Augustin, unions adultères


DES UNIONS ADULTÈRES.




LIVRE PREMIER.


Pour quel motif une femme peut-elle se séparer de son mari? - Convient-il que l'époux chrétien quitte son épouse infidèle? - Baptême des catéchumènes en danger de mort.

CHAPITRE PREMIER. EN DEHORS DE TOUTE CAUSE DE FORNICATION, EST-IL PERMIS A UNE FEMME DE SE SÉPARER DE SON MARI, POUR VIVRE DANS LA CONTINENCE.


1001 1. Pollentius, mon frère bien-aimé, la première question que vous avez comme traitée dans votre lettre, tout en me consultant, a pour objet ces paroles de l'Apôtre: «Quant à ceux qui sont engagés dans le mariage, j'ordonne, non pas moi, mais le Seigneur, à la femme de ne point se séparer de son mari; si elle s'en sépare, qu'elle vive dans la continence ou quelle se réconcilie avec son époux, et que l'homme ne se sépare point de sa femme (1). Doit-on interpréter ces paroles en ce sens que le mariage soit interdit à toute femme qui se sépare, sans que son mari puisse être convaincu de fornication? Vous répondez affirmativement. Quant à moi, dans mes Commentaires du Sermon sur la montagne, tel que le rapporte saint Mathieu, j'ai soutenu que cette défense d'un second mariage a été prononcée contre toute femme qui se sépare légitimement de son mari, c'est-à-dire pour cause de fornication. Vous dites que si une femme, sans y être forcée par la fornication de son mari, se sépare de lui, elle doit s'interdire un second mariage. Vous oubliez donc que si son mari ne se rend coupable d'aucune fornication, il est interdit absolument à cette femme de se séparer, et non-seulement de garder la continence; car lorsqu'il est prescrit à celle qui se sépare de rester dans la continence, ce n'est pas le pouvoir de se séparer qu'on ni enlève, mais celui de contracter au nouveau mariage.


1.
1Co 7,10-11

D'après vos principes, les femmes à qui il plairait de vivre dans la continence pourraient se passer du consentement de leurs époux, sans tenir aucun compte du «précepte imposé à la femme de ne point se séparer de son mari»; puisqu'elles pourraient non pas adopter la continence, mais se permettre un divorce qui les laisserait libres de contracter un nouveau mariage? Qu'il arrive à une femme de prendre en dégoût le mariage et ses suites, il lui sera donc permis de se séparer de son mari sans avoir à alléguer pour motif la fornication, pourvu que, selon le précepte de l'Apôtre, elle reste dans la continence? De leur côté, car leur sort ne peut pas être différent, les hommes, s'il leur plaît de se livrer à la continence, pourront quitter leur femme sans avoir obtenu leur consentement, pourvu qu'ils ne contractent pas un nouveau mariage? Si ce divorce avait pour cause la fornication, voles soutenez qu'on pourrait contracter un nouveau mariage. Quand cette cause n'existe pas, il faut, selon vous, ou rie pas se séparer, ou rester dans la continence, si l'on se sépare, ou renouer le premier mariage. Donc, quand il n'existe pas de fornication, chaque époux peut choisir entre ces trois partis différents: ou bien ne pas se séparer, ou bien si l'on se sépare rester dans la continence, ou bien se réconcilier avec son premier époux, sans en chercher un autre?

CHAPITRE II. LA SÉPARATION N'EST PERMISE QUE POUR CAUSE DE FORNICATION.


