Augustin, les Soliloques 2022

CHAPITRE XII. DE COMBIEN DE MANIÈRES CERTAINES CHOSES EXISTENT DANS UNE AUTRE.


2022 22. L. R. Sois donc attentif à ce qu'il me reste à te dire. - A. Parle, si tu as quelque chose à m'enseigner, que je puisse comprendre et que je sois porté à admettre. - L. R. Nous savons qu'une choie est dans une autre de deux manières différentes. D'une première manière, quand elle peut en être séparée et transportée ailleurs; ainsi, ce morceau de bois est dans ce lieu, le soleil est au levant. D'une seconde manière, quand une chose est tellement unie au sujet qu'elle ne peut en être séparée; ainsi,, dans ce même morceau de bois la nature et la forme que nous voyons, la lumière dans le soleil, dans le feu, la chaleur, la science dans l'âme, et ainsi des autres choses semblables. Crois-tu autrement?
A. Ce sont d'anciennes propositions qui nous ont été enseignées et que nous avons étudiées avec le plus grand soin dès les premières années de notre adolescence; ainsi, puisque tu m'interroges à ce sujet, je ne puis m'empêcher d'en admettre la vérité sans aucune hésitation. - L. R. Allons plus loin: Ne reconnais-tu pas que ce qui est inséparable du sujet ne peut subsister, si le sujet ne subsiste? - A. J'avoue également que cela est nécessaire; mais quiconque examinera la chose avec attention reconnaîtra qu'il est possible que le sujet subsistant, tout ce qui est dans le sujet ne subsiste pas. La couleur de notre corps peut s'altérer par la maladie et par l'âge, quoique le corps ne périsse pas encore. Cependant il n'en est pas ainsi de toutes les propriétés du sujet, mais seulement de celles qui ne sont pas absolument nécessaires à l'existence du sujet auquel elles appartiennent. Pour que ce mur existe, il n'est pas nécessaire que nous le voyions de telle couleur; qu'il vienne à blanchir ou à noircir par quelque accident, qu'il prenne d'autres couleurs encore, il ne cessera pas néanmoins d'être appelé et d'être réellement un mur. Mais si le feu manque de chaleur, il n'est plus feu, et nous ne pouvons appeler neige ce qui est privé de blancheur.



CHAPITRE XIII. CONCLUSION EN FAVEUR DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME.


2023 23. Quant à ce que tu m'as demandé, s'il était possible que le sujet cessant d'exister, ce qui est dans le sujet continue à demeurer, quel est celui qui pourrait accorder ou admettre une telle proposition? Il est tout à fait contraire à la vérité, il est même absurde que ce qui ne peut être que dans un sujet puisse exister, quand même ce sujet n'existerait pas. - L. R. Nous avons enfin trouvé ce que nous cherchions. - A. Que dis-tu? - L. R. Ce que tu entends. - A. Quoi! est-il déjà évident que l'âme est immortelle? - L. R. Si ce que tu m'as accordé est vrai, la chose est évidente, à moins que tu ne prétendes que l'âme, même en mourant, existerait encore. - A. Je n'avouerai jamais une pareille proposition, et je dis que si l'âme meurt, elle n'existe plus; et ce qu'ont avancé quelques grands philosophes, que la substance qui donne la vie partout où elle se montre ne peut être sujette à la mort, ne m'éloigne pas de ce sentiment. Quoique la lumière éclaire tous les lieux où elle peut pénétrer et ne puisse admettre en elle les ténèbres, à raison de cette force puissante qui tient au principe des contraires, elle est sujette à s'éteindre, et le lieu qu'elle a éclairé devient obscur; ainsi cette lumière qui résistait aux ténèbres, et qui ne s'y mêlait d'aucune manière, leur a cédé l'empire en n'existant plus, comme elle le pouvait en s'éloignant. Ne puis-je [149] donc pas craindre que la mort ne soit au corps ce que les ténèbres sont au lieu, lorsque l'âme s'en éloigne ou s'y éteint comme la lumière? Alors, loin d'être en sûreté contre la mort du corps, il faudrait désirer une espèce de mort qui en séparât l'âme toute vivante et la conduisît dans un lieu où elle ne pût s'éteindre, si toutefois il existe un tel lieu. Ou bien, si la chose est impossible, si l'âme est comme une lumière qui s'allume dans le corps et ne peut exister ailleurs, si toute mort est l'extinction de cette âme ou de la vie dans ce corps; il faut choisir, autant que la condition humaine le permet, un genre de vie où cette existence si courte puisse passer avec sécurité et tranquillité; j'ignore au reste comment la chose serait possible, si l'âme devait mourir. Heureux ceux qui sont persuadés, soit par eux-mêmes, soit par une autorité quelconque, que la mort n'est pas à craindre, lors même que l'âme mourrait! Quant à moi, malheureux! aucune raison, aucun livre n'ont pu me le persuader encore.


