Augustin, doctrine chrétienne 2037

CHAPITRE XXIV. TOUT USAGE SUPERSTITIEUX SUPPOSE LE COMMERCE AVEC LES DÉMONS.


2037 37. Toutes ces superstitions n'ont d'efficacité qu'autant que l'homme y met sa confiance, et que par ce langage muet il s'associe avec les démons. Et pourtant que renferment-elles, sinon des curiosités qui empoisonnent, des inquiétudes qui tourmentent, et une servitude qui conduit à la mort? Ce n'est point leur vertu gui leur a attiré l'attention des hommes, ce sont les observations mêmes dont elle sont été l'objet, qui leur ont prêté quelque valeur. Aussi produisent-elles des effets différents selon la diversité des pensées et des espérances de leurs sectateurs. Car les esprits de mensonge font arriver à chacun, des évènements conformes aux désirs et aux craintes dont ils le voient agité, La lettre 10,par exemple, qui sert à marquer le nombre dix, a chez les Grecs une signification autre que chez les Latins; signification qu'elle tient, non de sa nature, mais d'une convention arbitraire; et celui qui, connaissant ces deux langues, écrirait à un grec, n'emploierait pas, pour exprimer sa pensée, cette lettre dans le même sens que s'il écrivait à un latin. «Beta,» sous la même prononciation, est le nom d'une lettre chez le Grecs; et chez les Latins, celui d'une sorte de betterave. Ces deux syllabes: «lege,» ont un sens bien différent clans les deux langues. Toutes ces expressions frappent donc diversement les esprits, selon la diversité des conventions adoptées dans la société à laquelle ils appartiennent: ce n'est pas parce, qu'elles avaient telle signification par elles-mêmes qu'on les a adoptées; elles n'ont de sens que celui qui leur a été donné d'un commun accord. Ainsi en est-il de ces signes dont on se sert pour lier un commerce funeste avec les démons: ils n'ont de valeur que celle que leur attribuent ceux qui les observent. La manière dont agissent les augures en est une preuve manifeste; car avant l'observation comme après la découverte de leurs signes, ils ne s'arrêtent nullement à considérer le vol des oiseaux ni à écouter leurs cris: quelle signification en effet peut-on y trouver, sinon celle qu'il plaît à l'observateur d'y attacher?



CHAPITRE XXV. LES INSTITUTIONS HUMAINES EXEMPTES DE SUPERSTITIONS SONT EN PARTIE SUPERFLUES ET EN PARTIE UTILES ET NÉCESSAIRES.


2038 38. Après avoir détruit et déraciné de telles extravagances dans l'esprit du chrétien, nous avons à examiner désormais les institutions humaines exemptes de superstition, et que les hommes ont établies entre eux, et non avec les démons.
On doit regarder comme institutions humaines, toutes celles qui n'ont parmi les hommes d'autre valeur que celles qu'ils sont convenus de leur attribuer. Les unes sont superflues et excessives, les autres utiles et nécessaires. Pour parler des signes que font les histrions dans leurs danses, si la signification de leurs gestes était naturelle, et non de pure convention, un héraut n'aurait pas été chargé autrefois d'expliquer aux citoyens de Carthage ce que le pantomime voulait exprimer par sa danse. Bien des vieillards se souviennent de cet usage, et nous en parlent souvent. Ce qui confirme leur témoignage, c'est que, aujourd'hui encore, lorsqu'on entre au théâtre où se jouent ces représentations puériles, sans y être initié, c'est en vain qu'on y prête toute son attention, si quelqu'un n'explique ce que signifient les gestes des acteurs. Tous cependant cherchent à produire des signes qui ressemblent autant que possible à la chose signifiée. Mais comme il peut exister entre les choses divers points de ressemblance, la véritable signification des signes ne se détermine que par une mutuelle convention entre les hommes.

2039 39. Quant aux peintures, aux statues et autres oeuvres de ce genre, personne ne s'y méprend, surtout quand elles émanent de la main d'artistes distingués; il est facile de reconnaître ce qu'elles représentent. Ce sont là des institutions humaines superflues, à moins qu'elles ne tirent quelque importance de la fin, du motif, du lieu, du temps et de l'autorité qui les fait produire. Reconnaissons encore la même origine à ces compositions et à ces fables sans nombre dont les fictions mensongères ont tant de charmés pour les hommes. Et qu'y a-t-il, dans ce qui émane de l'homme, qui soit plus (34) véritablement son oeuvre que ce qui est erreur et mensonge?
Il est d'autres, institutions humaines qui sont utiles et nécessaires: tels sont les vêtements divers et les ornements extérieurs qui servent à distinguer les sexes et les dignités; ces autres signes innombrables qui rendent possibles, ou du moins facilitent les rapports de la vie sociale: tes poids, les mesures, l'effigie et la valeur des monnaies propres à chaque pays et à chaque peuple, etc. Si ces choses n'étaient pas d'institution humaine, elles ne seraient pas si différentes parmi les peuples, et ne changeraient pas dans une même nation au gré de ses princes.



