Veritatis Splendor FR 72


72 La moralité des actes est définie par la relation entre la liberté de l'homme et le bien authentique. Ce bien est établi comme Loi éternelle, par la Sagesse de Dieu qui ordonne tout être à sa fin : cette Loi éternelle est connue autant grâce à la raison naturelle de l'homme (et ainsi, elle est " loi naturelle "), que, de manière intégrale et parfaite, grâce à la révélation sur naturelle de Dieu (elle est alors appelée " Loi divine "). L'agir est moralement bon quand les choix libres sont conformes au vrai bien de l'homme et manifestent ainsi l'orientation volontaire de la personne vers sa fin ultime, à savoir Dieu lui- même : le bien suprême, dans lequel l'homme trouve son bonheur plénier et parfait. La question initiale du dialogue entre le jeune homme et Jésus : " Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? " Mt 19,16 met immédiatement en évidence le lien essentiel entre la valeur morale d'un acte et la fin ultime de l'homme. Dans sa réponse, Jésus corrobore la conviction de son interlocuteur : l'accomplissement d'actes bons, exigés par Celui qui " seul est le Bon ", constitue la condition indispensable et la voie de la béatitude éternelle : " Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements " Mt 19,17. La réponse de Jésus et la référence aux commandements manifestent aussi que la voie qui mène à cette fin est marquée par le respect des lois divines qui sauvegardent le bien humain. Seul l'acte conforme au bien peut être la voie qui conduit à la vie.
Ordonner rationnellement l'acte humain vers le bien dans sa vérité et rechercher volontairement ce bien, appréhendé par la raison, cela constitue la moralité. Par conséquent, l'agir humain ne peut pas être estimé moralement bon seulement parce qu'il convient pour atteindre tel ou tel but recherché, ou simplement parce que l'intention du sujet est bonne (122).

(122) Cf. s. Thomas d'Aquin, Somme théologique, II-II 148,3.

L'agir est moralement bon lorsqu'il indique et manifeste que la personne s'ordonne volontairement à sa fin ultime et que l'action concrète est conforme au bien humain tel qu'il est reconnu dans sa vérité par la raison. Si l'objet de l'action concrète n'est pas en harmonie avec le vrai bien de la personne, le choix de cette action rend notre volonté et notre être même moralement mauvais, et il nous met donc en contradiction avec notre fin ultime, le Bien suprême, à savoir Dieu lui-même.


73 Par la Révélation de Dieu et par la foi, le chrétien connaît la " nouveauté " dont est marquée la moralité de ses actes ; ceux-ci sont appelés à exprimer la conformité ou la non-conformité avec la dignité et la vocation qui lui ont été données par la grâce ; en Jésus Christ et dans son Esprit, le chrétien est une " créature nouvelle ", fils de Dieu, et, par ses actes, il manifeste sa ressemblance ou sa dissemblance avec l'image du Fils qui est " l'aîné d'une multitude de frères " Rm 8,29, il vit dans la fidélité ou dans l'infidélité au don de l'Esprit, et il s'ouvre ou se ferme à la vie éternelle, à la communion dans la vision, dans l'amour et dans la béatitude avec Dieu Père, Fils et Esprit Saint (123). Le Christ " nous façonne à son image - écrit saint Cyrille d'Alexandrie -, au point de faire briller en nous les traits caractéristiques de sa nature divine grâce à la sanctification, à la justice et à la rectitude d'une vie conforme à la vertu (..). Ainsi, la beauté de l'incomparable image resplendit sur nous qui sommes dans le Christ et qui devenons des hommes de bien par nos oeuvres " (124).

(123) Dans la Constitution pastorale Gaudium et spes, le Concile précise : " Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le coeur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l'homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l'Esprit Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connait, la possibilité d'être associés au mystère pascal " (GS 22).
(124) Tractatus ad Tiberium Diaconum II. Responsiones ad Tiberium Diaconum sociosque suos : s. Cyrille d'Alexandrie, In D. Johannis Evangelium, III, ,d. Philip E. Pusey, Bruxelles, Culture et Civilisation (1965), p. 590.


