Augustin, du mensonge. - CHAPITRE XVI. DEUX BOUCHES, CELLE DE LA VOIX ET CELLE DU COEUR. N'Y A-T-IL DE DÉFENDU QUE LE MENSONGE QUI FAIT TORT AU PROCHAIN? TRIPLE SENS DU PASSAGE DE L'ECCLÉSIASTIQUE.

CHAPITRE XVI. DEUX BOUCHES, CELLE DE LA VOIX ET CELLE DU COEUR. N'Y A-T-IL DE DÉFENDU QUE LE MENSONGE QUI FAIT TORT AU PROCHAIN? TRIPLE SENS DU PASSAGE DE L'ECCLÉSIASTIQUE.


31. On demande de quelle bouche il est question dans ce texte: «La bouche qui ment tue l'âme».Car ordinairement parce mot bouche, l'Ecriture entend le fond même du coeur, là où se conçoit et se forme tout ce qui s'énonce par la parole, quand nous disons la vérité: en sorte que celui à qui il plaît de mentir, mente


1. Ac 11,28-30 - 2. Lc 10,4-7 Mt 10,10 - 3. Ga 6,6 - 4. 1Co 9,12

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en son coeur, à la différence de celui qui, pour éviter un plus grand mal, exprime autre chose que ce qu'il pense tout en sentant qu'il pèche, mais en désapprouvant et le mal qu'il veut empêcher et celui qu'il commet. Les partisans de cette opinion prétendent qu'il faut entendre en ce sens la parole du psalmiste: «Qui dit la vérité dans son coeur (1)»; parce qu'il faut toujours dire la vérité dans son coeur, mais non toujours de la bouche du corps, si, pour éviter un plus grand mal, on est forcé de parler autrement qu'on ne pense. Or qu'il y ait une bouche du coeur, ou peut le conclure de ce que le mot parler suppose une bouche, et que par conséquent on ne pourrait raisonnablement dire «qui parle en son coeur», s'il n'y avait une bouche dans le coeur. Du reste dans le passage même où il est écrit: «La bouche qui ment tue l'âme», si on fait attention au contexte, on ne pourra l'entendre d'une autre bouche. En effet une parole est secrète quand elle échappe aux hommes qui n'entendent la bouche du coeur que par l'entremise de la bouche du corps. Or ici l'Ecriture parle d'une bouche qui parvient à l'oreille de l'Esprit du Seigneur, lequel remplit l'univers; et bien qu'on nomme tout à la fois les lèvres, la voix et la langue, cependant le sens ne permet pas d'appliquer ces expressions à une autre bouche que celle du coeur, puisqu'il est dit qu'elle n'échappe point au Seigneur, tandis que la bouche dont le son frappe nos oreilles, n'échappe pas même à l'homme.

Voici le texte: «L'Esprit de sagesse est bon, humain, mais il ne sauvera pas le médisant de la punition due à ses lèvres, parce que Dieu sonde ses reins, scrute son coeur et entend sa langue. Car l'Esprit du Seigneur remplit l'univers et celui qui contient tout entend toute voix. C'est pourquoi l'homme qui profère l'iniquité ne peut se cacher, et il n'évitera pas le jugement qui le menace. L'impie sera interrogé sur ses pensées; et ses discours monteront jusqu'à Dieu, pour le châtiment de ses iniquités. Car l'oreille du Dieu jaloux entend tout, et le bruit tumultueux des murmures n'est pas ignoré. Gardez-vous donc du murmure qui ne sert à rien, ne prêtez pas votre langue à la détraction: car la parole secrète ne passera pas en vain; et la bouche qui ment tue l'âme (2)». On voit que ces menaces


1. Ps 14,3 - 2. Sg 1,6-11

s'adressent à ceux qui croient que les pensées et les projets de leur coeur sont cachés et secrets. Et l'écrivain veut tellement faire comprendre que tout cela est parfaitement clair pour l'oreille de Dieu, qu'il emploie cette expression: «bruit tumultueux».


