Augustin, les Soliloques 2002

CHAPITRE II. LA VÉRITÉ EST ÉTERNELLE.


2002 2. A. J'aperçois cette marche aussi manifeste que rapide. - L. R. Sois donc attentif, afin de:pouvoir répondre à mes interrogations avec exactitude et fermeté. - A. Me voici. - L. R. Si ce monde doit toujours durer, n'est-il pas vrai que le monde durera toujours? - A. Qui peut en douter? - L. R. Et s'il ne doit pas toujours durer, n'est-il pas également vrai qu'il ne durera pas toujours? - A. Je l'accorde. - L. R. Et s'il doit périr, ne sera-t-il pas vrai, après sa ruine, que le monde a péri? Car il continue à exister tant qu'il n'est pas vrai qu'il ait cessé d'exister. Il répugne donc qu'il ait fini, et qu'il ne soit pas vrai qu'il ait fini? - A. Je l'accorde aussi. - L. R. Ensuite, te semble-t-il possible qu'il existe quelque chose de vrai si la vérité n'existe pas? -- A. Je ne le crois pas possible. - L. R. Ainsi la vérité subsistera lors même que le monde viendrait à périr? - A. Je ne puis le nier. - L. R. Et si la vérité même venait à cesser d'être, ne serait-il pas vrai que la vérité a cessé d'être? - A. Qui peut le nier? - L. R. Mais rien ne saurait être vrai si la vérité n'existe. - A. Je viens de l'accorder. - L. R. La vérité ne pourra donc jamais cesser d'être? - A. Continue comme tu as commencé, car il n'y a rien de plus vrai que cette conséquence.



CHAPITRE 3. SI LA FAUSSETÉ DOIT TOUJOURS DURER, ET SI ELLE NE PEUT EXISTER SANS ÊTRE PERÇUE, IL S'ENSUIT QU'IL EXISTERA TOUJOURS UNE AME QUELCONQUE POUR LA PERCEVOIR.


2003 3. L. R. Je te prie maintenant de répondre à cette question: Crois-tu que c'est l'âme qui sent ou le corps? - A. Je crois que c'est l'âme. - L. R. Est-ce que l'intelligence te semble appartenir à l'âme? - A. Cela me paraît ainsi. - L. R. A l'âme seule ou à quelqu'autre substance? - A. Dieu excepté, l'âme seule me paraît intelligente. - L. R. Examinons maintenant la question suivante: Si quelqu'un te disait que ce mur n'est pas un mur, mais un arbre, qu'en penserais-tu? - A. Je croirais que ses sens ou les miens se trompent, ou bien qu'il appelle arbre ce que j'appelle un mur. - L. R. Et si ce mur lui apparaît sous l'image d'un arbre et à toi sous l'image d'un mur, ces deux apparences ne pourront-elles pas être vraies?- A. Nullement, car une seule et même chose ne saurait être à la fois un arbre et un mur; et quoique la même chose paraisse différente à tous les deux, il est néces. s aire qu'un de nous soit trompé par une fausse apparence. - L. R. Mais si ce n'était ni un mur, ni un arbre, et que vous fussiez tous les deux dans l'erreur? - A. La chose est possible. - L. R. C'est un cas que tu avais oublié plus haut. - A. Je l'avoue. - L. R. Mais si vous reconnaissez l'un et l'autre que la chose est différente de ce qu'elle vous paraît, serez-vous encore dans l'erreur? - A. Non. - L. R. Une apparence peut donc être fausse, et celui qui voit cette apparence, ne pas se tromper? - A. C'est possible. - L. R. Il faut donc reconnaître que se tromper ce n'est pas voir de fausses apparences, mais y donner son assentiment? - A. C'est une chose évidente. - L. R. Mais le faux, pourquoi est-il faux? - A. Parce qu'il est différent de ce qu'il paraît. - L. R. Si donc il n'est pas d'être à qui le faux se montre, il n'existera rien de faux? - A. C'est une conséquence rigoureuse. - L. R. Il n'y a donc pas de fausseté dans les choses, mais dans les sens; or celui-là ne se trompe pas qui ne donne pas son assentiment à de fausses apparences: ce qui prouve qu'autre chose sont les sens et qu'autre chose nous sommes nous-mêmes; car lorsque les premiers se trompent, nous pouvons résister à l'erreur. - A. Je n'ai rien à opposer à ce que tu dis. - L. R. Mais lorsque l'âme se trompe, oseras-tu avancer que tu n'es pas trompé? - A. Comment l'oserai-je? - L. R. Or sans l'âme il n'y a point de sens, et sans les sens point de fausseté. L'âme est donc cause ou complice de l'erreur? - A. Ce qui précède me force d'admettre cette conséquence-là.


