Veritatis Splendor FR 86


86 La réflexion rationnelle et l'expérience quotidienne montrent la faiblesse qui affecte la liberté de l'homme. C'est une liberté véritable, mais finie : elle n'a pas sa source absolue et inconditionnée en elle-même, mais dans l'existence dans laquelle elle se situe et qui, pour elle, constitue à la fois des limites et des possibilités. C'est la liberté d'une créature, c'est-à-dire un don, qu'il faut accueillir comme un germe et qu'il faut faire mûrir de manière responsable. Elle est constitutive de l'image d'être créé qui fonde la dignité de la personne : en elle, se retrouve la vocation originelle par laquelle le Créateur appelle l'homme au Bien véritable, et, plus encore, par la révélation du Christ, il l'appelle à entrer en amitié avec Lui en participant à sa vie divine elle-même. La liberté est possession inaliénable de soi en même temps qu'ouverture universelle à tout ce qui existe, par la sortie de soi vers la connaissance et l'amour de l'autre (138). Elle s'enracine donc dans la vérité de l'homme et elle a pour fin la communion.

(138) Cf.
GS 24.

La raison et l'expérience ne disent pas seulement la faiblesse de la liberté humaine, mais aussi son drame. L'homme découvre que sa liberté est mystérieusement portée à trahir son ouverture au Vrai et au Bien et que, trop souvent, il préfère, en réalité, choisir des biens finis, limités et éphémères. Plus encore, dans ses erreurs et dans ses choix négatifs, l'homme perçoit l'origine d'une révolte radicale qui le porte à refuser la Vérité et le Bien pour s'ériger en principe absolu de soi : " Vous serez comme Dieu " Gn 3,5. La liberté a donc besoin d'être libérée. Le Christ en est le libérateur : il " nous a libérés pour que nous restions libres " Ga 5,1.


87 Le Christ nous révèle avant tout que la condition de la liberté authentique est de reconnaître la vérité honnêtement et avec ouverture d'esprit : " Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera " Jn 8,32 (139). C'est la vérité qui rend libre face au pouvoir et qui donne la force du martyre. Il en est ainsi pour Jésus devant Pilate : " Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité " Jn 18,37. De même, les vrais adorateurs de Dieu doivent l'adorer " en esprit et en vérité " Jn 4,23 : ils deviennent libres par cette adoration. En Jésus Christ, l'attachement à la vérité et l'adoration de Dieu se présentent comme les racines les plus intimes de la liberté.

(139) Cf. RH 12.

En outre, Jésus révèle, par sa vie même et non seulement par ses paroles, que la liberté s'accomplit dans l'amour, c'est-à-dire dans le don de soi. Lui qui dit : " Nul n'a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis " Jn 15,13 marche librement vers sa Passion Mt 26,46 et, dans son obéissance au Père, il livre sa vie sur la Croix pour tous les hommes Ph 2,6-11. La contemplation de Jésus crucifié est donc la voie royale sur laquelle l'Eglise doit avancer chaque jour si elle veut comprendre tout le sens de la liberté : le don de soi dans le service de Dieu et de ses frères. Et la communion avec le Seigneur crucifié et ressuscité est la source intarissable à laquelle l'Eglise puise sans cesse pour vivre librement, se donner et servir. En commentant ce verset du Psaume 100/99 " Servez le Seigneur dans l'allégresse ", saint Augustin dit : " Dans la maison du Seigneur, l'esclavage est libre. L'esclavage est libre, lorsque ce n'est pas la contrainte mais la charité qui sert Que la charité te rende esclave, puisque la vérité t'a rendu libre Tu es en même temps esclave et homme libre: esclave, car tu l'es devenu ; homme libre, car tu es aimé de Dieu, ton Créateur ; bien plus, tu es libre parce que tu aimes ton Créateur Tu es l'esclave du Seigneur, l'affranchi du Seigneur. Ne cherche pas à être libéré en t'éloignant de la maison de ton libérateur ! " (140).

(140) Enarratio in Psalmum XCIX, 7 : CCL 39, 1397.

Ainsi l'Eglise, et tout chrétien en elle, est appelée à participer au munus regale du Christ en Croix Jn 12,32, à la grâce et à la responsabilité du Fils de l'homme qui " n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour une multitude " Mt 20,28 (141).

(141) Cf. LG 36 ; cf. RH 21.