32. Nous trouvons encore la bouche du coeur mentionnée en propres termes dans l'Evangile, au point que le Seigneur nomme dans le même passage la bouche du corps et celle du coeur, quand il dit: «Et vous aussi, êtes-vous sans intelligence? Ne comprenez-vous point que tout ce qui entre dans la bouche va au ventre et est rejeté dans un lieu secret; tandis que ce qui sort de la bouche vient du coeur et que c'est là ce qui souille l'homme? Car du coeur viennent les mauvaises pensées, les homicides, les adultères, les fornications, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes; c'est là ce qui souille l'homme (1)». Si par bouche vous entendez ici uniquement la bouche du corps, comment expliquerez-vous ces mots: «ce qui sort de la bouche, vient du coeur», puisque les crachats et les vomissements partent aussi de la bouche? A moins peut-être que l'homme ne se souille pas en mangeant quelque chose d'immonde, et ne se souille en le vomissant. Or si c'est là une grande absurdité, il faut nécessairement admettre que le Seigneur parle de la bouche du coeur, quand il dit: «Ce qui sort de la bouche vient du coeur». En effet le vol pouvant se commettre, et se commettant souvent, dans le silence de la voix et de la bouche du corps, ce serait le comble de la folie de s'imaginer qu'un voleur ne se souille que quand il avoue ou trahit son vol, et reste pur quand il le commet en silence. Mais si ces paroles se rapportent vraiment à la bouche du coeur, aucun péché ne peut se commettre en secret, puisqu'il ne s'en commet point qui ne sorte de cette bouche intérieure.


33. Comme on demandé de quelle bouche le texte parle, quand il dit: «La bouche qui ment tue l'âme», on peut aussi demander de quels mensonges il parle. Il semble en effet désigner proprement le mensonge qui fait tort au prochain, puisqu'il dit: «Gardez-vous donc du murmure qui ne sert à rien, et ne prêtez pas votre langue à la détraction». Or la détraction a pour principe la malveillance, quand on ne se contente pas de proférer de la bouche


1. Mt 15,16-20

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et de la voix du corps l'invention forgée contre quelqu'un, mais qu'on désire secrètement que le prochain soit cru tel qu'on le dit: ce qui est bien la détraction sortie de la bouche du coeur, laquelle, selon le texte, ne saurait échapper à Dieu.


34. Car ce qui est écrit ailleurs: «Garde-toi de vouloir proférer aucune espèce de mensonge», ne signifie pas, selon eux, qu'on ne doit absolument pas mentir. Un autre prétend que ce texte de l'Ecriture défend en général toute espèce de mensonge, au point que la seule volonté de mentir est déjà condamnable, même quand l'acte ne suit pas; c'est pourquoi le texte ne porte pas: ne profère aucune espèce de mensonge; mais «Garde-toi de vouloir proférer aucune espèce de mensonge», en sorte que personne ne doit se permettre, non-seulement de mentir, mais même d'avoir l'intention de mentir.

CHAPITRE XVII. LE VERSET 7e DU PSAUME Ve S'INTERPRÈTE AUSSI DE TROIS FAÇONS. COMMENT IL FAUT ENTENDRE LA DÉFENSE DE PORTER UN FAUX TÉMOIGNAGE.

Un autre dit: «N'aie jamais la volonté de proférer aucune espèce de mensonge», ce qui signifie qu'il faut bannir et repousser de la bouche du coeur toute espèce de mensonge; c'est-à-dire qu'il est certains mensonges qu'on doit interdire à la bouche du corps, surtout ceux qui touchent à la doctrine religieuse, qu'il en est d'autres qu'on ne doit point interdire à cette même bouche du corps, quand ils sont nécessaires pour éviter un plus grand mal; mais qu'il faut absolument les interdire tous à la bouche du coeur. Et ce serait là le sens de ces mots . «N'aie jamais la volonté». Car la volonté est pour ainsi dire la bouche du coeur, et cette bouche n'a point de part au mensonge que nous prononçons malgré nous pour éviter un plus grand mal. Il y a encore une troisième interprétation, d'après laquelle ces mots «toute espèce» laisseraient, sauf certains cas, la permission de mentir; ce serait comme si l'on disait: ne te fie point à tout homme; ce qui ne veut pas dire: ne te fie à personne, mais ne te fie pas à tout le monde, c'est-à-dire fie-toi seulement à quelques-uns. Et la suite du texte: «Car l'habitude du mensonge est funeste (1)», condamnerait non le mensonge, mais le mensonge fréquent, c'est-à-dire l'habitude


1. Si 7,14

et le goût du mensonge. Car c'est là qu'aboutirait certainement l'homme qui pousserait l'abus jusqu'à se permettre toute espèce de mensonge (et il ne s'en abstiendrait pas même sur ce qui touche à la religion et à la piété: ce qui est non-seulement le plus odieux des mensonges, mais le plus détestable des péchés); ou jusqu'à plier sa volonté à toute espèce de mensonge, même facile, même innocent: il en viendra à mentir, non plus pour éviter un plus grand mal, mais de gaîté de coeur et avec plaisir.

