Augustin, les Soliloques 1017

CHAPITRE X. L'AMOUR DU CORPS ET DES CHOSES EXTÉRIEURES.


1017 17. L. R. Ne vois-tu pas quelquefois les yeux du corps, même en bonne santé, se blesser et s'éloigner de la lumière du soleil afin de se tourner vers l'obscurité? Et toi, tu songes aux progrès que tu as faits, tu ne songes pas à ce que tu veux voir; cependant je discuterai avec toi ces progrès. Ne désires-tu [133] aucunes richesses? - A. Non, et ce n'est pas d'aujourd'hui. J'ai trente-trois ans, et il y en a près de quatorze que j'ai cessé de les désirer; et si quelque hasard me les offrait, je n'y verrais qu'un moyen de fournir à mes besoins et aux besoins d'autrui. Un ouvrage de Cicéron a suffi pour me persuader qu'on ne doit pas les désirer, et que si elles viennent, on doit en user avec beaucoup de sagesse et de prudence. - L. R. Et les honneurs? - A. J'avoue que je n'ai cessé de les désirer que depuis peu et presque dans ces derniers jours. - L. R. Ne désires-tu pas une femme? Parfois ne voudrais-tu pas la voir belle, chaste, réglée, lettrée ou capable d'être facilement instruite par toi-même; et puisque tu méprises les richesses, apportant une dot simplement suffisante pour ne pas troubler ton repos, surtout situ espères et si tu es certain qu'elle ne te fera jamais éprouver aucune peine? - A. Sous quelques traits que tu me la représentes, fût-elle comblée de tous les dons, il n'est rien que je sois aussi résolu d'éviter que le commerce d'une femme. Car il n'est rien, je le sens, qui abatte davantage l'essor de l'esprit que les caresses d'une femme et cette union des corps qui est de l'essence du mariage. C'est pourquoi, si c'est un des devoirs du sage, ce que je n'ai point encore examiné, de chercher à avoir des enfants, celui qui s'unit à une femme dans ce seul but me paraît plus digne d'être admiré que d'être imité; car il y a plus de danger dans cette tentative que de bonheur à y réussir. Aussi je me suis obligé assez justement et assez utilement, je crois, pour la liberté de mon âme, à ne désirer, à ne rechercher, à ne prendre aucune femme. - L. R. Je ne te demande pas en ce moment à quoi tu t'es obligé; mais si tu luttes encore ou si tu as vaincu la cupidité; il est question, en effet, de la santé de tes yeux. -A. Je ne recherche plus, je ne désire plus rien de ce genre, je ne m'en souviens même qu'avec horreur et mépris; que veux-tu davantage? Et cette heureuse disposition d'esprit s'accroît chaque jour; car plus s'augmente l'espérance de voir cette beauté suprême pour laquelle je soupire si vivement, plus toutes mes affections, tous mes plaisirs se concentrent en elle. - L. R. Et la délicatesse des mets? t'occupe-t-elle beaucoup?- A. Ceux dont j'ai résolu de m'abstenir ne me tentent nullement. Quant à ceux que je ne me suis pas retranchés, j'avoue que je ne puis en user sans quelque plaisir; mais il est de telle nature qu'après les avoir vus et goûtés, je puis m'en priver sans aucune peine. Lorsqu'ils ne sont pas sous mes yeux, aucun désir ne vient mettre obstacle à mes pensées. Mais ne m'interroge pas d'avantage, soit sur le manger et le boire, soit sur le plaisir du bain, et sur les autres voluptés du corps; je n'en désire que ce qui petit être utile à ma santé.



CHAPITRE 11. LES BIENS EXTÉRIEURS DOIVENT PLUTÔT ÊTRE ACCEPTÉS QUE RECHERCHÉS EN VUE DES BIENS VÉRITABLES.