1002 2. Est-ce que le même Apôtre ne défend pas aux époux de se refuser le devoir conjugal, si ce n'est que tous deux y consentent, lors même (166) que ce refus ne serait que pour un temps et afin de. se livrer à la prière? Autrement, que deviendraient ces paroles: «Pour éviter la fornication, que chaque homme conserve sa femme et chaque épouse son mari; que a l'homme rende le devoir à sa femme et la femme à son époux; le corps de l'épouse n'appartient pas à elle, mais à son mari; de même c'est à la femme qu'appartient le corps du mari (1)?» Pour que ces paroles soient vraies, ne faut-il pas que l'un des époux ne puisse, sans le consentement de l'autre, se livrer à la continence? En accordant à la femme le pouvoir de quitter son mari, et de rester dans la continence, vous lui donnez tout pouvoir sur son propre corps, à l'exclusion de son mari; il faut en dire autant de l'époux. Nous lisons encore. «Celui qui se sépare de sa femme, excepté pour cause de fornication; la rend adultère (2)». Dans ces paroles, peut-on voir autre chose qu'une défense faite à l'homme d'abandonner sa femme, si aucune fornication ne l'y autorise? La raison de cette défense, c'est qu'il rend sa femme adultère; d'où il suit, qu'en contractant un nouveau mariage, une femme se rend coupable d'adultère, non pas seulement quand c'est elle-même qui s'est séparée, mais aussi quand elle a été renvoyée. C'est pour éviter un aussi grand mal, qu'il est défendu à l'homme de renvoyer sa femme, si ce n'est pour cause de fornication. Dans ce dernier cas,il la renvoie adultère, il ne l'expose pas à le devenir. Pouvons-nous regarder comme innocent celui qui nous dirait: Je renvoie ma femme sans aucune cause de fornication, mais je resterai dans la continence? Peut-on tenir ce langage quand on comprend la volonté de Dieu clairement formulée dans les paroles que nous avons citées? Ne permettre le divorce que pour cause de fornication, c'était le refuser pour cause de continence.

CHAPITRE 3. EXPLICATION DES PAROLES DE L'APÔTRE, RELATIVES A LA FEMME QUI SE SÉPARE D'UN MARI ADULTÈRE.


1003 3. Revenons à ces paroles de l'Apôtre «Quand à ceux qui sont dans le mariage, j'ordonne, non pas moi, mais le Seigneur, à la femme ne de ne point se séparer de son mari; si elle se sépare, qu'elle reste dans la continence». Qu'il nous permette de l'interroger


1.
1Co 7,2-5 - Mt 5,32

167

comme s'il était présent devant nous:Pourquoi, ô Apôtre, ces mots: «Si elle se sépare, qu'elle demeure dans la continence?» Est-il permis, oui ou non, de se séparer? Si cela n'est pas permis, pourquoi ordonner à celle qui se sépare de rester dans la continence? Si cela est permis, cette permission doit assurément avoir quelque raison d'être. Quelle est cette raison? Je n'en trouve aucune autre que la raison formulée par le Sauveur, je veux dire la fornication. Quand donc l'Apôtre condamne à la continence la femme qui se sépare de son mari, il s'adresse évidemment à celle qui s'en sépare pour le seul motif qui rend cette séparation légitime. En effet voici le précepte: «J'ordonne à la femme de ne point se séparer; si elle se sépare, qu'elle reste dans la continence». Cette défense doit être respectée par celle qui se sépare; celle-ci doit donc rester dans la continence. S'il n'est pas ici question de la femme qui a le pouvoir de se séparer (et elle n'a ce pouvoir qu'en raison de la fornication de son mari) comment lui ordonner de rester dans la continence si elle se sépare? Ce serait mettre sur les lèvres de l'Apôtre ce langage absurde si une femme se sépare de son mari sans que celui-ci se soit rendu coupable de fornication, qu'elle reste dans la continence, et cependant

il est absolument défendu à une femme de, quitter son mari quand il n'est point adultère! Je pense que vous comprenez maintenant combien votre interprétation est opposée au lien conjugal, puisque le Seigneur n'autorise les époux à embrasser la continence, même pour un temps, que quand tous deux y sont pleinement consentants.

CHAPITRE IV. MAUVAISE INTERPRÉTATION DES PAROLES DE L'APÔTRE.

4.Mais insistons encore d'avantage, poussons les choses jusqu'à la dernière évidence. Voici qu'une femme s'éprend d'amour pour la continence, tandis que le mari n'en veut point. La femme se sépare, dans l'intention de rester chaste; en même temps, contre le précepte formel du Sauveur, elle va rendre son mari adultère, car ne pouvant se contenir il cherchera une autre épouse. Quel langage tenir à cette femme, sinon celui-ci que l'Eglise lui adresse avec tant de sagesse: Rendez le devoir à votre époux, de peur que cherchant (168) pour vous-même un plus haut degré de gloire, vous ne lui fassiez trouver pour lui un sujet de condamnation? C'est là aussi ce que nous lui dirions à lui-même, si, contre votre consentement, il voulait se livrer à la continence. En effet ce n'est plus à vous que votre corps appartient, mais à -votre mari; comme c'est vous, et non pas lui, qui avez pouvoir sur son propre corps. Ne vous refusez donc pas réciproquement le devoir, si ce n'est d'un consentement mutuel. Et quand nous aurons fait ces observations et d'autres encore, que penseriez-vous de cette femme, si, s'appuyant sur votre interprétation, elle nous répondait: J'entends l'Apôtre dire: «J'ordonne à la femme de ne point se séparer de son mari; si elle s'en séparé, qu'elle reste dans la continence ou qu'elle se réconcilié avec son époux»; or je me suis séparée, je ne veux pas me réconcilier et je reste dans la continence? En effet l'Apôtre ne dit pas: si elle se sépare, qu'elle reste dans la continence jusqu'à ce qu'elle se réconcilie avec son mari; mais quelle reste, dit-il, dans la continence ou qu'elle se réconcilie avec son mari. Qu'elle prenne l'un ou l'autre de ces deux partis; car elle a le choix entre les deux, elle n'est pas obligée à l'un plutôt qu'à l'autre. Donc je choisis la continence, et dès lors j'accomplis le précepte. Si je contracte un autre mariage, corrigez-moi alors, prodiguez contre moi les reproches et les menaces, usez de toute la sévérité qu'il vous plaira.