2024 24. L. R. Cesse de gémir, l'âme humaine est immortelle. - A. Comment le prouves-tu? - L. R. Par les principes que tu m'as accordés plus haut, et, je le pense, après un mûr examen. - A. Je ne me rappelle point avoir répondu légèrement à aucune de tes questions; mais résume, je t'en prie;voyons où nous sommes parvenus après tant de circuits, et ne m'interroge plus. Si tu te bornes en effet à rappeler ce que je t'ai accordé, pourquoi attendrais-tu de moi une nouvelle réponse? Serait-ce pour retarder inutilement mon bonheur, si nous avons fait quelque heureuse découverte? - L. R. Je ferai ce que tu désires; mais sois bien attentif. - A. Parle, je suis attentif: pourquoi me tourmenter de cette manière? - L. R. Si ce qui existe dans un sujet ne peut cesser d'exister, le sujet lui-même, par une conséquence nécessaire, ne peut cesser d'exister. Or, toute science est dans l'âme comme dans un sujet. Il est donc nécessaire que l'âme existe toujours si la science doit toujours exister. Mais la science n'est autre chose que la vérité, et la vérité, comme la raison nous l'a prouvé au commencement de ce livre, doit toujours exister. L'âme doit donc toujours exister, elle ne peut donc mourir; et pour nier avec quelque raison l'immortalité de l'âme, il faudrait prouver que parmi les principes posés plus haut tout n'est pas solidement établi.



CHAPITRE XIV. EXAMEN DE LA CONCLUSION PRÉCÉDENTE.


2025 25. A. Je suis tenté de me livrer à la joie, mais deux motifs me retiennent encore. Ce qui me frappe d'abord, c'est que nous avons employé un si long circuit, et suivi je ne sais quelle chaîne de raisonnements, tandis que l'on pouvait démontrer si brièvement, comme on vient de le faire, toute la proposition qu'il s'agissait d'établir. Ainsi, ce qui m'inquiète, c'est que la dialectique nous ait conduits par tant de détours, comme pour nous tendre des piéges. Ensuite, je ne vois pas comment on peut dire que la science est toujours dans l'âme, surtout la science de l'argumentation, lorsqu'un si petit nombre en sont instruits, et que ceux même qui la connaissent ne l'ont apprise que longtemps après leur naissance; car nous ne pouvons pas dire que les âmes des ignorants ne soient pas des âmes, ou qu'une science qu'ils ignorent soit dans leur âme; et si ces deux propositions sont tout à fait absurdes, il s'ensuit que la vérité n'est pas toujours dans l'âme, ou que la science de l'argumentation n'est pas cette vérité.