2004 4. - L. R. Réponds-moi maintenant à ceci Te paraît-il possible qu'il n'existe point de fausseté? - A. Comment la chose me paraîtrait-elle possible, lorsque nous éprouvons une si grande difficulté à trouver la vérité? Il serait plus absurde de dire qu'il n'existe point de fausseté que de nier toute vérité. - L. R. Crois-tu que celui qui ne vit pas puisse sentir? - A. La chose est impossible. - L. R. Il en ressort que l'âme vivra toujours. - A. Tu me [141] conduis trop rapidement vers ces grands horizons; allons pas à pas, je te prie. - L. R. Si tout ce que tu m'as accordé est exact, je crois que tu ne dois pas douter de cette conséquence. - A. Elle est trop précipitée, te dis-je, et je suis plus porté à croire que je t'ai accordé trop légèrement quelque chose, que de me regarder comme certain de l'immortalité de l'âme. Cependant développe cette conclusion et montre-moi comment elle résulte de ce que je t'ai accordé. - L. R. Tu as reconnu qu'il ne pouvait point y avoir de fausseté sans les sens, et que la fausseté ne pouvait point ne pas exister; les sens existent donc toujours. Mais il n'y a point de sens sans l'âme; l'âme est donc immortelle. Elle ne peut sentir sans vivre; elle vivra donc toujours.



CHAPITRE IV. PEUT-ON CONCLURE L'IMMORTALITÉ DE L'AME DE LA DURÉE DU VRAI ET DU FAUX?


2005 5. A. O épée de plomb! Tu pourrais conclure que l'homme est 'immortel, si je t'avais accordé que le monde ne peut pas exister sans homme et que le monde est éternel. - L. R. Tu es bien sur tes gardes: ce n'est pas toutefois peu de chose d'avoir établi que la nature ne peut pas exister sans une âme, à moins de supposer qu'il n'y aura point de fausseté dans la nature. - A. Je reconnais la justesse de cette conséquence, mais je crois qu'il faut examiner plus attentivement si les principes que je t'ai accordés plus haut ne sont pas incertains; car je vois que nous avons fait un grand pas vers l'immortalité de l'âme. - L. R. As-tu suffisamment considéré si tu n'as rien accordé légèrement? - A. Je le crois, mais je ne vois pas comment m'accuser de témérité. - L. R. Il est donc démontré que la nature ne peut exister sans une âme vivante? - A. Oui, mais dans ce sens seulement que des âmes peuvent naître et d'autres mourir. - L. R. Mais si la fausseté n'existe plus dans la nature, ne s'ensuivra-t-il pas que tout sera vrai? - A. Je reconnais cette conséquence. - L. R. Dis-moi comment tu sais que ce mur est un mur véritable? - A. Parce que l'image qu'il produit en moi ne me trompe pas. - L. R. C'est-à-dire parce qu'il est tel qu'il te paraît. -A. Oui. - L. R. Si donc une chose est fausse parce qu'elle est différente de ce qu'elle paraît, et vraie parce qu'elle est comme elle paraît; en faisant abstraction de celui qui la voit, il n'y aura plus ni vérité ni fausseté. Mais s'il n'y a point de fausseté dans la nature, tout est vrai. Et comme rien ne peut paraître vrai ou faux qu'aux yeux d'une âme vivante; que le faux puisse ou ne puisse pas disparaître, l'âme subsiste également au milieu de la nature. -A. Je vois que tu viens de donner une nouvelle force à la conséquence déjà tirée; mais nous n'y avons rien gagné. Car mon esprit n'est pas moins frappé de ce fait, que les âmes naissent et meurent, et que pour ne pas disparaître du monde, il n'est pas nécessaire qu'elles soient immortelles; il suffit qu'elles se succèdent.


2006 6. L. R. Crois-tu que les choses corporelles, c'est-à-dire sensibles, puissent être comprises par l'intelligence? - A. Je ne le crois pas. - L. R. Que répondras-tu à cette question Dieu se sert-il des sens pour connaître quelque chose? - A. Je n'ose rien affirmer témérairement sur ce sujet; mais autant qu'il m'est permis de le conjecturer, Dieu ne se sert aucunement des sens. - L. R. Nous pouvons donc conclure que l'âme seule peut sentir. A. Tire provisoirement cette conclusion, autant que la probabilité le permet. - L. R. Réponds encore. Accordes-tu que ce mur, s'il n'est pas un vrai mur, ne soit pas un mur?- A. Il n'y a point de proposition que je sois plus porté à reconnaître que celle-là. - L. R. Et que s'il n'existe point un vrai corps, il n'existe point de corps du tout? - A. Cela est encore évident. - L. R. Ainsi donc, il n'y a de vrai que ce qui est tel qu'il paraît; rien de corporel ne peut être aperçu que par les sens; l'âme seule peut sentir; il n'y a point de corps s'il n'existe un vrai corps; il s'ensuit qu'il ne peut y avoir de corps s'il n'existe une âme. - A. Tu me presses trop vivement et je n'ai rien à t'opposer.



CHAPITRE V. QU'EST-CE QUE LE VRAI?