En ce sens, la vie morale possède un caractère " téléologique " fondamental, car elle consiste dans l'orientation délibérée des actes humains vers Dieu, bien suprême et fin (telos) ultime de l'homme. De nouveau, la question du jeune homme à Jésus l'atteste: " Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? ".
Mais cette orientation vers la fin ultime n'est pas une dimension subjective qui dépend seulement de l'intention. Elle présuppose que des actes puissent être ordonnés, par eux-mêmes, à cette fin, en tant qu'ils sont conformes à l'authentique bien moral de l'homme, préservé par les commandements. C'est ce que rappelle Jésus dans sa réponse au jeune homme : " Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements " Mt 19,17.
Ce doit être évidemment une orientation rationnelle et libre, consciente et délibérée, en vertu de laquelle l'homme est " responsable " de ses actes et soumis au jugement de Dieu, juge juste et bon qui récompense le bien et châtie le mal, comme nous le rappelle l'Apôtre Paul : " Car il nous faudra tous apparaître à découvert devant le tribunal du Christ, pour que chacun reçoive ce qu'il a mérité, soit en bien soit en mal, pendant qu'il était dans son corps " 2Co 5,10.


74 Mais de quoi la qualification morale de l'agir libre de l'homme dépend-elle ? Par quoi cette orientation des actes humains est-elle assurée ? Par l'intention du sujet qui agit, par les circonstances - et en particulier par les conséquences - de son agir, ou par l'objet même de son acte ?
C'est là ce qu'on appelle traditionnellement le problème des " sources de la moralité ". Précisément face à ce problème, ces dernières décennies, se sont manifestées, ou répétées, de nouvelles orientations culturelles et théologiques qui exigent un sérieux discernement de la part du Magistère de l'Eglise.
Certaines théories éthiques, appelées " téléologiques ", se montrent attentives à la conformité des actes humains avec les fins poursuivies par l'agent et avec les valeurs qu'il admet. Les critères pour évaluer la pertinence morale d'une action sont obtenus par la pondération des biens moraux ou pré-moraux à atteindre et des valeurs correspondantes non morales ou pré- morales à respecter. Pour certains, le comportement concret serait juste, ou erroné, selon qu'il pourrait, ou ne pourrait pas, conduire à un état de fait meilleur pour toutes les personnes concernées : le comportement serait juste dans la mesure où il entraînerait le maximum de biens et le minimum de maux.
De nombreux moralistes catholiques qui suivent cette orientation entendent garder leurs distances avec l'utilitarisme et avec le pragmatisme, théories pour lesquelles la moralité des actes humains serait à juger sans faire référence à la véritable fin ultime de l'homme. À juste titre, ils se rendent compte de la nécessité de trouver des argumentations rationnelles toujours plus cohérentes pour justifier les exigences et fonder les normes de la vie morale. Cette recherche est légitime et nécessaire, du moment que l'ordre moral fixé par la loi naturelle est par définition accessible à la raison humaine. Au demeurant, c'est une recherche qui correspond aux exigences du dialogue et de la collaboration avec les non-catholiques et les non-croyants, particulièrement dans les sociétés pluralistes.


