Veritatis Splendor FR 28

Enseigner ce qui est conforme à la saine doctrine (Tt 2,1).

28 (Tt 2,1)
En méditant le dialogue entre Jésus et le jeune homme riche, nous avons pu saisir le contenu essentiel de la Révélation de l'Ancien et du Nouveau Testament à propos de l'agir moral. Il comprend : la soumission de l'homme et de son agir à Dieu, Celui qui " seul est le Bon " ; le rapport entre le bien moral des actes humains et la vie éternelle ; la marche à la suite du Christ, qui ouvre à l'homme la perspective de l'amour parfait ; et, enfin, le don de l'Esprit Saint, source et soutien de la vie morale de la " créature nouvelle " 2Co 5,17.
Dans sa réflexion morale, l'Eglise a toujours tenu compte des paroles que Jésus a adressées au jeune homme riche. L'Ecriture Sainte, en effet, reste la source vive et féconde de la doctrine morale de l'Eglise, comme l'a rappelé le Concile Vatican II : " L'Evangile (..) (est) la source de toute vérité salutaire et de toute règle morale " (43). L'Eglise a gardé fidèlement ce qu'enseigne la Parole de Dieu, non seulement sur les vérités à croire mais encore sur l'agir moral, c'est-à-dire l'agir qui plaît à Dieu 1Th 4,1, accomplissant un développement doctrinal analogue à celui qui s'est produit dans le domaine des vérités de la foi. Assistée de l'Esprit Saint qui la conduit vers la vérité tout entière Jn 16,13, l'Eglise n'a cessé, et ne peut jamais cesser, de scruter " le mystère du Verbe incarné ", dans lequel " s'éclaire vraiment le mystère de l'homme " (44).

(43) DV 7.
(44) GS 22.


29 La réflexion morale de l'Eglise, toujours menée sous la lumière du Christ, le " Bon Maître ", s'est déroulée aussi dans la forme spécifique de la science théologique appelée " théologie morale ", science qui accueille et interroge la Révélation divine et en même temps répond aux exigences de la raison humaine. La théologie morale est une réflexion sur la " moralité ", c'est-à-dire le caractère bon ou mauvais des actes humains et de la personne qui les pose, et, en ce sens, elle concerne tous les hommes ; mais c'est aussi une " théologie ", car elle reconnaît le principe et la fin de l'agir moral en Celui qui " seul est le Bon " et qui, en se donnant à l'homme dans le Christ, lui offre la béatitude de la vie divine. Le Concile Vatican II a invité les spécialistes à s'appliquer, " avec un soin particulier à perfectionner la théologie morale dont la présentation scientifique, plus nourrie de la doctrine de la Sainte Ecriture, mettra en lumière la grandeur de la vocation des fidèles dans le Christ et leur obligation de porter du fruit dans la charité pour la vie du monde " (45). Le même Concile a invité les théologiens, " tout en respectant les méthodes et les règles propres aux sciences théologiques (..) à chercher la manière toujours plus adaptée pour communiquer la doctrine aux hommes de leur temps : car autre chose est le dépôt même ou les vérités de la foi, autre chose la façon selon laquelle ces vérités sont exprimées, à condition toutefois d'en sauvegarder le sens et la signification " (46). De là l'invitation suivante, qui s'applique à tous les fidèles mais qui s'adresse particulièrement aux théologiens : " Que les croyants vivent donc en très étroite union avec les autres hommes de leur temps et qu'ils s'efforcent de comprendre à fond leurs façons de penser et de sentir, telles qu'elles s'expriment par la culture " (47).

(45)
OT 16.
(46) GS 62.
(47) GS 62.