Jésus est donc la synthèse vivante et personnelle de la liberté parfaite dans l'obéissance totale à la volonté de Dieu. Son corps crucifié est la pleine révélation du lien indissoluble entre la liberté et la vérité, de même que sa résurrection des morts est la suprême exaltation de la fécondité et de la force salvifique d'une liberté vécue dans la vérité. Marcher dans la lumière 1Jn 1,7


88 L'opposition et même la séparation radicale entre la liberté et la vérité sont la conséquence, la manifestation et le résultat d'une dichotomie plus grave et plus néfaste, celle qui dissocie la foi de la morale.
Cette dissociation constitue l'une des préoccupations pastorales les plus vives de l'Eglise devant le processus actuel de sécularisation, selon lequel des hommes nombreux, trop nombreux, pensent et vivent " comme si Dieu n'existait pas ". Nous nous trouvons en présence d'une mentalité qui affecte, souvent de manière profonde, ample et très répandue, les attitudes et les comportements des chrétiens eux-mêmes, dont la foi est affaiblie et perd son originalité de critère nouveau d'interprétation et d'action pour l'existence personnelle, familiale et sociale. En réalité, dans le contexte d'une culture largement déchristianisée, les critères de jugement et de choix retenus par les croyants eux-mêmes se présentent souvent comme étrangers ou même opposés à ceux de l'Evangile.
Il est alors urgent que les chrétiens redécouvrent la nouveauté de leur foi et la force qu'elle donne au jugement par rapport à la culture dominante et envahissante : " Jadis vous étiez ténèbres - nous avertit l'Apôtre Paul -, mais à présent vous êtes lumière dans le Seigneur ; conduisez-vous en enfants de lumière ; car le fruit de la lumière consiste en toute bonté, justice et vérité. Discernez ce qui plaît au Seigneur, et ne prenez aucune part aux oeuvres stériles des ténèbres ; dénoncez- les plutôt Ainsi, prenez bien garde à votre conduite ; qu'elle soit celle non d'insensés, mais de sages, qui tirent bon parti de la période présente ; car nos temps sont mauvais "
Ep 5,8-11 Ep 5,15-16 1Th 5,4-8.
Il faut retrouver et présenter à nouveau le vrai visage de la foi chrétienne qui n'est pas seulement un ensemble de propositions à accueillir et à ratifier par l'intelligence. Au contraire, c'est une connaissance et une expérience du Christ, une mémoire vivante de ses commandements, une vérité à vivre. Du reste, une parole n'est vraiment accueillie que lorsqu'elle est appliquée dans les actes, lorsqu'elle est mise en pratique. La foi est une décision qui engage toute l'existence. Elle est une rencontre, un dialogue, une communion d'amour et de vie du croyant avec Jésus Christ, Chemin, Vérité et Vie Jn 14,6. Elle implique un acte de confiance et d'abandon au Christ, et elle nous permet de vivre comme il a vécu Ga 2,20, c'est-à-dire dans le plus grand amour de Dieu et de nos frères.


89 La foi a aussi un contenu moral : elle est source et exigence d'un engagement cohérent de la vie ; elle comporte et perfectionne l'accueil et l'observance des commandements divins. Comme l'écrit l'évangéliste Jean, " Dieu est Lumière, en lui point de ténèbres. Si nous disons que nous sommes en communion avec lui alors que nous marchons dans les ténèbres, nous mentons, nous ne faisons pas la vérité À ceci nous savons que nous le connaissons : si nous gardons ses commandements. Qui dit : " Je le connais ", alors qu'il ne garde pas ses commandements, est un menteur, et la vérité n'est pas en lui. Mais celui qui garde sa parole, c'est en lui vraiment que l'amour de Dieu est accompli. À cela nous savons que nous sommes en lui. Celui qui prétend demeurer en lui doit se conduire à son tour comme celui-là s'est conduit " 1Jn 1,5-6 1Jn 2,3-6.
Par la vie morale, la foi devient " confession ", non seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes : elle se fait témoignage. " Vous êtes la lumière du monde - a dit Jésus. Une ville ne se peut cacher, qui est sise au sommet d'un mont. Et l'on n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux " Mt 5,14-16. Ces oeuvres sont surtout celles de la charité Mt 25,31-46 et de la liberté authentique qui se manifeste et vit par le don de soi. Jusqu'au don total de soi, comme l'a fait Jésus qui, sur la Croix, " a aimé l'Eglise et s'est livré pour elle " Ep 5,25. Le témoignage du Christ est source, modèle et appui pour le témoignage du disciple, appelé à prendre la même route : " Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix chaque jour, et qu'il me suive " Lc 9,23. La charité, selon les exigences du radicalisme évangélique, peut amener le croyant au témoignage suprême du martyre. Et cela, toujours en suivant l'exemple de Jésus qui meurt sur la Croix : " Cherchez à imiter Dieu, comme des enfants bien-aimés - écrit Paul aux chrétiens d'Ephèse -, et suivez la voie de l'amour, à l'exemple du Christ qui nous a aimés et s'est livré pour nous, s'offrant à Dieu en sacrifice d'agréable odeur " Ep 5,1-2.