2007 7. L. R. Examine cela avec plus d'attention. - A. Je suis prêt. - L. R. Voici certainement une pierre; c'est une pierre véritable si elle est telle qu'elle paraît; ce n'est pas une pierre si elle n'est pas véritable, et elle ne peut être aperçue que par les sens. - A. J'en conviens. -- L. R. Il n'y a donc pas de [141] pierre dans les profondeurs de la terre, ni en général là où personne ne peut les apercevoir. Cette pierre n'existerait pas si nous ne l'apercevions pas; elle n'existera plus lorsque nous aurons quitté ces lieux et que nul autre ne l'apercevra; et, si l'on ferme exactement une bourse, quoiqu'elle contienne beaucoup, il n'y restera rien. Ce bois même n'est pas intérieurement du bois. En effet, tout ce qui est contenu dans l'intérieur de ce corps opaque échappe aux sens et par cela même n'existe pas; car s'il existait, il serait vrai; or, il ne peut rien y avoir de vrai que ce qui est tel qu'il le paraît; mais cet objet n'est pas aperçu, il n'est donc pas vrai. As-tu quelque chose à répondre? - A. Je vois que tes conséquences naissent des principes que je t'ai accordés; mais elles sont tellement absurdes que je rejetterais plutôt un de ces principes à ton choix, que d'admettre qu'elles soient vraies. - L. R. Je ne m'y oppose pas. Examine donc ce que tu veux dire. Veux-tu t'empêcher de reconnaître que les corps ne sont aperçus que par les sens, que l'âme seule sent, et qu'une pierre ou toute autre chose ne peut exister si elle n'est vraie; ou bien veux-tu changer la définition du vrai? - A. Examinons d'abord cette dernière question, je te prie.


2008 8. L. R. Définis donc le vrai. - A. Le vrai est ce qui paraît tel, qu'il est, à qui veut et peut le connaître. - L. R. Ce que personne ne peut connaître ne sera donc pas vrai? Ensuite, si le faux est différent de ce qu'il paraît, et si cette pierre paraît une pierre à l'un et à l'autre du bois, la même chose sera donc à la fois vraie et fausse? - A. Ce qui m'embarrasse le plus dans tes objections, c'est d'expliquer comment, si une chose ne peut être connue, il s'ensuit qu'elle ne soit pas vraie. Car, qu'une même chose soit à la fois vraie et fausse, c'est ce qui ne m'inquiète pas beaucoup. En effet, je vois que, comparée à la fois à différents objets, elle est en même temps plus grande et plus petite. Mais cela provient de ce que, en soi, rien n'est grand ou petit. Ces mots sont des termes de comparaison. - L. R. Et si tu accordes que rien n'est vrai en soi, ne crains-tu pas qu'on ne puisse conclure que rien n'existe en soi? Ce qui fait que ce bois est bois, le constitue en même temps bois véritable; et il est impossible qu'il existe en lui-même, c'est-à-dire sans que personne le connaisse, et qu'il ne soit pas bois véritable. - A. Ainsi je dis, je définis et je ne crains pas que ma définition soit blâmée comme trop courte: Le vrai, à ce qu'il me semble, c'est ce qui est. - L. R. Il n'y aura donc rien de faux, car tout ce qui est vrai (1). - A. Tu me jettes dans un grand embarras, et je ne vois pas ce que je puis te répondre. Ce qui fait que tout en voulant n'être instruit que par tes interrogations, déjà, cependant, je crains d'être interrogé.


1. Cette définition a été adoptée par Bossuet dans son Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même. «Le vrai, c'est ce qui est, le a faux c'est ce qui n'est pas. On peut bien ne pas entendre ce qui est, mais jamais on ne peut entendre ce qui n'est pas; on croit quelquefois l'entendre, et c'est ce qui fait l'erreur. Mais en effet, . on ne l'entend pas puisqu'il n'est pas.» (Boss. édit. de Bar, tom.IV, pag. l8) On pourra ajouter qu'il y a deux sortes d'existence: l'existence réelle et objective, et l'existence purement intellectuelle ou subjective. Ce n'est qu'en embrassant ces deux manières d'exister que la vérité peut être définie ce qui est. Si l'on restreignait cette définition aux êtres réels et objectifs, elle deviendrait fausse; car il y a, une infinité de vérités qui n'existent que dans la pensée et qui n'ont point do réalité extérieure.


CHAPITRE VI. D'OÙ VIENT LA FAUSSETÉ ET OU RÉSIDE-T-ELLE?


2009 9. L. R. Dieu, à qui nous nous sommes confiés, nous prête, sans aucun doute, son secours, et nous délivre de tous ces embarras, pourvu que nous croyons et que nous le priions avec ardeur. - A. Je ne le ferai jamais plus volontiers que maintenant; car je ne me suis jamais trouvé dans une nuit si profonde. O Dieu! notre Père, qui nous exhortez à vous prier et qui nous en faites la grâce lorsque nous vous prions, car nous vivons mieux alors et nous devenons meilleurs; exaucez-inoi. Je respire à peine au milieu de ces ténèbres, tendez-moi une main secourable, montrez-moi votre lumière, rappelez-moi de mes erreurs, afin que, sous votre conduite, je rentre en moi-même et en vous. Ainsi soit-il! - L. R. Recueille toute ton attention et suis-moi autant que tu en es capable. - A. Dis-moi, je te prie, s'il t'est survenu quelque pensée qui nous empêche de périr- au milieu de ces ténèbres? - L. R. Recueille-toi. - A. Je t'écoute et ne m'occupe de rien autre.