75 Mais, tout en s'efforçant d'élaborer une telle morale rationnelle - parfois appelée à ce titre " morale autonome " -, on rencontre de fausses solutions, liées en particulier à une compréhension inadéquate de l'objet de l'agir moral. Certains ne prennent pas suffisamment en considération le fait que la volonté est impliquée dans les choix concrets qu'elle opère : ces derniers déterminent sa bonté morale et son orientation vers la fin ultime de la personne. D'autres s'inspirent d'une conception de la liberté qui fait abstraction des conditions effectives de son exercice, de sa référence objective à la vérité sur le bien et de sa détermination par des choix de comportements concrets. Ainsi, selon ces théories, la volonté libre ne serait ni moralement soumise à des obligations déterminées, ni formée par ses choix, bien que restant responsable de ses actes et de leurs conséquences. Ce " téléologisme ", en tant que méthode de découverte de la norme morale, peut alors - selon des terminologies et des approches empruntées à divers courants de pensée - recevoir le nom de " conséquentialisme " ou de " proportionnalisme ". Le premier entend définir les critères de la justesse d'un agir déterminé à partir du seul calcul des conséquences prévisibles de l'exécution d'un choix. Le second, qui pondère entre eux les valeurs de ces actes et les biens poursuivis, s'intéresse plutôt à la proportion qu'il reconnaît entre leurs effets bons et leurs effets mauvais, en vue du " plus grand bien " ou du " moindre mal " réellement possibles dans une situation particulière. Les théories éthiques téléologiques (proportionnalisme, conséquentialisme), tout en reconnaissant que les valeurs morales sont indiquées par la raison et par la Révélation, considèrent qu'on ne peut jamais formuler une interdiction absolue de comportements déterminés qui seraient en opposition avec ces valeurs, en toute circonstance et dans toutes les cultures. Le sujet agissant aurait certes le devoir d'atteindre les valeurs recherchées, mais sous un double aspect: en effet, les valeurs ou les biens engagés dans un acte humain seraient, d'une part d'ordre moral (au regard des valeurs proprement morales comme l'amour de Dieu, la charité à l'égard du prochain, la justice, etc.), et d'autre part d'ordre pré-moral, appelé non-moral, physique ou ontique (en regard des avantages ou des inconvénients causés à celui qui agit ou à d'autres personnes impliquées à un moment ou à un autre, comme par exemple la santé ou son altération, l'intégrité physique, la vie, la mort, la perte des biens matériels, etc.).
Dans un monde où le bien serait toujours mêlé au mal et tout effet bon lié à d'autres effets mauvais, la moralité de l'acte serait jugée de manière différenciée : sa " bonté " morale à partir de l'intention du sujet rapportée aux biens moraux, et sa " rectitude ", à partir de la prise en compte des effets ou des conséquences prévisibles et de leurs proportions. En conséquence, les comportements concrets seraient à évaluer comme " justes " ou " erronés ", sans que pour autant il soit possible de qualifier comme moralement " bonne " ou " mauvaise " la volonté de la personne qui les choisit. En ce sens, un acte qui, placé en contradiction avec une norme négative universelle, viole directement des biens considérés comme pré-moraux, pourrait être qualifié comme moralement admissible si l'intention du sujet se concentrait, selon une pondération " responsable " des biens impliqués dans l'action concrète, sur la valeur morale jugée décisive dans les circonstances. L'évaluation des conséquences de l'action, en fonction de la proportion de l'acte avec ses effets et de la proportion des effets les uns par rapport aux autres, ne concernerait que l'ordre pré-moral. La spécificité morale des actes, c'est-à-dire de leur bonté ou de leur malice, serait exclusivement déterminée par la fidélité de la personne aux valeurs les plus hautes de la charité et de la prudence, sans que cette fidélité soit nécessairement incompatible avec des choix contraires à certains préceptes moraux particuliers. Même en matière grave, ces derniers préceptes devraient être considérés comme des normes opératives, toujours relatives et susceptibles d'exceptions.
Dans cette perspective, consentir délibérément à certains comportements déclarés illicites par la morale traditionnelle n'impliquerait pas une malice morale objective.



