Augustin, doctrine chrétienne 3021

CHAPITRE XIII. SUITE DU MÊME SUJET.


3021 21. Tout ce qui est conforme aux usages en vigueur dans la société au sein de laquelle la nécessité ou le devoir oblige de vivre, c'est aux coeurs nobles et vertueux à le rapporter à futilité et à la bienfaisance, soit directement, comme il nous convient, soit en figure, comme il était permis aux prophètes.

1.
Gn 16,3 Gn 25,1 2S 5,13

50



CHAPITRE XIV. ERREUR DE CEUX QUI NE CROIENT PAS A LA JUSTICE ABSOLUE.


3022 22. Quand des esprits peu éclairés, façonnés à des moeurs différentes, viennent à lire ces actions des prophètes, ils n'y voient que des crimes, à moins que l'autorité de l'Ecriture ne réforme leur jugement, et ils ne s'aperçoivent pas que leurs propres usages dans les mariages, les festins, les vêtements, les ornements et la nourriture, ne sont pour d'autres peuples et pour d'autres temps, que des usages criminels. Frappés de cette variété infinie de coutumes et de moeurs, certains esprits livrés à cet état d'assoupissement ou ils n'étaient ni ensevelis dans le profond sommeil de la folie, ni capables d'ouvrir les yeux à la lumière de la sagesse, ont pensé qu'il n'y a point de justice subsistant par elle-même; que pour chaque peuple les usages particuliers étaient la règle du juste; et comme les coutumes varient chez tous les peuples, tandis que la justice doit être partout immuable, ils ont conclu qu'évidemment il n'y avait de justice nulle part. Ils n'ont pas compris que cette maxime, par exemple, pour ne pas en citer d'autres: «Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse (1),» devait toujours rester la même en face des moeurs les plus diverses. Appliqué à l'amour de Dieu, ce principe éteint toutes les ardeurs de l'intempérance; appliqué à l'amour du prochain, il prévient toutes les injustices. Quel est celui qui aime de voir sa maison souillée? Qu' il ne souille donc pas la maison de Dieu, c'est-à-dire, soi-même. Et s'il n'est personne qui souffre qu'on lui nuise, que de son côté il ne nuise jamais à autrui.



CHAPITRE XV. RÈGLE POUR LES EXPRESSIONS FIGURÉES.


3023 23. Ainsi à l'empire tyrannique de la cupidité succède le règne de la charité, fondé sur les lois si justes de l'amour de Dieu pour lui-même, du prochain et de soi-même par rapport à Dieu. A l'égard des locutions figurées, on aura donc pour règle de faire du texte sacré l'étude la plus attentive, jusqu'à ce qu'on

1.
Tb 4,16 Mt 7,12

découvre une interprétation qui conduise à ce règne de la charité. Si on y arrive directement par le sens littéral, on est certain dès lors que l'expression n'est pas métaphorique.



CHAPITRE XVI. DES PASSAGES QUI RENFERMENT QUELQUE PRÉCEPTE.


3024 24. Une expression n'est pas figurée, quand elle renferme un précepte qui défend l'intempérance ou l'injustice, qui commande l'utilité ou la bienfaisance. Elle l'est, au contraire, dans le cas où elle semble commander le mal et défendre le bien. «Si vous ne mangez,» dit le Sauveur, «la chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous (1).» N'est-ce pas là, en apparence, commander un crime? C'est donc ici une figure par laquelle nous est imposé le devoir de participer à la passion du Sauveur, et de conserver le doux et salutaire souvenir de sa chair couverte de plaies; et attachée pour nous à la croix. L'Ecriture dit: «Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s'il a soif, donne-lui à boire.» C'est là sans nul doute prescrire la bienfaisance. Mais, dans ce qui suit: «En faisant ainsi, tu amasseras sur sa tête des charbons ardents (2),» vous verrez peut-être un précepte de vengeance. Croyez donc que ce passage renferme une figure. Comme il prête à une double interprétation, l'une pour le bien et l'autre pour le mal, la charité doit vous faire adopter de préférence la première, et vous faire voir dans ces charbons ardents les larmes brûlantes de la pénitence, qui guérissent de son orgueil celui qui s'afflige d'avoir été l'ennemi d'un homme qui a daigné soulager sa misère. De même quand le Seigneur dit: «Celui qui aime sa vie la perdra (3);» il est loin de défendre l'utilité propre qui nous oblige de veiller à la conservation de notre vie. «Perdre sa vie» est une locution figurée dont le sens est qu'on doit renoncer à l'usage criminel et déréglé qu'on en fait maintenant, usage qui tient courbé vers les biens de la terre et empêche d'aspirer à ceux de l'éternité. Ailleurs il est écrit: «Fais miséricorde, et ne reçois pas le pécheur (4).» La seconde partie de cette maxime paraît