2010 10. L. R. D'abord, qu'est-ce que le faux? Examinons de plus en plus. - A. Je serais étonné qu'il fût autre chose que ce qui n'est pas tel qu'il paraît. - L. R. Attention! commençons par interroger les sens: Ce que les yeux aperçoivent ne peut sûrement être appelé faux, s'il n'y a quelque apparence de vrai. Par exemple, un homme que nous voyons en songe (143) n'est pas un homme véritable, mais il est faux parce qu'il a une apparence de vérité. Qui pourrait, en effet, après avoir vu un chien en songe, dire qu'il a vu un homme? Le chien est donc faux aussi, et précisément parce qu'il a quelque apparence de vérité. - A. La chose est ainsi que tu le dis. - L. R. Et si un homme éveillé voit un cheval et croit que c'est un homme, ne se trompe-t-il pas précisément parce qu'il y voit quelque ressemblance avec un homme? Car s'il n'aperçoit que l'image d'un cheval, il ne peut croire qu'il voit un homme? - A. Je suis forcé d'en convenir. - L. R. Nous appelons également faux l'arbre que nous voyons peint, fausse figure celle qui est reproduite dans un miroir, faux le mouvement des tours quand elles semblent marcher aux yeux du navigateur; ainsi, encore, la raine paraît faussement brisée dans l'eau: pourquoi? parce qu'il y a dans tout cela ressemblance avec la vérité. - A. J'en conviens. - L. R. Pour le même motif, nous nous trompons en voyant des jumeaux, des veufs, plusieurs impressions d'un même sceau, et d'autres choses pareilles. -A. Je conçois cela et je l'accorde. - L. R. La ressemblance aperçue par les yeux est donc la mère de la fausseté. - A. Je ne puis le nier.


2011 11. L. R. Tous ces objets, si je ne me trompe, peuvent être divisés en deux genres: à l'un se rattachent les choses égales; à l'autre les choses inégales. Les choses sont égales quand nous disons qu'elles se ressemblent également, comme il a été dit des jumeaux et des marques imprimées par le sceau. La ressemblance est entre les choses inégales, lorsqu'un objet moins bon est semblable à un meilleur objet. En effet, qui pourrait dire, en se regardant dans un miroir, qu'il est semblable à l'image qui s'y montre, et ne dirait pas plutôt qu'elle est semblable à lui?Ce dernier genre comprend en partie ce que l'âme éprouve, en partie ce qui se voit. Or, ce que l'âme éprouve, elle l'éprouve dans ses sens, comme le mouvement de la tour, qui n'a rien de réel; ou en elle-même, par ce qu'elle a reçu des sens, comme les imaginations de ceux qui rêvent, peut-Être aussi de ceux dont la raison est en délire. Quant aux apparences que nous percevons dans les choses qui sont sous nos yeux, les unes sont exprimées et formées par la nature, les autres par les êtres animés. La nature forme des ressemblances inégales, soit par la naissance, soit par la réflexion; par la naissance, lorsque des enfants naissent semblables à leurs parents; par la réflexion, comme dans les miroirs; car, quoique ces miroirs soient presque tous l'ouvrage des hommes, ce ne sont pas eux qui tracent les images qui s'y reproduisent. Les ouvrages des êtres animés consistent dans des peintures, ou dans des imitations semblables; et l'on peut comprendre dans ce genre ce que font les démons, si toutefois ils font quelque chose. Les ombres mêmes des corps, parce qu'elles ne sont pas fort éloignées de ressembler aux corps, et de ne pouvoir être appelées de faux corps, doivent être considérées comme appartenant au jugement des yeux, et placées au nombre des choses que la nature produit par réflexion; car tout corps exposé à la lumière la réfléchit et produit une ombre en sens opposé. Trouves-tu à contredire? - A. Non, mais je suis impatient de savoir où tu veux en venir.


2012 12. L. R. Attendons encore avec patience, jusqu'à ce que les autres sens nous aient également enseigné que la fausseté consiste dans la ressemblance avec le vrai. Le sens de l'ouïe ne nous fournit guère moins d'espèces de ressemblances. C'est ainsi qu'entendant la voix d'un homme que nous ne voyons pas, nous le prenons pour un autre qui a une voix semblable; et parmi les similitudes inégales nous pouvons citer comme exemples l'écho, le tintement des oreilles, l'imitation du cri du merle et du corbeau que reproduisent certaines horloges, enfin les sons que croient entendre des hommes qui rêvent, ou qui sont en délire. Ces inflexions de voix que les musiciens désignent comme fausses prouvent avec une grande force cette même vérité; ce qui paraîtra mieux dans la suite. Il suffit maintenant de remarquer que ces mêmes inflexions se rapprochent beaucoup de celles qu'on appelle vraies. Suis-tu bien ces idées? - A. D'autant plus volontiers que je n'ai point de fatigue à les comprendre. - L. R. Ainsi, pour ne nous arrêter pas, crois-tu que l'on puisse distinguer par l'odeur un lys d'un autre lys; ou par la saveur, un miel qui a la saveur du thym, d'un autre miel qui a la même saveur, et qui est d'une autre ruche; ou par le toucher, la douceur des plumes d'un cygne de la douceur des plumes d'une oie?- A. Je ne le crois pas. - L. R. Et lorsque dans nos rêves nous croyons sentir, goûter ou toucher de tels [144] objets, ne sommes-nous pas trompés par la ressemblance des images, ressemblance d'autant plus imparfaite qu'elle est plus vaine? - A. Tu dis vrai. - L. R. Ainsi nous le voyons, que les choses soient égales, ou inégales: c'est la ressemblance qui séduit et trompe tous nos sens; et lors même que retenant notre consentement ou discernant les différences nous ne sommes pas trompés, nous appelons cependant fausses les choses que nous trouvons ressembler aux vraies. - A. Je n'en puis douter.