Les efforts de nombreux théologiens, soutenus par les encouragements du Concile, ont déjà porté leurs fruits, par des réflexions intéressantes et utiles sur les vérités de la foi qu'il faut croire et appliquer dans la vie, présentées sous des formes qui répondent davantage à la sensibilité et aux interrogations des hommes de notre temps. L'Eglise, et en particulier les évêques, auxquels Jésus Christ a confié avant tout le ministère d'enseignement, accueillent ces efforts avec gratitude et encouragent les théologiens à poursuivre leur labeur, animés par une profonde et authentique " crainte du Seigneur, principe de savoir " Pr 1,7.
En même temps, dans le cadre des débats théologiques post- conciliaires, se sont toutefois répandues certaines interprétations de la morale chrétienne qui ne sont pas compatibles avec la " saine doctrine " 2Tm 4,3. Il est évident que le Magistère de l'Eglise n'entend pas imposer aux fidèles un système théologique particulier, encore moins un système philosophique, mais, pour " garder saintement et exposer avec fidélité " la Parole de Dieu (48), il a le devoir de déclarer l'incompatibilité de certaines orientations de la pensée théologique ou de telle ou telle affirmation philosophique avec la vérité révélée (49).

(48) DV 10.
(49) Cf. Concile Vatican I, Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, ch. 4 : DS 3018.


30 En vous adressant cette encyclique, chers Frères dans l'épiscopat, je désire énoncer les principes nécessaires pour le discernement de ce qui est contraire à la " saine doctrine ", et rappeler les éléments de l'enseignement moral de l'Eglise qui semblent aujourd'hui particulièrement exposés à l'erreur, à l'ambiguïté ou à l'oubli. Ce sont d'ailleurs les éléments dont dépend " la réponse aux énigmes cachées de la condition humaine, qui, hier comme aujourd'hui, troublent profondément le coeur humain : qu'est-ce que l'homme ? Quel est le sens et le but de la vie ? Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le péché ? Quels sont l'origine et le but de la souffrance ? Quelle est la voie pour parvenir au vrai bonheur ? Qu'est-ce que la mort, le jugement et la rétribution après la mort ? Qu'est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable qui entoure notre existence, d'où nous tirons notre origine et vers lequel nous tendons ? " (50). Ces questions - et d'autres encore comme : qu'est-ce que la liberté et quelle est son rapport avec la vérité contenue dans la Loi de Dieu ? quel est le rôle de la conscience dans la formation de la physionomie morale de l'homme ? comment discerner, en conformité avec la vérité sur le bien, les droits et les devoirs concrets de la personne humaine ? - peuvent se résumer dans la question fondamentale que le jeune homme de l'Evangile posa à Jésus : " Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? " Envoyée par Jésus pour prêcher l'Evangile et " de toutes les nations faire des disciples, leur apprenant à observer tout " ce qu'il a prescrit Mt 28,19-20, l'Eglise redonne, aujourd'hui encore, la réponse du Maître, car elle possède une lumière et une force capables de résoudre même les questions les plus discutées et les plus complexes. Cette force et cette lumière incitent l'Eglise à développer d'une manière constante, non seulement la réflexion dogmatique, mais aussi la réflexion morale dans un cadre interdisciplinaire, ce qui est particulièrement nécessaire pour les problèmes nouveaux qui se posent (51). C'est toujours sous cette lumière et avec cette force que le Magistère de l'Eglise accomplit son oeuvre de discernement, accueillant et faisant sienne à nouveau la recommandation que l'Apôtre Paul adressait à Timothée : " Je t'adjure devant Dieu et devant le Christ Jésus, qui doit juger les vivants et les morts, au nom de son Apparition et de son Règne : proclame la parole, insiste à temps et à contretemps, réfute, menace, exhorte, avec une patience inlassable et le souci d'instruire. Car un temps viendra où les hommes ne supporteront plus la saine doctrine, mais au contraire, au gré de leurs passions et l'oreille les démangeant, ils se donneront des maîtres en quantité et détourneront l'oreille de la vérité pour se tourner vers les fables. Pour toi, sois prudent en tout, supporte l'épreuve, fais oeuvre de prédicateur de l'Evangile, acquitte-toi à la perfection de ton ministère " 2Tm 4,1-5 Tt 1,10 Tt 1,13-14.

(50) NAE 1.
(51) Cf. GS 43-44.


Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera

(Jn 8,32).