1
Jn 6,54 - 2. Pr 25,21-22 Rm 12,20 - 3. Jn 7,25 - 4. Si 12,4

51

défendre la bienfaisance. Mais ici le «pécheur» a été mis par métaphore pour le «péché» et ce qui nous est prescrit, c'est de ne pas prendre part au péché du pécheur.



CHAPITRE XVII. IL Y A DES PRÉCEPTES COMMUNS A TOUS, D'AUTRES QUI SONT PARTICULIERS.


3025 25. Souvent il arrive que celui qui est ou qui se croit élevé à un degré supérieur dans la vie spirituelle, regarde comme autant de figures les préceptes imposés à ceux qui suivent la voie commune. Qu'il ait embrassé, par exemple, le célibat, et se soit fait eunuque en vue du royaume des cieux (1), tout ce que les Livres saints contiennent sur l'obligation d'aimer et de gouverner son épouse, lui paraît devoir être entendu dans le sens figuré et non littéral. Qu'un autre ait résolu de conserver sa fille vierge, il ne voit qu'une expression métaphorique dans ces paroles: «Marie ta fille et tu auras fait un grand ouvrage (2).» Une des considérations qui contribuent à l'intelligence de l'Ecriture, c'est donc de savoir qu'il y a des préceptes communs à tous les hommes, et d'autres qui ne s'adressent qu'aux personnes d'une condition particulière. Il convenait que le remède fût non-seulement appliqué d'une manière générale pour la guérison du corps entier, mais encore approprié à l'infirmité particulière de chacun des .membres. Car il faut guérir et perfectionner dans sa condition celui qui ne peut être élevé à une condition supérieure.


CHAPITRE XVIII. ON DOIT CONSIDÉRER LE TEMPS OÙ UNE CHOSE A ÉTÉ COMMANDÉE OU PERMISE.


3026 26. Un autre danger à éviter, c'est de ne pas regarder, comme pouvant être autorisés de nos jours, certains usages rapportés dans l'Ecriture, quoique, même dans le sens naturel, il ne soient ni des désordres ni des crimes, eu égard aux moeurs de ces temps reculés. Il n'y aurait, pour se les permettre, qu'une cupidité sans frein, qui chercherait à s'appuyer de l'autorité de l'Ecriture, laquelle ne tend au contraire qu'à la détruire. Le malheureux

1.
Mt 19,12 - 2. Si 7,27

esclave de cette cupidité ne voit, pas l'enseignement salutaire qui ressort de là pour ceux qui ouvrent leurs coeurs à de plus nobles désirs, savoir: qu'une coutume qu'ils réprouvent aujourd'hui peut être bonne et légitime, et que celle qu'ils suivent peut devenir criminelle, en supposant que la charité purifie la première, et que la passion vienne corrompre la seconde.

3027 27. Si, à une autre époque, un homme À pu, avec plusieurs femmes, demeurer dans les règles de la chasteté, un autre aujourd'hui peut, avec une seule, se livrer à l'incontinence. J'estime bien plus celui qui rapporte à une fin plus élevée la fécondité de plusieurs femmes, que celui qui s'attache à une seule pour elle-même. D'un côté, on ne cherche qu'un avantage conforme aux nécessités du temps; et de l'autre, qu'à satisfaire une convoitise qui se repaît de voluptés charnelles. Ceux à qui l'Apôtre permet, par indulgence et comme remède à leur incontinence, de vivre chacun avec son épouse (1), sont assurément moins parfaits devant Dieu, que ceux qui, autrefois, dans l'union avec plusieurs femmes, n'avaient en vue que de multiplier la race humaine de même que le sage ne se propose dans le boire et le manger que la conservation de sa santé. C'est pourquoi s'ils eussent vécu sur la terre à l'époque de la venue du Seigneur, alors que ce n'était plus le temps de disperser les pierres, mais de les ramasser (2), ils se fussent immédiatement condamnés à une continence perpétuelle pour gagner le royaume des cieux: car il n'y a peine dans la privation qu'autant qu'il y a plaisir dans la jouissance. Ils n'ignorent pas que, même entre époux, l'abus du mariage est une véritable luxure. C'est ce que témoignait Tobie, dans cette prière qu'il fit au jour de ses noces: «Soyez béni, Seigneur, Dieu de nos pères, et que votre nom soit béni dans tous les siècles des siècles. Que les cieux et que toutes les créatures vous louent. Vous avez créé Adam, et vous lui avez donné Eve pour aide et pour compagne. Et vous savez, Seigneur que maintenant je ne m'unis point à ma sueur par un motif de volupté, mais par la vérité même, afin, Seigneur, que vous nous fassiez miséricorde (3).

