Vie 4

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Chapitre 4:

Débuts dans la vie religieuse et grave maladie

Tandis que je méditais mon dessein, j'eus le bonheur de persuader à l'un de mes frères (1), en lui montrant la vanité du monde, d'embrasser l'état religieux. Ainsi il fut convenu entre nous qu'un jour, de grand matin, il me conduirait au monastère où était cette amie pour laquelle j'avais une grande affection (2). Cependant, je me sentais alors prête à entrer dans tout autre couvent, si j'avais eu l'espoir d'y mieux servir Dieu, ou si mon père m'en eût témoigné le désir; car déjà je cherchais, sérieusement le bien de mon âme, et quant au repos de la vie, je n'en tenais nul compte.

Oui, je dis vrai, et le souvenir m'en est encore présent, lorsque je sortis de la maison de mon père, ma douleur fut telle, que ma dernière heure, je le crois, ne peut m'en réserver une plus grande. Il me semblait que tous mes os se détachaient les uns des autres. L'amour de Dieu n'étant pas en moi assez fort pour surmonter celui de mon père et de mes parents, je me faisais une indicible violence, et si le Seigneur ne m'eût aidée, mes considérations auraient été impuissantes à me faire aller de l'avant. Mais à ce moment il me donna le courage de triompher de moi-même, et j'exécutai mon dessein (3).

Lorsque je reçus l'habit, le Seigneur me fit comprendre combien il favorise ceux qui s'imposent violence pour le servir. A dire vrai, cette violence n'avait été connue que de lui seul: au dehors, l'on ne voyait en moi qu'un inébranlable courage. A l'instant même, il versa dans mon âme une si grande satisfaction de mon état, que rien n'a pu l'altérer jusqu'à ce jour. A une cruelle sécheresse qui me désolait, il fit succéder le suave sentiment d'un tendre amour pour lui. Toutes les pratiques de la vie religieuse me devenaient une source de délices. Parfois, il m'arrivait de balayer aux mêmes heures que je donnais jadis à mes plaisirs et à nies parures; alors la seule pensée qu'enfin je n'étais plus esclave de ces vanités, répandait dans mon coeur une joie nouvelle; j'en étais étonnée, et je ne voyais point d'où elle pouvait me venir.

Lorsque je me rappelle ces choses, il n'est rien de si difficile que je ne me sente le Courage d'entreprendre. Que de fois j'en ai fait l'épreuve! Lorsque, dès le commencement d'une oeuvre sainte, j'ai vaincu les résistances d'une nature lâche, toujours j'ai en à m'en applaudir. Quand on agit purement pour Dieu, il permet, afin d'accroître nos mérites, que l'âme éprouve je ne sais quel effroi, jusqu'au moment où elle aborde l'action; mais plus cet effroi est grand, plus aussi, quand elle en triomphe, elle en est récompensée et rencontre de délices dans ce qui lui semblait si ardu. Dès cette vie même, il plaît au divin Maître de payer cette grandeur de courage par des jouissances intimes, connues seulement des âmes qui les goûtent. J'en ai fait l'expérience, je le répète, en des choses de grande importance. Aussi je ne conseillerais jamais, s'il m'était permis de donner un avis, d'écouter de vaines craintes et de négliger une bonne inspiration, quand, là différentes reprises, elle vient nous solliciter. Si la gloire de Dieu en est 1'unique terme, le succès est assuré ; car ce grand Dieu est tout-puissant. Qu'il soit béni à jamais ! Amen.