CHAPITRE V. RÉFUTATION.


1005 5. Quelle autre réponse pourrai-je faire, que celle-ci: Vous ne saisissez pas bien le sens de l'Apôtre? En ordonnant à la femme, qui se sépare de son mari de rester dans la continence, il s'adresse à la femme qui a le pouvoir de s'en séparer ou qui s'en sépare légitimement, c'est-à-dire pour cause de fornication. Il est vrai qu'il ne mentionne pas ici ce motif, mais c'est uniquement parce qu'il est trop connu. C'est là, en effet, la seule cause mentionnée par le Sauveur; quand il parlait de la séparation des époux, il laissa tirer la conclusion facile que le sort de la femme n'était pas différent de celui du mari, puisque chacun des deux époux a cessé d'avoir droit sur son propre corps, pour avoir droit sur le corps de son époux. Voici donc que vous ne pouvez convaincre votre mari du crime de fornication, et vous pensez qu'en vous abstenant de contracter un. nouveau mariage, vous justifiez pleinement votre séparation d'avec un mari qu'il vous est absolument défendu de quitter? -En entendant notre réponse je pense bien que vous ne souffrirez pas que cette femme nous abjecte, qu'elle demeure dans la continence, parce qu'elle s'est séparée de son mari, sans aucune cause de fornication; carte serait lui donner le droit d'ajouter que si son mari eût commis la fornication, non-seulement elle aurait pu se séparer mais encore contracter un nouveau mariage.

CHAPITRE VI. OPINION DE POLLENTIUS SUR LE MARIAGE APRÈS DIVORCE.


1006 6. Mais sans doute qu'elle n'oserait pas porter jusque-là sa témérité, car vous avez rougi vous-même de donner aux femmes cette autorisation. En effet, voici vos paroles: «Si un homme se sépare de sa femme surprise en adultère, et en épouse une autre, toute la honte rejaillit sur la femme coupable. Mais si une femme se sépare d'un mari adultère et en épouse un autre, l'ignominie retombe à la fois sur elle et sur son premier époux». Vous donnez ensuite la raison suivante de votre sentiment - «En effet, ajoutez-vous, on dira de cette femme qu'elle n'a quitté son mari que pour en épouser un autre, qui peut-être ne ressemblera que trop au premier; car la pente de l'adultère est si facile aux hommes! Si donc elle abandonne le premier et en épouse un autre, on conclura de plus en plus qu'elle recherche la pluralité des époux». Puis vous concluez et vous dites: «Tout cela étant bien pesé et discuté, il faut que la femme tolère son mari ou quelle reste dans la continence». Quel bon conseil vous donnez aux femmes! Vous leur avez permis, si elles se séparent de maris adultères, de contracter de nouveaux mariages, mais vous les en détournez pour leur épargner la honte d'une telle conduite; vous leur conseillez de tolérer la présence de leur mari adultère, plutôt que de paraître rechercher la pluralité des époux; car il leur serait difficile dune pas s'exposer aux mêmes inconvénients, puisque l'adultère est une maladie si commune parmi les hommes.