Il y a donc trois manières d'interpréter ce texte: ou évite non-seulement toute espèce de mensonge, mais même la volonté de mentir; ou abstiens-toi de la volonté de mentir, mais mens à regret, quand il faut éviter un plus grand mal; ou, à part certains mensonges, permets-toi les autres. La première de ces interprétations est pour ceux qui interdisent le mensonge d'une manière absolue; les deux autres pour ceux qui pensent qu'on peut mentir en certains cas. Quant à l'autre partie du texte: «Car l'habitude de mentir est «funeste», je ne sais si elle est en faveur du premier de ces sentiments, à moins qu'on ne l'explique ainsi: c'est la loi des parfaits, non-seulement de ne jamais mentir, mais de ne jamais vouloir mentir, et l'habitude du mensonge ne peut être permise à ceux qui veulent avancer dans la vertu. Et si, à cette loi de s'interdire absolument non-seulement le mensonge, mais toute volonté de mentir, on opposait certains exemples, dont quelques-uns sont appuyés d'une grande autorité, on répondrait que c'est là le fait d'hommes en voie de progrès, de se permettre des actes qui ont eu pour motif un devoir quelconque d'humanité au point de vue des intérêts temporels; mais que le mensonge en lui-même est tellement mauvais, que les hommes spirituels et parfaits doivent l'avoir tellement en horreur, que son habitude ne peut être permise à ceux même qui sont en voie de progrès. En effet nous avons déjà dit que le mensonge des sages-femmes égyptiennes n'a été approuvé que d'après leur caractère et comme un premier pas vers le mieux: car mentir par bonté d'âme et pour sauver la vie temporelle de quelqu'un, c'est entrer dans le chemin qui conduit à l'amour du véritable salut, du salut éternel (1).


35. Sur le texte: «Vous perdrez tous ceux


1. Voir ci-dessus, ch. 5,n. 5,7.

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qui profèrent le mensonge», l'un prétend qu'aucun mensonge n'est excepté, que tous sont condamnés; suivant un autre, la condamnation se restreint à ceux qui mentent du coeur, dans le sens expliqué plus haut: car c'est dire la vérité dans son coeur que de subir à regret la nécessité de mentir, en la considérant comme une peine attachée à cette vie mortelle. Un troisième dit: «Dieu perdra tous ceux qui profèrent le mensonge», mais non toute espèce de mensonge; car il y en a une à laquelle le prophète faisait alors allusion, et qui sera punie chez tous: celle qui a lieu quand quelqu'un refuse de confesser ses péchés, cherche même à les excuser, et ne veut pas en faire pénitence, quand ce n'est pas assez pour lui de faire le mal, mais qu'il désire passer pour juste et écarte le remède de la confession. Cette distinction se trouverait établie par ces paroles: «Vous haïssez tous ceux qui opèrent l'iniquité (1)»,mais vous ne les perdrez point si,pleins repentir, ils disent la vérité dans un humble aveu en se confessant pour arriver à la lumière par la pratique de cette vérité, suivant le mot de l'Evangile selon saint Jean: «Mais celui qui accomplit la vérité, vient à la lumière (2). «Vous perdrez donc tous ceux qui», non seulement opèrent ce que vous haïssez, mais aussi «profèrent le mensonge», en se couvrant du masque de la justice, et en refusant de confesser leurs péchés en esprit de pénitence.