O mon souverain bien et mon repos! n'était-ce donc pas assez des grâces dont vous m'aviez comblée jusqu'alors? Vous m'aviez conduite par tant de détours à un état si sûr; vous veniez de m'ouvrir un asile où vous comptiez tant de fidèles servantes, dont l'exemple devait m'enflammer d'ardeur dans votre service. Je ne sais comment poursuivre mon récit, quand je me rappelle ma profession religieuse, mon grand courage, ma joie si pure en ce beau jour, et les noces spirituelles célébrée avec vous. Je ne puis en parler sans verser des larmes, mais ce devraient être des larmes de sang; mon coeur devrait se fendre de regret, et ce ne serait pas trop pour effacer tant d'offenses commises depuis ce jour. Il me semble maintenant que j'avais raison de ne pas vouloir aspirer à une si grande dignité, puisque je devais si mal en user. Pendant près de vingt ans, vous avez souffert une infidèle, et vous avez voulu être l'offensé pour que je sois la privilégiée. Ne dirait-on pas, ô mon Dieu! que je n'avais juré que de trahir tous mes serments? Sans joute, une telle intention n'était pas alors dans mon âme; mais, hélas ! à voir les oeuvres qui suivirent, je .ne sais plus qu'en penser. Du moins, ô mon Époux ! cette infidélité servira à faire mieux connaître qui vous êtes et qui je suis. Je puis le dire avec vérité, ce qui souvent adoucit le regret de tant d'offenses, c'est la pensée consolante qu'elles révèlent au grand jour la multitude de vos miséricordes. Et en qui, Seigneur, peuvent-elles resplendir d'une manière plus éclatante qu'en moi, qui, par mes fautes, ai tant obscurci ces grandes grâces dont vous aviez enrichi mon âme? Combien je suis à plaindre, ô mon Créateur! Je n'ai aucune excuse, et toute la faute en retombe sur moi. Si, par le plus faible retour, mon coeur eût répondu aux premières marques de votre amour, je le sens, je n'aurais pu aimer que vous, et c'eût été le remède à tous mes maux. Mais je ne l'ai point mérité, je n'ai pas eu cet avantage; il ne me reste, Seigneur, qu'à implorer votre miséricorde.

Malgré tant de bonheur, ma santé ne résista point au changement de vie et de nourriture. Mes défaillances augmentèrent, et il me prit un mal de coeur si violent, qu'il inspirait de l'effroi; ajoutez à cela toute une complication de maux. C'est ainsi que je passai cette première année. Elle s'écoula pure, sans presque aucune offense du Seigneur. Mon mal était à un tel degré de gravité, que j'étais presque toujours sur le point de m'évanouir; souvent même je perdais entièrement connaissance. Mon père, avec des soins incroyables, cherchait quelque remède; les médecine de l'endroit n'en trouvant point, il ne balança pas à me conduire dans un lieu fort renommé. Là, lui disait-on, ma maladie, comme tant d'autres, céderait à l'habileté du traitement. Le monastère où j'étais n'ayant pas de voeu de clôture rien ne s'opposait au voyage. J'eus le bonheur d'avoir pour compagne cette amie dont j'ai parlé, religieuse déjà ancienne. Mon séjour dans ce pays fut à peu près d'un an. Durant trois mois je me vis soumise, par la violence des remèdes, à une effroyable torture: je ne sais comment j'ai pu y résister; mais si l'âme s'éleva au-dessus de la souffrance, le corps succomba, comme je le dirai, à un traitement d'une telle rigueur.

Les remèdes ne devaient commencer qu'au printemps, et je m'étais mise en route au commencement de l'hiver. Le village où habitait cette soeur dont j'ai parlé (4) étant voisin de l'endroit où j'allais (5), je restai tout ce temps chez elle; j'attendais ainsi le mois d'avril, et j'évitais les allées et les venues. Je revis en passant cet oncle dont la maison se trouvait, comme je l'ai dit, sur notre chemin. Il me fit présent d'un livre qui avait pour titre: Le Troisième Abécédaire (6); c'était un traité de l'oraison de recueillement. J'avais lu, durant cette première année, plusieurs bons livres; et j'étais bien résolue de ne plus en lire de frivoles, comprenant trop le mal qu'ils m'avaient fait. J'ignorais néanmoins encore comment je devais faire oraison et me recueillir. Ce traité me causa donc le plus grand plaisir; et je résolus de suivre le chemin qu'il me traçait, avec toute l'application dont je serais capable. Comme déjà le Seigneur m'avait accordé le don des larmes et que la lecture faisait mes délices, je commençai à me ménager des heures de solitude, et à purifier mon âme par une confession plus fréquente. C'est ainsi disposée que j'entrai dans cette voie spirituelle, ayant ce livre pour guide et pour maître. Pendant vingt ans, à dater de ce que je raconte, ce fut en vain que j'en cherchai un, je veux dire un confesseur qui m'entendît. Privée d'un tel appui, bien des fois je retournai en arrière, je fus même exposée à me perdre entièrement. Un maître spirituel qui m'aurait connue, m'aurait du moins aidée à sortir des occasions dangereuses où je me suis trouvée.