169

Ainsi nous adressant à cette femme, qui se sépare d'un mari adultère, nous lui disons, nous, qu'un second mariage lui est défendu; et vous, vous lui dites que ce mariage lui est permis, mais ne lui est pas avantageux; malgré la différence du motif, nous sommes d'accord tous les deux pour lui dire qu'elle ne doit point contracter un nouveau mariage. Cependant il est entre nous une grande différence. En effet, quand les deux- époux sont chrétiens, nous déclarons à la femme dont le mari est coupable d'adultère, qu'elle peut se séparer de lui, mais qu'il lui est défendu d'en épouser un autre; et à celle dont le mari n'est pas fornicateur qu'elle ne peut pas le quitter. Vous, au contraire, vous permettez à une femme dont le mari n'est pas adultère de s'en séparer, mais en lui rappelant qu'un précepte lui défend de contracter un nouveau mariage; et si son mari est adultère, en lui reconnaissant le droit absolu, de se remarier, vous le lui défendez non pas en vertu d'un précepte, mais au nom de l'opprobre dont elle se couvrirait. Donc, pourvu qu'une femme veuille rester dans la continence, vous lui permettez de se séparer de son mari, qu'il soit adultère ou innocent, peu importe.

CHAPITRE VII. EN CAS DE SÉPARATION LÉGITIME, NOUVEAU MARIAGE EST DÉFENDU.


1007 7. Or l'Apôtre, ou plutôt le Seigneur lui-même, par l'organe de l'Apôtre, défend absolument à une femme de se séparer de son mari, quand il n'est pas adultère. Reste à montrer que dans le cas où la séparation est permise, un second mariage est absolument défendu. Cette démonstration est facile, car il est dit de celle qui se sépare qu'elle ne doit point se remarier; on ne lui permet de se séparer qu'à la condition qu'elle ne se remarie pas. Si donc elle est bien résolue à ne pas se remarier, rien ne l'empêche de se séparer, C'est ainsi que l'on dit de celle qui ne peut pas rester dans la continence, qu'elle peut se marier (1); il lui est permis de ne pas garder. la continence, mais à la condition qu'elle se marie. Si donc il lui plaît de se marier, il n'y a pas de raison pour la forcer à rester dans la continence. De même que l'on prescrit le mariage à celle qui est incontinente, afin que


1.
1Co 7,9

son incontinence ne lui soit point une cause de damnation; de même la femme qui se sépare de son mari, est obligée de rester dans la continence, afin que sa séparation ne lui devienne pas une occasion de crime. Or, c'est un crime de se séparer d'un mari qui n'est pas adultère, lors même qu'on resterait dans la, continence. C'est donc uniquement pour celle qui se sépare d'un mari, adultère qu'est formulé le précepte de rester dans la Continence. Donner au texte de l'Apôtre une interprétation différente, ce serait dire aux femmes: «Gardez-vous de vous séparer de vos époux fidèles; pourtant, si vous voulez vous en séparer, prenez soin de rester dans la continence. Sur une telle proposition, toutes celles à qui la continence sourirait, sans attendre aucun consentement de leurs époux, se croiraient autorisées à s'en séparer. Evidemment ce serait là un crime; d'où je conclus que le précepte imposé à celle qui se sépare, de rester dans la continence, s'applique uniquement et directement à celle à qui seule la séparation est permise, en raison de l'infidélité de son époux. Professer une autre doctrine, ce serait jeter le trouble. dans les mariages chrétiens, sous prétexte de se livrer à la continence; ce serait précipiter dans l'adultère une foule d'hommes incontinents, abandonnés, contre. le précepte miséricordieux du Seigneur, par leurs épouses continentes, ou de femmes incontinentes, délaissées par leurs maris capables de continence.

CHAPITRE VIII. SIMILITUDE DES CONDITIONS DE L'HOMME ET DE LA FEMME.


1008 8. Nous lisons, non plus dans le sermon sur la montagne, mais dans un autre passage, les paroles suivantes: «Tout homme qui abandonne sa femme, à moins que ce ne soit pour cause de fornication, et en épouse une autre, commet un adultère (1)». Si on interprète ces paroles en ce sens que l'on peut abandonner sa femme pour cause de fornication et en épouser une autre sans se rendre coupable d'adultère, il devient nécessaire de conclure que sur le même point la condition de la femme est inférieure à celle de l'homme. En effet, tandis que la femme qui se sépare de son mari pour cause de fornication et en


1.
Mt 19,9

170

épouse un autre, commet un adultère, le mari qui abandonne sa femme pour la même raison, peut, sans se rendre coupable d'adultère, épouser une autre femme. Au contraire, si la condition est la même pour tous les deux, tous les deux commettent l'adultère en contractant un nouveau mariage, lors même que la séparation aurait pour cause la fornication. Or, l'apôtre saint Paul établit la similitude parfaite de condition pour l'homme et pour la femme, dans ce passage que nous devrons citer très-souvent: «La femme n'a plus pouvoir sur son propre corps, ce pouvoir appartient au mari; de même le mari n'a plus pouvoir sur son propre corps, ce pouvoir appartient à la femme».

