépare du face à face soit brisée (27).

II. Cet amour est le fruit de la Trinité que Jean célèbre avec une ferveur qui rappelle celle d'Augustin dans le de Trinitate; il n'explique pas, il exalte (15). La Trinité n'est pas une conception, c'est une réalité et même la Réalité, source de toutes les autres. Jean de la Croix vit dans le mystère de cette Réalité unique en trois personnes avec des rapports intimes avec chacun des membres de la Famille divine (1-20), relations d'amour qu'il célèbre en déplorant que trop d'âmes ignorent cette tendresse dans la joie (38). Jean ne peut que répéter le mot de saint Paul : Je vis, non pas moi, mais Christ vit en moi (34). Les épreuves passées, nécessaires, ont transformé le vieil homme en homme nouveau (33). Ce n'est pas seulement une dimension nouvelle, c'est vraiment une mort et une résurrection qu'opère l'union, avec un retournement psychologique, les impulsions ne venant plus des sens, mais de Dieu (34) 1 ; l'onction de l'Esprit sur l'esprit rejaillit sur le corps (22), et le commentaire se termine en une jubilation, en un cantique nouveau, toujours nouveau, où les textes sacrés fusent (36).

1 Voir aussi C 27 7.


III. L'âme contemple les attributs de Dieu sous l'image des flambeaux (1-4), ce Dieu transcendant qui vit au plus intime d'elle-même2. Et l'âme est ravie d'amour par la chaleur et la lumière de ces flambeaux, chacun spécifique et tous bien unis (5). Ces mouvements d'amour ne proviennent pas de l'âme seule ni seulement de l'Esprit Saint, mais des deux ensemble (10). Partant du texte évangélique: L'ange dit à Marie la vertu du Très Haut te fera ombre, Jean de la Croix détaille les obombrations que ces flambeaux divins font sur l'âme (12).

2 Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo (Augustin, Conf. III, 6, 11, 17).


Les puissances de l'âme, ces cavernes sont faites pour l'infini et une vétille suffit pour les séduire. Enlevez cette chose insignifiante, leur soif est extrême jusqu'à ce qu'elles puissent être comblées par le Dieu infini pour lequel elles sont faites (18).

Les différentes présences de Dieu en l'âme sont rappelées : essentielle sans laquelle tout être retomberait dans le néant; par grâce; par union d'amour (24). Du sommet, l'âme voit la distance qui sépare le oui prometteur des fiançailles de sa réalisation dans le don réciproque du mariage (25). Contre ceux qui s'imaginent que l'âme est le principal acteur: Si l'âme cherche Dieu, son Aimé la cherche davantage (28). Et même son aspiration vers Dieu, naturelle, a bien peu de valeur si elle n'est pas surnaturelle, si elle ne vient pas de Dieu (75).

Sous l'emprise de Dieu, la liberté atteint la suprême libération. C'est qu'il faut un effort méritoire de volonté pour accepter celle de Dieu et cette véritable conversion libère de tout égoïsme : Plus la volonté est unie à Dieu, plus elle est libre et généreuse (78).

Indication précieuse: la fantaisie, sens corporel interne, reçoit les données des cinq sens extérieurs. Le sens de l'âme est symétrique: c'est le réceptacle des grandeurs de Dieu communiquées par les puissances de l'âme qui sont prolongées par les vertus théologales (69)3. L'âme donne à Dieu, Dieu lui-même qui est la seule chose qui puisse Le contenter. Comment pourrait-Il se satisfaire avec moins que l'infini, avec moins que Lui?

3  Voir notre Introduction générale, p. 31-32.


Cette riche doctrine est souvent présentée sous forme d'apostrophes : à l'âme (65), à Dieu (23), ou au directeur myope (57-59).

IV. Jean de la Croix applique au spirituel une remarque psychologique: nous jugeons autrui d'après ce que nous sommes (8). Et nous voici au-delà du dicible. Cette spiration de Dieu en l'âme est au-dessus de toute expression, elle invite au silence pour célébrer l'honneur et la gloire de Dieu.




