Jean, Vive Flamme B Couplet.2 $.6

Ô savoureuse plaie !

6 Ayant parlé avec le cautère, l'âme parle maintenant à la plaie que fait le cautère. Et, comme le cautère était délectable, selon ce qui a été dit, la plaie, raisonnablement, doit être conforme au cautère ; et ainsi la plaie d'un cautère délectable sera une plaie savoureuse, parce que, étant le cautère d'amour, elle sera plaie d'amour délectable, et ainsi sera savoureuse avec délectation.

7 Et pour donner à entendre comment est cette plaie à qui elle parle ici, il faut savoir que le cautère de feu matériel, en quelque part qu'on le pose, fait toujours une plaie et a cette propriété qu'étant posé sur une plaie qui n'a pas été causée par le feu, il fait que ce soit une plaie de feu. Et ce cautère d'amour a cette propriété, qu'en l'âme qu'il touche, soit qu'elle soit blessée d'autres plaies de misères et de péchés, soit qu'elle soit saine, il la laisse aussitôt blessée d'amour et les plaies qui provenaient d'une autre cause demeurent désormais des plaies d'amour. Mais en cela il y a une différence entre ce cautère d'amour et celui du feu matériel: c'est que celui-ci, la plaie qu'il fait, il ne peut la guérir si on n'y applique pas d'autres médecines, tandis que le même cautère d'amour qui la fait la guérit, et le même qui la guérit, la fait en la guérissant; car chaque fois que le cautère d'amour touche la plaie d'amour, il en fait une plus grande plaie d'amour, et ainsi il la soigne et la guérit d'autant plus qu'il la blesse. Car l'amoureux est d'autant plus sain qu'il est plus blessé, et la cure que l'amour fait, c'est de blesser et faire plaie sur plaie jusqu'à ce que la plaie soit si grande que toute l'âme vienne à être transformée en plaie d'amour; et, de cette manière, déjà toute cautérisée et transformée en une plaie d'amour, elle est entièrement saine en amour, parce qu'elle est transformée en amour. Et de cette manière s'entend la plaie dont parle l'âme ici toute blessée et toute saine. Et néanmoins, bien qu'elle soit toute blessée et toute saine, le cautère d'amour ne laisse pas de faire son office, qui est de toucher et de blesser d'amour - pour autant que tout est savoureux et tout est sain -, l'office qu'il fait est de caresser la plaie, comme a l'habitude de faire le bon médecin14, pour cela l'âme dit bien ici : Ô plaie savoureuse ! Ô donc plaie d'autant plus savoureuse que le feu d'amour qui la cause est plus haut et relevé ! car l'Esprit Saint ne l'ayant faite qu'à cette seule fin de réjouir, et comme son désir et sa volonté de combler l'âme de délices sont grands, grande sera cette plaie, parce que sa jouissance sera grande.

14 Les écrits de Jean de la Croix témoignent très souvent d'une expérience ; ici de sa fonction à l'hôpital pendant sept ans.


8 Ô heureuse plaie, faite par qui ne sait que guérir! Ô fortunée et très heureuse plaie, puisque tu ne fus faite que pour jouir, et que la qualité de ta douleur est jouissance et délice de l'âme blessée. Grande es-tu, ô savoureuse plaie, parce qu'est grand Celui qui te fit ; et grande est ta jouissance, car le feu d'amour est infini, qui selon ta capacité et ta grandeur te réjouit. Ô donc, savoureuse plaie, et d'autant plus hautement savoureuse que dans le plus profond centre de la substance de l'âme, touche le cautère, embrasant tout ce qui peut s'embraser, afin de faire savourer tout ce qui peut se savourer! Ce cautère et cette plaie nous pouvons comprendre qu'ils sont au plus haut degré qui puisse être en cet état ; car Dieu a beaucoup d'autres manières de cautériser l'âme, qui n'approchent pas de celle-ci et ne sont pas comme elle, parce que celle-ci est une touche seulement de la Divinité en l'âme, sans aucune forme ni figure intellectuelle ou imaginaire.

9 Mais il y a une autre façon habituelle de cautériser l'âme avec forme intellectuelle, fort haute, et c'est en cette manière : il arrivera, l'âme étant enflammée en amour de Dieu, bien qu'elle ne soit pas aussi qualifiée que ce que nous avons dit ici (mais il convient que ce soit assez pour ce que je vais dire), qu'elle se sente investie en elle par un séraphin avec une flèche ou un dard enduit comme d'un philtre fort embrasé du feu d'amour, transperçant cette âme qui est déjà allumée comme un brasier, ou, pour mieux dire, comme une flamme, et il la cautérise fort hautement; et alors, en cette cautérisation la transperçant avec cette flèche, la flamme de l'âme se précipite et monte soudain avec véhémence, comme un four ou une forge allumée quand on la fourgonne et que l'on tisonne le feu, et que la flamme s'échauffe; et alors à la blessure de ce dard enflammé, l'âme sent la plaie avec des délices en abondance, parce que, outre qu'elle est toute remuée en grande suavité par l'agitation et le mouvement impétueux causé par ce séraphin, en quoi elle sent une grande ardeur et une fusion d'amour, elle sent la blessure délicate et le philtre avec lequel le fer était enduit, comme une pointe vive dans la substance de l'esprit, comme dans le coeur transpercé de l'âme.