31 Les problèmes humains qui sont les plus débattus et diversement résolus par la réflexion morale contemporaine se rattachent tous, bien que de manière différente, à un problème crucial, celui de la liberté de l'homme.
Il n'y a pas de doute que notre époque est arrivée à une perception particulièrement vive de la liberté. " La dignité de la personne humaine est, en notre temps, l'objet d'une conscience toujours plus vive ", comme le constatait déjà la déclaration conciliaire Dignitatis humanae sur la liberté religieuse (52). D'où la revendication de la possibilité pour l'homme " d'agir en vertu de ses propres options et en toute libre responsabilité, non pas sous la pression d'une contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir " (53). En particulier, le droit à la liberté religieuse et au respect de la conscience dans sa marche vers la vérité est toujours plus ressenti comme le fondement des droits de la personne considérés dans leur ensemble (54).

(52)
DH 1, qui se réfère ; Jean XXIII, encycl. Pacem in terris (11 avril 1963) : AAS 55 (1963), p. PT 279 ; ibid., p. PT 265, et Pie XII, Radiomessage (24 décembre 1944) : AAS 37 (1945), p. 14.
(53) DH 1.
(54) Cf. RH 17 (4 mars 1979) : AAS 71 (1979), p. 295-300 ; Discours aux participants au 5e Colloque international d'études juridiques (10 mars 1984), n. 4 : Insegnamenti VII, 1 (1984), p. 656 ; Congrégation pour la Doctrine de la foi, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération Libertatis conscientia (22 mars 1986), n. 19 : AAS 79 (1987), p. 561.

Il est donc bien certain que le sens le plus aigu de la dignité de la personne humaine et de son unicité, comme aussi du respect dû au cheminement de la conscience, constitue une acquisition positive de la culture moderne. Cette perception, authentique en elle-même, s'est traduite en de multiples expressions, plus ou moins adéquates, dont certaines toutefois s'écartent de la vérité sur l'homme en tant que créature et image de Dieu et, par conséquent, ont besoin d'être corrigées ou purifiées à la lumière de la foi (55).

(55) Cf. GS 11.


32 Dans certains courants de la pensée moderne, on en est arrivé à exalter la liberté au point d'en faire un absolu, qui serait la source des valeurs. C'est dans cette direction que vont les doctrines qui perdent le sens de la transcendance ou celles qui sont explicitement athées. On a attribué à la conscience individuelle des prérogatives d'instance suprême du jugement moral, qui détermine d'une manière catégorique et infaillible le bien et le mal. À l'affirmation du devoir de suivre sa conscience, on a indûment ajouté que le jugement moral est vrai par le fait même qu'il vient de la conscience. Mais, de cette façon, la nécessaire exigence de la vérité a disparu au profit d'un critère de sincérité, d'authenticité, d'" accord avec soi-même ", au point que l'on en est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement moral.
Comme on peut le saisir d'emblée, la crise au sujet de la vérité n'est pas étrangère à cette évolution. Une fois perdue l'idée d'une vérité universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine, la conception de la conscience est, elle aussi, inévitablement modifiée : la conscience n'est plus considérée dans sa réalité originelle, c'est-à-dire comme un acte de l'intelligence de la personne, qui a pour rôle d'appliquer la connaissance universelle du bien dans une situation déterminée et d'exprimer ainsi un jugement sur la juste conduite à choisir ici et maintenant ; on a tendance à attribuer à la conscience individuelle le privilège de déterminer les critères du bien et du mal, de manière autonome, et d'agir en conséquence. Cette vision ne fait qu'un avec une éthique individualiste, pour laquelle chacun se trouve confronté à sa vérité, différente de la vérité des autres. Poussé dans ses conséquences extrêmes, l'individualisme débouche sur la négation de l'idée même de nature humaine.
Ces différentes conceptions sont à l'origine des mouvements de pensée qui soutiennent l'antagonisme entre loi morale et conscience, entre nature et liberté.