Le martyre, exaltation de la sainteté inviolable de la Loi de Dieu.

90 Le rapport entre la foi et la morale resplendit de tout son éclat dans le respect inconditionnel dû aux exigences absolues de la dignité personnelle de tout homme, exigences soutenues par les normes morales interdisant sans exception tous les actes intrinsèquement mauvais. L'universalité et l'immutabilité de la norme morale manifestent et protègent en même temps la dignité personnelle, c'est-à-dire l'inviolabilité de l'homme sur qui brille la splendeur de Dieu Gn 9,5-6. Le fait du martyre chrétien, qui a toujours accompagné et accompagne encore la vie de l'Eglise, confirme de manière particulièrement éloquente le caractère inacceptable des théories éthiques, qui nient l'existence de normes morales déterminées et valables sans exception.

Dans l'Ancienne Alliance, nous rencontrons déjà d'admirables témoignages d'une fidélité à la Loi sainte de Dieu, poussée jusqu'à l'acceptation volontaire de la mort. L'histoire de Suzanne est exemplaire à cet égard : aux deux juges iniques qui menaçaient de la faire mourir si elle avait refusé de céder à leur passion impure, elle répondit : " Me voici traquée de toutes parts : si je cède, c'est pour moi la mort, si je résiste, je ne vous échapperai pas. Mais mieux vaut pour moi tomber innocente entre vos mains que de pécher à la face du Seigneur ! " . Suzanne, qui préférait " tomber innocente " entre les mains des juges témoigne non seulement de sa foi et de sa confiance en Dieu, mais aussi de son obéissance à la vérité et à l'absolu de l'ordre moral : par sa disponibilité au martyre, elle proclame qu'il n'est pas juste de faire ce que la Loi de Dieu qualifie comme mal pour en retirer un bien quel qu'il soit. Elle choisit pour elle-même la " meilleure part " : un témoignage tout à fait limpide, sans aucun compromis, rendu à la vérité sur le bien et au Dieu d'Israël ; elle montre ainsi, par ses actes, la sainteté de Dieu. Au seuil du Nouveau Testament, Jean Baptiste, se refusant à taire la Loi du Seigneur et à se compromettre avec le mal, " a donné sa vie pour la justice et la vérité " (142), et il fut ainsi précurseur du Messie jusque dans le martyre Mc 6,17-29. C'est pourquoi " il est enfermé dans l'obscurité d'un cachot, lui qui était venu rendre témoignage à la lumière et qui avait mérité d'être appelé flambeau ardent de la lumière par la Lumière elle-même qui est le Christ (..). Par son propre sang est baptisé celui à qui fut donné de baptiser le Rédempteur du monde " (143).

(142) Missale Romanum, oraison de la Mémoire du martyre de saint Jean Baptiste, 29 août.
(143) S. BSde le Vénérable, Homeliarum Evangelii Libri, II,23 : CCL 122, 556-557.

Dans la Nouvelle Alliance, on rencontre de nombreux témoignages de disciples du Christ - à commencer par le diacre Etienne Ac 6,8-7,60 et par l'Apôtre Jacques Ac 12,1-2 - qui sont morts martyrs pour confesser leur foi et leur amour du Maître et pour ne pas le renier. Ils ont ainsi suivi le Seigneur Jésus qui, devant Caïphe et Pilate, " a rendu son beau témoignage " 1Tm 6,13, confirmant la vérité de son message par le don de sa vie. D'autres innombrables martyrs acceptèrent la persécution et la mort plutôt que d'accomplir le geste idolâtrique de brûler de l'encens devant la statue de l'empereur Ap 13,7-10. Ils allèrent jusqu'à refuser de simuler ce culte, donnant ainsi l'exemple du devoir de s'abstenir même d'un seul acte concret contraire à l'amour de Dieu et au témoignage de la foi. Dans l'obéissance, comme le Christ lui-même, ils confièrent et remirent leur vie au Père, à celui qui pouvait les sauver de la mort He 5,7.
L'Eglise propose l'exemple de nombreux saints et saintes qui ont rendu témoignage à la vérité morale et l'ont défendue jusqu'au martyre, préférant la mort à un seul péché mortel. En les élevant aux honneurs des autels, l'Eglise a canonisé leur témoignage et déclaré vrai leur jugement, selon lequel l'amour de Dieu implique obligatoirement le respect de ses commande ments, même dans les circonstances les plus graves, et le refus de les transgresser, même dans l'intention de sauver sa propre vie.