10 Et en cette intime pointe de la blessure, qui paraît s'arrêter au milieu du coeur de l'esprit, où se sent le fin du fin de la délectation, qui pourra en parler comme il convient ? Car l'âme sent ici comme un grain de moutarde fort petit, mais fort vif et très ardent, qui répand de lui-même à l'entour un feu vif et embrasé d'amour; ce feu, comme il provient de la substance et de la vertu de cette vive pointe où se trouvent la substance et l'efficace du philtre, l'âme sent qu'il s'épand subtilement par toutes ses veines spirituelles et substantielles, selon sa puissance et sa force, en quoi l'âme sent que son ardeur se fortifie et augmente tellement, et en cette ardeur l'amour s'affine tellement qu'il paraît qu'elle a en elle des mers de feu d'amour qui va du plus profond au plus haut des machines15, l'amour remplissant tout; en quoi il apparaît à l'âme que tout l'univers est une mer d'amour dans laquelle elle est plongée, sans qu'elle puisse découvrir ni terme ni fin où s'achève cet amour, sentant en soi, comme nous avons dit, la vive pointe et le centre de l'amour.

15 Machine: ensemble des organes du corps, classique. Mais ici, au pluriel, c'est plutôt la machine de l'univers.


11 Ce dont l'âme jouit ici il n'y a plus rien à dire, si ce n'est qu'elle reconnaît comment bien est comparé dans l'Évangile le royaume des cieux à un grain de moutarde, qui grâce à sa grande chaleur, quoique si petit, grandit en un grand arbre (Mt 13,31), puisque l'âme se voit convertie en un grand feu d'amour qui provient de cette pointe ardente dans le coeur de l'esprit.

12 Peu d'âmes arrivent à ce degré, mais quelques-unes y sont parvenues, principalement les âmes de ceux dont la force et l'esprit devaient se répandre en la succession de leurs enfants, Dieu donnant la richesse et la valeur aux têtes en ce qui est des prémices de l'esprit, selon la plus grande ou plus petite filiation que devaient avoir leur doctrine et leur esprit.

13 Revenons, donc, à l'opération que fait ce séraphin, qui à la vérité est de blesser et frapper intérieurement dans l'esprit. Et ainsi, si parfois Dieu donne permission pour qu'il s'ensuive quelque effet extérieur dans le sens corporel à la mesure qu'il a frappé au-dedans, et que la blessure et la plaie paraissent au-dehors, comme il arriva quand le séraphin blessa le saint François, car lui blessant l'âme d'amour avec les cinq plaies, leur effet parut aussi en quelque façon au corps, les lui imprimant aussi et le blessant comme il les avait imprimées en son âme, en la blessant d'amour. Car Dieu ordinairement ne fait aucune faveur au corps que d'abord et principalement il ne la fasse en l'âme; et alors plus grandes sont la délectation et la force de l'amour que cause la plaie à l'intérieur de l'âme, plus grandes sont celles de l'extérieur en la plaie du corps, et, l'une s'augmentant, l'autre croît aussi. Ce qui arrive ainsi, car, ces âmes étant purifiées et mises en Dieu, ce qui à leur chair corruptible est cause de douleur et de tourment, en l'esprit fort et sain lui est doux et savoureux ; et ainsi c'est chose merveilleuse de sentir croître la douleur dans le plaisir. Cette merveille Job la fit bien voir en ses plaies quand il dit à Dieu : En t'approchant de moi, tu me tourmentes merveilleusement (Jb 10,16); car c'est grande merveille et chose digne de l'abondance de la suavité et douceur que Dieu tient cachée pour ceux qui le craignent (Ps 30,20) de faire d'autant plus jouir de saveur et de délice que plus on sent de tourment et de douleur. Mais quand la plaie est seulement en l'âme sans qu'elle se communique à l'extérieur, le délice peut être plus intense et plus relevé. Car comme la chair met un frein à l'esprit, quand les biens spirituels de l'esprit se communiquent aussi à elle, elle serre la bride et met le mors en la bouche à ce cheval léger de l'esprit et réduit son grand courage, parce que s'il use de sa force, la bride doit se rompre ; mais jusqu'à ce qu'elle se rompe, elle ne cesse point de le tenir contraint en sa liberté, car, comme dit le Sage, le corps corruptible alourdit l'âme, et la demeure terrestre opprime le sens spirituel qui de lui-même comprend beaucoup de choses (Sg 9,15).