33 Parallèlement à l'exaltation de la liberté et, paradoxalement, en opposition avec elle, la culture moderne remet radicalement en question cette même liberté. Un ensemble de disciplines, regroupées sous le nom de " sciences humaines ", ont à juste titre attiré l'attention sur les conditionnements d'ordre psychologique et social qui pèsent sur l'exercice de la liberté humaine. La connaissance de ces conditionnements et l'attention qui leur est prêtée sont des acquisitions importantes, qui ont trouvé des applications dans divers domaines de l'existence, comme par exemple dans la pédagogie ou dans l'administration de la justice. Mais certains, dépassant les conclusions que l'on peut légitimement tirer de ces observations, en sont arrivés à mettre en doute ou à nier la réalité même de la liberté humaine.
Il faut aussi rappeler certaines interprétations abusives de la recherche scientifique dans le domaine de l'anthropologie. Tirant argument de la grande variété des moeurs, des habitudes et des institutions présentes dans l'humanité, on finit, sinon toujours par nier les valeurs humaines universelles, du moins par concevoir la morale d'une façon relativiste.



34 " Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? ". La question morale, à laquelle le Christ répond, ne peut faire abstraction de la question de la liberté, elle la place même en son centre, car il n'y a pas de morale sans liberté. " C'est toujours librement que l'homme se tourne vers le bien " (56). Mais quelle liberté ? Face à nos contemporains qui " estiment grandement " la liberté et qui la " poursuivent avec ardeur ", mais qui, souvent, " la chérissent d'une manière qui n'est pas droite, comme la licence de faire n'importe quoi, pourvu que cela plaise, même le mal ", le Concile présente la " vraie " liberté : " La vraie liberté est en l'homme un signe privilégié de l'image divine. Car Dieu a voulu le laisser à son propre conseil Si 15,14 pour qu'il puisse de lui-même chercher son Créateur et, en adhérant librement à lui, s'achever ainsi dans une bienheureuse plénitude " (57). S'il existe un droit à être respecté dans son propre itinéraire de recherche de la vérité, il existe encore antérieurement l'obligation morale grave pour tous de chercher la vérité et, une fois qu'elle est connue, d'y adhérer (58). C'est en ce sens que le Cardinal J. H. Newman, éminent défenseur des droits de la conscience, affirmait avec force : " La conscience a des droits parce qu'elle a des devoirs " (59).

(56) GS 17.
(57) GS 17.
(58) Cf. DH 2 ; aussi Grégoire XVI, Encycl. Mirari vos arbitramur (15 août 1832) : Acta Gregorii Papae XVI, I, p. 169-174 ; Pie IX, Encycl. Quanta cura (8 décembre 1864) : Pii IX P.M. Acta, I, 3, p. 687-700 ; Léon XIII, Encycl. Libertas praestantissimum (20 juin 1888) : Leonis XIII P.M. Acta, VIII, Rome (1889), p. 212-246.
(59) A letter addressed to His Grace the Duke of Norfolk : Certain difficulties felt by Anglicans in catholic teaching, -Uniform edition : Longman, Green and Company, London (1868-1881)-, vol. 2, p. 250.


Sous l'influence des courants subjectivistes et individualistes évoqués ci-dessus, certaines tendances de la théologie morale actuelle interprètent d'une manière nouvelle les rapports de la liberté avec la loi morale, avec la nature humaine et avec la conscience ; elles proposent des critères inédits pour l'évaluation morale des actes. Malgré leur variété, ces tendances se rejoignent dans le fait d'affaiblir ou même de nier la dépendance de la liberté par rapport à la vérité.
Si nous voulons opérer un discernement critique sur ces tendances pour être en mesure de reconnaître en elles ce qui est légitime, utile et précieux, et d'en montrer en même temps les ambiguïtés, les dangers et les erreurs, nous devons les examiner à la lumière de la dépendance fondamentale de la liberté par rapport à la vérité, exprimée de la manière la plus claire et la plus autorisée par les paroles du Christ : " Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera " Jn 8,32.