Dieu voulut couronner mes premiers efforts, et durant les neuf mois que je passai dans cette solitude, il se montra prodigue de faveurs. Je n'étais pourtant pas aussi exempte de fautes que l'exigeait mon livre, je n'y aspirais pas même, parce qu'à mes yeux une si parfaite vigilance était chose presque impossible. Je veillais seulement avec une grande attention à me préserver de tout péché mortel, et plût à Dieu que je l'eusse toujours fait avec autant de perfection! Mais pour les péchés véniels, je n'y regardais pas de si près, et ce fut là ce qui fit tant de mal à mon âme. A la fin de ces neuf mois, Notre-Seigneur, non content des délices qu'il m'avait fait savourer, daigna m'élever à l'oraison de quiétude, et quelquefois même jusqu'à celle d'union. L'une et l'autre m'étaient inconnues; j'ignorais leur nature et leur prix; il m'eût été cependant très utile d'en avoir une connaissance exacte. A la vérité, cette union ne durait que très peu, je ne sais même si c'était le temps d'un Ave Maria, mais les effets que j'en ressentais étaient étonnants. Je n'avais pas vingt ans encore, et je foulais, ce me semble, sous les pieds le monde vaincu. Je portais, il m'en souvient, une compassion profonde à ceux qui suivaient ses lois, même en des choses licites.

Voici quelle était ma manière d'oraison. Je tâchais, au que je le pouvais, de considérer Jésus-Christ notre bien et notre maître comme présent au fond de mon âme. Chaque mystère de sa vie que je méditais, je me le représentais ainsi dans ce sanctuaire intérieur. Toutefois, je passais la plus grande partie du temps à lire de bons livres; ils étaient le charme et le rafraîchissement de mon âme. Dieu ne m'a pas donné le talent de discourir avec l'entendement, ni celui de me servir avec fruit de l'imagination. Cette dernière faculté est chez moi tellement inerte, que lorsque je voulais me peindre et me représenter en moi-même l'humanité de Notre-Seigneur, jamais, malgré tous mes efforts, je ne pouvais en venir à bout.

A la vérité, l'âme qui ne peut discourir, si elle persévère, arrive bien plus vite à la contemplation, mais sa voie est très laborieuse et très pénible; car, dès que la volonté ne se trouve pas occupée, et que l'amour ne se

porte pas sur un objet présent, cette âme demeure comme sans appui et sans exercice. La solitude et la sécheresse la font beaucoup souffrir, et les pensées lui livrent un terrible combat. A des âmes de cette trempe, il faut plus de pureté de conscience qu'à celles qui peuvent agir avec l'entendement. Celles-ci, s'appliquant à approfondir la vanité du monde, les bienfaits divins, les ineffables souffrances du Sauveur, le peu de services qu'elles lui rendent la grandeur des dons qu'il réserve à ceux qui l'aiment puisent dans ces sujets divers des lumières et des armes pour se défendre contre les pensées, les occasions et les périls. Mais les personnes privées d'un tel secours se trouvent plus exposées; c'est pourquoi, ne pouvant puiser en elles-mêmes aucune de ces pensées fortes, elles doivent s'occuper beaucoup à la lecture. Leur voie étant semée de souffrances si cruelles, la lecture, quelque courte qu'elle soit, leur est très utile, nécessaire même, pour se recueillir et pour remplacer l'oraison mentale qu'elles ne peuvent faire. Que si le maître qui les dirige leur interdit l'usage du livre, et les force à persévérer dans l'oraison sans ce secours, il leur sera impossible de lui obéir longtemps, et elles ne feront que ruiner leur santé en s'obstinant à soutenir une lutte si pénible.

Je le reconnais maintenant, ce fut par une conduite particulière de Notre-Seigneur que, pendant dix-huit ans, je ne trouvai aucun maître spirituel. Car si, au milieu du long tourment et des sécheresses que me faisait endurer l'impuissance de discourir, j'en avais rencontré un qui eût voulu me conduire de cette manière, il m'aurait été impossible d'y résister.

Jamais, durant tout ce temps, excepté quand je venais de communier, je n'osai aborder l'oraison sans un livre. Sans lui, mon âme éprouvait le même effroi que si elle avait eu à lutter seule contre une multitude ennemie; l'ayant à côté de moi, j'étais tranquille. C'était une compagnie, c'était de plus un bouclier sur lequel je recevais les coups des pensées importunes qui venaient troubler mon oraison. D'ordinaire, je n'étais point dans la sécheresse, mais jamais je n'y échappais quand je me trouvais sans livre; soudain mon âme se troublait et mes pensées s'égaraient. Avec mon livre, je les rappelais doucement, et par cette attrayante amorce j'attirais, je gouvernais facilement mon âme Souvent je n'avais besoin pour cela que d'ouvrir le livre; quelquefois je ne lisais que quelques lignes; d'autres fois je lisais plusieurs pages: c'était suivant la grâce que Notre. Seigneur m'accordait.