14 Je dis ceci pour que l'on comprenne que celui qui voudrait toujours avancer en s'appuyant sur l'habileté et le discours naturel pour aller à Dieu ne sera pas très spirituel; parce qu'il y en a quelques-uns qui pensent que par la pure vertu et opération du sens - qui de soi est bas et pas plus que naturel - ils peuvent en venir et parvenir aux vertus et à la hauteur de l'esprit surnaturel, où on ne peut atteindre sans que le sens corporel avec son opération soit rejeté et laissé à part. Toutefois c'est autre chose quand de l'esprit dérive un effet spirituel sur le sens, car alors cela peut venir de l'abondance de l'esprit, ainsi qu'il a été expliqué en ce que nous avons dit des plaies qui par la force intérieure sortent au dehors ; et comme en saint Paul, qui, du grand sentiment qu'il avait des douleurs de Christ en l'âme, lui rejaillissait dans le corps, selon ce qu'il donne à entendre aux Galates, en disant: Moi en mon corps je porte les blessures de mon Seigneur Jésus (Ga 6,17).

15 Du cautère et de la plaie suffit ce qui a été dit; étant tels qu'ils ont ici été dépeints, quelle sera, croirons-nous, la main avec laquelle ce cautère s'applique et quelle la touche? L'âme l'explique au vers suivant, l'exaltant plutôt que l'expliquant, en disant:


Ô douce main! Ô touche délicate!

16 Cette main, selon ce que nous avons dit, est le Père miséricordieux et omnipotent; nous devons comprendre que, puisqu'elle est aussi généreuse et libérale que puissante et riche, riches et puissants présents elle donne à l'âme quand elle s'ouvre pour lui faire des faveurs. Et ainsi elle l'appelle douce main, qui est comme si elle disait : Ô main d'autant plus douce pour cette âme qui est la mienne que tu touches en la posant doucement, que si tu la posais un peu lourde tu anéantirais le monde entier, car à ton regard seul, la terre tremble (Ps 103,32), les gens défaillent et périssent, et les montagnes se pulvérisent (Ha 3,6). Ô encore une fois douce main, puisque ainsi que tu fus pesante et rigoureuse à l'égard de Job (Jb 19,21) en le touchant tant soit peu âprement, tu es pour moi d'autant plus aimable et douce que tu as été rude pour lui, combien plus aimablement et avec grâce et délicatement à demeure touches-tu en mon âme ! car tu fais mourir et tu fais vivre, et il n'y a personne qui échappe de ta main (Dt 32,39). Mais toi, ô divine vie ! tu ne tues jamais sinon pour donner vie, comme tu ne blesses jamais, sinon pour guérir. Quand tu châties, tu touches légèrement et cela suffit pour consumer le monde ; mais quand tu caresses, tu touches fort à propos, et ainsi de la douceur de ta caresse il n'y a pas de nombre. Tu m'as blessée pour me guérir, ô divine main, et tu as fait mourir en moi ce qui me tenait morte sans la vie de Dieu en qui maintenant je me vois vivre. Et tu fis ceci avec la libéralité de ta généreuse grâce dont tu as usé envers moi avec la touche dont tu m'as touchée de la splendeur de ta gloire et la figure de ta substance (He 1,3) qui est ton Unique Fils, en qui, étant lui ta sagesse, tu atteins fortement depuis une extrémité jusqu'à l'autre extrémité (Sg 7,24) ; et cet Unique Fils qui est le tien, ô main miséricordieuse du Père ! est la touche délicate avec laquelle tu me touchas en la force de ton cautère et me blessas.

17 Donc, ô toi, touche délicate, Verbe Fils de Dieu, qui par la délicatesse de ton être divin pénètres subtilement la substance de mon âme, et, la touchant délicatement, l'absorbes toute en toi, en des modes divins de délices et suavités jamais ou'ïes^ en la terre de Canaan, ni vues en Théman! (Ba 3,22). Ô, donc, fort délicate et à un très haut degré fort délicate touche du Verbe, et d'autant plus à mon égard qu' ayant renversé les montagnes et brisé les pierres sur le mont Horeb avec l'ombre de ta puissance et une force qui allait devant toi, tu te fis plus suavement et plus fortement sentir au prophète dans un léger souffle de l'air ! (1R 19,11-12). Ô brise légère ! comme tu es brise légère et délicate, dis, comment touches-tu légèrement et délicatement, Verbe, Fils de Dieu, étant si terrible et si puissant? Ô heureuse et très heureuse l'âme que tu touches légèrement et délicatement, étant si terrible et si puissant! Dis cela au monde. Mais non ne le veuille pas dire au monde, parce qu'il ne connaît pas la brise légère, et il ne te goûtera pas, car il ne peut te recevoir ni ne peut te voir (Jn 14,17); mais ceux-là, ô mon Dieu et ma vie ! te verront et sentiront ta touche délicate, qui, s'éloignant du monde, se seront mis en état délicat, le délicat convenant avec le délicat, et ainsi ils pourront te sentir et jouir de toi ; ceux-là tu les touches d'autant plus délicatement que la substance de leur âme est désormais affinée et polie et purifiée, éloignée de toute créature et de toute trace et de toute touche de créature, tu te tiens caché, demeurant de façon très durable en elle ; et en cela tu les caches dans la secrète retraite de ta face, qui est le Verbe, tu les dérobes du trouble des hommes (Ps 30,21).