I La liberté et la loi


De l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas (Gn 2,17)

35 Gn 2,17
Nous lisons dans le livre de la Genèse : " Le Seigneur Dieu fit à l'homme ce commandement : " Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort " " Gn 2,16-17.
Par cette image, la Révélation enseigne que le pouvoir de décider du bien et du mal n'appartient pas à l'homme, mais à Dieu seul. Assurément, l'homme est libre du fait qu'il peut comprendre et recevoir les commandements de Dieu. Et il jouit d'une liberté très considérable, puisqu'il peut manger " de tous les arbres du jardin ". Mais cette liberté n'est pas illimitée : elle doit s'arrêter devant " l'arbre de la connaissance du bien et du mal ", car elle est appelée à accepter la loi morale que Dieu donne à l'homme. En réalité, c'est dans cette acceptation que la liberté humaine trouve sa réalisation plénière et véritable. Dieu qui seul est bon connaît parfaitement ce qui est bon pour l'homme en vertu de son amour même, il le lui propose dans les commandements.
La Loi de Dieu n'atténue donc pas la liberté de l'homme et encore moins ne l'élimine ; au contraire, elle la protège et la promeut. Allant pourtant dans un sens bien différent, certaines tendances de la culture actuelle ont suscité de nombreux courants dans l'éthique qui placent au centre de leur réflexion un prétendu conflit entre la liberté et la loi. C'est le cas des doctrines qui attribuent aux individus ou aux groupes sociaux la faculté de déterminer le bien et le mal : la liberté humaine pourrait " créer les valeurs " et jouirait d'une primauté sur la vérité, au point que la vérité elle-même serait considérée comme une création de la liberté. Cette dernière revendiquerait donc une telle autonomie morale que cela signifierait pratiquement son absolue souveraineté.


36 La requête moderne d'autonomie n'a pas manqué d'exercer aussi son influence dans le domaine de la théologie morale catholique. Si celle-ci n'a évidemment jamais entendu opposer la liberté humaine à la Loi divine, ni remettre en question l'existence du fondement religieux ultime des normes morales, elle a cependant été amenée à repenser entièrement le rôle de la raison et de la foi dans la détermination des normes morales qui se rapportent à des comportements précis " dans le monde ", c'est-à-dire envers soi-même, envers les autres et envers le monde des choses.
Il faut reconnaître que, à l'origine de cet effort pour renouveler la réflexion, on trouve certaines requêtes positives qui, d'ailleurs, appartiennent dans une large mesure à la meilleure tradition de la pensée catholique. A l'invitation du Concile Vatican II (60), on a désiré favoriser le dialogue avec la culture moderne, en mettant en lumière le caractère rationnel - et donc universellement intelligible et communicable - des normes morales appartenant au domaine de la loi morale naturelle (61). En outre, on a voulu insister sur le caractère intérieur des exigences éthiques qui en découlent et qui ne s'imposent à la volonté comme une obligation qu'en vertu de leur reconnaissance préalable par la raison humaine et, concrètement, par la conscience personnelle.

(60) Cf.
GS 40 GS 43.
(61) Cf. s. Thomas d'Aquin, Somme théologique, I-II 71,6 ; voir aussi ad 5.


Mais, en oubliant la dépendance de la raison humaine par rapport à la Sagesse divine et, dans l'état actuel de la nature déchue, la nécessité et surtout la réalité effective de la Révélation divine pour pouvoir connaître les vérités morales même d'ordre naturel (62), certains en sont arrivés à faire la théorie de la souveraineté totale de la raison dans le domaine des normes morales portant sur la conduite droite de la vie dans ce monde : ces normes constitueraient le domaine d'une morale purement " humaine ", c'est-à-dire qu'elles seraient l'expression d'une loi que l'homme se donne à lui-même de manière autonome et qui a sa source exclusivement dans la raison humaine. Dieu ne pourrait aucunement être considéré comme l'auteur de cette loi, si ce n'est dans la mesure où la raison humaine exerce sa fonction de régulation autonome en vertu de la délégation originelle et complète que Dieu a donnée à l'homme. Or ces façons de penser ont amené, à l'encontre de la Sainte Ecriture et de la doctrine constante de l'Eglise, à nier que la loi morale naturelle ait Dieu pour auteur et que l'homme, par sa raison, participe de la Loi éternelle qu'il ne lui appartient pas d'établir.