CHAPITRE 26. INSTITUTIONS HUMAINES A REJETER; CELLES QU'IL FAUT ADOPTER.


2040 40. Toutes les institutions humaines qui ont pour objet l'usage des choses nécessaires à la vie, sont loin d'être indignes de l'attention du chrétien. Il doit même y consacrer une étude suffisante et les fixer dans sa mémoire. Car il en est quelques-unes qui ont un sens figuratif, et ressemblent assez aux signes naturels. Mais je le répète; il faut repousser avec horreur toutes celles qui servent à nouer quelqu'alliance avec les démons. Quant à celles qui ont pour objet les rapports des hommes entre eux, on peut en user dans ce qu'elles n'ont pas de superflu et d'excessif, comme les figures des lettres sans lesquelles on ne pourrait lire; la science des diverses langues dans la mesure de son utilité, ainsi que nous l'avons déjà observé. On peut y rapporter aussi les notes, qui ont fait donner le nom de notaires à ceux qui en font une étude particulière. Ce sont là des institutions utiles et dont il est permis de s'instruire: elles n'entraînent dans aucune superstition et n'amollissent point par le luxe, pourvu que le soin que l'on y consacre ne soit pas un obstacle aux fins plus importantes auxquelles elles doivent concourir.



CHAPITRE 26I. SCIENCES QUI NE SONT PAS D'INSTITUTION HUMAINE.


2041 41. J'arrive à ces connaissances qui comprennent les faits accomplis dans la suite des temps, ou ce que la, sagesse divine a établies, et que les hommes n'ont enseignées que comme fruits de leurs observations et de leurs recherchés. Quelle que soit la source où on les puise, on ne peut les regarder comme des institutions humaines. Les unes sont du domaine des sens, les autres de celui de l'esprit. A l'égard des choses qui s'apprennent par l'entremise des sens, ou l'histoire nous en instruit, ou la démonstration nous les fait saisir, ou l'expérience nous les fait conjecturer.



CHAPITRE 28. UTILITÉ DE L'HISTOIRE.


2042 42. Tout ce que l'histoire nous apprend des faits qui se sont produits dans la suite des siècles antérieurs, nous facilite singulièrement l'intelligence de livres saints, alors même qu'on n'y chercherait, dans les écoles profanes, qu'une vaine érudition. Que de faits n'avons-nous pas à déterminer souvent par le moyen des Olympiades et les noms des consuls? C'est pour avoir ignoré sous quel consulat le Seigneur est né, et sous lequel il est mort, que plusieurs ont cru faussement qu'il avait souffert à l'âge de quarante-six ans; parce que les Juifs avaient dit un jour que l'édification du temple, qui était la figure du corps du Seigneur, avait duré ce même nombre d'années (1) . Le récit évangélique nous apprend qu'il avait près de trente ans à l'époque de son baptême; quant au nombre d'années qu'il passa ensuite sur la terra, on peut le déterminer, il est vrai, parla suite de ses actions; mais pour dissiper jusqu'à l'ombre du doute, et établir sur ce point plus de lumière et de certitude, il suffit de confronter l'histoire profane avec l'Evangile. On verra alors que ce n'est pas en vain qu'il a été dit qu'on avait consacré quarante-six ans à la construction du temple. Car, ne pouvant appliquer ce nombre à l'âge du Seigneur, on sera contraint de le rapporter à un mystère caché de ce corps humain, dont n'a pas dédaigné de se revêtir pour nous le Fils unique de Dieu, par qui toutes choses ont été faites.