18 Ô donc, encore et encore maintes fois délicate touche, d'autant plus forte et plus puissante que plus délicate, puisque avec la force de ta délicatesse tu retires et sépares l'âme de toutes les autres touches des choses créées, et tu te l'appropries et l'unis seulement à toi ; et causes en elle un effet si subtil et laisses en elle un goût tel que toute autre touche de toutes les choses hautes et basses lui paraît grossière et vile, et l'importune seulement de la regarder, et ce lui est peine et grave tourment de s'en occuper et de la toucher.

19 Et il faut savoir que d'autant plus vaste et capable est la chose, plus délicate elle est en soi, et qu'elle est diffusée et communiquée d'autant plus qu'elle est subtile et délicate. Le Verbe est immensément subtil et délicat, qui est la touche qui touche l'âme ; l'âme est le réceptacle vaste et de grande capacité vu la délicatesse et la grande purification qu'elle a en cet état. Ô donc, touche délicate, qui te répands d'autant plus copieusement et plus abondamment en mon âme que tu as plus de substance et mon âme plus de pureté !

20 Il faut savoir aussi que plus une touche est subtile et délicate, plus grand délice et plus grand plaisir elle communique où elle touche et d'autant que la touche a moins de grosseur et de volume. Cette touche divine n'a aucune grosseur ni volume, car le Verbe qui la fait est étranger à tout mode et toute manière et libre de tout volume, forme, figure et accidents, qui est ce qui a l'habitude de borner et limiter la substance. Et ainsi cette touche dont il est ici parlé, attendu qu'elle est substantielle, à savoir de la divine substance, est ineffable. Ô donc, finalement, touche ineffablement délicate du Verbe, puisqu'elle ne se fait pas en l'âme avec moins que ta substance très simple et avec ton être très pur, qui comme il est infini, est infiniment délicat, et c'est pourquoi, il touche si subtilement et avec tant d'amour, tant d'excellence et de délicatesse,


qui sent la vie éternelle !

21 Car, encore que ce ne soit en un degré parfait, c'est en effet un certain goût de vie éternelle (comme il a été dit ci-dessus) qui se goûte en cette touche de Dieu. Et il n'est pas incroyable qu'il en soit ainsi, si l'on croit comme on doit croire, que cette touche est touche de substance, à savoir de substance de Dieu en substance de l'âme, à quoi en cette vie sont arrivés de nombreux saints. Aussi la délicatesse du délice qui en cette touche se sent est impossible à dire ; et moi je ne voudrais pas en parler, pour que l'on ne pense pas qu'il n'y a rien de plus que ce qui se dit; car il n'y a point de termes pour exprimer des choses si hautes de Dieu comme il s'en passe en ces âmes dont le langage propre est de l'entendre et de le sentir pour soi, et d'en jouir pour soi et de le taire quand on l'a. Parce que l'âme voit ici d'une certaine manière que ces choses sont comme la pierre qui dit saint Jean se donnera à qui vaincra, et sur la pierre un nom écrit, que personne ne sait sinon celui qui la reçoit (Ap 2,17) : et ainsi, peut seulement se dire, et en vérité, qu'elle sent la vie éternelle ; car, encore qu'en cette vie on ne la goûte pas parfaitement comme en la gloire, malgré tout, cette touche, pour être touche de Dieu, sent la vie éternelle. Et ainsi, l'âme goûte ici de toutes les choses de Dieu qui lui communique force, sagesse et amour, beauté, grâce et bonté, etc. ; car, comme Dieu est toutes ces choses, l'âme les goûte en une seule touche de Dieu, et ainsi l'âme selon ses puissances et sa substance jouit.

22 Et de ce bien de l'âme parfois rejaillit sur le corps l'onction de l'Esprit Saint et réjouit toute la substance sensitive, tous les membres et les os et les moelles, non point faiblement comme il a coutume d'arriver d'ordinaire, mais avec un sentiment de grande délectation et de grande gloire, qui se sent jusqu'aux dernières jointures des pieds et des mains ; et le corps sent une si grande gloire en celle de l'âme, qu'à sa façon il exalte Dieu, le sentant dans ses os, conformément à ce que dit David : Tous mes os diront: Dieu, qui est semblable à toi ? (Ps 34,10). Et parce que tout ce qui peut s'en dire est trop peu, pour cela il suffit de dire tant du corporel que du spirituel, qu'il sent la vie éternelle.


et paie toute dette.

23 L'âme dit ceci parce que, en cette saveur de vie éternelle qu'elle goûte ici, elle trouve la récompense des épreuves qu'elle a traversées pour parvenir à cet état ; en quoi elle se sent non seulement payée et satisfaite équitablement, mais avec grand excès récompensée, de sorte qu'elle reconnaît bien la vérité de la promesse de l'Époux en l'Évangile, qu'il donnerait cent pour un (Mt 19,23) ; de sorte qu'il n'y eut tribulation, ni tentation, ni pénitence, ni autre quelconque épreuve qu'elle ait soufferte en ce chemin, à quoi ne corresponde cent fois autant de consolation, délectation, etc., en cette vie ; de sorte que l'âme peut très bien dire désormais : et paie toute dette.