CHAPITRE IX. OBJECTION DE POLLENTIUS. - RÉPONSE.


1009 9. Mais pourquoi, me dites-vous, le Seigneur a-t-il mentionné spécialement la fornication, plutôt que de dire d'une manière générale: tout homme qui se sépare de sa femme et en épouse une autre, se rend coupable d'adultère, puisque c'est s'en rendre coupable que de contracter un nouveau mariage après avoir renvoyé sa femme pour cause de fornication? Je réponds, le Seigneur a voulu exprimer le cas du péché le plus grave. Comment nier, en effet, que l'adultère que l'on commet en renvoyant une femme innocente, pour en épouser une autre, ne soit pas frappé d'un caractère plus profond d'indignité que celui que l'on commet en renvoyant une femme infidèle pour en épouser une autre?-Je ne dis pas que dans cette dernière hypothèse il n'y ait pas d'adultère, je soutiens seulement qu'il est plus excusable que dans la première supposition. L'apôtre saint Jacques emploie à peu près cette formule de langage quand il écrit: «Celui qui connaît le bien qu'il doit faire et ne le fait pas, se rend coupable de péché (1)». Est-ce que nous regarderons comme innocent celui qui, ne sachant pas faire le bien, ne le fait pas? Assurément celui-là même est coupable, mais il l'est moins que celui qui, le sachant, ne le fait pas; il n'y a qu'une différence du plus au moins. Rapprochons maintenant ces deux propositions: De même que tout homme qui renvoie sa femme, sans le motif de fornication, et en épouse une autre,


1.
Jc 4,17

commet l'adultère, de même quiconque connaît le bien qu'il doit faire et ne le fait pas, commet un péché. Dira-t-on que celui qui ignore ce qu'il doit faire ne pèche point en ne le faisant pas? Comme principe, cette proposition est fausse, car il y a des péchés commis dans l'ignorance, quoiqu'ils soient moins coupables que quand ils sont accompagnés d'une pleine connaissance. De même, il serait faux de dire: celui qui, pour cause de fornication, abandonne sa femme et en épouse une autre, ne commet point l'adultère. En effet, l'adultère s'applique aussi à ceux qui épousent d'autres femmes, après avoir abandonné la première pour cause de fornication; toutefois cet adultère est en eux moins criminel qu'il ne l'est pour ceux qui n'ont pas même à alléguer comme excuse la fornication de leur femme. De même donc que nous disons: «Celui qui «sait le bien et qui ne le fait pas, commet un «péché», ainsi nous disons: celui qui renvoie sa femme sans le motif de fornication et en épouse une autre, commet un adultère.

De même encore nous pouvons affirmer que celui qui épouse une femme qui a été abandonnée par son mari véritable sans le motif de fornication commet un adultère, et en cela nous sommes dans le vrai; mais ce n'est pas pour nous une raison de conclure que celui qui épouse une femme abandonnée pour cause de fornication ne commet point d'adultère; loin de là -nous les déclarons tous les deux adultères. De même nous condamnons comme adultère celui qui, sans cause de fornication; se sépare de sa femme, et en épouse une autre; mais de là nous ne concluons pas l'innocence de celui qui renvoie sa femme pour cause de fornication et en épouse une autre. Tous deux, à nos yeux, sont véritablement adultères, quoique d'une culpabilité différente. Quelle absurdité n'y aurait-il lias à justifier d'adultère celui qui épouse une femme abandonnée de son mari pour cause de fornication, tandis qu'on déclare adultère celui qui épouse une femme abandonnée sans cause de fornication? Tous deux sont adultères, et celui qui, après avoir abandonné sa femme sans cause de fornication, en épouse une autre, et celui qui après l'avoir abandonnée pour cause de fornication, contracte un nouveau mariage. Quand nous parlons de l'un des deux, nous ne voulons pas qu'on interprète nos paroles en ce sens, que l'accusation d'adultère, que nous (171) portons contre l'un des deux soit une justification de l'autre.