36. Quant au faux témoignage, défendu par le Décalogue, on ne saurait en aucune façon prétendre qu'on peut le porter devant celui à qui l'on parle, pourvu que l'on garde en son coeur l'amour de la vérité. En effet quand on ne s'adresse qu'à Dieu, il suffit que le coeur reste fidèle à la vérité; mais quand on parle à l'homme, il faut que la bouche du corps énonce aussi la vérité; parce que l'homme ne lit pas dans le coeur. Mais à ce sujet, il n'est pas déraisonnable de demander devant qui se joue le rôle de témoins. Ce n'est pas devant tous ceux à qui nous parlons, mais devant ceux qui doivent utilement ou nécessairement connaître ou croire la vérité par notre entremise: comme le juge, par exemple, qui doit éviter l'erreur dans ses jugements, ou celui qui reçoit l'enseignement religieux et qui a à craindre soit de se tromper en matière de la foi, soit d'être livré au doute, en vertu de l'autorité même de son maître. Mais


1. Ps 5,7 - 2. Jn 3,21

quand un homme t'interroge dans le but de savoir de toi une chose qui ne le regarde pas, ou qu'il n'a aucun intérêt à connaître, ce n'est plus un témoin, mais un traître qu'il cherche. En lui répondant par un mensonge, tu échapperas peut-être à la qualification de faux témoin, mais non à celle de menteur.

CHAPITRE XVIII. COMMENT IL FAUT ENTENDRE UN AUTRE PASSAGE DE L'ÉCRITURE. C'EST UNE ERREUR DE MESURER LE MAL SUR LA PASSION ET SUR L'HABITUDE. NOTRE DOUBLE VIE. PEUT-ON COMMETTRE DES PÉCHÉS LÉGERS POUR

Après avoir réservé qu'il n'est jamais permis de porter un faux témoignage, on demande s'il est quelquefois permis de mentir. Que si tout mensonge est un faux témoignage, il faut voir s'il n'y aurait pas compensation, par exemple, quand on le porte pour éviter un plus grand mal; comme le précepte écrit dans la loi: «Honore ton père et ta mère (1)», est mis de côté quand il se trouve en présence d'un devoir plus important. C'est ainsi que le Seigneur lui-même défend à celui qu'il appelle à annoncer le royaume de Dieu, de rendre les honneurs de la sépulture à son père (2).


37. Quant à ce qui est écrit: «L'enfant qui reçoit la parole s'éloignera de la perdition; il la reçoit pour lui et rien de faux ne sort de sa bouche (3)», quelqu'un prétend que cette «parole que l'enfant reçoit» n'est autre que la parole de Dieu, c'est-à-dire la vérité. Par conséquent cette sentence: «L'enfant qui reçoit la vérité s'éloignera de la perdition», correspond à cette autre: «Vous perdez tous ceux qui profèrent le mensonge». Et qu'insinue la suite du texte, «il la reçoit pour lui», sinon ce que dit l'Apôtre: «Que chacun éprouve ses propres oeuvres, alors il trouvera sa gloire dans lui-même et non dans un autre (4)?» En effet celui qui reçoit la parole, c'est-à-dire la vérité, non pour lui-même, mais pour plaire aux hommes, ne la garde plus dès qu'il voit qu'il peut plaire à ceux-ci par le mensonge. Mais celui qui la reçoit pour lui, ne laisse rien de faux sortir de sa bouche; même quand le mensonge pourrait plaire aux hommes, il ne ment point, parce qu'il n'a pas reçu la vérité pour leur plaire mais pour plaire à Dieu. Ici il


1. Ex 20,12-16 - 2. Mt 8,22 - 3. Pr 29,27 - 4. Ga 6,4

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n'y a plus moyen de dire: «Il perdra tous ceux qui profèrent le mensonge», mais non toute espèce de mensonge, puisque tous les mensonges sont universellement exclus par ces mots. «Et rien de faux ne sort de sa bouche». Cependant un autre prétend qu'il en est ici comme pour le texte interprété par saint Paul: «Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon (1)». Là, en effet, tout serment est exclu, mais seulement de la bouche du coeur; il ne doit jamais se faire de bon gré, mais par égard pour l'infirmité d'un autre, c'est-à-dire provenir du mal d'un autre, à qui où ne peut faire, accepter sa parole qu' en l'appuyant d'un serment, ou provenir de notre mal propre, en ce que revêtus de l'enveloppe de notre mortalité, nous ne pouvons mettre notre coeur à découvert, sans quoi- nous n'aurions pas besoin de serments. Du reste, si dans l'ensemble ces paroles: «L'enfant recevant la parole s'éloignera de la perdition», doivent s'entendre de la Vérité par qui tout a été fait, qui est immuable et éternelle; comme la doctrine religieuse a pour but de conduire à sa contemplation, on pourrait croire que ces mots. «Et rien de faux ne sort de sa bouche», signifient que rien de faux ne doit se mêler à cette doctrine: genre de mensonge qu'aucune compensation ne saurait autoriser et qu'il faut éviter absolument et avant tout. Que si ces mots: «rien de faux», doivent, à moins d'absurdité, s'entendre de toute espèce de mensonge; celui qui pense qu'on peut mentir en certain cas, entendra par «sa bouche» la bouche du coeur suivant l'explication donnée plus haut.