Dans ces heureux commencements, il me semblait qu'avec des livres et de la solitude, aucun danger n'aurait pu me ravir un si grand bien. Je crois même qu'avec la grâce de Dieu il en eût été ainsi, si un guide spirituel, ou quelqu'un enfin, m'eût éloignée ou du moins promptement retirée des occasions dangereuses. Une tentative ouverte du démon pour m'entraîner à quelque péché grave m'eût alors trouvée invincible. Mais sa tactique fut si subtile et moi si faible, que toutes mes résolutions me servirent peu: cependant, aux jours de ferveur, elles me furent d'un secours immense pour supporter, avec cette inaltérable patience que le Seigneur me donna, les effrayantes maladies que j'eus à souffrir.

Que de fois, en reportant la vue sur cette époque de ma vie, j'ai considéré avec étonnement la bonté infinie de Dieu! Que de fois mon âme s'est délectée dans la contemplation de sa magnificence et de sa miséricorde ! Qu'il soit béni de tant de bienfaits! J'ai vu clairement que jamais il n'a laissé de me récompenser, dès cette vie même, du moindre désir formé pour sa gloire. Quelque défectueuses et imparfaites que fussent mes oeuvres, mon divin Maître daignait les améliorer, les perfectionner, leur donner de la valeur. Quant à mes fautes et à mes péchés, il se hâtait de les couvrir d'un voile. Et maintenant il permet qu'un épais nuage les dérobe à la vue de ceux qui en furent témoins; il fait plus il les efface de leur mémoire; il transfigure mes fautes jusqu'à leur donner l'éclat de l'or; et il se plaît à faire resplendir une faible vertu, que lui seul a mise en moi, pour ainsi dire, malgré mes résistances.

Je veux revenir à ce que l'on m'a commandé d'écrire. Mais faut qu'on le sache: si je devais raconter en détail la conduite de Notre-Seigneur à mon égard dans ces commencements, une pareille tâche serait au-dessus de mes forces. Il faudrait un autre esprit que le mien pour peindre sous leurs vraies couleurs, d'un côté les innombrables bienfaits dont je me vis comblée, de l'autre une ingratitude et une malice qui purent les ensevelir dans l'oubli. Louange éternelle à ce Dieu de bonté dont tant d'infidélités n'ont pu vaincre la patience!

1. Antoine de Ahumada.

2. Ce monastère était celui de l'incarnation d'Avila, de l'ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel.

3. Les historiens de sainte Thérèse ne sont Pas d'accord sur le jour de son entrée en religion. Les uns, comme Ribera, le fixent au 2 novembre 1535; les autres, avec Yepès, préfèrent le 2 novembre 1533; quelques uns le reculent jusqu'à l'année 1536. Deux passages des écrits de la sainte semblent aussi indiquer deux dates différentes. Parlant, au eh. IV de sa Vie, de l'époque où elle se rendait à Becedas pour se faire traiter, c'est-à-dire après sa profession religieuse, elle dit: «Je n'avais pas encore vingt ans. Si ce chiffre est exact, Thérèse serait entrée en religion au milieu de sa dix-neuvième année, par conséquent en 1533. D'autre part, dans une relation de 1575, adressée au P. Rodrigue Alvarez, elle écrit qu'il y a quarante ans qu'elle a pris l'habit. Ce serait donc en 1535.

Ces divers témoignages ne permettent pas d'affirmer, avec pleine certitude, telle date plutôt que telle autre. Pour des motifs qu'il serait trop long d'exposer ici, nous choisissons, comme plus probable, celle du 2 novembre 1533

4. Marie de Cepeda, soeur aînée de la sainte.

5. Cet endroit était Becedas. D'après l'étude minutieuse du texte, il semble que ce fut en novembre 1534, peu après sa profession, que la sainte quitta le monastère de l'Incarnation. C'est d'après cette date que nous fixerons les suivantes. La sainte resta chez sa soeur, Marie de Cepeda, jusqu'au mois d'avril 4535, à Castellanos de la Cafiada. Elle se rendit ensuite à Becedas, appelé aussi Bezadas.