24 Et afin de savoir comment et quelles sont ces dettes dont l'âme se sent ici payée, il faut savoir que par voie ordinaire aucune âme ne peut arriver à ce haut état et royaume des épousailles, qu'elle ne soit passée d'abord par maintes tribulations et épreuves ; parce que, comme il est dit dans les Actes des Apôtres, par maintes tribulations il convient d'entrer dans le royaume des cieux (Ac 14,21), qui en cet état sont déjà passées, car désormais comme l'âme est purifiée, elle ne pâtit plus.

25 Les épreuves donc que souffrent ceux qui doivent parvenir à cet état sont de trois sortes, à savoir: épreuves et désolations, craintes et tentations de la part du siècle, et ce de maintes façons ; tentations et sécheresses et afflictions de la part du sens ; tribulations, ténèbres, angoisses, abandons, tentations et autres épreuves de la part de l'esprit; pour que de cette manière l'âme se purifie selon les parties spirituelle et sensitive, à la manière que nous avons dite en l'exposé du quatrième vers du premier couplet. Et la raison pourquoi ces épreuves sont nécessaires pour parvenir à cet état est que, tout ainsi qu'une liqueur de grand prix ne se met que dans un vase qui soit solide, préparé et purifié, ainsi cette très haute union ne peut échoir à une âme qui ne soit pas fortifiée par les épreuves et les tentations et purifiée par les tribulations, ténèbres et angoisses, parce que par l'un se purifie et fortifie le sens, et par l'autre s'affine et purifie et dispose l'esprit. Parce que, comme afin de s'unir avec Dieu en gloire les esprits impurs passent par les peines du feu en l'autre vie, ainsi pour l'union de perfection en celle-ci, il faut passer par le feu de ces dites peines ; ce feu opère plus fortement sur les uns que sur les autres, plus longtemps sur les uns, moins sur les autres, selon le degré d'union auquel Dieu veut les élever et conformément à ce qu'ils ont à purifier.

26 Par ces épreuves, dans lesquelles Dieu met l'âme et le sens, elle acquiert vertus et force et perfection avec amertume, car la vertu se perfectionne dans la faiblesse (2Co 12,9), et se polit en l'exercice des passions16; car le fer ne peut servir et s'adapter à l'habileté de l'artisan si ce n'est par le moyen du feu et du marteau, selon ce que dit Jérémie du feu qui le mit en intelligence, en disant: Il a envoyé du feu en mes os et m'a enseigné (Lm 1,13); et du marteau Jérémie dit aussi: Tu m'as châtié, Seigneur, et je suis devenu savant (Jr 31,18). Pour cela l'Ecclésiastique dit que celui qui n'est pas tenté que peut-il savoir ? et celui qui n'est pas expérimenté, connaît peu de choses (Si 34,9 Si 34,11).

16 C'est-à-dire de ce que l'âme supporte.


27 Et ici il nous faut noter la raison pourquoi il y en a si peu qui arrivent à ce si haut état de perfection d'union de Dieu. En quoi il faut savoir que ce n'est point que Dieu veuille qu'il y ait peu de ces esprits élevés, car il voudrait plutôt que tous fussent parfaits, mais c'est qu'il trouve peu de réceptacles qui supportent une oeuvre si ardue et si relevée ; car comme il les éprouve dans le moins et les trouve lâches, de sorte qu'aussitôt ils fuient l'ouvrage, ne voulant pas se plier à la moindre affliction et mortification, de là vient que (ne les trouvant pas courageux et fidèles en ce peu où il leur faisait la grâce de commencer à les ébaucher et travailler) il voit qu'ils le seront beaucoup moins en chose plus importante ; et ainsi il ne continue pas de les purifier et élever de la poussière de la terre par l'oeuvre de la mortification qui réclamait une plus grande constance et une plus grande force que celles qu'ils montrent. Et ainsi, il y en a beaucoup qui désirent passer outre et demandent fort continuellement à Dieu qu'il les tire et les fasse passer à cet état de perfection, et quand Dieu veut commencer à les tirer par les premières épreuves et mortifications, comme il est nécessaire, ils ne veulent pas passer par elles et se dérobent, fuyant le chemin étroit de la vie, recherchant la voie large de leur consolation, qui est celui de la perdition (Mt 7,13-14), et ainsi ils ne donnent pas lieu à Dieu de recevoir ce qu'ils demandent quand il commence à le leur donner. Et ainsi ils restent comme des réceptacles inutiles, car, désirant parvenir à l'état des parfaits, ils n'ont pas voulu être conduits par le chemin des épreuves de ceux-ci, ni même presque à commencer à y entrer, en se soumettant à ce qui était le moindre et que d'ordinaire on a l'habitude d'endurer. On peut leur répondre ce mot de Jérémie, qui dit: Si en courant avec ceux qui vont à pied, tu as eu de la difficulté, comment pourras-tu suivre ceux qui vont à cheval ? Et comme tu as été oisif en la terre de paix, que feras-tu en la superbe du Jourdain ? (Jr 12,5). C'est comme s'il disait: si, avec les épreuves qui de plain-pied ordinairement et humainement arrivent à tous les vivants, tu es allé à si petit pas et as eu tant de difficulté qu'il te semblait que tu courais, comment pourras-tu égaler l'allure du cheval, c'est-à-dire supporter une épreuve qui est au-delà du commun et de l'ordinaire et qui requiert une force et une agilité plus qu'humaines ? Et si tu n'as pas voulu t'abstenir de conserver la paix et le goût de ta terre, qui est ta sensualité, ne voulant point lui faire la guerre ni la contredire en aucune chose, je ne sais pas moi comment tu espères entrer dans les eaux impériales des tribulations et des épreuves de l'esprit qui sont plus intérieures.