92 Dans le martyre vécu comme l'affirmation de l'inviolabilité de l'ordre moral, resplendissent en même temps la sainteté de la Loi de Dieu et l'intangibilité de la dignité personnelle de l'homme, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu : il n'est jamais permis d'avilir ou de contredire cette dignité, même avec une intention bonne, quelles que soient les difficultés. Jésus nous en avertit avec la plus grande sévérité : " Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il ruine sa propre vie ? " Mc 8,36.
Le martyre dénonce comme illusoire et fausse toute " signification humaine " que l'on prétendrait attribuer, même dans des conditions " exceptionnelles ", à l'acte en soi moralement mauvais ; plus encore, il en dévoile clairement le véritable visage, celui d'une violation de l'" humanité " de l'homme, plus en celui qui l'accomplit qu'en celui qui le subit (144). Le martyre est donc aussi l'exaltation de l'" humanité " parfaite et de la " vie " véritable de la personne, comme en témoigne saint Ignace d'Antioche quand il s'adresse aux chrétiens de Rome, le lieu de son martyre : " Pardonnez-moi, frères ; ne m'empêchez pas de vivre, ne veuillez pas que je meure Laissez-moi recevoir la pure lumière ; quand je serai arrivé là, je serai un homme. Permettez-moi d'être un imitateur de la passion de mon Dieu " (145).

(144) Cf. GS 27.
(145) Rm 6,2-3 : SC 10


93 Le martyre est enfin signe éclatant de la sainteté de l'Eglise: la fidélité à la Loi sainte de Dieu, à laquelle il est rendu
témoignage au prix de la mort, est une proclamation solennelle et un engagement missionnaire usque ad sanguinem pour que la splendeur de la vérité morale ne soit pas obscurcie dans les moeurs et les mentalités des personnes et de la société. Un tel témoignage a une valeur extraordinaire en ce qu'il contribue, non seulement dans la société civile, mais aussi à l'intérieur des communautés ecclésiales elles-mêmes, à éviter que l'on ne sombre dans la crise la plus dangereuse qui puisse affecter l'homme : la confusion du bien et du mal qui rend impossible d'établir et de maintenir l'ordre moral des individus et des communautés. Les martyrs et, plus généralement, tous les saints de l'Eglise, par l'exemple éloquent et attirant d'une vie totalement transfigurée par la splendeur de la vérité morale, éclairent toutes les époques de l'histoire en y réveillant le sens moral. Rendant un témoignage sans réserve au bien, ils sont un vivant reproche pour ceux qui transgressent la loi
Sg 2,12 et ils donnent une constante actualité aux paroles du prophète : " Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres, qui font de l'amer le doux et du doux l'amer " Is 5,20.
Si le martyre représente le sommet du témoignage rendu à la vérité morale, auquel relativement peu de personnes sont appelées, il n'en existe pas moins un témoignage cohérent que tous les chrétiens doivent être prêts à rendre chaque jour, même au prix de souffrances et de durs sacrifices. En effet, face aux nombreuses difficultés que la fidélité à l'ordre moral peut faire affronter même dans les circonstances les plus ordinaires, le chrétien est appelé, avec la grâce de Dieu implorée dans la prière, à un engagement parfois héroïque, soutenu par la vertu de force par laquelle - ainsi que l'enseigne saint Grégoire le Grand - il peut aller jusqu'à " aimer les difficultés de ce monde en vue des récompenses éternelles " (146).

(146) Moralia in Job, VII, 21, 24 : PL 75, 778.