2026 26. L. R. Tu vois que le raisonnement ne nous a pas conduits inutilement à travers tant de détours. En effet, nous cherchions ce que c'est que la vérité, et maintenant même, après avoir parcouru tant de sentiers pour nous conduire au milieu du dédale des choses, nous ne pouvons nous flatter d'être parvenus à la découvrir. Mais que ferons-nous? Abandonnerons-nous ce que nous avons entrepris et attendrons-nous que quelques livres étrangers nous tombent dans les mains et satisfassent à cette question? Car il en est, je pense, un grand nombre qui ont été composés avant nous, et que nous n'avons pas lus; et de nos jours, pour ne pas nous borner à de simples suppositions, nous savons que l'on a écrit sur ce sujet et en prose et en vers; qu'il a été traité par des hommes dont nous ne pouvons ignorer les écrits, et dont le génie nous est tellement connu, que nous ne saurions désespérer de trouver, dans leurs ouvrages, ce que nous cherchons. Et ne voyons-nous pas ici même, ce grand homme, qui a fait revivre, dans toute sa perfection, l'éloquence que nous regardions comme morte avant qu'il parût? Après nous [150] avoir enseigné par ses écrits la manière de vivre, nous laissera-t-il ignorer la nature de la vie (1)? - A. Je ne le pense pas, et je compte beaucoup sur son secours; tout ce qui m'afflige, c'est que je ne puisse lui faire connaître, comme je le voudrais, notre ardeur soit pour lui, soit pour la vérité; sans doute il aurait compassion de notre soif du vrai, et l'étancherait plus tôt qu'elle ne l'est. Il est en paix, car il est complètement persuadé de l'immortalité de l'âme; il ne sait pas qu'il est peut-être des hommes qui ont assez connu le malheur d'ignorer cette vérité et qu'il serait cruel de ne pas secourir, surtout quand ils le demandent. Cet autre a connu dans l'intimité notre amour pour la vérité; mais il est si éloigné de nous, et nous sommes dans une telle situation, que nous pourrions à peine communiquer par lettres. Je pense que, durant le loisir dont il jouit au-delà des Alpes, il a terminé le poème destiné à dissiper les craintes de la mort, l'engourdissement et le froid mortel dont l'âme avait été si longtemps frappée. Mais avant l'arrivée de ces secours qui ne sont point en notre pouvoir, n'est il pas honteux de perdre ainsi notre temps et de laisser notre âme elle-même attachée et comme enchaînée à l'incertitude de volontés étrangères?


1. On ne peut guère douter qu'il ne soit question ici de saint Ambroise et de son livre des Offices.

2. Zénobe ou Zénobius,à qui sont adressés les livres de l'Ordre, et ls deuxième des lettres de saint Augustin, était digne de cet hommage par son savoir et par son talent pour la poésie. Il ne nous reste rien de lui; mais il parait qu'il avait composé plusieurs ouvrages, entre autres un sur l'Ordre, auquel celui de saint Augustin, sur le même sujet, sert de réponse et de supplément.


CHAPITRE XV. NATURE DU VRAI ET DU FAUX.


2027 27. Où sont les prières que nous avons adressées, que nous adressons encore à Dieu, non pour qu'il nous accorde les richesses, les voluptés du corps, les suffrages et les honneurs populaires, mais pour qu'il nous ouvre le chemin et nous aide à connaître notre nature et la nature divine? Nous abandonnerait-il ainsi, ou Ferait ce nous qui l'abandonnerions? - L. R. Il est bien éloigné de délaisser ceux qui soupirent après de telles connaissances. Aussi devons-nous repousser l'idée d'abandonner un tel guide. Rappelons donc, en peu de mois, si cela te convient, ce qui a servi à établir ces deux propositions: Que la vérité doit toujours exister, et que la science de l'argumentation est la vérité. Tu as dit, en effet, que ces deux conséquences te faisaient hésiter, et nous empêchaient d'être parfaitement sûrs de la thèse elle-même. Veux-tu que nous cherchions d'abord comment la science peut exister dans l'âme d'un ignorant, d'un ignorant que pourtant nous ne pouvons cesser d'appeler une âme? Cette considération paraissait t'ébranler, et te forcer à douter de nouveau de tout ce que tu avais accordé. - A. Au contraire, examinons d'abord ce que j'ai accordé; nous verrons ensuite ce qu'il faut penser de cette dernière difficulté; après cela, il ne restera plus, je pense, de controverse à terminer. - L. R. Soit, mais écoute avec la plus grande prudence. Je sais ce qu'il t'arrive lorsque tu es attentif. Occupé trop exclusivement de la conclusion et désireux de la voir au plus tôt, tu n'examines pas avec assez de soin, et tu accordes trop légèrement ce qu'on te demande. - A. Tu dis peut-être vrai, mais je m'efforcerai de lutter de tout mon pouvoir contre ce genre de maladie. Or commence à m'interroger, et ne perdons pas le temps.