L'objet de l'acte délibéré

76 Ces théories peuvent acquérir une certaine force de persuasion par leur affinité avec la mentalité scientifique, préoccupée à juste titre d'ordonner les activités techniques et économiques en fonction du calcul des ressources et des profits, des procédés et des effets. Elles veulent libérer des contraintes d'une morale de l'obligation, volontariste et arbitraire, qui se révélerait inhumaine.
De semblables théories ne sont cependant pas fidèles à la doctrine de l'Eglise, puisqu'elles croient pouvoir justifier, comme moralement bons, des choix délibérés de comportements contraires aux commandements de la Loi divine et de la loi naturelle. Ces théories ne peuvent se réclamer de la tradition morale catholique : s'il est vrai que celle-ci a vu se développer une casuistique attentive à pondérer les plus grandes possibilités de faire le bien dans certaines situations concrètes, il n'en demeure pas moins vrai que cette façon de voir ne concernait que les cas où la loi était douteuse et qu'elle ne remettait donc pas en cause la validité absolue des préceptes moraux négatifs qui obligent sans exception. Les fidèles sont tenus de reconnaître et de respecter les préceptes moraux spécifiques déclarés et enseignés par l'Eglise au nom de Dieu, Créateur et Seigneur (125). Quand l'Apôtre Paul résume l'accomplissement de la Loi dans le précepte d'aimer son prochain comme soi-même
Rm 13,8-10, il n'atténue pas les commandements, mais il les confirme, puisqu'il en révèle les exigences et la gravité. L'amour de Dieu et l'amour du prochain sont inséparables de l'observance des commandements de l'Alliance, renouvelée dans le sang de Jésus Christ et dans le don de l'Esprit. C'est justement l'honneur des chrétiens d'obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes Ac 4,19 Ac 5,29 et, pour cela, d'accepter même le martyre, comme l'ont fait des saints et des saintes de l'Ancien et du Nouveau Testament, reconnus tels pour avoir donné leur vie plutôt que d'accomplir tel ou tel geste particulier contraire à la foi ou à la vertu.

(125) Cf. Concile de Trente, Sess. VI, Décret Cum hoc tempo re, can. 19 : DS 1569. Voir aussi : Clément XI, Const. Unigenitus Dei Filius, (8 septembre 1713) contre les erreurs de Pasquier Quesnel, n. 53-56 : DS 2453-2456.


77 Pour donner les critères rationnels d'une juste décision morale, les théories mentionnées tiennent compte de l'intention et des conséquences de l'action humaine. Il faut certes prendre en grande considération l'intention - comme le rappelle Jésus avec une insistance particulière dans une opposition ouverte aux scribes et aux pharisiens, qui prescrivaient minutieusement certaines oeuvres extérieures sans tenir compte du coeur Mc 7,20-21 Mt 15,19 -, et aussi les biens obtenus et les maux évités à la suite d'un acte particulier. Il s'agit d'une exigence de responsabilité. Mais la considération de ces conséquences - et également des intentions - n'est pas suffisante pour évaluer la qualité morale d'un choix concret. La pondération des biens et des maux, comme conséquences prévisibles d'une action, n'est pas une méthode adéquate pour déterminer si le choix de ce comportement concret est, " selon son espèce " ou " en soi- même ", moralement bon ou mauvais, licite ou illicite. Les conséquences prévisibles appartiennent aux circonstances de l'acte, qui, si elles peuvent modifier la gravité d'un acte mauvais, ne peuvent cependant pas en changer l'aspect moral.
Du reste, chacun connaît la difficulté - ou mieux l'impossibilité - d'apprécier toutes les conséquences et tous les effets bons ou mauvais - dits pré-moraux - de ses propres actes: faire un calcul rationnel exhaustif n'est pas possible. Comment faire alors pour établir des proportions qui dépendent d'une évaluation dont les critères restent obscurs ? De quelle manière pourrait se justifier une obligation absolue sur des calculs aussi discutables ?