La  vive flamme d’amour

[Rédaction définitive]4


4 Comme pour le Cantique nous prenons uniquement cette dernière version.



Jésus Marie Joseph

EXPLICATION DES COUPLETS QUI TRAITENT

DE LA TRÈS INTIME ET TRÈS QUALIFIÉE UNION DE L'ÂME AVEC DIEU

ET DE SA TRANSFORMATION EN LUI,

PAR LE PÈRE FRÈRE JEAN DE LA CROIX, CARME DÉCHAUSSÉ, À LA DEMANDE DE LA SENORA DONA ANA DE PENALOSA COMPOSÉE DANS L'ORAISON PAR LE MÊME, L'ANNÉE 1584.




PROLOGUE

1 J'ai eu quelque difficulté, très noble et dévote dame à expliquer ces quatre couplets que Votre Grâce5 m'a demandés ; parce que, étant de choses si intérieures et si spirituelles pour lesquelles ordinairement manquent les mots (car le spirituel excède le sens), avec difficulté on dit quelque chose de la substance; car aussi on parle mal de l'intérieur de l'esprit si ce n'est avec un esprit intérieur; et à cause du peu qui est en moi, j'ai différé jusqu'à présent qu'il semble que le Seigneur m'en a découvert un peu la connaissance et quelque ardeur. Ce qui doit être par le saint désir que Votre Grâce en a, car peut-être, comme ils ont été faits pour Votre Grâce, Sa Majesté voudra que pour Votre Grâce ils soient expliqués. Je me suis encouragé, sachant de façon certaine que de moi-même je ne saurai rien dire de fructueux sur un sujet quelconque, encore moins en choses si hautes et substantielles. C'est pourquoi, il n'y aura rien de moi sinon ce qu'on y trouvera de mauvais et d'erroné ; et pour ce sujet je soumets le tout à meilleur avis et au jugement de notre Mère l'Église catholique romaine, avec sa règle personne ne peut errer. Et avec ce préliminaire, m'appuyant sur l'Écriture divine, étant entendu aussi que tout ce que je dirai est bien moindre que ce qu'il y a, comme l'est la peinture à la chose, j'oserai dire ce que je saurai.

5 Titre de politesse que l'on donnait à ceux qui n'avaient pas de titre supérieur; usted en est l'abréviation.


2 Or il n'y a pas lieu de s'étonner que Dieu ait de si hautes et surprenantes attentions pour les âmes qu'Il veut favoriser, car si nous considérons qu'il est Dieu, et qu'il les fait comme Dieu et avec un amour et une bonté infinis, cela ne nous paraîtra pas hors de raison ; puisqu'il a dit qu'en celui qui l'aimerait viendraient le Père, le Fils et l'Esprit Saint, et qu'en lui ils feraient leur demeure (Jn 14,23), ce qui devait être en le faisant vivre et demeurer dans le Père, le Fils et l'Esprit Saint en une vie de Dieu, comme le donne à entendre l'âme en ces couplets.

3 En effet, bien que dans les chants que nous avons précédemment expliqués6, nous traitions du plus haut degré de perfection auquel l'âme peut arriver en cette vie, qui est la transformation en Dieu, néanmoins ces couplets-ci traitent de l'amour déjà plus avancé et perfectionné en ce même état de transformation ; car, bien qu'il soit vrai que tout ce que ceux-ci et ceux-là disent ne soit qu'un même état de transformation, et que l'on ne puisse passer plus avant en tant que tel, il peut cependant, avec le temps et à force d'exercice perfectionner (comme je dis) et approfondir beaucoup plus l'amour; de même, bien que le feu qui a déjà pénétré le bois l'ait transformé en soi et se soit entièrement uni avec lui, cependant, venant à s'embraser davantage et y demeurant plus longtemps, il devient beaucoup plus ardent et enflammé jusqu'à jeter de son sein des étincelles de feu et flamboyer.