38. Au milieu des divergences qui apparaissent dans cette discussion, les uns soutenant qu'il ne faut jamais mentir et appuyant leur opinion sur les témoignages divins; les autres affirmant le contraire et cherchant dans les paroles mêmes des textes sacrés, une place pour le mensonge: personne du moins ne peut dire qu'il ait trouvé dans les Ecritures un exemple ou un mot qui autorise à aimer ou à ne pas haïr une espèce quelconque de mensonge; tout au plus verra-t-on qu'on peut quelquefois faire en mentant une action qu'on hait pour en éviter une qu'on doit haïr davantage. Mais les hommes se trompent en subordonnant ce qu'il y a de mieux à ce qu'il y a de pire. En effet si vous accordez qu'on peut quelquefois faire un mal


1. Mt 5,34

moindre pour en éviter un plus grand; ce ne sera plus d'après les règles de la vérité, mais d'après ses passions et ses habitudes que chacun mesurera le mal; et le plus grand pour lui ne sera pas,en réalité celui qui doit lui inspirer le plus d'aversion, mais celui qu'il redoute davantage. Et ce défaut provient de la perversité des affections. Car, comme il existe pour nous deux vies, l'une éternelle que Dieu nous promet, l'autre temporelle où nous sommes maintenant; dès qu'on donne la préférence à celle-ci sur celle-là, on lui rapporte toutes ses actions, et les péchés qu'on regarde comme les plus graves sont ceux qui font tort à cette existence passagère, qui la privent injustement de quelques-uns de ses avantages ou la détruisent entièrement en lui donnant la mort. Aussi déteste-t-on les voleurs, les brigands, les insolents, les bourreaux, les assassins plus que les impudiques, les ivrognes, les libertins, si ceux-ci n'incommodent personne. On ne comprend pas ou l'on ne veut pas voir l'injure que ces derniers font à Dieu, non certes à son, détriment, mais pour leur grand malheur,-quand ils profanent en eux des dons même temporels, et par là se rendent indignes des biens éternels, surtout s'ils sont déjà devenus le temple de Dieu, suivant ces paroles que l'Apôtre adresse à tous les chrétiens: «Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous? Si donc quelqu'un profane le temple de Dieu, Dieu le perdra. Car le temple de Dieu est saint et vous êtes ce temple (1)».


39. Au fond tous ces péchés, soit ceux qui privent le prochain de quelques-uns des avantages de cette vie, soit ceux par lesquels les hommes se souillent eux-mêmes sans nuire au prochain malgré lui; tous ces péchés, même quand ils semblent procurer à cette vie temporelle une jouissance ou un profit, car c'est là le but et la fin qu'on s'y propose, sont cependant des entraves et des obstacles multipliés dans le chemin qui mène à la vie éternelle. Les uns ne gênent que ceux qui les commettent, les autres nuisent à ceux sur qui on les commet. En effet quand le malfaiteur enlève les biens qui appartiennent exclusivement à la vie du temps, il se fait tort à lui-même; lui seul perd ses droits à la vie éternelle et non ses victimes. Aussi en se laissant


1. 1Co 3,16-17

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dépouiller de ses biens, soit pour ne pas pécher, soit pour se soustraire aux plus grands inconvénients attachés à leur possession, non-seulement on ne pèche pas, mais on montre, dans le premier cas, un courage digne d'éloge, et dans le second, on reste innocent et on recueille un profit. Quant à tout ce qui tient à la pureté et à la religion, si quelqu'un cherche à nous en priver par la violence, il faut, si on nous pose cette condition et qu'on nous en laisse la faculté, nous y soustraire par des fautes moindres, pourvu toutefois qu'il n'en résulte aucun tort pour le prochain. Mais dans ce cas, la faute commise pour éviter un plus grand mal, n'est plus péché. Comme en matière d'intérêt, d'argent par exemple ou de tout autre bien temporel, on n'appelle plus perte ce que l'on sacrifie en vue d'un gain plus considérable; ainsi, dans ce qui tient à la sainteté, on n'appelle plus péché ce que l'on fait pour éviter un plus grand péché. Ou encore, si l'on veut appeler perte ce qu'on sacrifie pour échapper à une. perte plus grande; qu'on appelle aussi péché ce que nous venons de dire, néanmoins que personne n'hésite à le faire pour éviter un plus grand mal, pas plus qu'on n'hésite à subir une perte moindre pour se garantir d'une plus grande.