28 Ô âmes qui désirez marcher en assurance et consolées dans les choses de l'esprit ! si vous saviez combien il vous convient de pâtir en supportant pour parvenir à cette sécurité et consolation, et comment sans cela l'âme ne peut parvenir à ce qu'elle désire, mais plutôt retourner en arrière, en aucune façon vous ne chercheriez à recevoir consolation ni de Dieu ni des créatures, mais au contraire vous porteriez votre croix et, placées sur elle, vous voudriez boire là le fiel et le vinaigre pur, et estimeriez cela un grand bonheur, voyant comment, mourant ainsi au monde et à vous-mêmes, vous vivriez avec Dieu en délices d'esprit et, si vous enduriez avec patience et fidélité un peu de peine extérieure, vous mériteriez que Dieu jetât les yeux sur vous pour vous purifier et nettoyer plus intérieurement par des épreuves spirituelles plus intérieures, afin de vous donner des biens plus intérieurs. Car il faut qu'ils aient rendu beaucoup de services à Dieu, et pour Lui enduré avec beaucoup de patience et de constance, et qu'ils aient été fort agréables devant Lui en leur vie et leurs actions ceux à qui Dieu fait une si singulière grâce de les tenter plus avant à l'intérieur, pour les privilégier en grâces et mérites ; comme nous lisons de saint Tobie, à qui saint Raphaël dit que, parce qu'il avait été agréable à Dieu, Dieu lui avait fait cette grâce de lui envoyer la tentation qui l'éprouve davantage, afin de lui donner davantage (Tb 12,13); et ainsi tout ce qui lui resta de vie après cette tentation, il le passa en joie, ainsi que dit l'Écriture divine (Tb 14,4). Nous voyons ni plus ni moins dans le saint Job : acceptant que Dieu reçoive ses oeuvres en présence des bons et des mauvais esprits, Il lui fit ensuite cette faveur de lui envoyer cette dure affliction, afin de l'enrichir ensuite beaucoup plus, comme Il le fit en multipliant ses biens dans le spirituel et dans le temporel (Jb 1-2 Jb 42,12).

29 De la même façon, Dieu le fait avec ceux qu'il veut avantager selon l'avantage principal, car il les fait et les laisse tenter afin de les élever tout autant qu'il se peut, ce qui est de parvenir à l'union avec la sagesse divine, qui, comme dit David, est un argent examiné au feu, éprouvé en un four d'argile, à savoir de notre chair, et purifié sept fois (Ps 11,7), ce qui est le plus qu'il puisse être. Il n'y a pas à nous arrêter davantage ici à dire quelles sont ces sept purifications et quelle est chacune d'elles pour parvenir à cette sagesse, et comment leur correspondent sept degrés d'amour en cette sagesse, laquelle est encore pour l'âme comme cet argent que dit David, quelque grande union qu'elle ait en elle ; mais en l'autre vie elle sera comme de l'or.

30 Il convient donc beaucoup à l'âme d'être d'une grande constance et patience en toutes les tribulations et épreuves que Dieu lui enverra de l'extérieur et à l'intérieur, spirituelles et corporelles, les plus grandes et les plus petites, prenant le tout comme venant de sa main pour son bien et son remède, et ne les fuyant pas, puisqu'elles sont la santé pour elle, usant en cela du conseil du Sage, qui dit: Si l'esprit de celui qui tient la puissance descend sur toi, n'abandonne pas ta place ; c'est-à-dire, le lieu et l'endroit de ta probation, qui est cette épreuve qu'il t'envoie, car la cure (dit-il) fera cesser de nombreux péchés (Qo 10,4) ; c'est-à-dire te fera couper les racines de tes péchés et imperfections, que sont les mauvaises habitudes ; parce que le combat des épreuves, angoisses et tentations étouffent les habitudes mauvaises et imparfaites de l'âme et la purifient et la fortifient. C'est pourquoi l'âme doit estimer beaucoup quand Dieu lui envoie des épreuves intérieures et extérieures, reconnaissant qu'ils sont peu ceux qui méritent d'être consommés en supportant des souffrances en vue d'un si haut état.