1010 10. Nous convenons que saint Matthieu, en ne mentionnant que l'une des deux espèces d'adultères, a enveloppé ce passage d'une certaine obscurité; mais les autres évangélistes, en traitant cette matière dans un sens plus général, en ont rendu l'application plus facile à chacun des deux cas particuliers. Nous lisons dans saint Mare: «Quiconque renvoie sa femme et en épouse une autre, commet contre elle un adultère; et si une femme se sépare de son mari et en épouse un autre, elle commet un adultère (1)». Saint Luc écrit: «Tout homme qui renvoie sa femme et en épouse une autre, commet un adultère; et celui qui épouse une femme abandonnée par son mari, commet aussi un adultère (2)». Eh! qui sommes-nous pour nous donner le droit de dire: de deux hommes qui abandonnent leur femme et en épousent une autre, l'un est coupable, l'autre ne l'est pas, quand l'Evangile affirme que quiconque agit ainsi commet un adultère? Si donc tout homme qui abandonne sa femme et en épouse une autre commet un adultère; sans aucun doute cette proposition générale s'applique et à celui qui abandonne sa femme sans cause de fornication, et à celui qui l'abandonne pour cause de fornication. Cette vérité découle des termes eux-mêmes: «Quiconque, tout homme qui.....»

CHAPITRE X. ACCORD DE PLUSIEURS TEXTES.


1011 11. Je ne sais pourquoi vous supposez que, citant l'Evangile de saint Matthieu, j'ai passé soles silence ces paroles: «Et épousera une autre femme»; pour dire aussitôt: «Il devient adultère». Il s'agissait d'expliquer alors le texte du long discours du Seigneur sur la montagne. Or, on y lit exactement ce que j'ai rapporté, savoir: «Quiconque renvoie sa femme, excepté pour cause de fornication, la fait tomber dans l'adultère; et celui qui épouse une femme renvoyée par son mari devient adultère». Je sais que certains exemplaires présentent une version un peu différente quant aux termes, mais le sens est toujours le même. Ainsi dans les uns on lit: «Quiconque renverra»; dans d'autres: «Tout homme qui aura renvoyé»; ici: «Excepté pour cause de

1.
Mc 10,11-12 - 2. Lc 16,18

«fornication»; là: «Sans aucune cause de «fornication»; enfin on lit dans les uns «Celui qui épousera une femme séparée de «son mari»; et dans d'autres: «Celui qui épousera une femme renvoyée par son mari, devient adultère». Pouvez-vous, je le demande, ne pas remarquer la similitude parfaite qui existe entre tous ces passages? Il faut avouer cependant que ce dernier texte: «Celui qui épouse une femme renvoyée par son mari devient adultère», tiré du sermon sur la montagne, ne se trouve pas dans un certain nombre d'exemplaires grecs et latins. Mais l'idée n'y est. pas moins exposée tout entière dans ces mots qui précèdent: «Il la rend adultère». Car comment la femme renvoyée peut-elle, en se mariant de nouveau, devenir adultère, sans que celui qui l'épouse ne le devienne lui-même?

CHAPITRE 11. SAINT MATTHIEU EXPLIQUÉ PAR LES AUTRES ÉVANGÉLISTES.


1012 12. Afin de prouver que celui qui, pour cause de fornication, répudie sa femme et en épouse une autre n'est pas coupable d'adultère, vous citez des paroles peu claires, et je ne m'étonne pas que le lecteur soit réduit à faire de grands efforts pour les comprendre. Mais ces paroles ne se trouvent pas dans le texte du sermon de la montagne, et c'est ce texte que je commentais et qui vous a ému. En effet, saint Matthieu met ces paroles sur les lèvres du Seigneur, non plus pendant le sermon de la montagne, mais quand il lui fut demandé par les Pharisiens s'il était permis de renvoyer sa femme pour toute sorte de cause. Or ce qui ne se comprend que difficilement, dans saint Matthieu, devient d'une clarté évidente dans les autres évangélistes. Ainsi nous lisons en saint Matthieu: «Quiconque renvoie sa femme sans le motif de fornication et en épouse une autre, se rend coupable d'adultère»; n'allons pas en conclure aussitôt que celui qui répudie sa femme pour cause d'adultère et en épouse une autre, n'est point adultère; pour sortir de cette ambiguïté consultons les autres évangélistes. Qu'est-ce qui empêche de supposer que saint Matthieu, sur le point qui nous occupe, n'a exprimé qu'une partie de la vérité, de manière que cette partie suffit pour faire conclure le reste (172) tandis que saint Marc et saint Luc, voulant exposer toute la vérité, ont formulé la pensée tout entière?