1.
1Co 7,2 - 2. Si 3,5 - 3. Tb 8,7-9

51



CHAPITRE XIX. LES MECHANTS JUGENT DES AUTRES D'APRÈS EUX-MÊMES.

28.Mais il est des hommes dont la convoitise effrénée s'abandonne à des commerces infâmes; des hommes qui, même avec une seule femme, ne se contentent pas de franchir les bornes où se renferme le désir de donner au monde des enfants, mais encore, esclaves avilis d'une déplorable liberté, ou plutôt d'une licence sans pudeur, se souillent sans cesse des excès les plus monstrueux. Ces hommes ne comprennent pas que les justes de l'antiquité aient pu conserver avec plusieurs femmes les règles de la tempérance, et n'aient cherché, dans cet usage, qu'à satisfaire au devoir où, chacun était alors de multiplier sa race; et enchaînés parla passion, ils ne croient absolument pas qu'avec plusieurs femmes on puisse se renfermer dans les limites où ils ne sa tiennent pas avec une seule.

3029 29. Ils pourraient même dire qu'il ne faut pas louer les justes et les saints, parce que les honneurs et les louanges les enflent eux-mêmes d'orgueil: coeurs d'autant plus avides d'une vaine gloire, que la langue des flatteurs les a plus souvent et plus pompeusement encensés; esprits légers et inconstants, le moindre souffle de la renommée qui les loue ou les condamne, suffit pour les jeter dans le gouffre du, désordre, ou les brise contre l'écueil du crime. Qu'ils reconnaissent donc combien il leur est difficile de rester insensibles à l'appât des louanges ou aux traits du mépris; mais qu'ils ne jugent pas des autres, d'après eux-mêmes.



CHAPITRE XX. CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Qu'ils sachent que nos saints apôtres n'ont jamais été ni enflés par les honneurs ni abattus par l'humiliation; et cependant ils ont dû passer par cette double épreuve. Pendant que les fidèles célébraient leur éloge, leurs persécuteurs les noircissaient de leurs calomnies. Or, de même que les apôtres savaient faire un saint usage de ces diverses épreuves, sans en être corrompus ni ébranlés, de même les anciens justes, vivant avec plusieurs femmes, selon les règles admises de leurs temps, étaient loin de s'asservir à cette convoitise qui domine ceux qui refusent de croire à une telle modération.

3030 30. Aussi ces hommes passionnés ne pourraient-ils se défendre d'une haine irréconciliable contre leurs propres enfants, qu'ils sauraient avoir attenté à l'honneur de leurs femmes ou de leur concubines.



CHAPITRE XXI. MODÉRATION DE DAVID QUOIQU'IL AIT ÉTÉ ADULTÈRE.

David, après un pareil outrage reçu de la part d'un fils impie et dénaturé, non-seulement souffrit patiemment sou insolence, mais le pleura même à sa mort (1). Il était loin de se livrer à une basse jalousie, lui qui ne se montra sensible qu'à la faute de son fils, et non à l'injure qui lui était faite. Il avait défendu de le mettre à mort, s'il était vaincu, afin qu'après sa défaite il eût le temps de déplorer sa conduite. Ses désirs ne furent pas accomplis; et il fut moins affligé de sa perte que de la pensée des peines où cette âme adultère et parricide allait être plongée. Ne l'avait-on pas vu accablé de douteur par la maladie d'un autre de ses enfants, et, à sa mort, ouvrir son tueur à la consolation et à la joie?