1018 18. L. R. Tu as déjà fait des progrès considérables; cependant les défauts que tu conserves sont un grand obstacle pour voir cette lumière éternelle. Mais je vais employer un moyen qui tue semble facile pour bien m'assurer s'il ne nous reste plus de cupidité à dompter, ou si nous n'avons fait aucun véritable-progrès, et si la racine des vices que nous croyons détruits ne subsiste pas encore. Réponds à cette question: Si tu étais persuadé de ne pouvoir vivre dans l'étude de la sagesse avec tes amis les plus chers, sans une fortune considérable pour fournir à tous vos besoins, ne désirerais-tu pas, ne souhaiterais-tu pas les richesses? - A. J'en conviens. - L. R. Et si tu étais persuadé que tu amèneras à la sagesse un grand nombre de personnes, mais à la condition de recevoir des honneurs, une autorité plus considérable; si tu voyais aussi que tes amis ne sont capables de mettre un frein à leur cupidité ni de se convertir entièrement à la recherche de Dieu, qu'autant qu'ils recevraient eux-mêmes des honneurs et qu'ils ne pourraient y parvenir que dans le cas où tu serais élevé en gloire et en dignité: ne devrais-tu pas aspirer et travailler énergiquement à les obtenir? - A. La chose serait ainsi que tu le dis. - L. R. Je ne te parle plus de femme; car il est possible que peut-être il n'y ait jamais une telle nécessité d'en prendre une. Cependant, si elle devait avoir assez de patrimoine pour fournir, et fournir de grand coeur aux besoins de tous ceux que tu désirerais réunir auprès de toi dans un doux loisir; si de plus elle joignait à cette fortune une naissance assez illustre pour te faire obtenir facilement ces honneurs, que tu as [134] reconnu pouvoir être nécessaires, te serait-il permis de dédaigner tous ces avantages? - A. Quand oserais-je former une telle espérance?


1019 19. L. R. Tu me réponds comme si je cherchais en ce moment ce que tu espères. Je ne cherche pas à connaître quel bien ne te charme pas quand il t'est refusé, mais quel bien pourrait te séduire si on te l'offrait. Autre chose est la cupidité détruite, autre chose est la cupidité endormie. C'est dans ce sens que certains philosophes ont dit que les vicieux étaient tous des insensés, à la manière d'un bourbier dont on ne sent les exhalaisons fétides que lorsqu'on 1e remue. Il est fort différent que la cupidité cède à l'absence de tout espoir ou soit détruite par la pureté du coeur. - A. Je ne puis te répondre. Jamais, néanmoins, tu ne me persuaderas que par la disposition d'esprit dans laquelle je suis maintenant je ne doive juger que j'ai fait quelque progrès. - L. R. Je crois que la chose te paraît ainsi, parce que tout en croyant pouvoir désirer les biens dont nous venons de parler, tu ne les désirerais pas pour eux-mêmes, mais pour autre chose. - A. C'est précisément ce que je voulais dire; car lorsqu'autrefois j'ai désiré les richesses, je les ai désirées précisément pour être riche; et les honneurs, dont je t'ai avoué que le désir a régné jusqu'à présent dans mon âme, je les ai recherchés pour je ne sais quel éclat qui charmait mon imagination, et je n'ai jamais souhaité dans une femme, -lorsque je me suis occupé du mariage, que de pouvoir réunir la volupté à la bonne réputation. J'avais alors pour tous ces biens une véritable passion: maintenant je les méprise tous; et si, pour parvenir à ceux que je désire, il faut passer par ces biens inférieurs, je ne les recherche point pour en jouir, mais je les supporte (1). - L. R. Tu as parfaitement raison, car je ne crois pas que l'on puisse appeler cupidité la recherche d'un bien qu'on ne souhaite qu'en vue d'un autre bien.


1. Il y a, dans la manière ingénue avec laquelle saint Augustin avoue ses dispositions présentes par rapport aux différents objets des affections humaines, quelque chose du charme que l'on éprouve à la lecture de ses Confessions. On sent qu'il ne dissimule rien et que sa franchise est égale à sa sagacité. Ce qu'il ajoute sur les dispositions nécessaires pour connaître la vérité, est incontestable, et c'est ce que Pascal a indiqué dans ses Pensées avec cette éloquence mâle et impérieuse qui le caractérise: «J'aurais bientôt quitté ces plaisirs, dites-vous, si j'avais la foi; et moi je vous dis que vous auriez bientôt la foi si vous aviez quitté ces plaisirs; or, c'est à vous à commencer. Si je pouvais, je vous donnerais la foi; je ne le puis, ni par conséquent éprouver la vérité de ce que vous dites; mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs et éprouver si ce que je vous dis est vrai.» On peut ajouter que dans l'ordre même naturel toute personne vouée aux études philosophiques a pu en faire l'expérience. Que sont pour la plupart des gens du monde ces vérités sublimes qui transportent le véritable philosophe? ou des absurdités, ou des connaissances sans aucune valeur, de pures chimères. Mais guérissez ce mondain de l'amour effréné des plaisirs, apprenez-lui à rentrer en lui-même, à vivre de la véritable vie, c'est-à-dire de la vie intellectuelle et morale, et tout à coup ces vérités qu'il méconnaissait, qu'il osait traiter d'absurdes, reprendront à ses yeux l'évidence qui les accompagne, et sur son coeur l'empire qui leur est naturel.