2043 43. Comme preuve de l'utilité de l'histoire, sans parler ici des Grecs, avec quelle force notre illustre Ambroise ne réfute-t-il pas cette indigne

1.
Jn 2,20

35

calomnie des admirateurs de Platon, que toutes les maximes de Jésus-Christ Notre-Seigneur, qu'ils sont contraints d'admirer et de publier, ont été tirées des livres de ce philosophe, lequel vivait sans aucun doute longtemps avant l'avènement du Sauveur? Ce saint prélat ayant découvert dans l'histoire profane que Platon s'était rendu en Égypte, à l'époque même où Jérémie s'y trouvait, a démontré, comme plus vraisemblable, qu'il avait eu connaissance de nos livres saints par l'entremise de ce prophète, et que c'est là qu'il a puisé ces doctrines et ces écrits qu'on admire à juste titre. Les1ivres du peuple hébreu, qui pratiqua par excellence le culte d'un seul Dieu, et dont descend Jésus-Christ selon la chair, existaient bien avant que parut Pythagore même, dont les disciples, assure-t-on, enseignèrent la théologie à Platon. Ainsi en rapprochant les diverses époques, il paraît plus raisonnable de croire que ces philosophes ont tiré de nos livres saints tout ce qu'ils ont de bon et de vrai, plutôt que d'admettre cette insigne folie que Jésus-Christ ait emprunté à Platon.

2044 44. Quoique les choses établies autrefois par les hommes puissent être l'objet d'un récit historique, on ne doit cependant pas mettre l'histoire au rang des institutions humaines, parce que les évènements passés, qui ne peuvent plus n'avoir pas existé, appartiennent à l'ordre des temps dont Dieu est le Créateur et le modérateur suprême. Autre chose est de raconter ce qui est fait, et autre chose d'enseigner ce qui est à faire. L'histoire raconte fidèlement et utilement les faits; tandis que les livres des devins et tous les écrits de cette sorte prétendent enseigner, avec plus de présomption que de certitude, ce qu'il faut faire et observer.



CHAPITRE XXIX. UTILITÉ DE LA CONNAISSANCE DES ANIMAUX, DES PLANTES, DES ARBRES, POUR L'INTELLIGENCE DE L'ÉCRITURE.


2045 45. Il y a aussi une sorte de narration, semblable à la démonstration, qui fait connaître non les choses passées, mais les choses présentes à ceux qui les ignorent. Tels sont les écrits qui traitent de la situation des lieux, de la nature dés animaux, des propriétés des plantes, des arbres, des pierres et des autres corps. Nous en avons parlé plus haut, et nous avons fait ressortir l'utilité de ces connaissances pour résoudre les difficultés de l'Ecriture. Qu'on n'y cherche point de ces signes qu'on emploie comme remèdes ou comme instruments de quelque superstition. Nous avons déjà condamné cet usage impie, bien différent de l'usage permis et légitime dont il est: ici question. Dire par exemple: Si vous prenez cette herbe broyée, vous ne souffrirez plus aux entrailles; et dire: Votre douleur cessera, si vous suspendez cette herbe à votre cou; est chose bien différente. D'un coté on voit une propriété salutaire, et de l'autre une superstition condamnable. Et alors même qu'il n'y a ni enchantement, ni invocations, ni caractères, il est très-souvent douteux si ce que l'on attache ou ce qu'on applique au corps pour le guérir, agit par une efficacité naturelle, à laquelle on est libre de recourir, ou s'il ne tire sa vertu que de la manière significative et mystérieuse dont on l'emploie. Sous ce rapport, plus l'efficacité du remède paraîtra étonnante, plus il sera de la prudence chrétienne de le rejeter. Quand on ne peut découvrir d'où provient la vertu d'une chose, il importe de considérer l'intention qui en dirige l'usage, si c'est uniquement pour la guérison ou le soulagement du corps, si c'est suivant les principes de la médecine et de l'agriculture.

2046 46. C'est par la démonstration, et non par la narration historique, que s'acquiert la connaissance des astres. L'Ecriture en dit fort peu de choses. Si l'on connaît généralement le cours de la lune, qui sert à déterminer chaque année le jour où doit se célébrer la solennité de la passion du Seigneur, il n'y a, pour les autres astres, qu'un petit nombre de savants qui aient une science certaine de leur lever, de leur coucher, et de leurs divers mouvements. Cette science n'implique sans doute par elle-même aucune superstition; mais son utilité est fort restreinte, et pour ainsi dire nulle, relativement à l'étude des divines Ecritures; elle y met plutôt obstacle par le but futile qu'on s'y propose. Ajoutons qu'à raison des rapports qu'elle a avec les dangereuses erreurs de ces prophètes insensés des destinées humaines, il est plus avantageux et plus convenable de la mépriser. Outre la démonstration de ce qui existe présentement, la science des astres renferme encore une sorte d'histoire du passé, en ce sens que leur situation et leur: mouvements actuels conduisent régulièrement (36) à connaître leur ancien cours. Elle enseigne de plus à former sur l'avenir des conjectures qui ne sont ni douteuses, ni de mauvais présage, mais certaines et constantes;conjectures qui doivent servir, non à faire sur les actions et les évènements de notre vie des prédictions semblables aux extravagances des astrologues, mais à prévoir ce qui a rapport aux astres mêmes. Ainsi celui qui observe les phases de la lune, peut, en constatant le point où elle en est aujourd'hui de son cours, reconnaître où elle en était il y a plusieurs années auparavant, et où elle en sera plusieurs années dans la suite, à un jour déterminé. Un observateur expérimenté établit des calculs aussi infaillibles sur chacun des autres astres. J'ai déjà déclaré ce que je pense de toute cette science, relativement à l'usage qu'on peut en faire.