78 La moralité de l'acte humain dépend avant tout et fondamentalement de l'objet raisonnablement choisi par la volonté délibérée, comme le montre d'ailleurs la pénétrante analyse, toujours valable, de saint Thomas (126). Pour pouvoir saisir l'objet qui spécifie moralement un acte, il convient donc de se situer dans la perspective de la personne qui agit. En effet, l'objet de l'acte du vouloir est un comportement librement choisi. En tant que conforme à l'ordre de la raison, il est cause de la bonté de la volonté, il nous perfectionne moralement et nous dispose à reconnaître notre fin ultime dans le bien parfait, l'amour originel. Par objet d'un acte moral déterminé, on ne peut donc entendre un processus ou un événement d'ordre seulement physique, à évaluer selon qu'il provoque un état de choses déterminé dans le monde extérieur. Il est la fin prochaine d'un choix délibéré qui détermine l'acte du vouloir de la personne qui agit. En ce sens, comme l'enseigne le Catéchisme de l'Eglise catholique, " il y a des comportements concrets qu'il est toujours erroné de choisir parce que leur choix comporte un désordre de la volonté, c'est-à-dire un mal moral " (127). " Souvent - écrit l'Aquinate - , l'homme agit avec une intention droite, mais cela ne lui sert de rien, car la bonne volonté lui manque ; comme si, par exemple, quelqu'un vole pour nourrir un pauvre, son intention assurément est droite, mais il lui manque la rectitude de la volonté, qui fait que la rectitude d'intention n'excuse jamais une mauvaise action. " Comme certains nous accusent outrageusement de le dire, devrions-nous faire le mal pour qu'en sorte le bien ? Ceux-là méritent leur propre condamnation " Rm 3,8 " (128).

(126) Cf. Somme théologique, I-II 18,6.
(127) CEC 1761.
(128) In duo praecepta caritatis et in decem legis praecepta. De dilectione Dei : Opuscula theologica, II, n. 1168 : Turin, Marietti (1954), p. 250.


La raison pour laquelle la bonne intention ne suffit pas mais pour laquelle il convient de faire le choix juste des oeuvres réside dans le fait que l'acte humain dépend de son objet, c'est-à-dire de la possibilité ou non d'ordonner celui-ci à Dieu, à Celui qui " seul est le Bon ", et ainsi réalise la perfection de la personne. En conséquence, l'acte est bon si son objet est conforme au bien de la personne dans le respect des biens moralement importants pour elle. L'éthique chrétienne, qui privilégie l'attention à l'objet moral, ne refuse pas de considérer la " téléologie " intrinsèque de l'agir, en tant qu'orientée vers la promotion du vrai bien de la personne, mais elle reconnaît que ce bien n'est réellement poursuivi que si les éléments essentiels de la nature humaine sont respectés. L'acte humain, bon selon son objet, peut être aussi ordonné à la fin ultime. Et cet acte accède a sa perfection ultime et décisive quand la volonté l'ordonne effectivement à Dieu par la charité. En ce sens, le Patron des moralistes et des confesseurs enseigne
" Il ne suffit pas de faire des oeuvres bonnes, mais il faut les faire bien. Afin que nos oeuvres soient bonnes et parfaites, il est nécessaire de les faire dans le seul but de plaire à Dieu " (129).

(129) S. Alphonse-Marie de Liguori, Manière d'aimer Jésus Christ, VII, 3.


Le mal intrinsèque : il n'est pas licite de faire le mal en vue du bien (Rm 3,8)

79 Rm 3,8
Il faut donc repousser la thèse des théories téléologiques et proportionnalistes selon laquelle il serait impossible de qualifier comme moralement mauvais selon son genre - son " objet " - le choix délibéré de certains comportements ou de certains actes déterminés, en les séparant de l'intention dans laquelle le choix a été fait ou de la totalité des conséquences prévisibles de cet acte pour toutes les personnes concernées.
L'élément primordial et décisif pour le jugement moral est l'objet de l'acte de l'homme, lequel décide si son acte peut être orienté au bien et à la fin ultime, qui est Dieu. Cette orientation est trouvée par la raison dans l'être même de l'homme, entendu dans sa vérité intégrale, donc dans ses inclinations naturelles, dans ses dynamismes et dans ses finalités qui ont toujours aussi une dimension spirituelle : c'est exactement le contenu de la loi naturelle, et donc l'ensemble organique des " biens pour la personne " qui se mettent au service du " bien de la personne ", du bien qui est la personne elle-même et sa perfection. Ce sont les biens garantis par les commandements, lesquels, selon saint Thomas, contiennent toute la loi naturelle (130).