2028 28. L. R. Voici, autant que je m'en souviens, comment nous avons conclu que la vérité ne pouvait périr. Si le monde entier, disions-nous, et la vérité même périssaient, il serait vrai que le monde et la vérité ont péri. Or, il n'est rien de vrai sans la vérité. La vérité ne peut donc périr. - A. J'avoue cette proposition et je serais fort surpris si elle était fausse. - L. R. Passons maintenant à une autre. - A. Permets-moi d'examiner encore pendant un instant la première, afin de n'être pas réduit encore à revenir honteusement sur mes pas. - L. R: Ne sera-t-il donc pas vrai que la vérité a péri? Si cela n'est pas vrai, elle n'a donc pas péri; si cela est vrai, comment, après l'anéantissement de la vérité, pourra-t-il y avoir rien de vrai, puisqu'il n'y aura plus de vérité? - A. Je n'ai pas besoin d'y penser ni d'y réfléchir plus longtemps; passe à autre chose. Nous ferons certainement, si nous le pouvons, que des hommes doctes et habiles lisent ce que nous venons de dire et corrigent notre témérité, s'il y en a. Car je ne vois pas que, ni en ce moment ni jamais, on puisse découvrir rien de contraire à ce que nous venons d'avancer.


2029 29. L. R. Ne nomme-t-on pas vérité ce qui rend vrai tout ce qui est vrai? - A. Sans doute. - L. R. N'a-t-on pas raison d'appeler [151] vrai ce qui n'est pas faux? - A. Ce serait une folie d'en douter. - L. R. Le faux n'est-il pas ce qui offre la ressemblance d'une autre chose, sans être cependant la chose même à laquelle il ressemble? - A. Je ne vois rien qui mérite mieux le nom de faux. Cependant l'on appelle également faux ce qui est fort éloigné de ressembler au vrai. - L. R. Qui le nie? mais ajoute que ce faux porte en lui quelque imitation du vrai. - A. Comment? quand on dit que Médée a volé dans les airs, soutenue par des serpents ailés, cette fiction n'imite nullement le vrai, car elle n'a aucune existence. Ce qui n'existe aucunement ne peut rien imiter. - L. R. Ce que tu dis est exact, mais tu ne fais pas attention que l'on ne peut même appeler fausse une chose qui n'existerait pas du tout; si une chose est fausse, elle existe; si elle n'existe pas, elle n'est pas fausse. - A. Nous ne dirons donc pas que cet étrange prodige attribué à Médée soit faux?- L. R. Non, sans doute, car s'il est faux, comment peut-il être un prodige? - A. Ceci m'étonne; ainsi, lorsque j'entends Médée dire: J'attelle à mon char d'immenses serpents ailés ', ce n'est pas une fausseté que j'entends? - L. R. C'en est une, sans doute; car il y- a quelque chose que tu peux traiter de faux. - A. Quoi? je te le demande 1- L. R. La proposition même exprimée dans ce vers. - A. Mais quelle ressemblance offre-t-elle avec le vrai? - L. R. Parce qu'on ne s'exprimerait pas différemment si Médée avait réellement fait ce qu'elle dit. Ainsi une proposition fausse imite par l'expression les propositions véritables. Si on n'y croit pas, elle imite seulement les propositions véritables par la similitude de l'expression; elle est fausse et non trompeuse. Si au contraire on y croit, elle imite aussi celles que l'on croit vraies. - A. Je comprends maintenant qu'il y a une grande différence entre ce que nous disons et les choses dont nous parlons; aussi je donne mon assentiment à ce que tu viens d'avancer; car la seule considération qui me retenait, c'est que nous ne pouvons appeler faux que ce qui offre quelque imitation du vrai. Ne rirait-on pas avec raison de qui s'aviserait de dire que la pierre est un faux argent? Si toutefois quelqu'un avance que la pierre est de l'argent, nous répondons qu'il dit faux, c'est-à-dire qu'il exprime une proposition fausse. Pour l'étain et le plomb, c'est avec raison, je crois, que nous les appelons de faux argent; car ils offrent quelque ressemblance avec ce métal; - ce qui est faux alors, ce n'est pas notre proposition, mais son objet.

1. Cic. de l'Inv. 1,19.




CHAPITRE XVI. PEUT-ON DONNER AUX CHOSES EXCELLENTES LES NOMS DES CHOSES MOINDRES?