CHAPITRE XXX. UTILITÉ DES ARTS MÉCANIQUES.


2047 47. Parmi les arts, il en est dont l'objet est de façonner quelqu'ouvrage; et le travail de l'ouvrier laisse après lui des oeuvres permanentes, comme une maison, un banc, un vase et autres choses semblables; d'autres qui servent en quelque sorte d'instruments à l'action divine, comme la médecine, l'agriculture et le gouvernement; d'autres enfin dont tout l'effet n'est que dans l'action même, tel que l'exercice de la danse, de la course et de la lutte. Or, dans tous ces arts, l'expérience du passé sert aussi à conjecturer l'avenir: car nul de ceux qui les professent ne travaille sans rattacher au souvenir des effets passés l'espérance des mêmes résultats pour l'avenir. Il est bon, dans le cours de cette vie, de s'appliquer quelque peu et comme en passant, à la connaissance de ces arts, non pour les exercer, à moins qu'une profession particulière n'y oblige, ce dont il n'est pas ici question; mais simplement pour pouvoir en juger, et pour ne pas ignorer ce que l'Ecriture veut faire entendre, quand elle emploie des locutions figurées tirées de cette source.


CHAPITRE XXXI. UTILITÉ DE LA DIALECTIQUE.


2048 48. Il nous reste à parler des connaissances qui sont, non plus du domaine des sens extérieurs, mais du ressort de l'esprit, et qui consistent principalement dans la science du raisonnement et des nombres. La science du raisonnement est de la plus grande utilité pour approfondir et résoudre toutes les difficultés qui se rencontrent dans l'Ecriture. Seulement on doit se mettre en garde contre la passion de la dispute et contre la satisfaction puérile de tromper son adversaire. Il y a en effet une foule de ces raisonnements appelés sophismes, dont les fausses conclusions présentent ordinairement un tel caractère de vérité, qu'elles surprennent, non-seulement les esprits moins pénétrants, mais même les intelligences éclairées, pour peu qu'elles n'y prennent garde. Dans .une conversation, quelqu'un s'adressant à son interlocuteur lui dit: Vous n'êtes pas ce que je suis. Ce dernier en convint; et c'était vrai, ne fût-ce qu'en ce sens que l'un était insidieux et l'autre simple et droit. Il ajouta alors: Or je suis un homme. Ce qui lui ayant été accordé, il tira cette conclusion: Donc vous n'êtes pas un homme. L'Ecriture, je crois, a sévèrement condamné ces sortes de conclusions captieuses, quand elle a dit: «Celui qui parle par sophismes est digne de haine (1).» Cependant on regarde aussi comme sophistique tout discours qui, sans être insidieux, sacrifie la gravité à une recherché affectée des ornements du style.

2049 49. Il y a en outre de ces raisonnements où certaines conséquences se tirent logiquement de principes faux et erronés posés par un adversaire. Un homme droit et instruit oppose à son interlocuteur ces conclusions qu'il réprouve, pour le contraindre à abandonner l'erreur dont elles découlent; car en y persistant, il est forcé d'admettre des conséquences qu'il repousse. Ainsi l'Apôtre ne tirait pas une conclusion vraie en elle-même, quand il disait: «Jésus-Christ n'est donc pas ressuscité; notre prédication est donc vaine; votre foi est donc inutile (2).» Ce qui est très-faux, puisque Jésus-Christ est réellement ressuscité, puisque la prédication de ce mystère n'était pas vaine,

1.
Si 37,23 - 2. 1Co 15,24

37

ni la foi des fidèles inutile. Mais ces fausses assertions découlaient logiquement des principes de ceux qui niaient la résurrection des morts. Or, en rejetant ces fausses conclusions, qu'il faudrait admettre si les morts ne ressuscitent, pas la conséquence nécessaire est qu'ils ressuscitent. Comme on tire des conséquences logiques aussi bien de l'erreur que de la vérité, il est facile d'en apprendre les règles mêmes dans les écales profanes. Quant À la vérité des principes, c'est dans les livres ecclésiastiques qu'il faut la chercher.