CHAPITRE XIX. LA SAINTETÉ EXIGE LE MAINTIEN DE TROIS CHOSES LA PUDEUR DU CORPS, LA CHASTETÉ DE LAME ET LA VÉRITÉ DE LA DOCTRINE.


40. Voilà les trois choses qu'il faut conserver pour être saint: la pudeur du corps, la chasteté de l'âme et la vérité de la doctrine. Personne ne peut perdre la pudeur du corps, sans la Permission et le consentement de l'âme. Car aucun attentat exercé contre notre corps par une force majeure ne peut être qualifié d'impudicité, tant que nous n'en accordons pas la permission et que nous la subissons malgré nous. Parfois il peut y avoir une raison de laisser faire, mais jamais de consentir: car consentir, c'est approuver et vouloir, tandis que l'on peut laisser faire malgré, soi et pour se soustraire à quelque, chose de plus coupable. Il est hors de doute que le consentement à une impudicité corporelle détruit aussi la chasteté de l'âme. En effet la chasteté de l'âme consiste dans la bonne volonté et l'amour sincère, qui ne se perd que quand nous aimons et convoitons ce que la vérité nous défend d'aimer et de convoiter. Il faut donc conserver le sincère amour de Dieu et du prochain, qui sanctifie la chasteté de l'âme, et faire tout notre possible et par des efforts et par d'humbles prières, pour que quand on porte violemment atteinte à la pudeur de notre corps, le sens intérieur de l'âme, lié aux émotions de la chair, n'éprouve aucune délectation, ou si cela ne se peut, que l'âme conserve sa chasteté en refusant tout consentement. Mais, avec la chasteté de l'âme, il faut conserver aussi la probité et la bienveillance, qui tiennent à l'amour du prochain, et la piété qui tient à l'amour de pieu. Par la probité, nous ne faisons de tort à personne; par la bienveillance, nous rendons les services que nous pouvons rendre; par la piété, nous honorons Dieu. Or le mensonge seul blesse la vérité de la doctrine, de la religion et de la piété: la vérité souveraine et substantielle, de qui cette doctrine dérive, étant hors de toute atteinte. Nous ne pourrons parvenir jusqu'à elle, nous y établir entièrement, nous y attacher solidement, que quand ce corps corruptible aura revêtu l'incorruptibilité, et ce corps mortel, l'immortalité (1). Mais ici-bas toute piété est un mouvement, une tendance vers ce but, et que cet élan a pour guide la doctrine qui nous fait connaître et goûter la vérité elle-même, au moyen de la parole humaine et des signes visibles des sacrements: voilà pourquoi il faut avant tout maintenir pure cette doctrine, en la préservant du mensonge qui peut la corrompre; afin que si la chasteté de l'âme a souffert quelque brèche, il y ait de quoi la réparer. Car, l'autorité de la doctrine une fois détruite, la chasteté de l'âme ne saurait ni se maintenir ni se restaurer.

CHAPITRE XX. IL NE FAUT PAS MENTIR POUR SAUVER LA PUDEUR DU CORPS. D'OU VIENT LE MOT DE FOI. CHASTETÉ DE L'AME.