3031 31. Voici une preuve frappante de la modération avec laquelle les anciens justes se conduisaient avec leurs femmes. Emporté par les ardeurs de l'âge et les heureux succès de ses entreprises, il ravit injustement une femme dont il fit mourir l'époux. Un prophète vint pour l'accuser et le convaincre de son crime. Il lui proposa la parabole d'un pauvre qui n'avait qu'une seule brebis, et à qui un de ses voisins, qui en possédait un grand nombre, prit cette unique brebis pour épargner les siennes et en faire un festin à l'hôte qu'il venait de recevoir. David, indigné, ordonna qu'on fit mourir cet homme, et que la brebis du pauvre lui fût rendue au quadruple. Il prononçait ainsi, sans le savoir; la condamnation d'une faute qu'il avait commise avec conscience. A peine lui eût-on fait saisir l'application, et annoncé le châtiment que Dieu lui réservait,

1.
2S 15,33

53

qu'il expia son péché par la pénitence (1). Chose remarquable, on ne représente à David son crime que sous l'emblème de la brebis du pauvre; on ne lui rappelle pas, par la mort de ce pauvre, le meurtre du mari de celle qu'il a séduite; de sorte que la sentence de condamnation qu'il rend contre lui-même tombe seulement sur son adultère. Qu'on juge par là de la modération avec laquelle il put posséder plusieurs femmes, quand on le voit contraint de se punir lui-même des excès qu'il a commis avec une seule. Mais la passion dans ce prince ne fut qu'un acte passager, et non une inclination permanente; le Prophète désigne ce désir illégitime sous la figure d'un étranger qui passe. Il ne dit pas que le voisin du pauvre lui avait enlevé sa brebis pour la servir à son roi, mais à un hôte descendu chez lui. Quant à Salomon, son fils, cette passion ne fut pas en lui un écart transitoire, mais un tyran qui régna sur son coeur. L'Écriture le déclare assez, quand elle l'accuse d'avoir aimé les femmes (2). Les commencements de sa vie n'avaient été pourtant remplis que des désirs de la sagesse (3); mais, après l'avoir acquise par l'amour des biens spirituels, il la perdit dans l'amour des plaisirs charnels.



CHAPITRE XXII. ACTIONS LOUÉES DANS L'ÉCRITURE, MAINTENANT CONTRAIRES AUX BONNES MOEURS.


3032 32. L'ancien Testament tout entier, ou presque tout entier, peut donc s'interpréter, non-seulement dans le sens littéral, mais encore dans le sens figuré. Cependant pour les faits que le lecteur croira devoir prendre à la lettre, et dont les auteurs sont loués dans l'Écriture; si ces faits sont opposés à ce qui s'observe parmi les fidèles depuis l'établissement de la loi nouvelle, il s'attachera à la figure qu'ils contiennent, pour la comprendre, mais il se gardera de prendre le fait lui-même comme règle de ses moeurs. Car bien des choses se pratiquaient alors légitimement, qu'on ne pourrait aujourd'hui se permettre sans péché.

1.
2S 12,1-14 - 2. 1R 11,1 - 3. 2Ch 1,7-12



CHAPITRE XXIII. CONCLUSION A TIRER DES FAUTES DES HOMMES LES PLUS CÉLÈBRES.


3033 33. Le lecteur, en lisant le récit des fautes où sont tombés les plus grands hommes, pourra y chercher et y découvrir quelque figure des futurs évènements. Toutefois, ces actions en elles-mêmes devront être pour lui une leçon que jamais il ne tire vanité de ses oeuvres les plus saintes, et qu'en voyant dans des hommes aussi illustres des tempêtes si effrayantes et de si déplorables naufrages, il ne regarde pas les autres avec mépris comme autant de pécheurs, en vue de sa propre justice. Leurs chutes ont été consignées dans l'Écriture, pour nous faire trembler tous à cette parole de l'Apôtre: «Que celui qui semble être debout, prenne garde de ne pas tomber (1Co 10,12).» Car il n'y a presque pas une page des saints Livres, qui ne proclame cette vérité, que «Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (Jc 4,6).»



CHAPITRE XXIV. EXAMINER AVANT TOUT LA NATURE DE L'EXPRESSION.


3034 34. Il importe donc avant tout d'examiner si l'expression qu'il s'agit de comprendre est propre ou figurée. Après s'être assuré qu'elle est figurée, il est facile, à l'aide des règles tracées dans le premier livre, de l'envisager sous toutes ses faces, jusqu'à ce qu'on parvienne à saisir le sens véritable, surtout quand à l'habitude de ce travail se joint la pratique d'une piété sincère. Nous avons indiqué plus haut la méthode à suivre pour distinguer entre une expression propre et une expression métaphorique.