CHAPITRE 32. D'OÙ PROVIENT LA LOGIQUE DANS LES CONCLUSIONS.


2050 50. La vérité logique des conséquences n'est -ras l'oeuvre de l'esprit humain, qui ne fait que la découvrir et la constater pour son instruction et celle des autres; elle a son origine dans la raison divine et éternelle des choses. L'historien qui raconte les faits arrivés dans l'ordre des temps, ne rapporte pas ce qu'il a fait lui-même; le naturaliste qui dépeint la situation des lieux, les propriétés des animaux, des plantes et des pierres; l'astronome qui découvre les astres et leurs mouvements divers, n'enseignent rien qui soit l'oeuvre des pommes. De même celui qui dit: quand le conséquent est faux, l'antécédent l'est nécessairement aussi, affirme une vérité évidente; il ne dépend pas de lui qu'il, en soit ainsi, il ne fait que le démontrer. C'est sur cet axiôme que repose te raisonnement de saint Paul dont nous avons parlé. La proposition antécédente était que les morts ne ressuscitent pas; erreur que l'Apôtre voulait renverser. De cette proposition il suit nécessairement que le Christ' n'est pas ressuscité. Mais cette conséquence étant fausse, puisqu'il est certain que le Christ est ressuscité, on doit. conclure que la proposition antécédente l'est aussi, et conséquemment qu'il y a une résurrection des morts. En deux mots: s'il n'y a pas de résurrection des morts, le Christ n'est pas ressuscité; or le Christ est ressuscité; donc il y a une résurrection des morts. L'esprit de l'homme n'a pas établi, il a seulement constaté qu'en renversant une conséquence on détruit nécessairement son antécédent. Cette règle a rapport à la vérité logique des conclusions, et non à la vérité absolue des propositions.


CHAPITRE XXXIII. CONSÉQUENCES VRAIES DE PROPOSITIONS FAUSSES, ET CONSÉQUENCES FAUSSES DE PROPOSITIONS VRAIES.


2051 51. Dans le raisonnement précédent, établi sur fa résurrection, la conséquence est vraie logiquement et en elle-même. Voici maintenant comment de propositions fausses ou peut, tirer des conséquences très-logiques. Supposons que quelqu'un soit convenu de cette proposition: si le limaçon est animal, il a une voix. En lui prouvant que le limaçon n'a point de voix, on devra conclure qu'il n'est point un animal, puisqu'en détruisant la conséquence, on détruit par là même la proposition,qui précède . Cette dernière conclusion est fausse en elle-même, mars elle est logiquement déduite d'une proposition fausse qu'on avait accordée . La vérité d'une proposition existe par elle-même, tandis que la vérité logique d'une conséquence dépend du principe posé ou concédé par l'adversaire. Or, on tire de ces conséquences fausses en elles-mêmes, mais logiquement vraies, pour redresser une erreur, ainsi que nous l'avons observé, et pour démontrer qu'on avait tort d'accorder un principe dont on voit qu'il faut rejeter les conséquences.
Il est facile dès lors de comprendre que de propositions vraies, on peut déduire des conclusions fausses; de même que de propositions fausses on en déduit de vraies. Qu'on dise par exemple: Si cet homme lest juste, il est bon; or, il n'est pas juste; ces deux propositions accordées, la conclusion sera: donc il n'est pas bon. Quoique toutes ces assertions puissent être vraies, Cependant la conclusion n'est pas logiquement déduite. Car ôter l'antécédent n'est pas détruire nécessairement la conséquence, comme ôter la conséquence c'est détruire l'antécédent. Ainsi il est vrai de dire: S'il est orateur, il est homme; mais si vous niez l'antécédent: or, il n'est pas orateur, vous ne pouvez tirer comme conséquence: donc il n'est pas homme.

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CHAPITRE XXXIV. CONNAISSANCE DES RÉGLES, DES CONSÉQUENCES ET DE LA VÉRITÉ DES PROPOSITIONS.