2030 30. L. R. Tu as bien saisi; mais crois-tu qu'il soit convenable de désigner l'argent sous le .nom de faux plomb? - A. Je ne le crois pas. - L. R. Pourquoi? - A. Je n'en sais rien; tout ce que je puis dire, c'est que ma volonté serait tout à fait opposée à cette expression. - L. R. Ne serait-ce pas parce que l'argent est plus parfait que le plomb et que l'on aurait l'air de le rabaisser, tandis que l'on fait une espèce d'honneur au plomb en l'appelant un faux argent? - A. Tu as expliqué ce que je voulais dire. C'est pour cela, je pense, que le droit considère comme infâmes, et incapables de tester, les hommes qui s'habillent en femmes. Je ne sais si l'on ferait mieux de les appeler de fausses femmes ou de faux hommes, mais nous pouvons sans aucun doute les désigner comme de véritables histrions, comme des hommes vraiment infâmes; s'ils ne sont point reconnus et que l'on ne puisse appeler infâmes que ceux qui ont obtenu une honteuse renommée, nous restons, je pense, dans la vérité, en les appelant de vrais débauchés. - L. R. Un autre moment se présentera de traiter cette question. Beaucoup d'actions ont un côté honteux, en les envisageant sous le rapport extérieur, qui peuvent être honnêtes par la fin louable vers laquelle elles sont dirigées. C'est un grand problème de savoir si un homme, pour sauver sa patrie, peut revêtir une tunique de femme, tromper son ennemi et se montrer d'autant plus un homme qu'il aura feint d'être une femme; et si un sage, qui serait certain, de quelque manière, que sa vie est nécessaire au bien de l'humanité, devrait préférer mourir de froid plutôt que de se revêtir d'habits de femmes, s'il n'en avait pas d'autres.

Mais, comme je viens de le dire, nous traiterons ailleurs cette question. Tu aperçois sans peine combien elle a besoin d'être approfondie et jusqu'où doivent s'étendre ces sortes de choses, afin de ne pas favoriser légèrement [152] d'inexcusables turpitudes. Quant à la question qui nous occupe en ce moment, il me semble qu'elle est suffisamment éclaircie, et l'on ne peut douter que rien n'est faux sans quelque imitation du vrai.



CHAPITRE XVII. Y A-T-IL QUELQUE CHOSE D'ENTIÈREMENT FAUX OU D'ENTIÈREMENT VRAI?


2031 31. A. Passe à autre chose; car je suis parfaitement convaincu de cette vérité. - L. R. Je te demande donc si, indépendamment des sciences que nous apprenons dans le jeune âge, et au nombre desquelles on doit compter l'étude de la sagesse, nous pouvons trouver quelque chose de vrai et qui ne soit pas tel que l'Achille du théâtre, en partie faux, afin de pouvoir être en partie 'vrai? - A. Je crois qu'on peut trouver en grand nombre de ces sortes de choses; ce ne sont pas en effet les sciences élémentaires qui nous font connaître cette pierre, et cependant pour être une véritable pierre, elle n'imite aucun autre objet, ce qui permettrait de l'appeler fausse. Tu le vois, ce seul exemple dispense d'en citer une infinie multitude d'autres qui se présentent d'eux-mêmes à la pensée. - L. R. Je le vois; mais ne crois-tu pas qu'on peut dire que tous ces objets sont des corps? - A. La chose me paraîtrait telle, si je considérais le vide comme n'étant rien, ou si je pensais que l'âme peut être comptée au nombre des corps, ou si je croyais que Dieu lui-même est un corps. Hais si tous ces êtres existent, je vois qu'ils ne sont ni vrais ni faux par l'imitation. - L. R. Tu me rejettes fort loin, mais je prendrai, si je le puis, un chemin plus court. Ce que tu appelles le vide diffère sûrement de ce que tu nommes la vérité. - A. La différence est grande; et qu'y aurait-il de plus vide que moi si je regardais la vérité comme quelque chose de vide, ou si je désirais si vivement une chose sans réalité? Que désiré-je découvrir en effet, sinon la vérité? - L. R. Tu m'accorderas sans doute aussi qu'il ne peut rien y avoir de vrai que la vérité ne rende vrai? - A. Cela déjà nous a paru évident. - L. R. Maintenant, doutes-tu qu'il n'y ait que le vide et les corps? - A. Je n'en doute pas. - L. R. Je le pense donc, tu regardes la vérité comme étant un corps. - A. Nullement. - L. R. Qu'y a-t-il dans un corps? - A. Je l'ignore, et cela ne fait rien à la question; car, je le crois, tu sais au moins que si le vide existe, il est plus grand là où il n'y a point de corps. - L. R. Cela est évident. - A. Pourquoi donc nous y arrêter? - L. R. Crois-tu que la vérité ait créé le vide, ou qu'il puisse y avoir quelque chose de vrai là où la vérité n'est pas? - A. Non, je ne le crois pas. - L. R. Le vide n'est donc pas vrai, car un être qui n'est pas lui-même le vide ne peut pas créer le vide; d'un autre côté il est évident que ce qui manque de vérité n'est pas véritable, et ce qui est désigné sous le nom de vide est appelé ainsi parce qu'il n'est rien. Comment donc peut être vrai ce qui n'est pas, ou comment peut exister ce qui n'a nulle réalité? - A. Laissons donc là le vide comme quelque chose de vide.