CHAPITRE XII. IL NE FAUT RIEN DÉSIRER QUE CE QUI CONDUIT AU SOUVERAIN BIEN, RIEN CRAINDRE QUE CE QUI EN ÉLOIGNE.


1020 20. L. R. Mais, je te le demande: pourquoi désires-tu que ceux que tu aimes vivent et vivent avec toi? - A. Afin que nous puissions chercher unanimement à connaître Dieu et nos âmes car celui qui est parvenu d'abord à la découverte de la vérité, y conduit les autres sans fatigue. - L. R. Et si tes amis ne voulaient pas s'occuper de cette recherche?A. Je les déterminerais à le vouloir. - L. R. Mais qu'arriverait-il si tu ne pouvais parvenir à les persuader, ou parce qu'ils croiraient connaître déjà la vérité, ou parce qu'ils penseraient qu'elle est impossible à découvrir, ou parce qu'ils seraient détournés de cette recherche par la cupidité et les soins des choses terrestres? - A. Je les supporterais le mieux que je pourrais, et ils feraient de même de leur côté. - L. R. Mais si leur présence était pour toi un obstacle et que tu ne pusses le changer; ne travaillerais-tu pas, n'aspirerais-tu pas à t'en séparer, plutôt que de vivre ainsi avec eux?- A. J'en conviens, la chose est ainsi que tu le dis. - L. R. Tu ne désires donc pour elles-mêmes, ni la vie ni la présence de tes amis, mais afin de parvenir à la sagesse? - A. Je l'avoue. - L. R. Mais quoi 1 et ta propre vie, si tu étais sûr qu'elle est un obstacle à l'acquisition de la sagesse, désirerais-tu la conserver? - A. Je la sacrifierais volontiers. - L. R. Mais si tu savais que tu peux parvenir à la sagesse, soit en abandonnant ce corps mortel, soit en y restant uni, est-ce ici ou dans une autre vie que tu chercherais plutôt à jouir du bien que tu aimes?- A. Si je savais qu'il ne m'arrivera rien de pire que mon état actuel, rien qui me fit descendre du point auquel je suis parvenu, je ne m'en inquiéterais pas. - [135] L. R. Ainsi tu ne redoutes maintenant la mort, que dans la crainte de tomber dans une pire situation ' qui te prive de la connaissance de Dieu? - A. Je crains non-seulement d'être privé de cette connaissance, si je suis parvenu à en .obtenir quelqu'une, mais aussi que toute voie me soit fermée pour arriver à ce que j'ambitionne encore; j'espère, toutefois, -conserver ce que je possède déjà. - L. R. Si donc tu désires cette vie, ce n'est pas non plus pour elle-même, mais en vue de la sagesse? - A. Cela est vrai.


1021 21. L. R. Il reste la douleur du corps qui te trouble peut-être, par sa violence. - A. Je ne la redoute si fort, non plus, que parce qu'elle m'empêche de rechercher la vérité. J'étais tourmenté ces jours derniers par un violent mal de dents, et je ne pouvais trouver dans mon esprit que les choses que je savais déjà; j'étais incapable de rien apprendre, ce qui aurait demandé toute mon attention; cependant il me semblait que si la lumière de la vérité se révélait à moi, je ne sentirais plus la douleur, ou que sûrement je la supporterais comme rien. Mais quoique je n'aie jamais éprouvé de souffrances plus aiguës; en réfléchissant toutefois combien elles pourraient être plus vives, je suis forcé d'embrasser l'opinion de Cornélius Celsus (1) qui dit que le souverain bien est la sagesse, et le souverain mal la douleur du corps. La raison qu'il en donne ne me paraît pas mauvaise. Puisque nous sommes composés, dit-il, de deux parties, c'est-à-dire d'une âme et d'un corps, et que la première partie, l'âme, est la plus parfaite, le souverain bien doit être la perfection de la première partie; le souverain mal, ce qu'il y a de plus mauvais dans la seconde. Or, la sagesse est ce qu'il y a de plus parfait dans l'âme, comme la douleur, ce qu'il y a de pire dans le corps. On peut en conclure, je pense, sans crainte de se tromper, que le souverain bien de l'homme est la sagesse; le souverain mal, la douleur. - L. R. C'est ce que nous examinerons plus tard; car la sagesse à laquelle nous nous efforçons de parvenir. nous donnera peut-être d'autres enseignements. Si, au contraire, elle nous montre la vérité de: ce que tu viens de dire, nous adopterons sans hésitation cette proposition sur le souverains bien et le souverain mal.