6 Le Cantique spirituel.


4 Et en ce degré d'embrasement on doit comprendre que l'âme parle ici déjà transformée et convertie intérieurement en feu d'amour, de telle sorte que non seulement elle est unie avec ce feu, mais qu'il fait désormais une vive flamme en elle. Et elle le sent ainsi, et le dit ainsi en ces couplets avec une intime et délicate douceur d'amour ardente en sa flamme, exaltant en ces couplets quelques effets qu'il fait en elle; que nous expliquerons dans le même ordre que les autres : je les mettrai d'abord ensemble, puis, prenant chaque couplet je l'expliquerai brièvement, ensuite, prenant chaque vers, je l'expliquerai séparément.

Frère Jean de la Croix,
carme déchaussé, Grenade. S.M.



COUPLETS QUE CHANTE L'ÂME EN L'INTIME UNION EN DIEU, SON ÉPOUX BIEN-AIMÉ.

1.             Ô vive flamme d'amour,
qui tendrement blesses
de mon âme dans le centre le plus profond
car désormais tu n'es plus cruelle,
achève si tu veux,
brise la toile de cette douce rencontre.



2.             Ô cautère délectable !
Ô savoureuse plaie !
Ô douce main, ô touche délicate
qui sent la vie éternelle
et paie toute dette;
en tuant, la mort tu l'as changée en vie.



3.             Ô flambeaux de feu
dans les splendeurs de qui
les profondes cavernes du sens,
qui était obscur et aveugle
avec de singulières excellences
chaleur et lumière
ensemble donnent à son bien-aimé.



4.             Combien doux et amoureux
t'éveilles-tu dans mon sein
où, secrètement seul tu demeures
et en ton souffle savoureux
riche de bien et de gloire
combien délicatement tu m'énamoures !


La composition de ces strophes est comme celles qui en Boscân sont tournées au divin, et qui disent : en suivant la solitude, /pleurant mon sort, /je m'en vais par les chemins qui se présentent, etc., dans lesquelles il y a six vers, et le quatrième rime avec le premier, et le cinquième avec le deuxième, et le sixième avec le troisième7.

7 Ces vers, en réalité de Garsilaso, se trouvent dans Las Obras de Boscân et Garcilaso... (1575). Nous ne cherchons pas dans notre traduction à refaire des rimes.



COUPLET 1:


Ô vive flamme d'amour,
qui tendrement blesses
de mon âme dans le centre le plus profond
car désormais tu n'es plus cruelle,
achève si tu veux,
brise la toile de cette agréable rencontre.


EXPLICATION

1 L'âme se sentant déjà tout enflammée en la divine union et le palais de sa bouche tout baigné de gloire et d'amour, et au point que le plus intime de sa substance déborde non moins que des fleuves de gloire, abondants en délices, et sentant couler de son ventre les fleuves d'eau vive, que le Fils de Dieu dit qu'ils sortent de telles âmes (Jn 7,38), il semble, puisqu'elle est transformée en Dieu et possédée par Lui si parfaitement et parée de si excellentes richesses de dons et de vertus, qu'elle est si proche de la béatitude, qu'elle n'en est séparée que par une toile légère. Et comme elle voit que cette flamme délicate d'amour qui en elle brûle, chaque fois qu'elle l'investit, semble la glorifier d'une suave et forte gloire, de telle sorte que chaque fois qu'elle l'absorbe et l'assaille, il semble qu'elle va lui donner la vie éternelle, et qu'elle va rompre la toile de la vie mortelle, et qu'il s'en faut de bien peu, et que pour ce peu elle n'arrive pas à être glorifiée essentiellement, elle dit avec un grand désir à la flamme - qui est l'Esprit Saint - qu'elle rompe tout de suite la vie mortelle par cette douce rencontre où pour de vrai Il achève de lui communiquer ce que chaque fois il semble qu'il va lui communiquer quand Il la rencontre, qui est de la glorifier entièrement et parfaitement. Et ainsi, elle dit:


Ô vive flamme d'amour !