CHAPITRE XXV. LE MÊME TERME N'A PAS TOUJOURS LA MÈNE SIGNIFICATION.

Une fois la nature de l'expression déterminée, on remarquera que les termes qui la composent, sont tirés de choses semblables, ou qui y ont quelque rapport. (54)


3035 35. Mais comme les choses ont entr'elles plusieurs points de ressemblance, ce serait une erreur de croire que la signification d'un terne comme figure dans un certain passage, dût être partout la même. Ainsi quand le Seigneur dit: «Défiez-vous du levain des pharisiens,» il prenait le mot «levain» en mauvaise part; et dans un sens favorable ici: «Le royaume des cieux est semblable à une femme qui cache du levain dans trois mesures «de farine, jusqu'à ce que la pâte soit toute fermentée (2).»

3036 36. Cette variété de signification est de deux sortes. Chaque expression peut avoir des sens ou contraires, ou simplement différents. Les sens sont contraires, quand l'expression, prise métaphoriquement, doit s'entendre tantôt en bien, et tantôt en mal, comme dans l'exemple du levain rapporté ci-dessus. Le mot «lion», dans ce passage: «Le lion de la tribu de Juda a vaincu (3),» s'applique à Jésus-Christ; et au démon dans cet autre: «Votre adversaire tourne autour de vous pour vous dévorer, comme un lion rugissant (4).» Ici le serpent est pris en bonne part: «Soyez prudents comme des serpents (5),» et là en mauvaise part,: «Le serpent, par ses artifices, séduisit Eve (6)». De même pour le mot «pain,» dans les passages suivants: «Je suis le pain vivant descendu du ciel (7);» et: «Mangez hardiment des pains cachés (8).» On pourrait en citer beaucoup d'autres. La signification de ceux que je viens de rapporter n'est nullement douteuse; je ne devais donner comme exemples que des expressions très-claires. Il en est d'autres qu'on ne sait pas en quel sens interpréter, par exemple: «Le Seigneur tient en sa main une coupe de vin pur, plein d'amertume (9).» Il est incertain si cette coupe désigne la colère de Dieu, non encore poussée jusqu'à l'extrémité, c'est-à-dire jusqu'à la lie, ou bien la grâce des Ecritures passant des Juifs aux gentils, parce que le Seigneur «a fait pencher cette coupe des uns sur les autres;» les Juifs conservant encore les pratiques légales, qu'ils n'interprètent que dans le sens, charnel, attendu que «la lie de la coupe n'est pas encore épuisée (10).» Une même expression, avons-nous dit, peut en outre avoir, non plus des sens contraires, mais plusieurs significations

1.
Mt 16,11 - 2. Lc 13,21 - 3. Ap 5,5 - 4. 1P 5,8 - 5. Mt 10,16 - 6. 2Co 11,3 - 7. Jn 6,51 - 8. Pr 9,17 - 9 Ps 24,9 - 10. Ps 24,9

différentes. Ainsi l'eau désigne tantôt le peuple, comme dans l'Apocalypse (1), tantôt l'Esprit-Saint, dont il est écrit: «Des fleuves d'eaux vives couleront de son sein (2);» sans parler de plusieurs autres sens que compode cette expression dans les passages où elle est employée.

3037 37. Car il y a des termes qui ont chacun, non-seulement deux, mais plusieurs significations diverses, selon la suite du texte où ils se trouvent insérés.



CHAPITRE 26. LES PASSAGES CLAIRS SERVENT À DISSIPER LES OBSCURITÉS.

Là où une expression a .un sens parfaitement clair, elle doit servir à découvrir de quelle manière il faut l'entendre dans un passage obscur. Peut-on mieux comprendre ces paroles du prophète s'adressant à Dieu: «Prenez vos armes et votre bouclier, et levez-vous pour me secourir (3),» que par ces autres: «Seigneur, vous nous avez couvert de votre bonne volonté comme d'un bouclier (4)?» Il ne faut pas conclure de là que partout où on rencontrera le bouclier comme arme de protection, il signifiera la bonne volonté de Dieu. Car il est aussi parlé «du bouclier de la foi, avec lequel vous pourrez, dit l'Apôtre, éteindre tous les traits enflammés de l'ennemi (5).» De même ne doit-on pas toujours, quand il s'agit des armes spirituelles, regarder le bouclier comme l'emblème de la foi, puisque la foi est encore ailleurs désignée sous ce lui de la cuirasse: «Soyez revêtus de le cuirasse de la foi et de la charité. (5)»



CHAPITRE 26I. UN MÊME PASSAGE PEUT ÊTRE INTERPRÉTÉ DIFFÉREMMENT.