(130) Cf. Somme théologique, I-II 100,1.


80 Or, la raison atteste qu'il peut exister des objets de l'acte humain qui se présentent comme " ne pouvant être ordonnés " à Dieu, parce qu'ils sont en contradiction radicale avec le bien de la personne, créée à l'image de Dieu. Ce sont les actes qui, dans la tradition morale de l'Eglise, ont été appelés " intrinsèquement mauvais " (intrinsece malum) : ils le sont toujours et en eux-mêmes, c'est-à-dire en raison de leur objet même, indépendamment des intentions ultérieures de celui qui agit et des circonstances. De ce fait, sans aucunement nier l'influence que les circonstances, et surtout les intentions, exercent sur la moralité, l'Eglise enseigne " qu'il y a des actes qui, par eux-mêmes et en eux-mêmes, indépendamment des circonstances, sont toujours gravement illicites, en raison de leur objet " (131). Dans le cadre du respect dû à la personne humaine, le Concile Vatican II lui-même donne un ample développement au sujet de ces actes : " Tout ce qui s'oppose à la vie elle-même, comme toute espèce d'homicide, le génocide, l'avortement, l'euthanasie et même le suicide délibéré ; tout ce qui constitue une violation de l'intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture physique ou morale, les contraintes psychologiques ; tout ce qui est offense à la dignité de l'homme, comme les conditions de vie sous- humaines, les emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage, la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable : toutes ces pratiques et d'autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu'elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent plus encore que ceux qui les subissent et insultent gravement l'honneur du Créateur " (132).

(131)
RP 17. Cf. Paul VI, Allocution aux membres du Chapitre général de la Congrégation des Rédemptoristes (septembre 1967) : AAS 59 (1967), p. 962 : " On doit éviter d'induire les fidèles à penser différemment, comme si, après le Concile, certains comportements, que précédemment l'Eglise avait déclarés intrinsèquement mauvais, étaient aujourd'hui permis. Qui ne voit qu'il en découle un relativisme moral déplorable, qui pourrait facilement rendre discutable tout le patrimoine de la doctrine de l'Eglise ? "
(132) GS 27.

Sur les actes intrinsèquement mauvais, et en référence aux pratiques contraceptives par lesquelles l'acte conjugal est rendu intentionnellement infécond, Paul VI enseigne : " En vérité, s'il est parfois licite de tolérer un moindre mal moral afin d'éviter un mal plus grand ou de promouvoir un bien plus grand, il n'est pas permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu'il en résulte un bien Rm 3,8, c'est-à-dire de prendre comme objet d'un acte positif de la volonté ce qui est intrinsèquement un désordre et par conséquent une chose indigne de la personne humaine, même avec l'intention de sauvegarder ou de promouvoir des biens individuels, familiaux ou sociaux " (133).

(133) HV 14.


81 En montrant l'existence d'actes intrinsèquement mauvais, l'Eglise reprend la doctrine de l'Ecriture Sainte. L'Apôtre Paul l'affirme catégoriquement : " Ne vous y trompez pas ! Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de moeurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes, insulteurs ou rapaces, n'hériteront du Royaume de Dieu " 1Co 6,9-10.
Si les actes sont intrinsèquement mauvais, une intention bonne ou des circonstances particulières peuvent en atténuer la malice, mais ne peuvent pas la supprimer. Ce sont des actes " irrémédiablement " mauvais ; par eux-mêmes et en eux- mêmes, ils ne peuvent être ordonnés à Dieu et au bien de la personne : " Quant aux actes qui sont par eux-mêmes des péchés (cum iam opera ipsa peccata sunt) - écrit saint Augustin -, comme le vol, la fornication, les blasphèmes, ou d'autres actes semblables, qui oserait affirmer que, accomplis pour de bonnes raisons (causis bonis), ils ne seraient pas des péchés ou, conclusion encore plus absurde, qu'ils seraient des péchés justifiés ? " (134).