6. Ce remarquable ouvrage est du Père François de Osuna, de l'ordre des Frères mineurs.

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Chapitre 5:

Cure en dehors du monastère

En parlant de l'année de mon noviciat, j'ai oublié de dire que je me laissais aller à de grands troubles pour des choses de peu d'importance. Souvent recevais des réprimandes sans les mériter, et je ne les écoutais qu'avec beaucoup de déplaisir et d'imperfection. Néanmoins, dans ma joie d'être religieuse, j'acceptais tout. Comme je recherchais la solitude et que j'y pleurais mes péchés, les soeurs, s'en étant quelquefois aperçues, s'imaginèrent que je n'étais pas contente, et elles en parlaient dans ce sens. Au fond, je sentais de l'attrait pour toutes les observances du cloître; mais ce qui ressemblait à du mépris était loin d'avoir des charmes pour moi, tandis que je goûtais une joie très vive de me voir estimée. Je mettais un soin parfait dans tout ce que je faisais, et cela même était vertu à mes yeux. Ce n'est pourtant pas une excuse légitime, parce que je savais admirablement chercher en tout ma propre satisfaction, et ainsi l'ignorance ne saurait me justifier. Il est vrai que ce monastère n'était pas établi sur les bases d'une perfection très élevée, et moi, cédant à la pente de la nature, j'allais à ce qui était moins régulier, et je laissais de côté ce qu'il y avait d'exemplaire.

Je fus témoin alors de l'héroïque résignation que fit éclater une religieuse au milieu d'une bien cruelle maladie. Elle avait au ventre des ouvertures causées par des obstructions, et par où elle rejetait la nourriture qu'elle prenait: ce qui en peu de temps la conduisit au tombeau. Le mal effrayait les autres, moi je portais grande envie à cette inaltérable patience. Je disais à Dieu que, s'il voulait me la donner au même degré, je le priais de m'envoyer toutes les maladies qu'il lui plairait. Il me semble que je n'en redoutais aucune; ma soif des biens éternels était si ardente, que j'étais résolue à les gagner à quelque prix que ce fût. J'en suis étonnée maintenant, parce qu'alors je n'avais pas encore ce feu de l'amour divin que l'oraison plus tard alluma dans mon âme. Ce n'était qu'une certaine lumière, qui me révélait la vanité de tout ce qui passe, et l'inestimable prix des biens éternels que l'on peut acheter par le sacrifice de ces biens d'un jour. La divine Majesté daigna exaucer ma prière : deux ans ne s'étaient pas encore écoulés, que je me vis assaillie d'un mal différent sans doute, mais qui cependant me causa, l'espace de trois ans, des douleurs non moins sensibles et non moins cruelles, comme je le raconterai bientôt. L'époque du traitement que j'attendais chez ma soeur étant venue, mon père, ma soeur, et cette religieuse, ma fidèle amie et compagne de voyage, de laquelle j'étais si tendrement aimée, m'emmenèrent, avec des soins extrêmes pour me rendre le trajet agréable, à l'endroit où l'on espérait me guérir. Ce fut là que le démon commença à troubler mon âme: Dieu cependant en retira un grand bien.

Dans ce lieu même où j'étais venue chercher ma guérison, vivait un ecclésiastique d'une naissance distinguée, qui, à beaucoup d'intelligence, ne joignait toutefois qu'une science médiocre. Ce fut à lui que je m'adressai pour la confession. Je dois le dire, j'ai toujours eu une prédilection marquée pour les confesseurs éminents en doctrine, car les demi-savants ont nui grandement à mon âme; mais il ne m'a pas toujours été facile de les rencontrer au gré de mes désirs. J'ai vu par expérience qu'il vaut mieux, quand ils sont gens de bien et de bonnes. moeurs, qu'ils n'aient pas du tout de science que d'en avoir une médiocre; alors du moins ils se défient, tout comme moi, de leurs lumières, et ils prennent conseil d'hommes vraiment éclairés. Les vrais savants ne m'ont jamais trompée; les autres sans doute n'en avaient pas la volonté, mais ils n'en savaient pas davantage; et comme j'avais d'eux meilleure opinion, je pensais n'être obligée qu'à les croire. Leurs décisions me laissaient d'ailleurs plus de large et de liberté. Si je m'étais vue serrée de près, il y a si peu de vertu en moi, que peut-être j'en aurais cherché d'autres. Là où il y avait péché véniel, ils ne voyaient point d'offense; et là où il y avait péché mortel très grave, ils ne trouvaient qu'une faute vénielle. Cela nuisit beaucoup à mon avancement dans la vertu: il est bon, je crois, de le dire ici, afin que les autres se préservent d'un si grand mal. Mais devant Dieu il m'est clair que je n'avais point d'excuse. Il devait me suffire de savoir qu'une chose n'était pas bonne de sa nature, pour l'éviter avec soin. Le Seigneur a permis, le crois, à cause de mes péchés, qu'ils se soient trompés, et que, trompée par eux, j'en aie égaré d'autres en répétant ce qu'ils m'avaient dit. Je restai, ce me semble, plus de dix-sept ans dans cet aveuglement. Le premier qui commença à me détromper sur certains points fut un religieux très savant de l'ordre de Saint-Dominique (1). Enfin les Pères de la Compagnie de Jésus m'inspirèrent les plus vives craintes sur toute ma vie, en me montrant, comme je le raconterai plus loin, le mal et la gravité de ces débuts.