3038 38. Quand un même passage de l'Ecriture admet, non pas un seul, mais deux ou plusieurs sens, sans qu'on puisse déterminer quel est véritablement celui de l'auteur, il n'y a nul danger à craindre, si, d'après d'autres textes de l'Ecriture, on peut démontrer que

1.
Ap 17,15 Ap 19,6 -2 Jn 7,38 - 3. Ps 34,2 - 4. Ps 5,13 - 5. Ep 6,16 - 6. 1Th 5,8

55

ces divers sens n'ont rien de contraire à la vérité. Toutefois celui qui veut pénétrer dans la profondeur des divins oracles, doit constamment s'efforcer de se rapprocher de la pensée de l'auteur par qui l'Esprit-Saint nous a donné cette partie des Livres sacrés, soit qu'il parvienne à la découvrir véritablement, soit qu'il tire de ses expressions un autre sentiment qui n'ai rien d'opposé à la pureté de la foi, et qui puisse s'appuyer sur un témoignage dès autres Ecritures. Peut-être l'auteur lui-même a-t-il vu dans ces expressions qu'on cherche à interpréter, cette autre signification qui leur est attribuée. Du moins il est certain que l'Esprit de Dieu, dont l'écrivain sacré n'était que l'instrument, a prévu que ce sentiment s'offrirait à la pensée de celui qui lirait ou entendrait lire ce passage; je dis plus, c'est sa providence qui le lui a inspiré, puisqu'il repose sur la vérité. Cette providence divine pouvait-elle se montrer plus admirable et plus féconde dans les saints livres, qu'en renfermant ainsi sous les mêmes expressions plusieurs sens différents, dont la vérité serait attestée par d'autres passages d'une autorité également divine?



CHAPITRE 28. L'ÉCRITURE S'EXPLIQUE MIEUX PAR ELLE-MÊME QUE PAR LA RAISON.


3039 39. S'il se présente un sens dont la certitude ne puisse être établie par d'autres témoignages de l'Ecriture, il faut alors en montrer l'évidence par de solides raisonnements, bien que, peut-être, ce sentiment n'ait pas été celui de l'auteur en cet endroit. Mais cette méthode est très-dangereuse. La voie la plus sûre sera toujours celle de L'Écriture même; et quand nous y cherchons la vérité cachée sous le voile des expressions métaphoriques, il faut que notre interprétation soit à l'abri de toute controverse, ou que, si elle est contestable, l'incertitude soit résolue par des, témoignages puisés ailleurs dans l'étendue des livres saints.



CHAPITRE XIX. NÉCESSITÉ DE LA CONNAISSANCE DES DIVERSES SORTES DE FIGURES.


3040 40. Les savants ne doivent pas ignorer que nos auteurs sacrés ont employé tous ces genres de locutions que les grammairiens appellent du nom grec de «tropes»; qu'ils en ont fait un usage plus fréquent et plus riche que ne pensent ceux qui ne les ont pas lus, et qui ont appris ailleurs ces figurés du langage. Ceux qui ont connaissance de ce genre d'ornements, savent les distinguer dans les saintes lettres, dont l'intelligence leur devient ainsi plus facile. Ce n'est pas ici le lieu de les enseigner à ceux qui les ignorent, car je ne veux pas faire un cours de grammaire. Mais j'engage beaucoup à les apprendre ailleurs, comme je l'ai déjà fait dans le second livre, où j'ai parlé de la nécessité de la connaissance des langues. Car les lettres, d'où la grammaire a tiré son nom, puisque les Grecs les appellent Grammata, sont les signes des sons articulés du langage. L'Écriture nous offre, non-seulement des exemples de ces figures, comme de toute autre chose, mais les noms mêmes de quelques-unes, comme des allégories, des énigmes, des paraboles. D'ailleurs, presque toutes ces figures dont l'enseignement fait partie des arts libéraux se retrouvent sur les lèvres de ceux qui n'ont jamais entendu de grammairiens, et abondent dans le langage vulgaire. Ne dit-on pas tous les jours: Comme vous florissez! figure qui se nomme métaphore? N'appelle-t-on pas piscine un réservoir qui ne renferme aucun poisson, et n'est pas destiné à en recevoir, quoique ce terme tire de là son origine? C'est là une catachrèse.