31 Revenant donc à notre explication, l'âme s'apercevant ici que tout lui a réussi et que désormais sicut tenebroe ejus ita et lumen ejus17 (Ps 138,12), et que, comme elle a été participante des tribulations, elle l'est maintenant des consolations et du royaume (2Co 1,7), Dieu l'ayant bien payé des épreuves intérieures et extérieures avec des biens divins de l'âme et du corps, sans qu'il y ait épreuve à laquelle sa récompense ne corresponde abondamment, elle s'avoue désormais bien satisfaite, en disant : Et il paie toute dette, rendant grâces à Dieu en ce vers, comme aussi David le fit dans le sien, pour se voir délivré des épreuves : Combien de tribulations m'as-tu montrées nombreuses et mauvaises, et de toutes tu m'as délivrées, et des abîmes de la terre une autre fois tu m'as tiré; tu as multiplié ta magnificence, et te tournant vers moi, tu m'as consolé (Ps 70,20-21). Et ainsi cette âme qui, avant d'arriver à cet état, était assise à l'extérieur - comme Mardochée, aux portes du palais, pleurant sur les places de Suse le danger de sa vie -, vêtu de cilice, sans vouloir recevoir l'habillement envoyé par la reine Esther, et n'ayant reçu aucune récompense des services qu'il avait rendus au roi, ni de la loyauté qu'il avait gardée à défendre son honneur et sa vie, en un seul jour (comme le même Mardochée) Dieu alors lui paie tous ses travaux et services, en la faisant non seulement entrer dans le palais et qu'elle se présente devant le roi vêtue d'habits royaux, mais aussi on lui met la couronne, et le sceptre, et le trône royal avec la possession de l'anneau du roi, pour que tout ce qu'elle voudra se fasse et ce qu'elle ne voudra pas ne se fasse point dans le royaume de son Époux (Est 3,4) ; parce que ceux de cet état obtiennent tout ce qu'ils veulent. En cela non seulement elle reste payée, mais aussi les juifs ses ennemis, qui sont les appétits imparfaits qui lui empêchaient la vie spirituelle, en laquelle elle vit désormais selon ses puissances et ses appétits. C'est pourquoi elle dit aussitôt:

17 Ses ténèbres sont comme sa lumière.


en tuant, la mort tu l'as changée en vie.

32 Parce que la mort n'est autre chose que privation de la vie, parce que en vivant la vie, il ne reste trace de mort. Concernant le spirituel, il y a deux genres de vie : l'une est bienheureuse qui consiste à voir Dieu, et celle-ci s'obtient par mort corporelle et naturelle, comme l'enseigne saint Paul, en disant: Nous savons que si cette maison d'argile qu'est la nôtre se dissout, nous avons une demeure de Dieu dans les cieux (2Co 5,11); l'autre est la vie spirituelle parfaite, qui est possession de Dieu par union d'amour, et celle-ci s'obtient par la mortification de tous les vices et appétits et de sa nature même totalement; et jusqu'à ce que cela se fasse, on ne peut arriver à la perfection de cette vie spirituelle d'union avec Dieu, selon encore le dire de l'Apôtre par ces paroles, quand il dit: Si vous vivez selon la chair, vous mourrez; mais si avec l'esprit vous mortifiez les oeuvres de la chair, vous vivrez (Rm 8,13).

33 D'où il faut savoir que ce que l'âme appelle ici mort est tout le vieil homme - qui est tout l'usage des puissances, mémoire, entendement et volonté - occupé et employé dans les choses du siècle et les appétits et goût de créatures. Tout cela est l'exercice de la vieille vie, qui est mort de la nouvelle, la spirituelle ; en laquelle l'âme ne pourra vivre parfaitement si ne meurt parfaitement aussi le vieil homme, comme l'Apôtre en avise, en disant qu'ils dépouillent le vieil homme et se revêtent de l'homme nouveau, qui selon Dieu est créé en justice et sainteté (Ep 4,22-24). En cette vie nouvelle, qui est quand on arrive à cette perfection d'union avec Dieu, comme nous en avons parlé ici, tous les appétits de l'âme et ses puissances selon ses inclinations et opérations, qui de soi étaient opérations de mort et privation de la vie spirituelle, se changent en divins.