94 Dans ce témoignage rendu au caractère absolu du bien moral, les chrétiens ne sont pas seuls : ils se trouvent confirmés par le sens moral des peuples et par les grandes traditions religieuses et sapientiales de l'Occident et de l'Orient, non sans une action intérieure et mystérieuse de l'Esprit de Dieu. Cette réflexion du poète latin Juvénal s'applique à tous : " Considère comme le plus grand des crimes de préférer sa propre vie à l'honneur et, pour l'amour de la vie physique, de perdre ses raisons de vivre " (147). La voix de la conscience a toujours rappelé sans ambiguïté qu'il y a des vérités et des valeurs morales pour lesquelles on doit être disposé à donner jusqu'à sa vie. Dans les paroles qui défendent les valeurs morales et surtout dans le sacrifice de la vie pour les valeurs morales, l'Eglise reconnaît le témoignage rendu à cette vérité qui, déjà présente dans la création, resplendit en plénitude sur le visage du Christ : " Chaque fois - écrit saint Justin - que les adeptes des doctrines stoïciennes ont (..) fait preuve de sagesse dans leur discours moral à cause de la semence du Verbe présente dans tout le genre humain, ils ont été, nous le savons, haïs et mis à mort " (148).

(147) " Summum crede nefas animam praeferre pudori / et propter vitam vivendi perdere causas " : Satires, VIII, 83-84. (148) Apologie II, 8 : PG 6, 457-458.



Les normes morales universelles et immuables au service de la personne et de la société

95 La doctrine de l'Eglise et, en particulier, sa fermeté à défendre la validité universelle et permanente des préceptes qui interdisent les actes intrinsèquement mauvais est maintes fois comprise comme le signe d'une intolérable intransigeance, surtout dans les situations extrêmement complexes et conflictuelles de la vie morale de l'homme et de la société aujourd'hui, intransigeance qui contrasterait avec le caractère maternel de l'Eglise. Cette dernière, dit-on, manque de compréhension et de compassion. Mais, en réalité, le caractère maternel de l'Eglise ne peut jamais être séparé de la mission d'enseignement qu'elle doit toujours remplir en Epouse fidèle du Christ qui est la Vérité en personne : " Educatrice, elle ne se lasse pas de proclamer la norme morale L'Eglise n'est ni l'auteur ni l'arbitre d'une telle norme. Par obéissance à la Vérité qui est le Christ, dont l'image se reflète dans la nature et dans la dignité de la personne humaine, l'Eglise interprète la norme morale et la propose à tous les hommes de bonne volonté, sans en cacher les exigences de radicalisme et de perfection " (149).

(149)
FC 33.

En réalité, la vraie compréhension et la compassion naturelle doivent signifier l'amour de la personne, de son bien véritable et de sa liberté authentique. Et l'on ne peut certes pas vivre un tel amour en dissimulant ou en affaiblissant la vérité morale, mais en la proposant avec son sens profond de rayonnement de la Sagesse éternelle de Dieu, venue à nous dans le Christ, et avec sa portée de service de l'homme, de la croissance de sa liberté et de la recherche de son bonheur (150).

(150) Cf.FC 34.

En même temps, la présentation claire et vigoureuse de la vérité morale ne peut jamais faire abstraction du respect profond et sincère, inspiré par un amour patient et confiant, dont l'homme a toujours besoin au long de son cheminement moral rendu souvent pénible par des difficultés, des faiblesses et des situations douloureuses. L'Eglise, qui ne peut jamais renoncer au principe " de la vérité et de la cohérence, en vertu duquel (elle) n'accepte pas d'appeler bien ce qui est mal et mal ce qui est bien " (151), doit toujours être attentive à ne pas briser le roseau froissé et à ne pas éteindre la mèche qui fume encore Is 42,3. Paul VI a écrit : " Ne diminuer en rien la salutaire doctrine du Christ est une forme éminente de charité envers les âmes. Mais cela doit toujours être accompagné de la patience et de la bonté dont le Seigneur lui- même a donné l'exemple en traitant avec les hommes. Venu non pour juger, mais pour sauver Jn 3,17, il fut certes intransigeant avec le mal, mais miséricordieux envers les personnes " (152).

(151) RP 34.
(152) HV 29.