41. De tout cela résulte donc cette opinion, que, pour sauver la pudeur du corps, il faut proférer un mensonge qui ne blesse ni la doctrine de la piété, ni la piété elle-même, ni la probité, ni la bienveillance. Et si quelqu'un portait l'amour de la vérité, non pas seulement jusqu'à la contempler, mais jusqu'à dire toujours


1. 1Co 15,53

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le vrai en tout et partout, à ne jamais proférer de la bouche du corps que ce qu'il a conçu et vu dans son esprit, à préférer la beauté de la foi, toujours véridique, non-seulement à l'or, à l'argent, aux pierres précieuses, aux riches domaines, mais même à la vie du temps et à tous les biens du corps; je ne sais si on pourrait raisonnablement l'accuser d'erreur. Et s'il avait raison de préférer ce bien à tous ses avantages temporels et de l'estimer à plus haut prix, il aurait également raison de le mettre au-dessus des biens temporels des autres hommes, de ceux qu'il doit sauver et aider par probité et par bienveillance. Car il aimerait la foi parfaite, non-seulement en croyant sincèrement à tout ce qui lui serait intimé par une autorité supérieure et digne de confiance, mais encore en énonçant fidèlement ce qu'il jugerait lui-même à propos de dire et dirait réellement. En effet, le mot latin fides, foi, vient de fio, parce que la chose qu'on dit se fait; ce qui n'a évidemment pas lieu chez celui qui ment. Si la brèche est moins grande, quand le mensonge ne cause ni inconvénient, ni préjudice à personne, qu'il a même pour but de sauver la vie ou la pudeur du corps, c'est néanmoins une brèche, et une brèche faite à une chose qui doit se garder dans la chasteté et la sainteté de l'âme. Nous sommes donc forcés, non par l'opinion des hommes, qui est souvent erronée, mais par la vérité elle-même, cette puissance supérieure à tout et absolument invincible, de préférer la foi parfaite à la pudeur même du corps; car la chasteté de l'âme est un amour bien réglé qui ne subordonne pas le plus au moins. Or tout ce qui tient au corps est moins que ce qui touche à l'âme. A coup sûr celui qui ment pour garantir la pudeur de son corps, voit, dans l'attentat qu'on médite contre lui, la passion d'un autre et non la sienne; il prend cependant ses précautions pour ne point participer au crime en le permettant? Or, où serait cette permission sinon dans l'âme. La pudeur du corps ne se perd donc que dans l'âme; si l'âme ne donne ni consentement, ni permission; à quelque attentat que se porte une passion étrangère, on ne saurait en aucune façon dire que la pudeur du corps a été atteinte. D'où il suit qu'il faut attacher beaucoup plus d'importance à conserver la chasteté de l'âme, puisqu'elle est la sauvegarde de là pudeur du corps. C'est pourquoi il faut, autant qu'il est en nous, les mettre l'une et l'autre à l'abri de toute atteinte, en établissant autour d'elles le rempart et la barrière des bonnes moeurs et d'une conduite sainte. Mais si l'on ne peut sauver l'une et l'autre, qui ne voit celle qu'il faut sacrifier de préférence quand on sait ce qui doit l'emporter, de l'âme sur le corps, ou du corps sur l'âme, de la chasteté de l'âme sur la pudeur du corps, ou de la pudeur du corps sur la chasteté de l'âme; et ce qu'on doit le plutôt éviter, de permettre le péché d'un autre ou de commettre le péché soi-même?

CHAPITRE XXI. CONCLUSION. IL FAUT S'INTERDIRE LES HUIT ESPÈCES DE MENSONGE ÉNUMÉRÉES PLUS HAUT. COMBIEN SONT AVEUGLES CEUX QUI AUTORISENT LE MENSONGE.


42. De toute cette discussion, il résulte que le sens de ces témoignages de l'Ecriture est qu'il ne faut jamais mentir, puisqu'on ne trouve dans la conduite et les actions des saints aucun exemple de mensonge qu'on puisse imiter, au moins dans les parties de l'Ecriture qui ne contiennent pas de sens figuré, comme par exemple les Actes des apôtres. Car les paroles du Seigneur mentionnées dans l'Evangile, et que les ignorants pourraient prendre pour des mensonges, sont des paroles figurées. Quant à ce que dit l'Apôtre: «Je me suis fait tout à tous pour les sauver tous (1)», cela n'indique aucune disposition à mentir, mais un sentiment de compassion, une charité si grande qu'elle le faisait agir avec ceux qu'il voulait sauver comme s'il eût lui-même souffert du mal dont il désirait les guérir.