(134) Contra mendacium, VII, 18 : PL 40, 528 ; cf. s. Thomas d'Aquin, Quaestiones quodlibetales, IX, q. 7, a. 2 ; CEC 1753-1755.

De ce fait, les circonstances ou les intentions ne pourront jamais transformer un acte intrinsèquement malhonnête de par son objet en un acte " subjectivement " honnête ou défendable comme choix.


82 En outre, l'intention est bonne quand elle s'oriente vers le vrai bien de la personne en vue de sa fin ultime. Mais les actes dont l'objet " ne peut être ordonné " à Dieu et est " indigne de la personne humaine " s'opposent toujours et dans tous les cas à ce bien.
Dans ce sens, le respect des normes qui interdisent ces actes et qui obligent semper et pro semper, c'est-à-dire sans aucune exception, non seulement ne limite pas la bonne intention, mais constitue vraiment son expression fondamentale.
La doctrine de l'objet, source de la moralité, constitue une explicitation authentique de la morale biblique de l'Alliance et des commandements, de la charité et des vertus. La qualité morale de l'agir humain dépend de cette fidélité aux commandements, expression d'obéissance et d'amour.
C'est pour cette raison, nous le répétons, qu'il faut repousser comme erronée l'opinion qui considère qu'il est impossible de qualifier moralement comme mauvais selon son genre le choix délibéré de certains comportements ou actes déterminés, en faisant abstraction de l'intention pour laquelle le choix est fait ou de la totalité des conséquences prévisibles de cet acte pour toutes les personnes concernées. Sans cette détermination rationnelle de la moralité de l'agir humain, il serait impossible d'affirmer un " ordre moral objectif " (135) et d'établir une quelconque norme déterminée du point de vue du contenu, qui obligerait sans exception ; et ce au préjudice de la fraternité humaine et de la vérité sur le bien, ainsi qu'au détriment de la communion ecclésiale.

(135)
DH 7.


83 Comme on le voit, dans la question de la moralité des actes humains, et en particulier dans celle de l'existence des actes intrinsèquement mauvais, se focalise en un certain sens la question même de l'homme, de sa vérité et des conséquences morales qui en découlent. En reconnaissant et en enseignant l'existence du mal intrinsèque dans des actes humains déterminés, l'Eglise reste fidèle à la vérité intégrale sur l'homme, et donc elle respecte l'homme et le promeut dans sa dignité et dans sa vocation. En conséquence, elle doit repousser les théories exposées ci-dessus qui s'inscrivent en opposition avec cette vérité.
Cependant, Frères dans l'épiscopat, nous ne devons pas nous contenter d'admonester les fidèles sur les erreurs et sur les dangers de certaines théories éthiques. Il nous faut, avant tout, faire apparaître la splendeur fascinante de cette vérité qui est Jésus Christ lui-même. En Lui, qui est la Vérité
Jn 14,6, l'homme peut comprendre pleinement et vivre parfaitement, par ses actes bons, sa vocation à la liberté dans l'obéissance à la Loi divine, qui se résume dans le commandement de l'amour de Dieu et du prochain.
Cela se réalise par le don de l'Esprit Saint, Esprit de vérité, de liberté et d'amour : en Lui, il nous est donné d'intérioriser la Loi, de la percevoir et de la vivre comme le dynamisme de la vraie liberté personnelle : cette Loi est " la Loi parfaite de la liberté " Jc 1,25.



CHAPITRE III: Pour que ne soit pas réduite à néant la Croix du Christ (1Co 1,17)

1Co 1,17

LE BIEN MORAL POUR LA VIE DE L'EGLISE ET DU MONDE


C'est pour que nous restions libres que le Christ nous a libérés (Ga 5,1)

84 Ga 5,1
Le problème fondamental que les théories morales évoquées plus haut posent avec une particulière insistance est celui du rapport entre la liberté de l'homme et la Loi de Dieu ; en dernier ressort, c'est le problème du rapport entre la liberté et la vérité.
Selon la foi chrétienne et la doctrine de l'Eglise, " seule la liberté qui se soumet à la Vérité conduit la personne humaine à son vrai bien. Le bien de la personne est d'être dans la Vérité et de faire la Vérité " (136).