96 La fermeté de l'Eglise dans sa défense des normes morales universelles et immuables n'a rien d'humiliant. Elle ne fait que servir la vraie liberté de l'homme : du moment qu'il n'y a de liberté ni en dehors de la vérité ni contre elle, on doit considérer que la défense catégorique, c'est-à-dire sans édulcoration et sans compromis, des exigences de la dignité personnelle de l'homme auxquelles il est absolument impossible de renoncer est la condition et le moyen pour que la liberté existe.
Ce service est destiné à tout homme, considéré dans son être et son existence absolument uniques : l'homme ne peut trouver que dans l'obéissance aux normes morales universelles la pleine confirmation de son unité en tant que personne et la possibilité d'un vrai progrès moral. Précisément pour ce motif, ce service est destiné à tous les hommes, aux individus, mais aussi à la communauté et à la société comme telle. En effet, ces normes constituent le fondement inébranlable et la garantie solide d'une convivialité humaine juste et pacifique, et donc d'une démocratie véritable qui ne peut naître et se développer qu'à partir de l'égalité de tous ses membres, à parité de droits et de devoirs. Par rapport aux normes morales qui interdisent le mal intrinsèque, il n'y a de privilège ni d'exception pour personne. Que l'on soit le maître du monde ou le dernier des " misérables " sur la face de la terre, cela ne fait aucune différence : devant les exigences morales, nous sommes tous absolument égaux.



97 Ainsi apparaissent la signification et la vigueur à la fois personnelle et sociale des normes morales, et en premier lieu des normes négatives qui interdisent le mal : en protégeant la dignité personnelle inviolable de tout homme, elles servent à la conservation même du tissu social humain, à la rectitude et à la fécondité de son développement. En particulier, les commandements de la deuxième table du Décalogue, que Jésus rappelle aussi au jeune homme de l'Evangile Mt 19,18, constituent les règles premières de toute vie sociale.
Ces commandements sont formulés en termes généraux. Mais le fait que " la personne humaine (..) est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales " (153), permet de les préciser et de les expliciter dans un code de comportement plus détaillé. En ce sens, les règles morales fondamentales de la vie sociale comportent des exigences précises auxquelles doivent se conformer aussi bien les pouvoirs publics que les citoyens. Au-delà des intentions, parfois bonnes, et des circonstances, souvent difficiles, les autorités civiles et les particuliers ne sont jamais autorisés à transgresser les droits fondamentaux et inaliénables de la personne humaine. C'est ainsi que seule une morale qui reconnaît des normes valables toujours et pour tous, sans aucune exception, peut garantir les fondements éthiques de la convivialité, au niveau national ou international.

(153) GS 25.


La morale et le renouveau de la vie sociale et politique

98 Devant les formes graves d'injustice sociale et économique ou de corruption politique dont sont victimes des peuples et des nations entiers, s'élève la réaction indignée de très nombreuses personnes bafouées et humiliées dans leurs droits humains fondamentaux et se répand toujours plus vivement la conviction de la nécessité d'un renouveau radical personnel et social propre à assurer la justice, la solidarité, l'honnêteté et la transparence.
Le chemin à parcourir est assurément long et ardu ; les efforts à accomplir sont nombreux et considérables afin de pouvoir mettre en oeuvre ce renouveau, ne serait-ce qu'en raison de la multiplicité et de la gravité des causes qui provoquent et prolongent les situations actuelles d'injustice dans le monde. Mais, comme l'histoire et l'expérience de chacun l'enseignent, il n'est pas difficile de retrouver à la base de ces situations des causes à proprement parler " culturelles ", c'est-à-dire liées à certaines conceptions de l'homme, de la société et du monde. En réalité, au coeur du problème culturel, il y a le sens moral qui, à son tour, se fonde et s'accomplit dans le sens religieux (154).

(154) Cf. Centesimus annus (1er mai 1991),
CA 24 : AAS 83 (1991), p. 821-822.


99 Dieu seul, le Bien suprême, constitue la base inaltérable et la condition irremplaçable de la moralité, donc des commandements, et particulièrement des commandements négatifs qui interdisent toujours et dans tous les cas les comportements et les actes incompatibles avec la dignité personnelle de tout homme. Ainsi le Bien suprême et le bien moral se rejoignent dans la vérité, la vérité de Dieu Créateur et Rédempteur et la vérité de l'homme créé et racheté par Lui. Ce n'est que sur cette vérité qu'il est possible de construire une société renouvelée et de résoudre les problèmes complexes et difficiles qui l'ébranlent, le premier d'entre eux consistant à surmonter les formes les plus diverses de totalitarisme pour ouvrir la voie à l'authentique liberté de la personne. " Le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s'il n'existe pas de vérité transcendante, par l'obéissance à laquelle l'homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n'existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n'est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu'au bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les droits des autres Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l'individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l'Etat. La majorité d'un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l'opprimer, l'exploiter, ou pour tenter de l'anéantir " (155).