CHAPITRE VII. DU VRAI ET DE CE QUI LUI RESSEMBLE.


2013 13. L. R. Sois de nouveau attentif, et revenons sur les mêmes idées, afin de mieux marquer le but auquel nous nous efforçons d'atteindre. - A. Me voici, dis-moi ce que tu voudras, j'ai résolu de supporter ces longs circuits et je ne crains point cette fatigue, dans l'espoir de parvenir enfin au but vers lequel je sais que nous tendons. - L. R. Tu fais bien, mais réponds à cette question: Lorsque tu vois deux veufs tout à fait semblables, crois-tu que l'on puisse dire que l'un des deux est faux? - A. Je ne le crois pas du tout; car si tous les deux sont des neufs, ce sont des eeufs véritables. - L. R. Et lorsque nous apercevons une image réfléchie par un miroir, à quel signe jugeons-nous que c'est une fausse image? - A. C'est qu'on ne peut la toucher, qu'elle ne fait point de bruit, qu'elle ne se meut pas, qu'elle ne vit pas; il y a aussi un grand nombre d'autres signes qu'il serait trop long d'indiquer.- L. R. Je vois que tu ne veux pas être retardé, et il faut se conformer à ton impatience. Ainsi, pour ne pas tout rappeler, si ces hommes que nous apercevons en songe pouvaient vivre, parler, être touchés par ceux qui sont éveillés; s'il n'y avait aucune différence entre eux et ceux que, bien sains et bien éveillés, nous voyons et nous entretenons, pourrions-nous dire que ce sont de faux hommes?- A. Comment aurait-on raison de le dire? - L. R. Donc, s'ils étaient aussi vrais qu'ils paraissent semblables aux hommes véritables, s'il n'y avait aucune différence entre eux, et s'ils sont faux à cause des différences qui les rendent dissemblables, ne doit-on pas avouer. que la similitude est la mère de la vérité, et la dissimilitude celle de la fausseté? - A. Je n'ai rien à te répondre, et je suis confus du consentement téméraire que j'ai accordé plus haut.


2014 14. Tu as tort d'en être confus, comme si ce n'était pas pour ce motif-là même que nous avons choisi cette sorte d'entretien. Puisque nous ne parlons qu'entre nous, je veux qu'ils portent le nom de Soliloques; ce nom est nouveau, peut-être dur, mais assez propre à indiquer la chose. En effet, la vérité ne peut guère être recherchée avec plus de succès qu'en interrogeant et qu'en répondant; de plus il est difficile de trouver quelqu'un qui n'ait pas honte d'être convaincu dans la dispute; et il arrive presque toujours que les cris désordonnés de l'opiniâtreté font perdre la trace de la vérité, et il en résulte pour les esprits une peine tantôt dissimulée, et tantôt manifestée. Je crois donc que pour découvrir la vérité, avec l'aide de Dieu, il est très-sage et fort prudent que je t'interroge et que tu me répondes; et si tu t'es engagé témérairement, tu n'as pas à craindre de te rétracter ni de te dégager: tu ne pourrais autrement et tirer de ce défilé.


CHAPITRE VIII. CE QUI CONSTITUE LE VRAI OU LE FAUX:


2015 15. A. Tu as raison, mais je ne vois pas bien ce que j'ai eu tort d'accorder. C'est peut-être d'avoir dit qu'on appelle faux ce qui a quelque ressemblance avec le vrai; et cependant je ne vois rien autre chose qui mérite le nom de faux, et je suis de nouveau forcé de reconnaître que les choses que l'on appelle fausses ne sont ainsi appelées que parce qu'elles diffèrent du vrai; d'où l'on doit conclure que c'est la dissimilitude qui est la cause de la fausseté. Ainsi je suis dans le plus grand embarras, et mon esprit ne me présente rien qui vienne de causes opposées. - L. R. Et si c'était la seule chose dans la nature qui existât ainsi? Ignores-tu qu'après avoir étudié un grand nombre d'espèces d'animaux, on ne trouve que le seul crocodile qui remue la mâchoire supérieure en mangeant (1)? et ne sais-tu (145) pas que l'on ne peut presque rien trouver de tellement semblable à une chose qui n'en diffère sous quelques rapports? - A. Je conçois cela; mais lorsque je considère que ce que nous appelons faux possède quelque ressemblance et quelque différence avec le vrai, je ne puis apercevoir si c'est plutôt cette ressemblance ou cette différence qui lui mérite le nom de faux. Si je suppose que c'est la différence, il n'y aura rien qui ne puisse être appelé faux; car il n'y a point de chose qui ne diffère, sous quelques rapports, d'une autre que cependant nous disons vraie. Et, si je suppose que c'est la ressemblance qui fait qu'on appelle une chose fausse; comment répondre à l'exemple de ces neufs, qui sont vrais parce qu'ils sont exactement semblables, et de plus, comment réfuter celui qui me forcerait de convenir que toutes choses sont fausses, car je ne puis nier que toutes ne soient semblables sous quelque rapport? Et quand tu m'inspirerais le courage de lui répondre que c'est la similitude et la dissimilitude qui contribuent à la fuis à ce que l'on appelle une chose fausse, quel moyen me fourniras-tu de me tirer d'embarras? Il me pressera de nouveau d'avouer que toutes choses sont fausses, puisque toutes, ainsi qu'il a été dit plus haut, se ressemblent sous quelques rapports et diffèrent sous quelques autres. Il ne me resterait plus qu'à avancer qu'il n'y a de faux que ce qui est différent de ce qu'il paraît; mais je craindrais de rencontrer encore ces formidables écueils auxquels je me croyais échappé; car emporté par quelque tourbillon soudain, je serais de nouveau obligé de reconnaître que le vrai est ce qui est tel qu'il parait, d'où il suit qu'il ne peut y avoir rien de vrai, sans. quelqu'un qui le connaisse. Mais c'est ici que je dois craindre de heurter aux écueils cachés: ils sont véritables, quoique,je ne les voie pas. D'un autre côté, si je dis que le vrai est ce qui est, il s'ensuivra que le faux n'existe pas, ce qui répugne. Mes incertitudes reviennent ainsi, et je m'aperçois que je n'ai pas fait un pas en te suivant dans tes longues recherches.


1. Il faut pardonner à saint Augustin d'avoir adopté cette erreur puisqu'elle a été celle d'Aristote, de Pline et même de beaucoup de voyageurs modernes. Mais des observations plus exactes ont appris que dans le crocodile, la mâchoire supérieure, comme dans tous les animaux, est jointe aux autres os de la tête, et qu'aucune articulation ne la rend mobile.


CHAPITRE IX. QUE SONT LE FAUX, LE TROMPEUR ET LE MENTEUR?


2016 16. L. R. Sois de nouveau attentif, car je ne puis me persuader que nous ayons inutilement imploré le secours divin. Je vois qu'après avoir étendu nos recherches autant que nous l'avons pu, leur résultat a été de conclure qu'on doit appeler faux ce qui veut paraître ce qu'il n'est pas, ou même qui veut paraître exister tandis qu'il n'existe pas. La première espèce de faux se divise en tromperie ou en mensonge. On appelle trompeur celui qui a le désir de tromper, ce qui ne peut se concevoir sans une âme; cette tromperie est quelquefois l'ouvrage de la raison, quelquefois de la nature; de la raison, comme dans les animaux raisonnables, tel que l'homme; de la nature, comme dans les bêtes, tel que le renard. J'appelle mensonge l'espèce de tromperie de ceux qui feignent. Ils diffèrent du trompeur, en ce que tout trompeur cherche à tromper, tandis que tout menteur ne cherche pas à tromper. En effet, les mimes, les comédies, et un grand nombre de poèmes, sont pleins de mensonges, qui ont moins pour but de tromper que de plaire, et presque tous ceux qui plaisantent ont recours au mensonge. Mais on appelle trompeur, un homme faux, celui dont l'intention est de tromper. Quant à ceux qui n'ont pas pour but de tromper, mais qui emploient cependant la feinte, personne n'hésite à les désigner sous le nom de menteurs, ou du moins de gens qui feignent. As-tu quelque chose à objecter?


2017 17. A. Continue, je te prie, car maintenant peut-être as-tu commencé à m'enseigner, sur la fausseté, des choses qui ne sont pas fausses; mais j'attends que tu m'expliques quelle est cette espèce de faux qui consiste à se donner l'apparence de l'existence, tandis qu'on n'existe pas réellement. - L. R. Que n'attends-tu un moment? Ce genre de faux est le même dont nous avons déjà indiqué plusieurs exemples. Est-ce que ton image peinte dans un miroir ne parait pas vouloir se présenter comme toi-même, et n'est-elle pas fausse précisément parce qu'elle n'est pas toi? - A. La chose me semble ainsi. - L. R. Est-ce que toute peinture, toute représentation, toute imitation de ce genre, n'a [146] pas pour objet de paraître la chose même à la ressemblance de laquelle elle est faite? - A. Je suis forcé d'en convenir. - L. R. Tu n'auras pas de peine à avouer que les images qui trompent les hommes endormis ou en délire sont du même genre? - A. Il est sûr qu'aucun objet me cherche autant à se confondre avec la réalité telle qu'elle frappe les hommes raisonnables et éveillés; mais ces images sont précisément fausses, parce qu'elles cherchent à être ce qu'elles ne peuvent être. - L. R. Qu'ai-je besoin de parler encore du vacillement des tours, de la rame plongée dans l'eau ou des ombres des corps? Ces phénomènes, je pense, doivent être jugés d'après la même règle, sans difficulté. - A. Sans difficulté. - L. R. Je ne parle pas des autres sens; car personne, en y réfléchissant, ne peut manquer d'apercevoir que nous appelons faux, dans les choses qui frappent nos sens, ce qui veut paraître exister tandis qu'il n'est pas.