Je commençai donc à me confesser à cet ecclésiastique. Si dans la suite j'ai eu plus à dire en confession, à cette époque, comme depuis le commencement de ma vie religieuse, je n'avais que peu de fautes à déclarer. Il en fut frappé, et me voua dès lors un extrême attachement, qui partait d'un bon principe, mais dont l'excès devenait répréhensible. Je lui avais fait comprendre que pour rien au monde je ne me résoudrais jamais à offenser Dieu en matière grave; de son côté, il m'assurait qu'il était dans les mêmes sentiments; ainsi, nous eûmes de fréquents entretiens. Comme alors mon âme goûtait habituellement en Dieu d'enivrantes délices, mon plus doux plaisir était de parler de lui. A un tel langage, dans une personne si jeune encore, il se sentait pénétré de confusion. Enfin, poussé par la confiance que je lui inspirais, il commença à me découvrir l'état de son âme, qui était déplorable et des plus dangereux. Depuis près de sept ans il entretenait une affection et des relations coupables avec une femme de l'endroit, et il ne laissait pas de dire la messe. La chose était si publique qu'il était perdu d'honneur et de réputation; personne cependant n'osait le blâmer en face. Ses aveux me remplirent de compassion, car son dévouement pour moi me l'avait rendu cher. Victime alors d'une inexpérience trop naïve et trop aveugle, je regardais comme vertu de répondre par la reconnaissance et par un retour d'affection à l'amitié qu'on avait pour moi. Maudite soit la loi d'un tel retour, qui va jusqu'à être contraire à la loi de Dieu! C'est là une folie qui a cours dans le monde, et j'avoue qu'elle me met toute hors de moi quand j'y pense. Quoi ! c'est à Dieu seul qu'est dû tout le bien qu'on nous fait, et nous regardons comme vertu de ne pas briser les liens d'une amitié qui lui déplait! 0 aveuglement du monde ! Et vous, Seigneur, quelle grâce vous m'auriez faite, si, souverainement ingrate envers ce monde tout entier, j'avais eu le bonheur de ne l'être jamais envers vous! Mais à cause de mes péchés, le contraire est arrivé.

M'étant procuré, par les personnes mêmes de sa maison, des renseignements plus précis, je connus mieux l'état de cet infortuné, et je découvris en même temps une circonstance qui le rendait un peu moins coupable. La malheureuse femme qui l'avait égaré avait obtenu de lui qu'il porterait au cou, pour l'amour d'elle, une petite figure de cuivre1, où elle avait mis des charmes, et nul n'avait eu le pouvoir de lui faire quitter ce gage perfide.

Je n'ajoute pas entièrement foi à ce que l'on dit des sortilèges, mais je rapporte ce que j'ai vu de mes propres yeux, afin que les hommes se tiennent en garde contre ces femmes qui aspireraient à former de tels liens. Qu'ils le sachent, dès qu'elles ont perdu toute honte devant Dieu, elles que leur sexe oblige plus étroitement à la pudeur, on ne saurait sans péril leur accorder la moindre confiance. Pour arriver à1eurs fins, et pour le succès d'une passion insensée que le démon allume en elles, il n'est rien dont elles ne soient capables. Quant à moi, malgré ma profonde misère, jamais je ne suis tombée dans aucune faute de ce genre; jamais, dans tout le cours de ma vie, je n'ai en l'intention de faire le mal; jamais, quand je l'aurais pu, je n'aurais voulu forcer qui que ce fût à m'aimer. Mais c'est le Seigneur qui m'en a préservée, et s'il ne m'eût tenue de sa main, j'aurais pu l'offenser en cela comme dans le reste, car on ne doit fonder sur moi aucune confiance.