Il ne faut donc pas mentir dans l'enseignement de la vérité; car c'est un grand crime, la première espèce de mensonge et la plus détestable. Il ne faut pas mentir de la seconde manière, parce qu'il ne faut faire de tort à personne; ni de la troisième, parce qu'il ne faut pas rendre service à l'un au détriment de l'autre; ni de la quatrième, parce que le plaisir de mentir est vicieux par lui-même; ni de la cinquième, parce que, comme on ne doit pas même dire la vérité pour plaire aux hommes, encore bien moins doit-on proférer le mensonge qui est coupable par lui-même parce qu'il est mensonge; ni de la sixième,


1. 1Co 9,22

217

car il n'est pas juste d'altérer la vérité du témoignage pour le bien temporel ou la vie de qui que ce soit. De plus on ne doit conduire personne au salut éternel à l'aide du mensonge; il ne faut pas qu'un homme soit converti à la vertu par le vice de celui qui le convertit, car, après sa conversion, il doit lui-même tenir à l'égard des autres la conduice qu'on a tenue envers lui; par conséquent ce n'est plus au bien, mais au mal qu'on le convertit, quand on lui donne à imiter après sa conversion le modèle qu'on lui a présenté pour sa conversion. Il ne faut pas mentir de la septième manière, parce qu'on ne doit pas préférer l'avantage ou la vie temporelle de quelqu'un à la perfection de la foi. Si nos bonnes actions faisaient une mauvaise impression sur le prochain, jusqu'à le rendre pire et à l'éloigner de la piété, nous ne devrions cependant pas nous en abstenir pour autant, parce qu'il faut avant tout tenir solidement au point où nous devons appeler et attirer ceux que nous aimons comme nous-mêmes. Il faut se pénétrer vaillamment de cette pensée de l'Apôtre: «Nous sommes aux uns odeur de vie pour la vie, aux autres odeur de mort pour la mort; or, qui est capable d'un tel ministère (2)?» Enfin, il ne faut pas mentir de la huitième manière, parce que la chasteté de l'âme, qui est la pudeur du corps, compte parmi les biens; et que, parmi les maux, celui que nous faisons est plus grand que celui que nous laissons faire. Or, dans ces huit espèces de mensonges, on pèche d'autant moins qu'on s'approche plus de la huitième, et d'autant plus qu'on s'approche plus de la première. Mais s'imaginer qu'il peut y avoir un mensonge exempt de péché,


1. 2Co 2,16

c'est se tromper grossièrement en se figurant qu'on peut honnêtement tromper les autres.

43. Les hommes sont tellement aveugles que, si nous leur accordions qu'il y a des mensonges exempts de péché, ils ne s'en contenteraient pas, et voudraient que dans certains cas il y eût péché à ne pas mentir; ils sont même allés si loin dans leur apologie du mensonge, qu'ils ont accusé l'apôtre saint Paul d'en avoir dit un de la première espèce, la plus criminelle de toutes. Ils prétendent en effet que dans son épître aux Galates, écrite comme toutes les autres pour enseigner la religion et la piété, il a menti, lorsqu'il a dit de Pierre et de Barnabé: «Quand je vis qu'ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l'Evangile». Tout en voulant justifier Pierre de son erreur et de la mauvaise voie où il était entré, ils ne tendent qu'à fausser la voie même de la religion, qui est pour tous celle du salut, en détruisant, en anéantissant l'autorité des Ecritures. Ils ne s'aperçoivent pas que ce n'est pas un simple mensonge, mais un parjure, qu'ils reprochent à l'Apôtre en matière d'enseignement religieux, c'est-à-dire dans une épître où il prêche l'Evangile; car, avant de raconter ce fait, il a dit: «Ce que je vous écris; voici: devant Dieu, je ne mens pas (1)». Mais terminons ici cette discussion.

Tout bien pesé, tout bien considéré, ce que nous devons surtout retenir, ce que nous devons principalement demander, c'est ce que le même apôtre exprime en ces termes: «Dieu est fidèle, et il ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus vos forces; mais il vous fera tirer profit de la tentation même, afin que vous puissiez persévérer (2).


1. Ga 2,14 Ga 1,20 - 2. 1Co 10,13

Traduction de M. l'abbé DEVOILLE.


Augustin, du mensonge. - CHAPITRE XVI. DEUX BOUCHES, CELLE DE LA VOIX ET CELLE DU COEUR. N'Y A-T-IL DE DÉFENDU QUE LE MENSONGE QUI FAIT TORT AU PROCHAIN? TRIPLE SENS DU PASSAGE DE L'ECCLÉSIASTIQUE.