CHAPITRE XVIII. LES CORPS SONT-ILS VÉRITABLEMENT?


2032 32. L. R. Que penses-tu des autres êtres? - A. Que demandes-tu? - L. R. Ce que tu sais très-favorable à ma cause, car il reste à parler de l'âme et de Dieu; et si ces deux êtres sont vrais parce que la vérité existe en eux, personne ne doute de l'éternité de Dieu; et l'âme doit être également regardée comme immortelle, si l'on prouve que la vérité qui ne peut périr existe aussi en elle. C'est pourquoi examinons cette question dernière: Le corps n'est-il pas véritablement vrai, c'est-à-dire: la vérité n'est-elle pas en lui, mais seulement quelque image de la vérité? Car si le corps même, qui sans aucun doute est sujet à la mort, est vrai comme sont vraies les sciences, la science de l'argumentation ne sera plus cette vérité qui les rend toutes vraies, puisqu'elle ne parait pas avoir formé ce corps qui est vrai. Mais s'il n'est vrai que par imitation, et qu'en conséquence il ne soit pas entièrement vrai, rien peut-être n'empêche plus d'admettre que la science de l'argumentation soit la vérité. - A. Examinons cependant ce que c'est que le corps; et lorsque la question sera bien éclaircie, cette controverse, peut-être, ne sera point encore terminée. - L. R. Comment peux-tu savoir la volonté de Dieu? Sois donc attentif. Je pense que tout corps est composé de forme, d'une figure; s'il ne l'avait pas, il ne serait pas corps; et si elle était véritable, [153] il serait esprit. Faut-il penser différemment? - A. J'accorde en partie ce que tu avances; je doute du reste. J'en conviens, un corps ne peut exister s'il n'a quelque figure; mais je ne comprends pas comment il serait esprit s'il avait une figure véritable. - L. R. As-tu donc oublié le commencement du premier livre et les figures de géométrie? - A. Tu as raison de me les rappeler; je m'en souviens fort bien et avec plaisir. - L. R. Est-ce que l'on trouve dans les corps les mêmes figures que cette science considère? - A. On ne saurait croire, au contraire, combien elles sont moins parfaites. - L. R. Lesquelles donc crois-tu vraies? - A. Ne pense pas, je te prie, qu'il était nécessaire de me faire encore cette question. Qui aurait l'esprit assez aveugle pour ne pas voir que les figures géométriques sont dans la vérité même, ou que la vérité est en elles; au lieu que les figures des corps, précisément parce qu'elles paraissent se rapprocher de ces figures géométriques, présentent je ne sais quelle imitation du vrai, et sont par conséquent fausses? Je comprends maintenant tout ce que tu voulais me faire saisir.



CHAPITRE XIX. L'IMMORTALITÉ DE LA VÉRITÉ PROUVE L'IMMORTALITÉ DE L'AME.