Dès que je fus fixée par ces renseignements, je témoignai un intérêt plus affectueux à cet ecclésiastique. Mon intention était bonne, mais ma conduite était blâmable; car l'espérance d'un bien, quelque grand qu'il fût, n'aurait jamais dû me faire commettre même le plus petit mal. Le plus souvent, je lui parlais de Dieu. Mes paroles lui furent utiles sans doute, mais la grande affection qu'il avait pour moi fut, je crois, chez lui, une plus puissante cause de retour. Pour me faire plaisir, il en vint jusqu'à me livrer la petite figure, que je fis aussitôt jeter dans une rivière. Dès qu'il en fut dessaisi, il se réveilla comme d'un profond sommeil : le tableau de sa conduite durant ces dernières années se déroulait à ses yeux; il était effrayé de lui-même; il gémissait de sa coupable vie, et déjà il en était saisi d'horreur. Notre-Dame, je n'en puis douter, lui fit sentir son puissant secours; car il était très dévot au mystère de sa Conception, et il en célébrait la fête avec grande solennité. Enfin, il brisa sans retour ses tristes chaînes, et il ne pouvait se lasser de remercier Dieu de l'avoir éclairé de sa lumière. Au bout d'un an, à dater du jour même où je le vis pour la première fois, il mourut; mais, dans cet intervalle, il avait servi Dieu avec une sainte ardeur.

Jamais je ne reconnus rien que d'honnête dans sa grande affection pour moi, bien qu'elle eût pu être d'une pureté plus élevée. Toutefois, en certaines occasions, si nous n'avions eu la pensée de Dieu très présente, nous nous serions trouvés en danger de l'offenser gravement. J'étais alors, je le répète, bien résolue à ne rien faire où j'aurais vu péché mortel; et, selon moi, c'était précisément cette disposition qui me faisait aimer de lui. Je crois même que tous les hommes sentiront toujours de la prédilection pour les femmes qu'ils verront inclinées à la vertu. Oui, la vertu est pour elles, comme je le dirai dans la suite, le moyen le plus sûr d'exercer ici-bas de l'empire sur les coeurs. Je tiens pour assuré que celui pour lequel j'avais tant prié est dans la voie du salut éternel. Il mourut dans les plus beaux sentiments de foi, et dans l'éloignement le plus complet de l'occasion qui l'avait égaré. Ainsi, il semblerait que le Seigneur voulut se servir de moi pour ouvrir le ciel à. cette âme.

Je restai trois mois dans cet endroit, en proie à de très grandes souffrances, parce que le traitement était trop rigoureux pour ma complexion. Au bout de deux mois, à force de remèdes, il ne me restait plus qu'un souffle de vie. Le mal dont j'étais allée chercher la guérison était devenu beaucoup plus cruel; les souffrances que j'éprouvais au coeur étaient si vives, qu'il me semblait parfois qu'on me le déchirait avec des dents aiguës; l'intensité de la douleur arriva à tel point, qu'on craignit que ce ne fût de la rage. Ma faiblesse était extrême; l'excès du dégoût ne me permettait de rien prendre, si ce n'est du liquide. La fièvre ne me quittait pas; et des médecines, que pendant un mois on m'avait fait prendre, m'avaient épuisée. Je sentais un feu intérieur qui m'embrasait. Les nerfs se contractèrent, mais avec des douleurs si intolérables, que je ne trouvais ni jour ni nuit un instant de repos. A cela venait encore se joindre une profonde tristesse. Voilà ce que je gagnai dans ce voyage. Mon père se hâta de me ramener chez lui. Les médecins me virent de nouveau; ils desespérèrent de moi, déclarant qu'indépendamment de tous ces maux, je me mourais d'étisie.

Insensible à l'arrêt qu'ils venaient de prononcer, j'étais absorbée par le sentiment de la souffrance. Des pieds jusqu'à la tête, j'éprouvais une égale torture. De l'aveu des médecins, ces douleurs de nerfs sont intolérables; et comme chez moi leur contraction était universelle, j'étais livrée à un indéfinissable tourment. Quelle riche moisson de mérites si j'avais su en profiter! La souffrance dans cet excès de rigueur ne dura que trois mois, mais on n'eût jamais cru qu'il fût possible de résister à tant de maux réunis. Je m'en étonne moi-même en ce moment, et je regarde comme une faveur insigne de Dieu la patience qu'il me donna; il était visible qu'elle venait de lui. L'histoire de Job, que j'avais lue dans les Morales de saint Grégoire, me fut d'un grand secours. Le divin Maître m'avait, ce semble, fortifiée à l'avance par cette lecture et par l'oraison, à laquelle j'avais commencé à m'adonner; il m'avait ainsi préparée à tout souffrir avec une résignation parfaite. Mes entretiens n'étaient qu'avec lui. J'avais ces paroles de Job, habituellement présentes à l'esprit, et je me plaisais à les redire: Puisque nous avons reçu les biens de la main du Seigneur, pourquoi n'en recevrions-nous pas les maux1? Et à ces paroles, je sentais, ce me semble, se renouveler mon courage.