Après avoir reconnu l'absolue vérité de ces. paroles de saint Paul: «Quiconque renverra, sa femme sans cause de fornication et en épousera une autre, devient adultère», demandons si le péché d'adultère ne frappe que celui oui, après avoir renvoyé sa femme sans cause d'adultère, en épouse une autre; ou bien s'il frappe indistinctement tous ceux qui renvoient leur femme et en épousent une autre, même quand la première a été convaincue de fornication. Or, voici que saint Marc semble nous répondre: pourquoi demander lequel des deux est adultère, puisqu'il est dit d'une manière générale: «Quiconque renvoie sa femme et en épouse une autre, commet un adultère?» Saint Luc vient à son tour nous dire: pourquoi la moindre hésitation à admettre que celui qui renvoie sa femme pour cause de fornication et en épouse une autre, devient adultère? Lisez plutôt «Tout homme qui répudie sa femme et en épouse une autre, est adultère». Si donc il n'est pas permis de supposer que les évangélistes, tout en se servant sur le même sujet d'expressions différentes, n'avaient pas la même pensée et différaient d'opinions; il ne nous reste plus qu'à conclure que saint Matthieu, tout en ne s'occupant que d'un cas en particulier, admettait comme hors de doute que quiconque répudie sa femme et en épouse une autre, devient adultère, sans que l'on puisse admettre de distinction entre la renvoyer sans ou pour cause de fornication.

CHAPITRE XII. UNE FEMME RÉPUDIÉE RESTE L'ÉPOUSE - DE SON PREMIER MARI.


1013 13. Comment reconnaître la vérité de cette parole de saint Luc: «Celui qui épouse une femme renvoyée par son mari devient adultère?» Comment devient-il adultère; si ce n'est parce que la femme qu'il a épousée reste, pour lui une femme étrangère, tout le temps que vit celui qui l'a renvoyée? Si cette femme lui appartenait, en la connaissant il n'aurait aucun commerce avec une étrangère, et dès lors il ne serait point adultère; cependant il l'est; donc cette femme reste pour lui une étrangère; d'où il suit nécessairement qu'elle appartient toujours à celui qui l'a renvoyée lors même que ce serait pour cause d'adultère. Si elle avait cessé d'appartenir à son premier mari, par le fait même elle appartiendrait au second, et alors ce dernier, loin d'être adultère, serait le mari légitime. Non, dit l'Ecriture, il n'est point mari mais adultère: n'est-ce pas dire en d'autres termes que cette femme reste l'épouse de celui qui l'a renvoyée? Si elle reste son épouse, elle est nécessairement adultère en s'unissant à un autre mari, et par là même celui-ci devient à son tour adultère.

CHAPITRE XIII. DU DIVORCE ENTRE ÉPOUX DONT L'UN EST CHRÉTIEN ET L'AUTRE INFIDÈLE.


1014 14. Examinons maintenant ces autres paroles de l'Apôtre: «Quant aux autres, je leur dis, moi, et non pas le Seigneur». Il s'agit ici des mariages où les deux époux ne sont pas chrétiens. Voici donc l'avertissement que l'Apôtre me semble leur donner. La partie fidèle peut licitement répudier la partie infidèle; mais l'Apôtre et non pas le Seigneur lui conseille de ne pas user de son droit. En effet, ce que Dieu défend, ne peut jamais être permis. L'Apôtre leur fait donc remarquer que les époux fidèles en restant avec les époux infidèles, quoiqu'ils puissent s'en séparer, se procurent l'occasion d'en gagner beaucoup d'entre eux à Jésus-Christ. De votre côté, vous prétendez que les époux chrétiens n'ont pas le droit de se séparer des époux infidèles, parce que l'Apôtre défend cette séparation: et moi je soutiens qu'ils en ont le droit, parce que le Seigneur ne le défend pas; mais j'ajoute que d'après l'Apôtre il ne leur est pas expédient d'en user, et voici la raison qu'il en donne: «Eh! savez-vous, ô femme, si vous ne souvenez pas votre mari; et savez-vous, ô mari, si vous ne sauverez pas votre femme?» Un peu plus haut, il avait dit: «Car le mari infidèle est sanctifié par la femme, et la femme infidèle est sanctifiée par son frère», c'est-à-dire par le mari chrétien; «autrement vos enfants seraient impurs, tandis que maintenant ils sont saints (1)». Ainsi l'Apôtre appuie son avertissement sur l'espérance de gagner à Jésus-Christ les époux et les enfants; et sans oolite que, des exemples étaient là pour


1.
1Co 7,12-16

173

fortifier sa parole. Ainsi donc, nous trouvons formellement exprimée dans ce passage la raison pour laquelle il n'est point avantageux que les époux chrétiens répudient les époux infidèles. Il ne s'agit point sans doute de conserver le lien conjugal, mais de gagner ces époux à Jésus-Christ; voilà pourquoi l'Apôtre défend de les renvoyer.