2033 33. L. R. Qu'est-il donc besoin de parler encore de la science de l'argumentation? En effet, que les figures 'géométriques soient dans la vérité ou que la vérité soit en elles, personne ne doute que notre âme, c'est-à-dire notre intelligence, ne le conçoive: la vérité est donc aussi dans notre intelligence. Or, si chaque science est dans notre âme comme dans un sujet dont elle est inséparable, et si, d'un autre côté, la vérité ne peut périr, comment pouvons-nous, je te le demande, douter de la vie immortelle de l'âme, quoique trompés par je ne sais quelle familiarité avec l'idée de la mort? Est-ce que cette ligne, ou ce carré, ou ce cercle ont besoin d'imiter quelque autre chose pour être vrais? - A. Je ne puis le penser, car il faudrait supposer que la ligne soit autre chose qu'une longueur sans largeur, et le cercle autre chose qu'une ligne courbe dont tous les points sont également éloignés du centre. - L. R. Pourquoi donc hésiter? Là, où ces connaissances existent, la vérité n'existe-t-elle pas? - A. Que Dieu m'éloigne de croire une pareille folie. - L. R. La science n'est-elle pas dans l'âme? - A. Qui oserait le nier?- L. R. Mais, le sujet périssant, ce qui est dans le sujet peut-il exister? - A. Qui pourrait me le persuader? - L. R. Il reste à supposer que la vérité peut périr? - A. Comment cela serait-il possible? - L. R. L'âme est donc immortelle crois-en, enfin, tes propres arguments, crois en la vérité. Elle crie qu'elle est en toi et qu'elle est immortelle, et que la mort du corps ne peut la chasser de son siège. Ne te laisse plus séduire par ton ombre, rentre en toi-même, tu n'as plus d'autre mort à redouter que d'oublier que tu ne peux mourir. - A. Je t'entends, je rentre en moi-même, je commence à me recueillir; mais je te prie de m'expliquer ce qui reste encore à éclaircir, comment la science et la vérité peuvent exister dans l'âme d'un ignorant, que nous ne pouvons considérer comme mortelle? - L. R. Cette question fournirait la matière d'un autre traité si tu voulais l'examiner avec exactitude. Je pense qu'il vaut mieux pour toi repasser sur les points que nous venons d'éclaircir le mieux que nous avons pu. S'il ne reste plus aucun doute sur toutes les propositions accordées, je crois que notre travail a été fort utile et que nous pouvons nous livrer avec une grande sécurité à des recherches ultérieures.



CHAPITRE XX. LA VÉRITÉ EST DANS TOUTES LES AMES, MÊME A LEUR INSU.


2034 34. A. La chose est comme tu le dis, et j'obéis volontiers à tes conseils. Mais, au moins, je te demande, avant de terminer ce livre, de m'expliquer en peu de mots la différence qu'il y a entre cette figure véritable que l'intelligence conçoit, et celle que se forme l'Imagination, désignée par les Grecs sous le nom de Phantasia ou Phantasma? - L. R. Tu cherches ce qui ne peut être aperçu que par l'esprit le plus pur, et dont tu es encore peu capable de soutenir la vue. Aussi le but de nos longs circuits a été d'exercer ton esprit pour le disposer à contempler cette vérité. Il est possible, néanmoins, que je parvienne à t'enseigner brièvement et d'une manière facile la grande différence de ces deux manières de concevoir. Suppose que tu as oublié quelque [154] chose et que tu désires que les autres le rappellent à ta mémoire. Ils te disent: Est-ce ceci? est-ce cela? et désignent comme semblables des objets divers. Pour toi, tu ne vois pas ce que tu désires te rappeler, et tu vois cependant que ce n'est pas ce que l'on te désigne. Quand ce phénomène se présente, peut-on dire qu'il y a oubli complet? Ce discernement, qui te fait rejeter comme faux ce qu'on te propose, n'est-il pas une espèce de souvenir? - A. La chose me parait telle. - L. R. Alors donc on ne voit pas encore le vrai: toutefois on ne peut être ni trompé, ni abusé, et on sait distinctement ce qu'on cherche. Mais, si quelqu'un te disait que tu as ri peu de jours après ta naissance, tu n'oserais pas soutenir que c'est faux; et, si cet homme était digne de foi, tu ne te souviendrais pas, tu croirais; car ce premier âge est enseveli pour toi dans le plus profond oubli. Ne conviens-tu pas de ce que j'avance. - A. Je suis complétement d'accord. - L. R. Ce dernier oubli est donc bien différent du premier, qui tient le milieu. Il est, en effet, une autre espèce d'oubli, qui se rapproche beaucoup plus du souvenir et de la reconnaissance de la vérité. En voici un exemple: nous voyons une chose, et nous nous souvenons avec certitude de l'avoir déjà vue et connue, mais où, comment, quand et auprès de qui en avons-nous eu connaissance? C'est ce que nous essayons de nous rappeler. S'agit-il d'un homme? nous cherchons où nous l'avons connu. Vient-il à nous le rappeler? tout à coup la chose se répand comme une lumière dans notre mémoire, nous n'avons plus d'efforts a faire pour nous en souvenir. Es-tu, pour cette espèce de souvenir, dans l'ignorance ou dans le doute? - A. Il n'est rien de plus clair, rien dont je fasse une expérience plus fréquente.