2052 52. C'est donc chose bien différente de connaître les règles de la déduction des conséquences, et de connaître la vérité des propositions. Ces règles apprennent ce qui est conséquence, ce qui ne l'est pas et ce qui répugne. S'il est orateur, il est homme; voilà qui est conséquent; s'il est homme, il est orateur; ceci ne l'est pas; s'il est homme, il est quadrupède; voilà qui répugne. Il ne s'agit ici que de la connexion des propositions entre elles; mais pour juger de la vérité des propositions, il faut les considérer en elles-mêmes, et non dans leurs liaisons et leurs rapports. Quant à celles qui paraissent incertaines, si elles ont une connexion évidente avec d'autres qui sont varies et certaines, elles deviennent par là même incontestables. - Quelques esprits se prévalent de cette science des rapports des propositions, comme. si c'était connaître la vérité même, tandis que d'autres, en possession des vrais principes, s'humilient. trop d'ignorer les règles d'après lesquelles se tire une conséquence. Ne vaut-il pas mieux, par exemple, savoir que les morts ressuscitent, que de connaître que s'il n'y a point de résurrection des morts, la conséquence est que Jésus-Christ n'est pas ressuscité?



CHAPITRE XXXV. SCIENCE DE LA DÉFINITION ET DE LA DIVISION DES CHOSES, VRAIE EN ELLE-MÊME.


2053 53. Quoique la science de la définition et de la division s'exerce souvent dans le domaine de l'erreur, on ne peut en inférer qu'elle soit fausse en elle-même. Elle a son principe, non dans le travail de l'esprit humain, mais dans la raison des choses. Quoiqu'elle ait servi aux poètes dans leurs fables, aux philosophes et aux hérétiques, je veux dire aux faux chrétiens, dans leurs opinions erronées, il n'en est pas moins vrai que toute définition, toute division ne doit rien renfermer d'étranger au sujet, ni rien omettre qui en soit de l'essence, même quand le faux est la matière à définir ou à diviser. Car le faux lui-même se définit, en disant qu'il consiste à présenter une chose autre qu'elle n'est: définition qui est vraie, quoique le faux ne puisse l'être. On peut en outre le diviser, et dire qu'il y en a deux sortes: l'une, des choses qui absolument ne peuvent pas être, et l'autre, des choses qui ne sont pas, bien qu'elles soient possibles. Prétendre, par exemple, que sept et trois font onze, c'est avancer une absurdité; et dire qu'il a plu aux calendes de janvier, quand il n'en est rien, c'est soutenir un fait qui pouvait avoir lieu, bien qu'il n'ait pas existé. La définition et la division du faux peuvent donc être vraies, quoique le faux lui-même ne le soit jamais.



CHAPITRE XXXVI. MÈMES OBSERVATIONS SUR LES RÈGLES DE L'ÉLOQUENCE.


2054 54. L'éloquence elle-même, aux formes plus développées et plus étendues, a ses règles qui sont vraies, quoiqu'elles puissent servir à la persuasion de l'erreur. Mais comme elles servent également à persuader la vérité, ce n'est pas l'éloquence elle-même, mais ceux qui en font un usage pervers, qu'il faut condamner. Car ce ne sont pas les hommes qui ont établi qu'une démonstration- de bienveillance prévienne favorablement l'auditeur; qu'une narration claire et précise insinue facilement son objet dans l'esprit; qu'un récit varié soutienne l'attention et prévienne l'ennui. Ces règles et autres semblables sont toujours vraies, dans la cause de l'erreur comme dans celle de la vérité, en ce sens que leur effet est de porter la connaissance ou la persuasion dans les esprits, de leur inspirer pour une chose le désir ou la répulsion. Les hommes leur ont reconnu cette puissance, mais ils ne la leur ont pas communiquée.



CHAPITRE XXXVII. UTILITÉ DE LA RHÉTORIQUE ET DE LA DIALECTIQUE.

2055 55. L'art de l'éloquence doit servir plus à exprimer ce que l'on a compris qu'à le faire comprendre. La science des conclusions, des définitions et des divisions facilite beaucoup l'intelligence des choses; seulement, que celui qui la possède ne se persuade pas facilement tenir la vérité même qui est le principe du bonheur. Il arrive souvent néanmoins qu'on (39) parvient plus facilement à la fin qu'on se propose dans l'étude de cette science, qu'à en apprendre les préceptes si épineux et si ardus. Qu'un homme imagine de tracer des règles pour marcher; qu'il enseigne qu'il ne faut lever le pied qui est en arrière qu'après avoir posé celui qui est en avant; qu'il explique en détail les mouvements à imprimer aux diverses articulations des membres: tout ce qu'il dit est vrai, et il le faut observer pour marcher. Mais n'est-il pas plus facile de réduire ces règles en pratique en se mettant à marcher, que d'y prendre garde dans l'action même, ou de les comprendre quand on les explique? Ont-elles le moindre intérêt pour celui qui ne peut en faire l'expérience, parce qu'il ne peut marcher? Ainsi en est-il de la science dont nous parlons; souvent un esprit perspicace verra plutôt qu'une conséquence est fausse qu'il n'en comprendra les règles; une intelligence bornée ne pourra juger de la nature d'une conclusion, mais elle saisira encore moins les préceptes qui y ont rapport. Ces sortes de sciences offrent donc plus de satisfaction par la manière dont la vérité est présentée, que d'utilité réelle pour la discussion et le jugement. Peut-être cependant servent-elles à rendre les esprits plus exercés: et encore est-il à désirer qu'ils n'en deviennent pas plus pervers et plus orgueilleux, qu'ils ne se plaisent à tromper par des questions et des raisonnements spécieux, et qu'ils ne regardent ces connaissances qu'ils ont acquises, comme un rare privilège qui les élève bien au-dessus des hommes sages et vertueux.