1. Aulus Cornélius Celsus avait embrassé dans ses études le cercle entier des connaissances de son temps. Quintilien, liv. 12,chap. 11,après avoir parlé de Caton le Censeur, de Varron et de Cicéron, qui, à l'exemple de Platon et d'Aristote, écrivirent sur presque toutes les sciences, ajoute que Cornélius Celsus y avait joint l'art militaire, l'agriculture et la médecine. Dans le livre X chap. 1er, il le désigne comme ayant suivi les principes des sceptiques et entame un écrivain au style élégant et soigné. Il est vrai que dans l'endroit où il parle de tous les objets qu'il avait embrassés, il le considère comme un homme d'un génie médiocre, s'il faut réellement lire mediocri vir ingenio et non medicus acri vir ingenio, comme un savant l'a conjecturé avec quelque probabilité. Quoi qu'il en soit, tous les ouvrages de Cornélius Celsus sont perdus, à l'exception de ses huit livres sur la médecine. Quant à la maxime que saint Augustin cite de lui et qui se trouvait probablement dans quelques-uns de ses traités philosophiques, le saint docteur promet de l'examiner plus bas, et cependant il n'en est plus question, ni dans les deux livres des Soliloques, ni même dans le livre de l'Immortalité de l'âme.. Nous croyons qu'un plus mûr examen la lui eût fait modifier. La première partie de cette maxime est sans doute incontestable, mais la seconde est fondée sur une raison qui n'est que spécieuse. L'âme étant plus excellente que le corps, si la sagesse qui fait sa perfection est pour l'homme le souverain bien, l'état de désordre de cette même âme sera aussi pour l'homme le plus grand mal qu'il puisse éprouver. Sans doute les maux du corps dans cette vie peuvent troubler la félicité de l'homme, parce que l'âme humaine dépend du corps, depuis le péché originel, de manière à ne pas pouvoir en arrêter les impressions; mais, indépendamment de ce que, même dès cette vie, cette loi souffre des exceptions, ce mal, quoique très-réel; ne peut se comparer à celui qui résulte de l'état de désordre de l'âme; il n'est pour l'homme qu'un état d'épreuve et peut contribuer à assurer son éternelle félicité.




CHAPITRE XIII. COMMENT ET PAR QUELS DEGRÉS ON PARVIENT A LA SAGESSE.


1022 22. Ce que nous cherchons maintenant, c'est de connaître de quelle manière tu dois aimer la sagesse, que tu désires voir et posséder sans aucun voile et par un chaste embrassement, faveur qu'elle n'accorde qu'à un petit nombre de ses amants les plus dévoués. N'est-il pas vrai que si tu aimais une belle femme, c'est avec justice qu'elle rejetterait ton amour, si elle percevait que tu en aimes une autre qu'elle? Peux-tu donc te flatter que la chaste beauté de la sagesse, se montre à ton regard, si elle n'est le Seul objet de ton amour? - A. Malheureux que je suis! Pourquoi faut-il être encore privé de l'objet de mes recherches et éprouver le cruel tourment de désirer sans jouir? Déjà je l'ai montré, je n'aime que la sagesse, puisqu'on n'aime point toutes les choses qu'on n'aime pas pour elles-mêmes. C'est la seule sagesse que j'aime pour elle: tous les autres biens, la vie, le repos, les amis, je ne les désiré ou je ne crains de les perdre qu'à cause d'elle (1). (136) Quelle mesure peut avoir en moi cet amour de l'éternelle beauté? Non-seulement je ne l'envie pas aux autres, mais je désire qu'un grand nombre le recherchent avec moi, y aspirent avec moi, le possèdent avec moi, en jouissent avec moi: amis d'autant plus intimes que cette sagesse se donnera davantage à chacun de nous.


1. C'est ici un des principes les plus importants de la morale, un de ceux sur lesquels saint Augustin a le plus insisté dans ses différents ouvrages. Dieu, la vérité et la vertu qu'il n'en faut pas séparer, doivent seuls être recherchés pour eux-mêmes; tous les autres biens ne peuvent être désirés que comme des moyens d'arriver au bien par excellence. Il en est de même du mal: on ne doit en craindre qu'un seul, le péché, la séparation de Dieu. Tous les autres maux naturels ne doivent être évités que comme portant obstacle à notre union avec Dieu, à la contemplation de la vérité et de la beauté souveraine: ces principes constituent le véritable stoïcisme chrétien, qui diffère essentiellement de celui du paganisme, en ce que la force que celui-ci voulait trouver dans l'homme, le stoïcisme chrétien nets cherche qu'en Dieu. Sénèque, dans quelques endroits de ses ouvrages, veut faire son Sage si excellent, qu'il devient un véritable rival de la divinité; c'est là le délire de l'orgueil. Le sage chrétien, au contraire, sait que la vertu vient de Dieu. et qu'il ne peut se perfectionner que par l'union la plus intime avec la divinité. C'est ce que saint Augustin lui-même a exprimé avec tant d'énergie dans le sermon 121, ont ces paroles de saint Jean l'Evangéliste: Le monde a été fait par lui, en disant: Amando Deum dii efficemur; en aimant Dieu, nous devenons des dieux.