2035 35. L. R. Tels sont les esprits bien formés aux sciences libérales: ils les tirent certainement d'eux-mêmes par l'étude, comme si elles y étaient ensevelies dans l'oubli, et ils les déterrent en quelque sorte (1). Cependant, ils ne sont point satisfaits et ne s'arrêtent pas qu'ils ne voient clairement et complètement la vérité elle-même, dont la splendeur voilée se laisse déjà entrevoir dans ces sciences. Mais, de ces sciences mêmes se détachent comme des couleurs et des formes qui se confondent sur le miroir de la pensée; elles trompent et égarent dans les méditations; on croit y voir tout ce que l'on sait ou tout ce que l'on recherche. Mais ce sont des illusions qu'on doit éviter avec grand soin; ce qui en prouve la fausseté, c'est qu'elles varient avec le miroir de la pensée, tandis que l'image de la vérité reste une et immuable. Ainsi l'imagination se représente, se met en quelque sorte devant les yeux un carré de telle et telle grandeur. Mais que l'esprit intérieur, qui veut voir le vrai, tourne plutôt son attention, s'il le peut, vers le principe qui lui fait juger que toutes ces figures sont des carrés. - A. Et si on nous disait que l'esprit n'en juge que d'après le rapport de 1'oeil? - L. R. Pourquoi donc juge-t-il, du moins, s'il est instruit, qu'une sphère véritable, quelque grande qu'elle soit, n'est touchée qu'en un seul point par une surface véritablement plane? L'oeil a-t-il jamais vu, peut-il voir jamais rien de pareil, puisque l'imagination même ne saurait se le représenter? Ne prouvons-nous pas cette impuissance, lorsque nous nous figurons un cercle infiniment petit, et que nous imaginons des lignes conduites de la circonférence au centre? Nous en tirons deux; elles sont assez rapprochées, pour permettre à peine de placer entre elles la pointe d'une aiguille. N'est-il pas vrai que l'imagination même ne peut alors sé représenter d'autres lignes intermédiaires qui puissent parvenir jusqu'au centre- sans se mêler.? Et pourtant, la raison nous dit que l'on peul en conduire d'innombrables, que dans cet espace incroyablement étroit, elles ne se toucheront qu'au centre, et que l'on pourrait encore placer un cercle dans l'intervalle qui sépare chacune d'elles. L'imagination étant incapable de se figurer rien de semblable, et se montrant plus impuissante que les yeux mêmes, car ce sont eux qui lui donnent naissance, il est évident qu'elle diffère beaucoup de la vérité et que l'on ne voit pas l'une en voyant l'autre (2).


1. Rét. liv. 1,ch. 4,n. 4.
2. C'est, en effet, une distinction très-importante à établir que celle indiquée ici par saint Augustin, entre l'imagination et la contemplation intellectuelle; et ce qui fait que tant d'hommes s'égarent en philosophie, c'est que trop habitués à imager, ils ne conçoivent pas.


2036 36. Nous expliquerons cela avec plus de soin et de détail, lorsque nous traiterons de l'intelligence; et nous avons le projet de le faire quand nous aurons éclairci et démontré ce qui nous préoccupe encore touchant la survivance de l'âme. En effet, tu crains beaucoup, je crois, que la mort de l'homme, tout en ne détruisant pas Pâme, n'anéantisse toutes ses connaissances et ne le (155) plonge dans l'oubli de toute vérité qu'il serait parvenu à découvrir. - A. On ne peut assez exprimer combien un tel malheur est à redouter. Que cette immortalité serait triste, et quelle mort ne devrait-on pas préférer, si l'âme était condamnée à vivre comme nous la voyons vivre dans l'enfant qui vient de naître, pour ne point parler de celle qu'il a dans le sein de sa mère; car je pense qu'elle n'est point nulle. - L. R. Sois plein de confiance, Dieu viendra à notre secours; nous l'expérimentons, il nous a déjà aidés dans nos recherches, et c'est lui qui nous promet, après cette vie terrestre, une vie bienheureuse, où la vérité se montrera à nous sans aucun voile et sans aucun mélange d'erreur. - A. Que notre espérance ne soit pas déçue.

Cette traduction anonyme a été revue et corrigée par M. l'abbé RAULX


Augustin, les Soliloques 2022