CHAPITRE XIV. BEAUCOUP DE CHOSES, SANS ÊTRE PRESCRITES PAR LA LOI, DOIVENT ÊTRE FAITES PAR CHARITÉ.


1015 15. La loi ne commande pas un grand nombre d'actes que nous devons librement accomplir par esprit de charité; et ces oeuvres volontaires sont pour nous les plus méritoires; nous sommes libres de ne point les accomplir, et cependant nous les accomplissons par charité.

C'est ainsi que le Seigneur, après avoir montré qu'il n'était point obligé de payer le tribut, le paya cependant pour ne point scandaliser ceux au salut desquels il s'était consacré en se faisant homme (1). Ecoutons ensuite l'Apôtre traitant le même sujet: «Etant libre à l'égard de tous, je me suis rendu serviteur de tous, pour en gagner un plus grand nombre à Jésus-Christ». Un peu plus haut il avait dit: «N'avons-nous pas le pouvoir de manger et de boire? N'avons-nous pas le pouvoir de mener partout avec nous une soeur, comme font les autres apôtres, les frères du Seigneur et Céphas? Serions-nous seuls, Barnabé et moi, qui n'aurions pas le pouvoir d'en user de la sorte? Qui donc va jamais à la guerre à ses dépens? qui plante une vigne et n'en recueille pas les fruits? qui paît le troupeau et ne se nourrit point du lait du troupeau»? Un peu plus loin il ajoute: «Si d'autres usent de ce pouvoir à votre égard, pourquoi n'en userions-nous «pas de préférence? Mais nous n'avons point usé de ce pouvoir, et nous souffrons au contraire toute sorte d'incommodités, pour n'apporter aucun obstacle à l'Evangile de Jésus-Christ». Enfin il ajoute: «Quelle est donc ma récompense? c'est d'évangéliser gratuitement, afin de ne jamais abuser du pouvoir que j'ai dans la prédication de l'Evangile (2)». C'est alors qu'il prononce ces paroles par lesquelles j'ai commencé cette citation: «Etant


1.
Mt 17,23-26 - 2. 1Co 9,4-19

libre à l'égard de tous, je me suis rendu «serviteur de tous, afin d'en gagner un plus «grand nombre à Jésus-Christ». Dans un autre endroit, parlant de ce qui regarde la nourriture, il s'exprime ainsi: «Tout m'est permis, mais tout n'est point avantageux; tout m'est permis, mais je ne me rendrai esclave de rien; les viandes sont pour l'estomac et l'estomac pour les viandes mais un jour Dieu détruira l'un et les autres (1)». Il revient encore sur la même pensée: «Tout m'est permis, mais tout n'est point avantageux; tout m'est permis, mais tout n'est pas édifiant. Que personne ne cherche ses intérêts; mais le bien des autres». Pour mieux préciser son idée il ajoute: «Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, sans vous informer d'où cela vient, par scrupule de conscience (2)». Et cependant il ne craint pas de dire ailleurs: «Je ne mangerai jamais de «chair, pour ne pas scandaliser mon frère (3)». Ailleurs encore: «Toutes les viandes sont pures, mais un homme fait mal d'en manger lorsque par là il scandalise ses frères (4)».

«Tout est permis», signifie ici: «Toutes les viandes sont pures»; «Tout n'est point avantageux»; est synonyme de «un homme fait mal d'en manger si par là il scandalise ses frères».

Dans tout ce qui précède, l'Apôtre prouve donc clairement que beaucoup d'actions qui ne sont l'objet d'aucun précepte de la loi, tombent directement sous les conseils de la charité. Et c'est la pensée exprimée dans la parabole du blessé de Jéricho, que le Samaritain confie à un maître d'hôtel, en lui disant qu'il se charge des dépenses qui seront jugées nécessaires, en plus de ce qu'il a avancé (5). On dit de ces actions qu'elles ne sont pas commandées par le Seigneur, mais en même temps on nous avertit de les lui offrir; comme pour nous montrer qu'elles lui sont d'autant plus agréables qu'elles sont plus libres de notre part.


Augustin, unions adultères