2 L'âme, pour exalter le sentiment et l'estime avec lesquels elle parle en ces quatre couplets, met dans tous, ces termes : ô ! et combien ! qui signifient un renchérissement affectueux; qui chaque fois qu'on les dit donnent à entendre de l'intérieur plus que ce qui se dit par la langue ; le ô sert pour suggérer un grand désir et pour prier instamment en persuadant ; et pour ces deux effets l'âme en use dans ce couplet, parce qu'elle y exalte et signifie le grand désir, persuadant l'amour qu'il la délie.

3 Cette flamme d'amour est l'esprit de son Époux, qui est l'Esprit Saint, que l'âme sent désormais en soi non seulement comme un feu qui la tient consumée et transformée en suave amour, mais comme un feu qui, en outre, brûle en elle et jette flamme, comme j'ai dit; et cette flamme, chaque fois qu'elle flamboie, baigne l'âme en gloire, et la rafraîchit en un flot de vie divine. Et telle est l'opération du Saint Esprit en l'âme transformée en amour, que les actes qu'il fait à l'intérieur, c'est de jeter des flammes, qui sont des inflammations d'amour, en qui, la volonté de l'âme lui étant unie aime d'une façon très sublime, étant faite un seul amour avec cette flamme. Et ainsi, ces actes d'amour sont d'un très grand prix, et l'âme mérite plus en un seul et vaut plus que tout ce qu'elle avait fait tout le temps de sa vie sans cette transformation, quoi que ce fût. Or la différence qu'il y a entre l'habitude et l'acte, se trouve entre la transformation en amour et la flamme d'amour, qui est celle qu'il y a entre le bois enflammé et sa flamme ; car la flamme est l'effet du feu qui est là.

4 Aussi, l'âme qui est en état de transformation d'amour, nous pouvons dire que son état ordinaire est comme le bois qui toujours est assailli par le feu, et les actes de cette âme sont la flamme qui naît du feu de l'amour, qui sort avec d'autant plus de véhémence que le feu de l'union est plus véhément; en cette flamme, s'unissent et montent les actes de la volonté ravie et absorbée en la flamme du Saint Esprit, comme l'ange qui montait à Dieu dans la flamme du sacrifice de Manué (Jg 13,20). Et ainsi en cet état l'âme ne peut poser d'actes ; car l'Esprit Saint les fait tous et y meut l'âme, et pour cela tous ses actes sont divins, puisqu'elle est semblable à Dieu et mue par Lui; de là il semble à l'âme chaque fois que cette flamme vient à flamboyer, en la faisant aimer avec saveur et douceur divine, qu'elle va lui donner la vie éternelle, puisqu'elle l'élève à une opération de Dieu en Dieu.

5 Et tel est le langage et telles les paroles avec lesquelles Dieu s'entretient avec les âmes purifiées et limpides, qui sont des paroles tout embrasées, comme dit David: ta parole est embrasée de façon véhémente (Ps 118,140); et le prophète: Peut-être mes paroles ne sont pas comme le feu ? (Jr 23,29). Ces paroles comme Lui-même dit par saint Jean, sont esprit et vie (Jn 6,64) ; les âmes qui ont des oreilles pour l'entendre le perçoivent bien, qui sont (comme je dis) les âmes limpides et énamourées ; car ceux qui n'ont pas le palais sain, mais qui savourent d'autres choses, n'en peuvent goûter l'esprit et la vie, mais plutôt les trouvent insipides ; et pour cela, plus les paroles du Fils de Dieu étaient hautes, plus quelques-uns à cause de leur impureté en étaient dégoûtés, comme ce fut quand il prêcha cette savoureuse et amoureuse doctrine de l'Eucharistie, où beaucoup de ceux-là se retirèrent (Jn 6,67).