34 Et, attendu que chaque vivant, vit par son opération, comme disent les philosophes, l'âme tenant ses opérations en Dieu grâce à l'union qu'elle tient avec Dieu, vit une vie de Dieu, et ainsi elle a changé sa mort en vie, c'est-à-dire une vie animale en vie spirituelle. Car l'entendement, qui avant cette union entendait naturellement avec la force et la vigueur de sa lumière naturelle par la voie des sens naturels, est désormais mû et informé par un autre plus haut principe de lumière surnaturelle de Dieu, les sens étant mis de côté, et ainsi s'est changé en divin, parce que, par l'union, son entendement et celui de Dieu sont tout un. Et la volonté, qui avant aimait bassement et mortellement avec seulement son affection naturelle, maintenant est changée en vie d'amour divin, parce qu'elle aime hautement avec une affection divine, mue par la force de l'Esprit Saint, en qui désormais elle vit une vie d'amour, car, par le moyen de cette union, le volonté de Lui et la sienne sont désormais une seule volonté. Et la mémoire, qui de soi percevait seulement les figures et les images des créatures, est changée par le moyen de cette union à avoir présentes en la pensée les années éternelles dont parle David (Ps 76,6). Et l'appétit naturel, qui avait seulement la capacité et la force pour goûter la saveur de la créature, opération mortelle, maintenant est changé en goût et saveur de Dieu, mû et satisfait désormais par un autre principe où il est plus au vif, qui est le délice de Dieu, et, parce qu'il est uni à Lui, il est désormais seulement appétit de Dieu. Et, finalement, tous les mouvements, toutes les opérations et inclinations qu'avant l'âme tirait du principe et de la force de sa vie naturelle, désormais en cette union sont changés en mouvements divins, morts à leur opération et inclination et vivants en Dieu, car l'âme, comme elle est désormais vraie fille de Dieu, en tout est mue par l'esprit de Dieu, comme l'enseigne saint Paul, en disant que ceux qui sont mus par l'esprit de Dieu sont enfants de Dieu (Rm 8,14). De manière que, selon ce qui a été dit, l'entendement de cette âme est entendement de Dieu, et sa volonté est volonté de Dieu, et sa mémoire, mémoire éternelle de Dieu, et son délice, délice de Dieu, et la substance de cette âme - quoiqu'elle ne soit substance de Dieu, car elle ne peut substantiellement se convertir en Lui, mais, étant unie à Lui comme elle l'est ici et aussi absorbée en Lui - elle est Dieu par participation de Dieu ; ce qui arrive en cet état parfait de vie spirituelle, quoique pas aussi parfaitement qu'en l'autre. Et de cette façon l'âme est morte à tout ce qu'elle était en soi, qui était mort pour elle, et elle vit à ce que Dieu est en soi18. Et pour cela parlant elle-même de soi, elle dit bien en ce vers : En tuant, la mort tu l'as changée en vie. Aussi l'âme peut très bien dire ici ce mot de saint Paul : Je vis, non plus moi, mais Christ vit en moi (Ga 2,20). De cette façon, la mort de cette âme s'est changée en vie de Dieu, et lui convient aussi le dire de l'Apôtre en ces termes : Absorta est mors in victoria19 (1Co 15,54), avec aussi celui que dit le prophète Osée à la place de Dieu en disant: Ô mort, moi je serai ta mort (Os 13,14) qui est comme s'il disait: Moi - qui suis la vie -, étant la mort de la mort, la mort restera engloutie en la vie.

18 Ce qui opère un véritable retournement psychologique.
19 La mort a été engloutie en la victoire.


35 De la sorte, l'âme est absorbée en vie divine, étrangère à tout ce qui est séculier, temporel et appétit naturel, introduite dans la chambre du roi où elle se réjouit et s'égaie en son Aimé, se souvenant de ses seins plus que du vin, disant : Quoique je sois brune, je suis belle, filles de Jérusalem (Ct 1,3-4), car ma noirceur naturelle s'est changée en la beauté du roi céleste.

36 En cet état de vie si parfaite toujours l'âme chemine intérieurement et extérieurement comme en fête, et goûte très fréquemment dans le palais de son esprit une grande jubilation de Dieu, comme un cantique nouveau, toujours nouveau, mêlé d'allégresse et d'amour, en connaissance de son heureux état. Parfois elle marche avec joie et fruition20, prononçant en son esprit ces paroles de Job qui disent : Ma gloire se renouvellera toujours et comme le palmier moi je multiplierai les jours (Jb 29,20 Jb 29,18) qui est pour ainsi dire: Dieu qui demeurant en soi toujours d'une seule manière, renouvelle toutes les choses, comme dit le Sage (Sg 7,27), étant désormais toujours uni en ma gloire, Il renouvellera toujours ma gloire, c'est-à-dire, il ne la laissera pas redevenir vieille, comme elle l'était avant ; et il multipliera les jours comme le palmier, c'est-à-dire mes mérites jusqu'au ciel, comme le palmier vers lui fait monter droit ses rameaux. Car les mérites de l'âme qui est en cet état sont d'ordinaire fort grands, en nombre et en qualité, et aussi elle va communément chantant à Dieu en son esprit tout ce que dit David dans le psaume qui commence : Exaltabo te, Domine, quoniam suscepisti me, particulièrement ces deux derniers versets qui disent : Convertisti plactum meum in gaudium mihi, etc., conscidisti saccum meum, et circumdedisti me loetitia21 (Ps 29,12-13), pour que te chante ma gloire et que je ne sois plus confondu ; Seigneur mon Dieu, pour toujours je te louerai. Et ce n'est pas merveille que l'âme marche si souvent en ces joies, jubilations et fruitions et louanges de Dieu, parce que, outre la connaissance qu'elle a des grâces qu'elle a connues et reçues, elle sent ici Dieu si soigneux de la réjouir avec des paroles si précieuses, si délicates et si relevées, et de l'avantager de toutes sortes de faveurs, qu'il semble à l'âme qu'il n'en a point d'autre à contenter au monde, ni autre chose à quoi s'employer, mais qu'Il est tout entier pour elle seule; et comme elle le sent ainsi, elle le confesse, disant avec l'Épouse aux Cantiques : Dilectus meus mihi et ego illi22 (Ct 2,16).

20 Fruition : le fait de jouir ; en particulier de la gloire éternelle dans l'au-delà.
21 Je t'exalte, Seigneur, car tu m'as relevé... Tu as converti mes lamentations en allégresse, tu as délié mon sac, et m'a entouré de joie.
22 Mon chéri est pour moi et moi pour lui.



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