3041 41. Il serait trop long de citer des exemples d'autres figures. La langue vulgaire a même su en former qui sont d'autant plus frappantes, qu'elles signifient le contraire de ce qu'expriment les paroles, telles que l'ironie et l'antiphrase. L'ironie indique sa pensée par le mode de prononciation; ainsi on dit à quelqu'un qui fait le mal: Vous faites là une bonne action! L'antiphrase, pour signifier l'opposé, n'a pas recours au ton de la prononciation; elle emploie des termes particuliers tirés du contraire, comme celui de lucus donné à un bois sacré, parce que la lumière n'y pénètre pas; ou certaines expressions consacrées par l'usage, bien qu'elles n'aient pas toujours le même sens, comme quand nous cherchons une chose dans un lieu où elle n'est pas, et qu'on nous dit: il en est rempli; quelquefois c'est par certaines paroles ajoutées qu'elle fait entendre le contraire de ce qu'elle exprime, (56) par exemple: Défiez-vous de cet homme, car c'est un homme de bien. Quel est l'ignorant qui en parle ainsi, sans savoir ni la nature, ni les noms de toutes ces figures? Cependant la connaissance en est indispensable pour résoudre les difficultés de l'Ecriture; car si un passage pris à la lettre n'offre qu'un sens absurde, il faut examiner s'il n'y a pas là telle ou telle ligure qui cache le sens véritable. C'est par ce moyen qu'on a porté la lumière dans la plupart des obscurités.



CHAPITRE XXX. RÈGLES DU DONATISTE TICHONIUS.


3042 42. Un certain Tichonius, qui a vivement combattu les Donatistes dans ses écrits, tout Donatiste qu'il était, et dont l'aveuglement nous parait d'autant plus étrange qu'il n'abandonna pas entièrement cette secte, a composé un livre intitulé «des Règles», parce qu'il y expose sept règles à l'aide desquelles on peut pénétrer dans les mystères cachés de l'Ecriture. La première est «de Notre-Seigneur et de son corps»; la seconde, «du corps du Seigneur partagé en deux»; la troisième des promesses et de la loi»; la quatrième, de l'espèce et du genre»; la cinquième, «des temps»; la sixième, «de la récapituliation»; la septième, «du démon et de son corps» . Considérées de la manière dont il les expose, ces règles sont certainement d'un grand secours pour porter la lumière dans les obscurités des saints Livres; mais elles ne suffisent pas toujours, car on doit recourir encore à bien d'autres moyens pour résoudre toutes les difficultés; Tichonius lui-même, en plusieurs circonstances, les a laissées de côté comme inutiles. Aucune de ces règles, par exemple, n'avait de rapport à la question de savoir ce qu'il faut entendre par les anges des sept Églises, dont il est parlé dans l'Apocalypse, et auxquels saint Jean avait reçu l'ordre d'écrire. C'est par une suite de raisonnements qu'il arrive à conclure que ces anges représentent les Eglises, mêmes (1). Sa longue dissertation sur un point aussi difficile à élucider ne fait aucune mention des dites règles. Je me borne à ce seul exemple, par ce que ce serait une tâche trop langue et trop pénible d'énumérer tous les passages pour lesquels elles demeurent insuffisantes.

1.
Ap 1,20


3043 43. L'auteur, en les recommandant leur attribuait une portée telle, que leur emploi intelligent pouvait faire jaillir la lumière de toutes les parties de l'Ecriture. Voici comme il débute: «Rien ne m'a paru plus nécessaire que d'écrire un livre des Règles, et d'y donner comme autant de clefs et de flambeaux pour pénétrer dans les secrets de la Loi. Ces règles mystérieuses sondent toutes les profondeurs, et ouvrent le trésor de la vérité à ceux qui ne pouvaient les découvrir. Si on les reçoit avec la même simplicité que nous les donnons, tout ce qui est fermé s'ouvrira, tout ce qui est voilé sera éclairci, et quiconque voudra parcourir l'immense forêt des prophéties, sera conduit comme par des sentiers lumineux qui l'éloigneront de toute erreur.» S'il se fût contenté de dire que ces règles mystérieuses sondent quelques-unes des profondeurs, même les plus secrètes, des divins oracles, et aplanissent grand nombre de difficultés, sans présumer vouloir tout éclaircir, il fût resté dans le vrai. Sans donner à son livré, si utile d'ailleurs et si bien travaillé, un mérite exagéré, il n'eût pas flatté d'une vaine attente le lecteur qui en prendrait connaissance. J'ai cru devoir consigner ici ces réflexions pour engager les esprits studieux à lire ce livre assurément très-propre à faciliter l'intelligence de l'Ecriture, et pour prévenir de ne pas entendre plus qu'il ne renferme. Il doit être lu avec prudence, en raison de quelques erreurs qu'il faut attribuer à la fragilité humaine, mais principalement à cause des maximes hérétiques que l'auteur y a émises comme Donatiste. Je vais expliquer en peu de mots les avis et les instructions renfermées dans ces règles.