6 Et parce que certains ne goûtent pas ce langage de Dieu (qui parle à l'intérieur), ils ne doivent pas penser que les autres ne le goûtent pas non plus, comme on le dit ici ; comme saint Pierre les savoura bien dans son âme quand il dit à Christ : À qui irons-nous, Seigneur, puisque tu as les paroles de vie éternelle ? (Jn 6,69) ; et la Samaritaine oublia l'eau et la cruche pour la douceur des paroles de Dieu (Jn 4,28). Et ainsi, cette âme étant si proche de Dieu, puisqu'elle est transformée en flamme d'amour, en laquelle se communiquent le Père, le Fils et l'Esprit Saint, est-il incroyable de dire qu'elle goûte une trace de la vie éternelle ? mais non parfaitement, parce que la condition de cette vie ne le permet pas. Mais la délectation que ce flamboiement de l'Esprit Saint, opère en elle est si vive qu'elle lui communique la saveur de la vie éternelle. C'est pourquoi elle appelle la flamme vive, non qu'elle ne soit toujours vive, mais parce qu'elle lui cause un tel effet qu'elle la fait vivre en Dieu spirituellement et sentir la vie de Dieu, selon que dit David: Mon coeur et ma chair se sont réjouis en Dieu vivant (Ps 83,3); non qu'il soit nécessaire de dire qu'il est vivant, puisqu'il l'est toujours, mais pour donner à entendre que l'esprit et le sens goûtaient vivement Dieu, transformés en Dieu, ce qui est goûter Dieu vivant, c'est-à-dire, vie de Dieu et vie éternelle; et David ne dirait pas à cet endroit: Dieu vivant, sinon parce qu'il le goûtait vivement, quoique non parfaitement, mais comme une vue de la vie éternelle. Et ainsi en cette flamme l'âme perçoit Dieu si vivement, elle le goûte avec tant de saveur et de suavité qu'elle dit: ô vive flamme d'amour,

qui blesses tendrement!

7 C'est-à-dire, combien avec ton ardeur tendrement tu me touches. Or, pour autant que cette flamme est flamme de vie divine, elle blesse l'âme avec une tendresse de vie de Dieu, et tellement et si intimement elle la blesse et l'attendrit, qu'elle la brûle d'amour, pour que s'accomplisse en elle l'expérience de l'épouse dans les Cantiques, qui s'attendrit tellement qu'elle se fondit, et ainsi elle dit là: Dès que l'Époux parla, mon âme se liquéfia (Ct 5,6) ; car tel est l'effet que la parole de Dieu produit en l'âme.

8 Mais comment peut-on dire qu'elle la blesse, puisque désormais il n'y a plus rien à blesser en l'âme, l'âme étant toute cautérisée avec le feu d'amour ? C'est chose merveilleuse car, comme l'amour jamais n'est oisif, mais en continuel mouvement, comme la flamme jette toujours des flambées çà et là, ainsi l'amour, dont l'office est de blesser pour énamourer et délecter, comme en une telle âme il est en vive flamme, lui décochant ses blessures comme de tendres flambées d'amour délicat, exerçant joyeusement et gaiement les arts et les jeux de l'amour, comme dans le palais de ses noces, ainsi que faisait Assuérus avec Esther son épouse (Est 2,17 sq.), montrant là ses grâces, lui découvrant là ses richesses et la gloire de sa grandeur; pour que s'accomplisse en cette âme ce qui est dit dans les Prophètes : Je me réjouissais moi tous les jours, jouant devant lui tout le temps, jouant sur toute la surface des terres, et mes délices sont d'être avec les enfants des hommes (Pr 8,30-31); à savoir en les leur donnant. C'est pourquoi ces blessures qui sont ses jeux, sont des flambées de tendres touches, qui touchent l'âme par moments, étant donné le feu d'amour, qui n'est pas oisif. Ces touches, dit-elle, occupent et blessent