(62) Cf. Pie XII, Encycl. Humani generis (12 août 1950) : AAS 42 (1950), p. 561-562.


37 Cependant, désirant maintenir la vie morale dans un contexte chrétien, certains théologiens moralistes ont introduit une nette distinction, contraire à la doctrine catholique (63), entre un ordre éthique, qui n'aurait qu'une origine humaine et une valeur seulement terrestre, et un ordre du salut, pour lequel n'auraient d'importance que certaines intentions et certaines attitudes intérieures envers Dieu et le prochain. En conséquence, on en est venu à nier l'existence, dans la Révélation divine, d'un contenu moral spécifique et déterminé, de validité universelle et permanente : la Parole de Dieu se limiterait à proposer une exhortation, une parénèse générale, que la raison autonome aurait seule ensuite le devoir de préciser par des déterminations normatives véritablement " objectives ", c'est-à-dire appropriées à la situation historique concrète. Naturellement, une telle conception de l'autonomie entraîne aussi la négation de la compétence doctrinale spécifique de l'Eglise et de son Magistère sur les normes morales précises concernant ce qu'on appelle le " bien humain " : elles n'appartiendraient pas au contenu propre de la Révélation et ne seraient pas en elles-mêmes importantes pour le salut.

(63) Cf. Concile de Trente, Sess. VI, Décret sur la justification Cum hoc tempore, can. 19-21 :
DS 1569-1571.

On ne peut pas ne pas voir qu'une telle interprétation de l'autonomie de la raison humaine comporte des thèses incompatibles avec la doctrine catholique.
Dans ce contexte, il est absolument nécessaire de clarifier, à la lumière de la Parole de Dieu et de la Tradition vivante de l'Eglise, les notions fondamentales de liberté humaine et de loi morale, de même que les rapports profonds qui les lient étroitement. C'est seulement ainsi que l'on pourra répondre aux requêtes légitimes de la rationalité humaine, en intégrant les éléments valables de certains courants de la théologie morale actuelle, sans porter atteinte au patrimoine moral de l'Eglise par des thèses résultant d'un conception erronée de l'autonomie.


Dieu a voulu laisser l'homme " à son conseil "

38 Reprenant les paroles du Siracide (Si 15,14), le Concile Vatican II explique ainsi la " vraie liberté " qui est en l'homme " un signe privilégié de l'image divine " : " Dieu a voulu " laisser (l'homme) à son conseil " pour qu'il puisse de lui-même chercher son Créateur et, en adhérant librement à lui, s'achever ainsi dans une bienheureuse plénitude " (64). Ces paroles montrent à quelle admirable profondeur de participation à la seigneurie divine l'homme a été appelé : elles montrent que le pouvoir de l'homme s'exerce, en un sens, sur l'homme lui-même. C'est là un aspect constamment souligné dans la réflexion théologique sur la liberté humaine, comprise comme une forme de royauté. Grégoire de Nysse écrit, par exemple, que l'âme manifeste son caractère royal " par son autonomie et son indépendance et par ce fait que, dans sa conduite, elle est maîtresse de son propre vouloir. De qui ceci est-il le propre, sinon d'un roi ? () Ainsi la nature humaine, créée pour dominer le monde, à cause de sa ressem blance avec le Roi universel, a été faite comme une image vivante qui participe à l'archétype par la dignité et par le nom " (65).

(64) GS 17.
(65) De hominis opificio, ch. 4 : PG 44, 135-136.


La maîtrise du monde constitue déjà pour l'homme un devoir important et une grande responsabilité qui engage sa liberté dans l'obéissance au Créateur : " Emplissez la terre et soumettez-la " Gn 1,28. De ce point de vue, à l'individu humain, de même qu'à la communauté humaine, appartient une juste autonomie, à laquelle la constitution conciliaire Gaudium et spes accorde une attention particulière : il s'agit de l'autonomie des réalités terrestres qui signifie " que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l'homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser " (66).