Ce long martyre s'était déjà prolongé depuis le mois d'avril jusqu'au milieu d'août, plus douloureux cependant les trois derniers mois. Enfin, le jour de l'Assomption de Notre-Dame arriva (2). Je montrai le plus vif empressement pour me confesser; toujours, du reste, j'avais aimé m'approcher souvent de la confession. On s'imagina que la crainte de la mort m'inspirait ce désir, et mon père, pour ne pas m'alarmer, ne voulut point y condescendre. 0 amour excessif de la chair et du sang! quoiqu'il partît d'un père si catholique, si prudent, si inaccessible par ses lumières à un entraînement d'ignorance, combien cependant il aurait pu me devenir funeste ! Cette nuit même se déclara une crise si terrible que, pendant près de quatre jours, je restai privée de. tout sentiment. On me donna, dans cet état, l'extrême-onction. A toute heure, ou plutôt à tout moment, on croyait que j'allais expirer, et l'on ne faisait que me dire le Credo, comme si j'eusse été capable d'entendre quelque chose. Plus d'une fois même on ne douta plus que je n'eusse exhalé mon dernier soupir; et quand je revins à moi, je trouvai sur mes paupières de la cire, tombée d'un flambeau.

Cependant mon père était inconsolable de ne m'avoir pas permis de me confesser; il ne cessait de faire monter vers Dieu des cris et des prières. Béni soit à jamais Celui qui voulut les entendre! Déjà, dans mon couvent, la fosse qui attendait mon corps était ouverte depuis un jour et demi; et déjà, hors de cette ville, dans un monastère de religieux de notre ordre, on avait célébré pour moi un service funèbre.

Dès que je repris connaissance, je voulus me confesser. Je communiai en répandant un torrent de larmes; mais, à mon avis, la douleur d'avoir offensé Dieu n'en était pas l'unique cause. Pourtant ce repentir, je l'espère, aurait suffi pour me sauver, quand même le Seigneur m'eût imputé l'erreur où l'on m'avait jetée en m'affirmant à tort, comme je l'ai compris depuis, que certaines choses ne constituaient pas une faute mortelle.

Autant que j'en puis juger, malgré les intolérables douleurs qui me restaient et m'enlevaient presque à moi, la confession que je fis fut d'une intégrité parfaite; j'y déclarai tout ce en quoi je croyais avoir offensé Dieu. Entre tant d'autres grâces, il m'a accordé celle-ci: jamais, depuis que je commençai à communier, je n'ai laissé de m'accuser au saint tribunal de tout ce que j'ai cru être péché, quelque léger qu'il fût. Je ne puis néanmoins, si j'étais morte alors, nie défendre de craintes très vives sur mon salut: d'une part, à cause du peu d'instruction des confesseurs; de l'autre, à cause de mon peu de fidélité à la grâce, et pour bien des motifs encore. Aussi est il certain qu'arrivée à cette époque de ma vie, et considérant comment le Seigneur me ressuscita en quelque sorte, j'en éprouve un tel saisissement, que j'en suis pour ainsi dire toute tremblante.

Il me semble, ô mon âme ! que tu aurais dû mesurer la grandeur du péril dont Dieu t'avait délivrée; et si l'amour n'avait pas assez d'empire sur toi, la crainte du moins devait t'empêcher de l'offenser de nouveau. Car enfin, il aurait pu te frapper mille fois dans un état plus dangereux; et je ne crois pas exagérer en doublant ce nombre. Après tout, j'accepte ici les reproches que pourra m'en faire celui qui m'a ordonné de me modérer dans l'aveu de mes péchés. Et certes, tels que je les ai racontés, ils n'apparaissent déjà que sous des couleurs trop flatteuses. Je le conjure, pour l'amour de Dieu, de ne rien retrancher de mes fautes dans cet écrit, puisqu'elles servent à mieux révéler les magnificences des bontés de Dieu et son inépuisable patience à l'égard d'une âme. Bénédiction sans fin à ce Dieu d'amour ! Plaise à sa Majesté de me réduire en cendres plutôt que je cesse jamais de l'aimer !

1. Cet homme qui, à un profond savoir, joignait une vertu éminente, était le Père Vincent Baron. La sainte aura plus d'une fois encore à parler de lui.

2. C'était en 1535; la mainte n'avait pas encore vingt et un ans.


Vie 4