CHAPITRE XXXVIII. ORIGINE DE LA SCIENCE DES NOMBRES.


2056 56. Quant à la science des nombres, il est évident pour l'esprit le moins éclairé, qu'elle n'est pas de l'institution des hommes, et qu'ils n'ont fait que la découvrir.. Virgile a bien pu changer la mesure de la première syllabe du mot Italia, et de brève qu'elle était auparavant, la faire longue; mais personne ne pourra établir que trois fois trois ne fassent pas neuf, qu'ils ne puissent former un carré, qu'ils ne soient le triple du nombre trois, ou une fois et demie le nombre six, ou qu'ils forment le double d'un nombre quelconque, puisque les nombres intelligibles n'ont pas de fraction. Soit donc qu' on considère ces nombres en eux-mêmes, soit qu'ils servent à établir les lois des figures, de l'harmonie et des mouvements, toujours ils sont soumis à des règles invariables que les hommes n'ont point inventées, mais que la perspicacité des savants a seulement découvertes.

2057 57. Cependant, s'adonner à ces diverses connaissances pour s'en prévaloir aux yeux de l'ignorance; ne pas découvrir le principe d'où découle la vérité des choses qu'on a simplement reconnues comme vraies, ni d'où procède non-seulement la vérité, mais encore l'immuabilité de celles qu'on sait être immuables; ne pas savoir s'élever de la vue des choses sensibles à la considération de l'urne humaine, de manière à en constater, d'un côté, sa mutabilité dans la vissicitude de ses lumières et de ses ténèbres, et de l'autre, son rang sublime entre l'immuable vérité qui est au-dessus d'elle et les. choses passagères. qui sont au dessous, pour rapporter tout à la louange et à l'amour du Dieu que l'on proclame auteur de toutes choses: ce peut être un titre à la réputation de savant, mais jamais à celle d'homme sage.



CHAPITRE XXXIX. SCIENCES AUXQUELLES ON PEUT S'APPLIQUER.


2058 58. C'est donc, à mon avis, une sage prescription à tracer aux jeunes gens studieux et capables, qui ont, avec la crainte de Dieu, le désir de la vie heureuse, de n'embrasser témérairement aucune des sciences qui s'enseignent en dehors de l'Eglise de Jésus-Christ, comme; moyens infaillibles d'arriver au bonheur, mais d'en faire un discernement exact et judicieux. Toutes ces sciences humaines, dont les principes varient au gré de leurs auteurs qui n'offrent que les ténèbres de leurs erreurs et de leurs doutes, surtout si elles supposent un commerce avec les démons à l'aide de quelques .signes de convention, qu'ils les répudient entièrement et qu'ils les détestent. Qu'ils laissent également de côté toutes les connaissances vaines et superflues. Quant aux institutions humaines qui ont pour but de faciliter les rapports de la vie sociale, qu'ils s'y appliquent autant que 1a nécessité l'exige. A part l'histoire des (40) évènements des siècles passés ou de l'époque actuelle, les expériences et les conjectures que l'on tire des arts utiles, de la science du raisonnement et des nombres, je ne vois pas à quoi peuvent servir toutes les autres sciences profanes. Il faut s'en tenir à la maxime du poëte: «Rien de trop (1)»; surtout en ce qui a rapport aux choses sensibles et dépendantes des temps et des lieux.