(155) Ibid.,
CA 44. Cf. Léon XIII, Encycl. Libertas praestantissimum

C'est pourquoi le lien inséparable entre la vérité et la liberté - qui reflète le lien essentiel entre la sagesse et la volonté de Dieu - possède une signification extrêmement importante pour la vie des personnes dans le cadre socioéconomique et socio-politique, comme cela ressort de la doctrine sociale de l'Eglise - laquelle " entre dans le domaine de la théologie et particulièrement de la théologie morale " (156) - et de sa présentation des commandements qui règlent la vie sociale, économique et politique, en ce qui concerne non seulement les attitudes générales, mais aussi les comportements et les actes concrets précis et déterminés.

(156) SRS 41.


100 De même, le Catéchisme de l'Eglise catholique, affirme que, " en matière économique, le respect de la dignité humaine exige la pratique de la vertu de tempérance, pour modérer l'attachement aux biens de ce monde ; de la vertu de justice, pour préserver les droits du prochain et lui accorder ce qui lui est dû ; et de la solidarité, suivant la règle d'or et selon la libéralité du Seigneur qui " de riche qu'il était s'est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté " 2Co 8,9 " (157) ; il présente ensuite une série de comportements et d'actes qui lèsent la dignité humaine : le vol, la détention délibérée de biens prêtés ou d'objets perdus, la fraude dans le commerce Dt 25,13-16, les salaires injustes Dt 24,14-15 Jc 5,4, la hausse des prix en spéculant sur l'ignorance ou la détresse d'autrui Am 8,4-6, l'appropriation et l'usage privé des biens sociaux d'une entreprise, les travaux mal faits, la fraude fiscale, la contrefaçon des chèques et des factures, les dépenses excessives, le gaspillage, etc. (158). Et encore : " Le septième commandement proscrit les actes ou entreprises qui, pour quelque raison que ce soit, égoïste ou idéologique, mercantile ou totalitaire, conduisent à asservir des êtres humains, à méconnaître leur dignité personnelle, à les acheter, à les vendre et à les échanger comme des marchandises. C'est un péché contre la dignité des personnes et leurs droits fondamentaux que de les réduire par la violence à une valeur d'usage ou à une source de profit. Saint Paul ordonnait à un maître chrétien de traiter son esclave chrétien " non plus comme un esclave, mais comme un frère, comme un homme, dans le Seigneur " Phm 1,16 " (159).

(157) CEC 2407.
(158) Cf. ibid., CEC 2408-2413.
(159) Ibid., CEC 2414.


101 Dans le domaine politique, on doit observer que la vérité dans les rapports entre gouvernés et gouvernants, la transparence dans l'administration publique, l'impartialité dans le service public, le respect des droits des adversaires politiques, la sauvegarde des droits des accusés face à des procès ou à des condamnations sommaires, l'usage juste et honnête des fonds publics, le refus de moyens équivoques ou illicites pour conquérir, conserver et accroître à tout prix son pouvoir, sont des principes qui ont leur première racine - comme, du reste, leur particulière urgence - dans la valeur transcendante de la personne et dans les exigences morales objectives du fonctionnement des Etats (160). Quand on ne les observe pas, le fondement même de la convivialité politique fait défaut et toute la vie sociale s'en trouve progressivement compromise, menacée et vouée à sa désagrégation Ps 14,3-4 Ap 18,2-3 Ap 18,9-24. Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - la première d'entre elles étant le marxisme -, un risque non moins grave apparaît aujourd'hui à cause de la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de l'absorption dans le cadre politique de l'aspiration religieuse qui réside dans le coeur de tout être humain : c'est le risque de l'alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile toute référence morale sûre et la prive, plus radicalement, de l'acceptation de la vérité. En effet, " s'il n'existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l'action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l'histoire " (161).

(160) Cf. Christifideles laici, CL 42.
(161) Centesimus annus, CA 46.

Dans tous les domaines de la vie personnelle, familiale, sociale et politique, la morale - qui est fondée sur la vérité et qui, dans la vérité, s'ouvre à la liberté authentique - rend donc un service original, irremplaçable et de très haute valeur, non seulement à la personne pour son progrès dans le bien, mais aussi à la société pour son véritable développement.



Veritatis Splendor FR 86