39 Ce n'est pas seulement le monde, mais aussi l'homme lui- même qui a été confié à ses propres soins et à sa propre responsabilité. Dieu l'a " laissé à son conseil " Si 15,14, afin qu'il cherche son Créateur et qu'il parvienne librement à la perfection. Y parvenir signifie construire personnellement en soi cette perfection. En effet, de même que l'homme façonne le monde par son intelligence et par sa volonté en le maîtrisant, de même l'homme confirme, développe et consolide en lui-même sa ressemblance avec Dieu en accomplissant des actes moralement bons.
Toutefois, le Concile demande d'être attentif à une fausse conception de l'autonomie des réalités terrestres, celle qui consiste à considérer que " les choses créées ne dépendent pas de Dieu et que l'homme peut en disposer sans référence au Créateur " (67). En ce qui concerne l'homme, cette conception de l'autonomie produit des effets particulièrement dommageables, car elle finit par avoir un sens athée : " La créature sans Créateur s'évanouit (..). Et même, l'oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même " (68).

(66) GS 36.
(67) GS 36.
(68) GS 36.


40 L'enseignement du Concile souligne, d'un côté, le rôle rempli par la raison humaine pour la détermination et pour l'application de la loi morale : la vie morale suppose de la part de la personne créativité et ingéniosité, car elle est source et cause de ses actes délibérés. D'un autre côté, la raison puise sa part de vérité et son autorité dans la Loi éternelle qui n'est autre que la Sagesse divine elle-même (69). A la base de la vie morale, il y a donc le principe d'une " juste autonomie " (70) de l'homme, sujet personnel de ses actes. La loi morale vient de Dieu et trouve toujours en lui sa source : à cause de la raison naturelle qui découle de la Sagesse divine, elle est, en même temps, la loi propre de l'homme. En effet, la loi naturelle, comme on l'a vu, " n'est rien d'autre que la lumière de l'intelligence mise en nous par Dieu. Grâce à elle, nous savons ce que nous devons faire et ce que nous devons éviter. Cette lumière et cette loi, Dieu les a données par la création " (71). La juste autonomie de la raison pratique signifie que l'homme possède en lui-même sa loi, reçue du Créateur. Toutefois, l'autonomie de la raison ne peut pas signifier la création des valeurs et des normes morales par la raison elle- même (72). Si cette autonomie impliquait la négation de la participation de la raison pratique à la sagesse du Créateur et divin Législateur, ou bien si elle suggérait une liberté créatrice des normes morales en fonction des contingences historiques ou de la diversité des sociétés et des cultures, une telle prétention d'autonomie contredirait l'enseignement de l'Eglise sur la vérité de l'homme (73). Ce serait la mort de la liberté véritable : " Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort " Gn 2,17.

(69) Cf. s. Thomas d'Aquin, Somme théologique, I-II 93,3, ad 2, cit, par Jean XXIII, encycl. Pacem in terris (11 avril 1963) : AAS 55 (1963), p. PT 271.
(70) GS 41.
(71) S. Thomas d'Aquin, In duo praecepta caritatis et in decem legis praecepta. Prologus : Opuscula theologica, II, n. 1129, Turin, Marietti (1954), p. 245.
(72) Cf. Discours à un groupe d'évêques des états-Unis d'Amérique à l'occasion de leur visite ad limina (15 octobre 1988), n. 6 : Insegnamenti, XI, 3 (1988), p. 1228.
(73) Cf. GS 47.