de mon âme au centre le plus profond

9 Parce que c'est dans la substance de l'âme, où ni les profondeurs du sens ni le démon ne peuvent aborder, que se passe cette fête de L'Esprit Saint; et pour cela, elle est d'autant plus sûre, substantielle et délectable, qu'elle est plus intérieure, parce que plus elle est intérieure, plus elle est pure, et plus il y a de pureté, plus abondamment et plus fréquemment et plus généralement Dieu se communique, et ainsi plus grandes sont les délices et la joie de l'âme et de l'esprit, parce que Dieu est l'ouvrier de tout, sans que l'âme fasse rien d'elle-même. Car pour autant que l'âme ne peut rien faire d'elle-même si elle n'est aidée du sens corporel (dont en ce cas elle est très affranchie et éloignée), ce qu'elle a désormais à faire est seulement de recevoir Dieu, qui seul peut au fond de l'âme (sans l'aide des sens) faire opérer et mouvoir l'âme en elle, et ainsi tous les mouvements d'une telle âme sont divins ; et, encore qu'il soient de Lui, ils sont d'elle aussi, parce que Dieu les fait en elle avec elle qui donne sa volonté et son consentement. Et parce que dire : elle blesse au centre le plus profond de son âme, laisse entendre que l'âme à d'autres centres moins profonds, il convient d'expliquer comment cela peut être.

10 Et d'abord il faut savoir que l'âme en tant qu'esprit, n'a ni haut ni bas plus profond ou moins profond en son être, comme ont les corps quantitatifs, que, puisqu'en elle il n'y a pas de parties, il n'y a pas de différence entre son intérieur et son extérieur, qu'elle est tout entière d'une même façon, et n'a pas de centre quantitativement plus ou moins profond, ce pour quoi elle ne peut être plus illuminée en une partie qu'en l'autre, comme les corps matériels, mais toute d'une certaine façon en plus ou en moins, comme l'air, qui d'une seule manière est tout éclairé et non pas éclairé ici plus et là moins.

11 Dans les choses, nous appelons le centre le plus profond de chacune ce à quoi peuvent atteindre au maximum son être, sa vertu et la puissance de son opération et de son mouvement, sans pouvoir passer au-delà ; ainsi que le feu ou la pierre ont vertu, force et mouvement naturel pour arriver chacun au centre de sa sphère, sans pouvoir passer au-delà, ni s'arrêter avant d'y arriver, ni s'empêcher d'y demeurer, si ce n'est par quelque empêchement contraire et violent. Suivant cela, nous dirons que la pierre quand elle est en quelque manière dans la terre, encore qu'elle ne soit pas au plus profond de celle-ci, est en quelque façon en son centre, parce qu'elle est dans la sphère de son centre, de son activité et de son mouvement; mais nous ne dirons pas qu'elle en est au plus profond, qui est le milieu de la terre, et aussi il lui reste toujours de la vertu, du pouvoir et de l'inclination pour descendre et arriver jusqu'à ce plus ultime et profond centre, si on lui ôte de devant tout empêchement ; et quand elle arrive et ne trouve plus en soi vertu ni inclination pour davantage de mouvement, nous dirons qu'elle est au plus profond de son centre.

12 Le centre de l'âme c'est Dieu ; quand elle y sera arrivée selon toute la capacité de son être et selon la force de son opération et de son inclination, elle sera arrivée à son ultime et plus profond centre en Dieu, ce qui sera lorsque selon toutes ses forces elle connaîtra Dieu, l'aimera et jouira de Lui ; et quand elle n'arrive pas jusque-là - c'est-à-dire en cette vie mortelle, où l'âme ne peut arriver à Dieu selon toutes ses possibilités - encore qu'elle soit dans son centre qui est Dieu, par grâce et par sa communication qu'il a avec elle, pour autant elle a encore mouvement et force pour davantage et n'est pas satisfaite, bien qu'elle soit dans le centre, néanmoins pas dans le plus profond, puisqu'elle peut aller à plus profond en Dieu.