CHAPITRE XXXI. PREMIÈRE RÈGLE DE TICHONIUS.


3044 44. La première règle est «du Seigneur et «de son corps.» Elle nous apprend que quelquefois le chef et le corps, c'est-à-dire, le Christ et l'Eglise, sont représentés dans une seule personne; car ce n'est pas vainement qu'il a été dit aux fidèles: «Vous êtes de la race d'Abraham (1);» quoiqu'à vrai dire le Christ seul soit de cette race. Ne soyons donc pas étonnés si, dans une seule et même personne,

1.
Ga 3,29

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le discours passe tantôt du chef au corps, et tantôt du corps au chef. Ainsi, c'est la même personne qui parle ici: «Dieu m'a mis sur la tête une couronne semblable à celle d'un époux et il m'a paré des ornements d'une épouse (1).» Et cependant il faut distinguer, dans ces paroles, ce qui se rapporte au chef, ou à Jésus-Christ, et ce qui convient au corps, c'est-à-dire, à l'Eglise.



CHAPITRE 32. DEUXIÈME RÈGLE.


3045 45. La seconde règle est «du corps du Seigneur partagé en deux» . Ce titre était peu convenable, car ce qui ne sera pas éternellement avec Jésus-Christ ne peut former effectivement son corps. Il fallait dire: «du corps du Seigneur véritable et mélangé;» ou bien: «véritable et déguisé,» ou de quelqu'autre manière. Les hypocrites, en effet, non-seulement ne seront pas avec lui dans l'éternité, mais ils n'y sont pas même sur la terre, quoiqu'en apparence ils fassent partie de son Eglise. On aurait donc pu intituler cette règle: «de l'Eglise mélangée.» Elle exige du lecteur une grande attention, pour discerner quand l'Ecriture, paraissant s'adresser toujours aux élus, ou en parler, a déjà passé aux réprouvés, parce que les uns et les autres ne forment qu'un seul corps, par suite de leur mélangé ici-bas, et de la participation aux mêmes sacrements. En voici un exemple tiré du Cantique des Cantiques: «Je suis brune, mais je suis belle comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon (2).» L'épouse ne dit pas: J'ai été brune comme les tentes de Cédar, et maintenant je suis belle comme les pavillons de Salomon; mais elle dit qu'elle est l'un et l'autre en même temps, à cause de l'union passagère des bons et des mauvais poissons dans les mêmes filets (3). Les tentes de Cédar représentent ici Ismaël, qui ne doit point partager l'héritage avec le fils de la femme libre (4). Ainsi, après avoir dit des justes, dans Isaïe: «Je conduirai les aveugles dans «des voies qui leur sont inconnues, et ils «marcheront dans des sentiers où ils n'ont «jamais été; je changerai leurs ténèbres en «lumière, et je redresserai leurs voies tortueuses;

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Is 61,10 - 2. Ct 1,5 - 3. Mt 13,48 - 4. Gn 21,10 Ga 4,30

je leur ferai ce que je dis; et ne les abandonnerai pas (1);» Dieu parle aussitôt des méchants confondus avec les bons, et il ajoute «Mais ils sont retournés en arrière.» Il semble parler toujours des premiers, quoique ces paroles désignent évidemment les méchants. Mais, comme ils sont maintenant mêlés les uns aux autres, il continue, en apparence, à s'adresser à ceux dont il parlait auparavant. Un jour, néanmoins, se fera la séparation, figurée dans ce serviteur de l'Evangile, que son maître doit séparer, à son arrivée, pour lui donner place au rang des hypocrites?




Augustin, doctrine chrétienne 3021