CHAPITRE X. IL Y A DES CHOSES VRAIES, PRÉCISÉMENT PARCE QU'ELLES SONT FAUSSES.


2018 18. A. Tu as raison; mais je m'étonne que tu veuilles distinguer du faux les poèmes, les plaisanteries et les autres fictions. - L. R. Parce que autre chose est de vouloir paraître faux, autre chose est de ne pouvoir être vrai. Ainsi nous pouvons placer sur la même ligne que les ouvrages des peintres et des autres imitateurs de la nature, les oeuvres de l'esprit telles que les comédies, les tragédies, les mimes et d'autres de ce genre. Un homme peint, quoiqu'il soit fait pour ressembler à un homme, ne peut pas plus être un homme véritable que les peintures de la vie humaine renfermées dans les livres des comiques n'ont de réalité. Ces choses ne veulent pas être fausses, et ne le désirent aucunement; mais elles ont été forcées par une sorte de nécessité de suivre la volonté de l'artiste. A la vérité Roscius sur la scène représentait volontairement une fausse Hécube, tandis qu'il devait à la nature d'être un homme; mais volontairement aussi il était un vrai tragédien, puisqu'il remplissait le rôle qu'il avait choisi; il était aussi un faux Priam, quand il imitait Priam qu'il n'était pas. De là naît une merveille que personne ne peut s'empêcher de reconnaître.- A. Quelle est-elle? - L. R. N'est-ce pas que toutes ces choses ne sont vraies en partie qu'autant qu'elles sont en partie fausses, que le faux ne sert en elles qu'à mieux établir le vrai, et que si elles refusent d'être fausses elles ne peuvent devenir ce qu'elles veulent ou doivent être? En effet, comment ce Roscius, dont je viens de parler, serait-il un vrai tragédien, s'il ne consentait à être un faux Hector, une fausse Andromaque, un faux Hercule, et ainsi des rôles sans nombre qu'il a remplis? Comment une peinture pourrait-elle être véritable, si le cheval qu'elle représente n'était pas faux? Comment l'image véritable de l'homme pourrait-elle paraître dans un miroir, si elle n'était pas un faux homme? Mais pourquoi, si certains hommes, pour exprimer le vrai, ont besoin d'employer le faux, craignons-nous tant la fausseté et désirons-nous la vérité comme le plus grand bien? - A. Je l'ignore, et je m'en étonne beaucoup; mais c'est peut-être parce que, dans ces exemples, il n'y a rien qui soit digne de notre imitation. En effet, pour remplir véritablement le rôle de notre vie, quel qu'il soit, nous ne devons point, comme les histrions, ni comme les images reproduites dans un miroir, ni comme les vaches d'airain de Myron, recourir et nous prêter à un rôle étranger, ni par conséquent -chercher à être faux; mais nous devons poursuivre cette vérité, qui n'a point deux faces différentes, qui ne se contredit jamais elle-même, et où le vrai ne se mêle point au faux. - L. R. Les choses que tu recherches ont un caractère grand et divin; si néanmoins nous parvenons à les trouver, ne seras-tu pas obligé d'avouer que c'est d'elles qu'est formée et constituée cette vérité dont le nom sert à désigner tout ce qu'on appelle vrai, de quelque manière que ce soit? - A. J'en conviens sans peine.



CHAPITRE 11. VÉRITÉ DANS LES SCIENCES. - QU'EST-CE QUE LA FABLE? QU'EST-CE QUE LA GRAMMAIRE?


2019 19. L. R. Maintenant réponds-moi, la science de la discussion est-elle vraie ou fausse? - A. Qui doute qu'elle soit vraie? mais la grammaire aussi est vraie. - L. R. L'est-elle autant que la science de la discussion? - A. Je ne vois pas ce qui peut être plus vrai que ce qui est vrai. - L. R. Sans doute ce qui n'a [147] aucun mélange de faux, mélange qui te choquait, lorsque tu examinais comment certaines choses ne pouvaient être vraies, sans être en même temps fausses. Ignores-tu que toutes ces fictions et ces mensonges appartiennent à la grammaire? - A. Je ne l'ignore pas; mais, comme je le pense, ce n'est pas la grammaire qui les rend fausses; elle se borne à faire connaître ce qu'elles sont. En effet, la fable est un mensonge composé pour l'utilité ou pour l'agrément. La grammaire est, au contraire, l'art de gouverner et de régler la voix articulée. Par une nécessité de sa nature, elle est forcée de recueillir toutes les fictions composées dans les langues humaines, et conservées par la mémoire et par l'écriture; ce n'est pas elle qui en est l'auteur, mais elle établit d'après elles des règles véritables. - L. R. C'est très-bien; je n'examine pas maintenant si les distinctions et les définitions dont tu viens de te servir sont exactes; mais, je te demande si c'est la grammaire elle-même ou plutôt la science de l'argumentation qui prouve qu'elles le sont. - A. Je ne nie pas que le pouvoir et la facilité de définir dont je me suis servi pour ces distinctions, n'appartiennent à l'art de la discussion.