13 De plus, il faut noter que l'amour est l'inclination de l'âme et la force et la vertu qu'elle a pour aller à Dieu, parce que par le moyen de l'amour l'âme s'unit avec Dieu ; et ainsi, plus elle aura de degrés d'amour, plus profondément elle entre en Dieu et se centre en Lui. De sorte que nous pouvons dire qu'autant de degrés d'amour de Dieu que l'âme peut avoir, autant de centres elle peut avoir en Dieu, l'un plus intime que l'autre, parce que l'amour plus fort est plus unitif. Et de cette manière nous pouvons entendre les nombreuses demeures que dit le Fils de Dieu il y a dans la maison de son Père (Jn 14,2). De manière que, pour que l'âme soit en son centre qui est Dieu, selon ce que nous avons dit, il suffit qu'elle ait un degré d'amour, car avec un seul elle s'unit avec Lui par grâce ; si elle a deux degrés, elle sera unie et centrée avec Dieu en un centre plus intime ; et si elle en a trois, elle se centre comme trois ; si elle arrive jusqu'au dernier degré, l'amour de Dieu viendra à blesser jusqu'au dernier et plus profond centre de l'âme, ce qui reviendra à la transformer et l'éclairer tout autant que son être et sa puissance et sa vertu ont la capacité de recevoir, jusqu'à la disposer de telle sorte qu'elle ressemble à Dieu. Tout comme quand un cristal net et pur est assailli par la lumière, car plus il reçoit de degrés de lumière, plus la lumière se concentre en lui et plus il éclaire, et il peut même arriver, par l'abondance de lumière qu'il reçoit, qu'il en vienne à tel point qu'il semble être toute lumière et qu'il ne se distingue pas de la lumière, étant éclairé par elle tout autant qu'il peut en recevoir, ce qui est arriver à paraître comme elle.

14 Et ainsi, quand l'âme dit ici que la flamme d'amour blesse en son centre le plus profond, c'est dire que l'Esprit Saint la blesse et l'investit en atteignant la substance, la vertu et la force de l'âme. Ce qu'elle dit, non qu'elle veuille laisser entendre ici que cela soit si substantiel et si entièrement qu'en la vision béatifique de Dieu en l'autre vie, car, bien que l'âme arrive en cette vie mortelle à un si haut degré de perfection qu'elle le dit ici, elle n'arrive ni ne peut arriver au parfait état de gloire - bien qu'à l'occasion il arrive que Dieu en passant lui fasse quelque faveur semblable -, mais elle le dit pour laisser entendre la profusion et l'abondance de délectation et de gloire qu'elle sent dans l'Esprit Saint, en cette manière de communication. Or, cette délectation est d'autant plus grande et plus tendre que l'âme est plus efficacement et substantiellement transformée et recentrée en Dieu ; et, pour être avec toute la perfection à quoi l'âme peut arriver en cette vie (bien que, comme nous avons dit, ce ne soit aussi parfaitement qu'en l'autre), elle l'appelle le centre le plus profond. Il est vrai que peut-être, l'âme peut avoir l'habitude de la charité aussi parfaite en cette vie qu'en l'autre, mais non l'opération ni le fruit ; bien que le fruit et l'opération de l'amour grandissent tellement en cet état qu'il est fort semblable à celui de l'autre, de telle sorte que paraissant à l'âme être ainsi, elle ose dire ce que seulement on ose dire de l'autre, à savoir: dans le centre le plus profond de mon âme.