41 L'autonomie morale authentique de l'homme ne signifie nullement qu'il refuse, mais bien qu'il accueille la loi morale, le commandement de Dieu : " Le Seigneur Dieu fit à l'homme ce commandement " Gn 2,16. La liberté de l'homme et la Loi de Dieu se rejoignent et sont appelées à s'interpénétrer, c'est-à-dire qu'il s'agit de l'obéissance libre de l'homme à Dieu et de la bienveillance gratuite de Dieu envers l'homme. Par conséquent, l'obéissance à Dieu n'est pas, comme le croient certains, une hétéronomie, comme si la vie morale était soumise à la volonté d'une toute-puissance absolue, extérieure à l'homme et contraire à l'affirmation de sa liberté. En réalité, si l'hétéronomie de la morale signifiait la négation de l'autodétermination de l'homme ou l'imposition de normes extérieures à son bien, elle serait en contradiction avec la révélation de l'Alliance et de l'Incarnation rédemptrice. Cette hétéronomie ne serait qu'une forme d'aliénation, contraire à la Sagesse divine et à la dignité de la personne humaine. Certains parlent, à juste titre, de théonomie, ou de théonomie participée, parce que l'obéissance libre de l'homme à la Loi de Dieu implique effectivement la participation de la raison et de la volonté humaines à la sagesse et à la providence de Dieu. En défendant à l'homme de manger " de l'arbre de la connaissance du bien et du mal " Gn 2,17, Dieu affirme qu'à l'origine l'homme ne possède pas en propre cette " connaissance ", mais qu'il y participe seulement par la lumière de la raison naturelle et de la révélation divine qui lui manifestent les exigences et les appels de la Sagesse éternelle. On doit donc dire que la loi est une expression de la Sagesse divine : en s'y soumettant, la liberté se soumet à la vérité de la création. C'est pourquoi il convient de reconnaître dans la liberté de la personne humaine l'image et la proximité de Dieu qui est présent en tous Ep 4,6; de même, il faut confesser la majesté du Dieu de l'univers et vénérer la sainteté de la Loi de Dieu infiniment transcendante. Deus semper maior (74).

(74) S. Augustin, Enarratio in psalmum LXII, 16 : CCL 39, 804.


Heureux l'homme qui se plaît dans la Loi du Seigneur (Ps 1,1-2).

42 (Ps 1,1-2
La liberté de l'homme, formée sur le modèle de celle de Dieu, n'est pas supprimée par son obéissance à la Loi divine, mais elle ne demeure dans la vérité et elle n'est conforme à la dignité de l'homme que par cette obéissance, comme l'écrit clairement le Concile : " La dignité de l'homme exige de lui qu'il agisse selon un choix conscient et libre, mû et déterminé par une conviction personnelle et non sous le seul effet de poussées instinctives ou d'une contrainte extérieure. L'homme parvient à cette dignité lorsque, se délivrant de toute servitude des passions, par le choix libre du bien, il marche vers sa destinée et prend soin de s'en procurer réellement les moyens par son ingéniosité " (75).

(75) GS 17.


En tendant vers Dieu, vers Celui qui " seul est le Bon ", l'homme doit accomplir le bien et éviter le mal librement. Mais, pour cela, l'homme doit pouvoir distinguer le bien du mal. Et cela s'effectue surtout grâce à la lumière de la raison naturelle, reflet en l'homme de la splendeur du visage de Dieu. Dans ce sens, saint Thomas écrit en commentant un verset du Psaume 4 : " Quand le Psaume disait : " Offrez des sacrifices de justice" Ps 4,6, il ajoutait comme pour ceux qui demandaient quelles sont ces oeuvres de justice : " Beaucoup disent : Qui nous montrera le bien ? " et il leur donnait cette réponse : " Seigneur, nous avons la lumière de ta face imprimée en nous ", c'est-à-dire que la lumière de notre raison naturelle, nous faisant discerner ce qui est bien et ce qui est mal - ce qui relève de la loi naturelle - n'est autre qu'une impression en nous de la lumière divine " (76). On voit là pourquoi cette loi est appelée loi naturelle : elle est appelée ainsi non pas par rapport à la nature des êtres irrationnels, mais parce que la raison qui la promulgue est précisément celle de la nature humaine (77).

(76) Somme théologique, I-II 91,2.
(77) Cf. CEC 1955.


Veritatis Splendor FR 28