1023 23. L. R. Tels doivent être les amants de la sagesse; tels sont ceux que recherche cette amie vraiment pure dont l'union est sans tache. Mais il n'est pas qu'une seule voie pour conduire à elle 1. Chacun, suivant sa pureté et sa force, embrasse plus ou moins complètement ce bien souverain et parfait. Elle est comme une lumière ineffable et incompréhensible qui éclaire notre intelligence; apprenons de la lumière sensible comment cette union s'opère. Il y a des yeux si sains et si forts que, tout en s'ouvrant, ils se tournent sans aucune hésitation vers le soleil; la lumière fait, pour ainsi dire, leur santé; ils n'ont pas besoin de maître, un simple avertissement peut leur suffire. A ceux-là il suffit de croire, d'espérer et d'aimer. Mais d'autres sont éblouis de l'éclat de cette beauté qu'ils désirent si vivement de voir, et n'ayant pu le soutenir, ils retombent souvent avec plaisir dans les ténèbres. Quoiqu'on puisse regarder comme sains les yeux de ces derniers, il est dangereux de vouloir leur montrer ce dont ils ne peuvent soutenir encore la vue; il faut donc les exercer auparavant et nourrir sans le satisfaire leur amour pour la lumière. Il faut d'abord leur montrer les choses qui ne brillent point par elles-mêmes et qui ne peuvent être vues que par une lumière étrangère, tels que des vêtements, un mur, ou d'autres objets semblables; ensuite ce qui réfléchit avec plus de vivacité cette lumière étrangère, comme l'or, l'argent ou d'autres objets pareils dont l'éclat cependant ne peut blesser les yeux; alors peut-être on leur fera doucement apercevoir les feux terrestres et les astres, la lune, l'éclat de l'aurore et la clarté du jour naissant. Par ce moyen, chacun, suivant sa santé, pourra, plus tôt ou plus tard, en suivant tous ces degrés, ou en en négligeant quelques-uns, parvenir à voir le soleil sans hésitation et avec un grand plaisir. C'est un semblable procédé que suivent les maîtres habiles à l'égard de ceux qui chérissent la sagesse et dont les yeux, déjà ouverts, n'ont pas encore assez de force pour la contempler.

L'emploi d'une bonne méthode, c'est de nous y faire parvenir avec ordre; y arriver sans ordre serait le fruit d'un bonheur à peine croyable. Mais nous avons assez écrit aujourd'hui, je pense. Il faut ménager la santé.



1. Réf. livr. 1,chap. 4,n. a.




CHAPITRE XIV. C'EST LA SAGESSE ELLE-MÊME QUI GUÉRIT LES YEUX POUR LES RENDRE CAPABLES DE VOIR.


1024 24. A. Et un autre jour: Je t'en prie, fais-moi connaître cet ordre si tu le peux, mène, conduis-moi où tu veux, par le chemin que tu voudras, de la manière que tu voudras; commande-moi les choses les plus dures, les plus ardues, pourvu qu'elles soient en ma puissance et que je ne puisse douter qu'elles ne me conduisent où je désire d'arriver. - L. R. Je n'ai qu'une seule chose à te commander, je n'en connais point d'autre: c'est de fuir entièrement toutes les choses sensibles et d'avoir grand soin, tant que nous sommes dans ce corps mortel, que les ailes de ton esprit ne soient point arrêtées par la glu de ce monde, car nous avons besoin de toute leur force et de toute leur activité pour nous envoler des ténèbres jusques à la pure lumière; cette lumière ne daigne se montrer à ceux qui sont encore enfermés dans la prison du corps, qu'autant qu'ils sont capables de voler dans les airs, quand cette prison se brise ou se dissout. Ainsi, lorsque tu seras dans une telle disposition, que rien de terrestre ne te plaise, crois-moi, au même moment, au même instant, tu verras ce que tu désires. - A. Quand cela arrivera-t-il? Je te le demande, car je ne pense pas pouvoir mépriser souverainement toutes les choses terrestres, avant d'avoir vu cette beauté éternelle devant laquelle tout s'avilit.