2059 59. Quelques auteurs ont travaillé à interpréter séparément tous les termes et tous les noms hébreux, syriaques, égyptiens et ceux de toute langue étrangère que l'Ecriture avait employés sans les expliquer. Eusèbe a inséré dans son histoire tous les documents propres à résoudre les difficultés des Livres saints qui y sont relatives. C'était épargner au chrétien une foule de recherches pour quelques questions de peu, importance. De même un écrivain capable, animé du noble désir de se rendre utile à ses frères, pourrait, je crois, exposer à part la situation des lieux, la nature des animaux, des plantes, des arbres, des pierres, des métaux et de toutes les espèces d'êtres dont il est fait mention dans l'Ecriture. Il est facile aussi d'expliquer la raison des nombres qu'elle emploie. Peut-être ces divers travaux sont ils déjà réalisés en tout ou en partie, car il nous est arrivé de découvrir des écrits, émanés de chrétiens vertueux et éclairés, dont la composition nous était restée .inconnue; parce que la négligence des uns ou l'envie des autres nous en dérobait la connaissance. Quant à l'art du raisonnement, je ne crois pas qu'il puisse être l'objet d'un travail de ce genre, parce qu'il soutient toutes les parties du texte sacré, dont il est comme le nerf. Il sert plus à éclairer ou à résoudre les passages obscurs, dont nous traiterons dans la suite, qu'à expliquer les signes inconnus dont nous parlons maintenant.



CHAPITRE XL. IL FAUT PROFITER DE CE QUE LES PAÏENS ONT DE VRAI.


2060 60. Si les philosophes et principalement les platoniciens ont parfois quelques vérités conformes à nos vérités religieuses, nous ne devons pas les rejeter, mais les leur ravir comme à d'injustes possesseurs et les faire passer

1. Térence, And. Ac 1,scène I.

à notre usage. Le peuple d'Israël rencontra chez les Egyptiens, non-seulement des idoles et des fardeaux accablants qu'il devait fuir et détester, mais encore des vases d'or et d'argent, des vêtements précieux, qu'il leur enleva secrètement en sortant de l'Egypte, pour les employer à de plus saints usages. Il ne le fit pas de sa propre autorité, mais par un commandement exprès de la part de Dieu: et les Egyptiens ignorant leur dessein leur confiaient ces richesses, dont ils faisaient eux-mêmes un criminel abus (1). De même les sciences des infidèles ne renferment pas uniquement des fictions superstitieuses et des fables, des prescriptions onéreuses et vaines, que nous devons tous fuir et détester, en nous séparant de la société païenne sous la conduite du Christ. Elles contiennent aussi ce que les arts libéraux ont de plus propre à servir la vérité, d'excellents préceptes dés moeurs, quelques vérités relatives au culte d'un Dieu unique. C'est là leur or et leur argent; ils ne les ont pas créés, mais tirés des trésors de la divine Providence, répandus partout comme les métaux au sein de la terre, et ils en font un usage indigné en les sacrifiant aux démons. En brisant tous les lieus qui l'attachaient à leur société perverse, le chrétien doit enlever ces richesses pour les faire servir à la juste cause de la diffusion de l'Evangile; il doit aussi leur ravir, autant que possible, leurs vêtements de prix, c'est-à-dire ces institutions humaines qui répondent aux nécessités de la vie sociale, à laquelle nous sommes astreints ici bas, pour les convertir en des usages chrétiens.

2061 61. N'est-ce pas là ce qu'ont fait nos plus illustres modèles? Pour ne rien dire des vivants, ne voyons-nous pas de combien d'or, d'argent, de vêtements précieux, se sont chargés en sortant de l'Egypte, et Cyprien, cet éloquent docteur et cet heureux martyr, et Lactance, et Victorin, et Optat, et Hilaire et une foule d'autres parmi les Grecs? Ne l'avait-il pas déjà fait auparavant, ce fidèle serviteur de Dieu, Moïse lui-même, dont il est dit qu'il avait été instruit dans toute la sagesse des Egytiens (2)? Certainement le paganisme, engoué de ses superstitions, n'eût jamais fait part à ces grands hommes des connaissances utiles dont il était en possession, surtout à une époque où il repoussait le joug du Christ et

1.
Ex 3,22 Ex 12,35 - 2 Ac 7,10

41

persécutait les chrétiens, s'il eût soupçonné qu'ils dussent s'en servir pour établir le culte d'un Dieu unique et renverser par là celui des idoles. Mais en confiant son or, son argent, ses vêtements précieux au peuple de Dieu sortant de l'Égypte, il ignorait que ce qu'il donnait allait être consacré à la gloire du Christ. Le fait consigné dans l'Exode, fut, sans aucun doute, la figure de celui dont je parle; ce que je dis, sans préjudice pour toute autre interprétation semblable ou meilleure qu'on pourrait en donner.




Augustin, doctrine chrétienne 2037