2020 20. L. R. La grammaire elle-même, si elle est vraie,-n'est-elle pas vraie en tant que science? Ce qu'ici nous appelons science, en latin disciplina, vient du verbe discere, apprendre, et signifie des règles qu'on a apprises. Or on ne peut dire de personne qu'il ignore ce qu'il a appris et retenu; de plus, personne ne sait le faux; donc toute science est vraie. - A. Je ne vois pas ce qu'il y a de mal fondé dans ce court raisonnement; ce qui m'embarrasse cependant, c'est la crainte de voir quelqu'un en conclure que les fables mêmes sont vraies; car nous les apprenons et nous les retenons. - L. R. Le grammairien qui nous les enseignait ne nous commandait-il pas de les apprendre sans y croire? - A. Oui, il nous pressait fort de les apprendre. - L. R. A-t-il jamais insisté pour nous faire ajouter foi au vol de Dédale? - A. Non, jamais; mais si nous n'apprenions pas bien la fable, à peine nous permettait-il de nous occuper d'autres choses. - L. R. Tu nies donc qu'il soit vrai que ce soit là une fable, et que l'on parle ainsi de Dédale? - A. Je ne nie aucunement cette vérité. - L. R. Tu ne peux donc nier que tu as appris le vrai lorsque tu as appris cette fable. En effet, s'il était vrai que Dédale eût volé dans les airs et si la chose était enseignée aux enfants, et admise par eux comme une fable, par cela même on leur enseignerait une fausseté, puisqu'on leur donnerait comme fable ce qui serait vrai. Il arrive ainsi, ce que nous regardions tout à l'heure comme extraordinaire, que la fable du vol de Dédale ne peut être vraie s'il n'est faux que Dédale ait volé. -A. Je comprends cela, mais j'attends quelle conséquence nous en pourrons tirer. - L. R. N'est-ce pas celle-ci, que nous avons raison d'établir, que la science ne peut être science si elle n'enseigne le vrai? - A. Comment cela s'applique-t-il au sujet que nous traitons? - L. R. Le voici: je veux savoir de toi ce qui fait que la grammaire est une science? Car ce qui fait qu'elle est une science fait en même temps qu'elle est vraie. - A. Je ne sais que te répondre. - L. R. Ne te parait-il pas que si dans la grammaire il n'y avait aucune définition, aucune distinction et distribution des genres et des parties, ce ne pourrait être une science?A. Je comprends maintenant ce que tu me dis, et mon esprit ne peut songer à aucune science sans y admettre des définitions, des divisions et des raisonnements, qui servent à déterminer la nature de chaque chose, à rendre- à chacune ce qui lui appartient sans rien confondre, sans rien lui enlever de ce qui la constitue, sans rien ajouter de ce qui lui est étranger, enfin tout ce qui forme ce que l'on appelle une science. - L. R. N'est-ce pas aussi tout cela qui la rend vraie science? - A. Je vois que c'est une conséquence de ce que je viens de dire.


2021 21. L. R. Dis-moi maintenant quelle est la science qui enseigne à bien définir, à bien diviser, à bien distinguer? - A. Il a été reconnu plus haut que c'est la science de l'argumentation. - L. R. La grammaire a donc été constituée comme science et comme chose vraie par cette même science-de l'argumentation, puisque tu l'as défendue plus haut de tout reproche de fausseté. Or, ce que je dis de la grammaire, je pourrais le conclure également de toutes les sciences, car tu as avoué, et avec raison, que tu ne connaissais aucune science qui pût se passer de définition et de division; mais si ces sciences sont vraies, par là. même qu'elles sont des sciences, qui pourrait nier que c'est par la vérité même que toutes sont vraies? - A. Je suis près de l'avouer, mais une chose m'embarrasse: c'est que nous [148] comptons au nombre de ces sciences l'art même de discuter. Je pense que c'est plutôt ce dernier art qui est vrai par ta vérité. - L. R. Cette remarque est fort juste et prouve l'activité de ton attention; mais tu ne nieras pas, je présume, que cette science de disputer est vraie, par cela même qu'elle est une science. - A. C'est là précisément ce qui m'embarrasse, car j'ai observé qu'elle était aussi une science, et que pour ce motif on devait la considérer comme vraie. - L. R. Mais, enfin, penses-tu qu'elle pourrait être une science si elle n'employait les divisions et les définitions? - A. Je n'ai rien à t'opposer. - L. R. Mais si c'est là son office, elle est par elle-même une vraie science. Qui donc s'étonnera que la science par laquelle tout est vrai soit en elle-même ou par elle-même véritablement une vérité? - A. Je ne vois plus rien qui s'oppose à ce que j'embrasse ce sentiment.




Augustin, les Soliloques 2002