(136) Discours aux participants du Congrès international de théologie morale (10 avril 1986), n. 1 : Insegnamenti IX, n. 1 (1986), p. 970.

La confrontation de la position de l'Eglise avec la situation sociale et culturelle actuelle met immédiatement en évidence l'urgence qu'il y a, pour l'Eglise elle-même, de mener un intense travail pastoral précisément sur cette question fondamentale : " Ce lien essentiel entre vérité-bien-liberté a été perdu en grande partie par la culture contemporaine ; aussi, amener l'homme à le redécouvrir est aujourd'hui une des exigences propres de la mission de l'Eglise, pour le salut du monde. La question de Pilate " qu'est-ce que la vérité ? ", jaillit aujourd'hui aussi de la perplexité désolée d'un homme qui ne sait plus qui il est, d'où il vient et où il va. Et alors nous assistons souvent à la chute effrayante de la personne humaine dans des situations d'autodestruction progressive. À vouloir écouter certaines voix, il semblerait que l'on ne doive plus reconnaître le caractère absolu et indestructible d'aucune valeur morale. Tous ont sous les yeux le mépris pour la vie humaine déjà conçue et non encore née ; la violation permanente de droits fondamentaux de la personne ; l'injuste destruction des biens nécessaires à une vie simplement humaine. Et même, il est arrivé quelque chose de plus grave : l'homme n'est plus convaincu que c'est seulement dans la vérité qu'il peut trouver le salut. La force salvifique du vrai est contestée et l'on confie à la seule liberté, déracinée de toute objectivité, la tâche de décider de manière autonome de ce qui est bien et de ce qui est mal. Ce relativisme devient, dans le domaine théologique, un manque de confiance dans la sagesse de Dieu qui guide l'homme par la loi morale. À ce que la loi morale prescrit, on oppose ce que l'on appelle des situations concrètes, en ne croyant plus, au fond, que la Loi de Dieu soit toujours l'unique vrai bien de l'homme " (137).

(137) Ibid., n. 2.


85 Le travail de discernement par l'Eglise de ces théories éthiques ne se limite pas à les dénoncer ou à les réfuter, mais, positivement, il vise à soutenir avec beaucoup d'amour tous les fidèles pour la formation d'une conscience morale qui porte des jugements et conduit à des décisions selon la vérité, ainsi qu'y exhorte l'Apôtre Paul : " Ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait " Rm 12,2. Cette tâche de l'Eglise s'appuie - et c'est là son " secret " constitutif - non seulement sur les énoncés doctrinaux et les appels pastoraux à la vigilance mais plutôt sur le regard porté constamment sur le Seigneur Jésus. Comme le jeune homme de l'Evangile, l'Eglise tourne chaque jour son regard vers le Christ avec un amour inlassable, pleinement consciente que la réponse véritable et définitive au problème moral ne se trouve qu'en lui.
En particulier, c'est en Jésus crucifié qu'elle trouve la réponse à la question qui tourmente tant d'hommes aujourd'hui : comment l'obéissance aux normes morales universelles et immuables peut-elle respecter le caractère unique et irremplaçable de la personne, et ne pas attenter à sa liberté et à sa dignité ? L'Eglise fait sienne la conscience que l'Apôtre Paul avait de sa mission : " Le Christ m'a envoyé annoncer l'Evangile, et cela sans la sagesse du langage, pour que ne soit pas réduite à néant la Croix du Christ Nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu " 1Co 1,17 1Co 1,23-24. Le Christ crucifié révèle le sens authentique de la liberté, il le vit en plénitude par le don total de lui-même et il appelle ses disciples à participer à sa liberté même.


Veritatis Splendor FR 72