15 Et parce que les choses rares et dont on a peu d'expérience sont plus merveilleuses et moins croyables, comme est celle que nous disons de l'âme en cet état, je ne doute pas que plusieurs personnes, ne l'entendant pas faute de science, et ne le connaissant pas par expérience, ou bien ne le croiront pas, ou le tiendront pour exagéré, ou penseront qu'il n'est pas aussi grand comme il l'est en fait. Mais à tous ceux-là je réponds que le Père des lumières (Jc 1,17), dont la main n'est point raccourcie (Is 59,1) se communique abondamment, sans acception de personnes (Ep 6,9), quel que soit le lieu qu'il trouve (comme le rayon du soleil), se manifestant à eux dans les chemins et les routes allègrement, sans hésiter ni dédaigner de prendre ses délices avec les enfants des hommes, d'un commun accord, en la rotondité des terres (Pr 8,31). Et l'on n'a pas à tenir pour incroyable que dans une âme déjà examinée, éprouvée et purifiée dans le feu des tribulations et des épreuves et de la variété des tentations et trouvée fidèle dans l'amour, il vienne s'accomplir pendant cette vie en cette âme fidèle ce que le Fils de Dieu promit, à savoir: que si quelqu'un l'aimait, la Très Sainte Trinité viendrait en lui et séjournerait à demeure en lui (Jn 14,23); soit lui illustrant l'entendement divinement en la sagesse du Fils, et lui délectant la volonté dans l'Esprit Saint, et le Père l'absorbant puissamment et fortement dans l'embrassement abyssal de sa douceur.

16 Et s'il agit ainsi à l'égard de certaines âmes -comme il est vrai qu'il le fait -, il faut croire que celle dont nous parlons ne restera pas en retrait en ces faveurs de Dieu, puisque ce que nous disons d'elle, au sujet de l'opération que le Saint Esprit fait en elle, est beaucoup plus que ce qui se passe dans la communication et transformation d'amour, parce que l'un est comme un charbon ardent, et l'autre (selon ce que nous avons dit) est comme un charbon dans lequel le feu s'embrase tellement qu'il n'est pas seulement allumé, mais qu'il lance une vive flamme. Et ainsi ces deux manières d'union : seulement d'amour, et l'union avec inflammation d'amour, sont en quelque façon comparées au feu de Dieu dont Isaïe dit qu'il était en Sion, et à la fournaise de Dieu qui était en Jérusalem (Is 31,9); car l'une signifie l'Église militante, en laquelle le feu de la charité n'est pas allumé à l'extrême, et l'autre signifie vision de paix, qui est la triomphante, où ce feu est comme une fournaise embrasée en perfection d'amour. Et bien que, comme nous avons dit, cette âme ne soit pas arrivée à autant de perfection que celle-là, cependant, en comparaison de l'autre union commune, elle est comme une fournaise embrasée, avec une union d'autant plus pacifique et glorieuse et tendre, que l'âme est plus claire et plus resplendissante que le feu dans le charbon.

17 Pour autant, l'âme sentant que cette vive flamme de l'amour lui communique vivement tous les biens - parce que ce divin amour apporte tout avec lui -, elle dit: Ô vive flamme d'amour, qui tendrement blesses! c'est comme si elle disait: Ô amour embrasé, qui avec tes mouvements amoureux me glorifies délicieusement selon la plus grande capacité et le pouvoir de mon âme ; à savoir : en me donnant intelligence divine selon toute l'habileté et capacité de mon entendement; et me communiquant l'amour selon le plus grand pouvoir de ma volonté ; et me délectant en la substance de l'âme avec le torrent de tes délices en ton divin contact et ton union substantielle, selon la plus grande pureté de ma substance et la capacité et l'étendue de ma mémoire. Or cela arrive ainsi, et plus qu'on ne peut et parvient à le dire, lorsque cette flamme d'amour s'élève en l'âme; car pour autant que l'âme, selon sa substance et ses puissances, mémoire, entendement et volonté, est bien purifiée, la substance divine - qui, comme dit le Sage (Sg 7,24)), atteint toutes ses parties à cause de sa pureté - profonde et subtile et hautement avec sa divine flamme l'absorbe en soi, et en cet engloutissement de l'âme en la sagesse, l'Esprit Saint exerce les glorieux élancements de sa flamme. Pour être si suave, l'âme dit alors :


Jean, Vive Flamme B Couplet.1