L. R. L'oeil du corps pourrait dire également: Je n'aimerai plus les ténèbres lorsque [137] j'aurai vu le soleil. Ceci semble d'abord être dans l'ordre, et néanmoins, il en est bien autrement. Si l'oeil aime les ténèbres, c'est qu'il n'est pas sain, il ne peut voir le soleil avant d'être guéri. Ainsi l'âme se trompe souvent en se flattant et en se vantant d'avoir la santé; et parce qu'elle ne voit pas encore, elle croit avoir le droit de se plaindre. Mais la suprême beauté sait quand elle doit se montrer; elle remplit l'office de médecin, et connaît ceux qui sont sains, plus qu'ils ne se connaissent eux-mêmes. Pour nous, nous croyons savoir à quelle hauteur nous nous sommes élevés du fond de l'abîme; mais nous ne pouvons ni penser, ni sentir où nous étions plongés, combien nous étions descendus, et nous nous regardons comme sains parce que nous sommes un peu moins malades. Ne vois-tu pas avec quelle sorte de sécurité nous affirmions hier que nous n'étions plus esclaves d'aucune passion, que nous n'aimions que la sagesse et que nous ne cherchions ni ne voulions d'autres biens que pour elle? Combien te paraissaient honteux, méprisables, horribles et exécrables les plaisirs de l'amour quand nous parlions du désir d'une épouse? Mais cette nuit, lorsque nous veillions ensemble, lorsque nous nous entretenions des mêmes idées, tu as senti bien autrement que tu ne l'avais présumé, combien l'image de ces plaisirs, de ces cruelles voluptés a agi sur toi. L'impression a été beaucoup, beaucoup moins vive qu'elle n'a coutume de l'être; elle était cependant bien différente de ce que tu avais cru: ainsi le médecin intérieur t'a fait voir et de quel mal tu étais guéri par ses soins et combien il te restait encore à guérir.


1026 26. A. Tais-toi, je te prie, tais-toi; pourquoi me tourmenter? Pourquoi descendre et pénétrer si avant dans mon âme? Je ne cesse de pleurer, je ne puis plus rien promettre, je n'ose plus me flatter de rien; ne m'interroge point là-dessus. Tu dis avec raison que celui que je désire voir connaît seul si je suis pur. Qu'il fasse ce qu'il lui plaît; qu'il se montre à moi quand il le voudra, je me confie tout entier à ses soins et à sa clémence. J'ai fini par croire qu'il ne cesse de secourir ceux qui sont ainsi disposés envers lui. Je ne dirai rien sur la santé de mon âme que je n'aie aperçu cette éternelle beauté. - L. R. C'est ainsi que tu dois agir; mais sèche tes larmes et fortifie ton coeur. Tu as beaucoup pleuré, et cette maladie de poitrine n'a fait que s'aggraver. - A. Tu veux que je mette un terme à mes larmes, tandis que je ne vois point de terme à ma misère? Tu m'ordonnes d'avoir égard à la santé de mon corps, tandis que je suis infecté de la contagion du vice? Mais, je t'en prie, si tu as quelque pouvoir sur moi, essaye de me conduire par quelque sentier plus court, afin que dans le voisinage de cette lumière, dont je puis, si j'ai fait quelque progrès, supporter l'éclat au moins à une certaine distance, mes yeux n'aient plus que de la répugnance pour les ténèbres que j'ai quittées; et toutefois, puis-je dire avoir quitté des ténèbres qui osent encore flatter mon aveuglement?





CHAPITRE XV. COMMENT ON CONNAIT L'ÂME. CONFIANCE EN DIEU.


1027 27. L. R. Terminons, 5'il te plaît, ce premier livre, et nous essayerons dans le second de suivre le chemin qui nous paraîtra convenable. Ton indisposition exige un exercice modéré. - A. Je ne te permettrai pas de terminer ce livre si tu ne me fais connaître quelque chose de ce voisinage de la lumière, afin que je m'en occupe avec attention. - L. R. Le médecin intérieur t'en fournit le moyen, car je ne sais quel éclat m'invite et m'entraîne. Ainsi écoute avec attention. - A. Conduis-moi, je te prie, entraîne-moi où tu voudras - L. R. Ne dis-tu pas que tu veux connaître avec certitude l'âme et Dieu?- A. C'est là toute mon affaire. - L. R. Ne cherches-tu rien autre? - A. Rien autre. - L. R. Quoi! ne veux-tu pas comprendre la vérité? - A. Comme si je pouvais connaître Dieu et l'âme sinon par la vérité? - L. R. Tu dois donc connaître d'abord ce qui te sert à connaître tout le reste.- A. Je n'en disconviens pas. - L. R. Ainsi examinons premièrement si les mots vérité et vrai te semblent exprimer deux choses ou seulement une seule:- A. Il me semble que ce sont deux choses. Autre est la chasteté, et autre est d'être chaste: ainsi du reste. Je crois de même qu'autre chose est la vérité, autre chose est ce qui est appelé vrai. - L. R. Laquelle (le ces deux choses regardes-tu comme supérieure? - A. Je pense que c'est la vérité: ce n'est pas ce qui est chaste qui fait la chasteté; c'est par la chasteté qu'on est chaste: de même ce qui est vrai l'est par la vérité.

137


1028 28. - L. R. Et lorsqu'un homme chaste Nient à mourir, -penses-tu que la chasteté meure avec lui?- A. Nullement. - L. R. La vérité ne périt donc pas non plus lorsque périt ce qui est vrai?- A. Comment peut périr quelque chose de vrai? je ne le conçois pas. - L. R. Je m'étonne que tu me fasses cette question. Ne voyons-nous pas une foule de choses périr devant nos yeux? Car tu ne penses pas, sans doute, que cet arbre est un arbre sans qu'il soit véritablement un arbre, ou qu'il ne peut périr. Quand même tu ne croirais pas au témoignage des sens et quand tu pourrais répondre que tu ignores entièrement si c'est un arbre; cependant tu ne nieras pas, je présume, que, si cet arbre existe, c'est un arbre véritable. Car ce jugement vient de l'intelligence et non des sens. En effet, si c'est un faux arbre, il n'est pas un arbre; et s'il est un arbre, il est nécessairement un arbre véritable. - A. Je t'accorde cela. - L. R. Ne m'accorderas-tu pas aussi qu'il est de la nature de cet arbre de naître et de mourir?- A. Je ne puis le nier.- L. R. Tu dois en conclure que quelque chose de vrai peut périr. - A. Je n'en disconviens pas. - L. R. Mais réponds-moi de nouveau. Ne te paraît-il pas que la vérité ne périt point quand périssent des choses vraies, comme la chasteté ne meurt point par la mort d'un homme chaste? - A. Je te (accorde aussi et j'attends avec impatience ce que tu cherches à établir. - L. R. Sois doncattentif.- A. Je le suis-.


1029 29. L. R: Ne crois-tu pas vraie cette proposition: tout ce qui existe doit être quelque part? - A. Rien ne me paraît aussi nécessaire à admettre. - L. R. Et tu avoues-que la vérité existe?- A. Je l'avoue.-L: R. Nous devons donc chercher où elle est. Elle n'est point dans l'espace, à moins d'estimer qu'il y ait dans l'espace autre chose que des corps ou que la vérité soit un corps. - A. Je ne crois ni l'un ni l'autre. - L. R. Où donc crois-tu la vérité? En admettant son existence nous ne pouvons admettre qu'elle ne soit nulle part. - A. Si je savais où elle est,. je ne chercherais peut-être plus rien. - L. R. Peux-tu au moins connaître où elle n'est pas?- A. Si tu me le rappelles, peut-être le pourrai-je. - L. R. La vérité n'est pas certainement dans les,choses mortelles; en effet, ce qui est dans quelque sujet ne peut subsister si le sujet ne subsiste. Or la vérité subsiste lors même que périssent les choses vraies; nous l'avons admis. Donc la vérité n'est pas dans les choses mortelles. Cependant la vérité existe et elle n'est pas nulle part. Il y a donc des choses immortelles. Mais il n'y a rien de vrai si la vérité ne s'y trouve. Il s'ensuit donc qu'il n'y a de vrai que ce qui est immortel. Et tout faux arbre n'est pas un arbre; un faux bois n'est pas du bois; l'argent faux n'est pas de l'argent; enfin tout ce qui est faux n'est pas. Or tout ce qui n'est pas vrai est faux. Rien n'est donc véritablement que ce qui est immortel. Réfléchis en toi-même et avec soin sur ce petit argument, afin de voir s'il ne renferme pas quelque principe que tu puisses contester. Car si ce raisonnement te paraît juste, nous avons presque achevé notre travail; ce qui paraîtra peut-être mieux dans le livre suivant.


1030 30. A. Je te remercie, et puisque nous sommes dans le silence, j'examinerai attentivement avec moi, et par conséquent avec toi, ce nouveau raisonnement; pourvu qu'aucun nuage ténébreux ne s'y oppose et ne vienne encore me charmer, ce que je redoute extrêmement. - L. R. Ne cesse pas d'avoir confiance en Dieu et abandonne-toi à lui aussi entièrement que tu le pourras. Ne désire point d'être à toi ni indépendant; mais reconnais-toi plutôt l'esclave du Maître le plus clément et le plus généreux. Il ne cessera pas alors de t'attirer vers lui et ne permettra pas qu'il arrive rien qui ne te soit utile, même à ton insu. - A. J'écoute, je crois,et, autant que je le puis, j'obéis, je prie beaucoup pour obtenir beaucoup de forces. Désires-tu davantage?- L. R. C'est bien pour le moment, tu feras ensuite tout ce que la vue de Dieu te prescrira.




LIVRE DEUXIÈME.

Saint Augustin, dans ce second livre, traite longtemps avec lui-même de la vérité et de la fausseté. Après avoir établi l'éternelle durée de la vérité, il conclut que l'âme de l'homme, qui en est le siège, est immortelle.



CHAPITRE PREMIER. DE L'IMMORTALITÉ DE L'HOMME.


2001 1. A. Notre ouvrage a été interrompu assez longtemps; l'amour est impatient et ne cesse de répandre des larmes jusqu'à ce qu'il possède ce qu'il aime: ainsi commençons le livre second. - L. R. Commençons. - A. Croyons que Dieu nous soutiendra. - L. R. Croyons-le sans aucun doute, si cette croyance est en notre pouvoir. - A. C'est Dieu lui-même qui est notre pouvoir. - L. R. Prie-le donc aussi brièvement et aussi parfaitement que tu le pourras. - A. O Dieu qui êtes toujours le même 1 faites que je me connaisse, faites que je vous connaisse. Telle est ma prière. - L. R. Toi qui veux te connaître, sais-tu que tu existes?- A. Je le sais. - L. R. D'où le sais-tu? - A. Je l'ignore. - L. R. Sens-tu que tu es un être simple ou composé?- A. Je l'ignore. - L. R. Sais-tu que tu es en mouvement?- A. Je l'ignore. - L. R. Sais-tu que tu penses? - A. Je le sais. - L. R. Il est donc vrai que tu penses?- A. Cela est vrai. - L. R. Sais-tu que tu es immortel? - A. Je l'ignore. - L. R. De toutes les choses que tu avoues ignorer, quelle est celle que tu désires savoir la première? - A. Ce serait d'apprendre si je suis immortel. - L. R. Tu aimes donc à vivre? - A. Je l'avoue. - L. R. Et quand tu auras appris que tu es immortel, cela te suffira-t-il? - A. Ce sera beaucoup en soi, mais ce sera peu pour moi. - L. R. Ce peu, néanmoins, ne te fera-t-il pas grand plaisir?- A. Très-grand plaisir. - L. R. Ne verseras-tu plus de larmes?- A. Plus du tout. - L. R. Mais quoi! S'il est prouvé que dans cette vie immortelle tu ne pourras connaître que ce que tu connais maintenant, pourrais-tu comprimer tes pleurs? - A. Au contraire, je pleurerai alors pour obtenir de ne plus exister (1). - L. R. Tu ne chéris donc pas l'existence pour l'existence même, mais pour la science?- A. J'accorde cette conséquence. - L. R. Et si cette connaissance devait te rendre malheureux? - A. Je ne pense pas que la chose soit possible d'aucune manière. Mais si la connaissance rend malheureux, personne ne peut être heureux; car je ne suis malheureux aujourd'hui que par l'ignorance; et si la science rend aussi malheureux, c'est une éternelle misère. - L. R. Je vois maintenant tout ce que tu désires; si tu penses que personne ne peut être malheureux par la science, tu en conclus qu'il est probable que le savoir doit rendre heureux. Or personne ne peut être heureux s'il n'est vivant; personne n'est vivant s'il n'est. Tu désires donc exister, vivre et savoir: exister pour vivre, vivre pour savoir . Tu sais donc aussi que tu existes, tu sais que tu vis, tu sais que tu comprends. Mais tout cela durera-t-il toujours ou rien ne survivra-t-il? Une partie subsistera-t-elle à jamais, tandis que l'autre périra? Et si tout doit exister éternellement, tout pourra-t-il diminuer ou s'accroître? Voilà ce que tu veux savoir. - A. Cela est vrai. - L. R. Si donc nous;prouvons que nous vivrons toujours, il s'ensuit que nous existerons toujours. - A. C'est évident. - L. R. Il ne restera plus qu'à connaître si l'intelligence doit. toujours subsister.


1. Rousseau a dit dans Emile: «Si l'on nous offrait l'immortalité sur la terre, qui est-ce qui voudrait de ce triste présent?»



140




Augustin, les Soliloques 1017