Augustin, de l'immortalité de l'âme.


DE L'IMMORTALITÉ DE L'ÂME





CHAPITRE PREMIER. L'ÂME EST LE SUJET EN QUI RÉSIDE LA SCIENCE. - OR LA SCIENCE EXISTE TOUJOURS. - DONC L'ÂME EST IMMORTELLE.


1. Si l'instruction existe quelque part; si elle ne peut exister que dans un être vivant; si de plus elle existe toujours et qu'il soit impossible au sujet où une chose est toujours de ne pas toujours exister; l'être en qui se trouve l'instruction est un être toujours vivant. Et si c'est nous qui raisonnons, c'est-à-dire si c'est notre âme et que sans instruction elle ne puisse raisonner avec justesse; si de plus l'âme instruite ne peut être sans son instruction; l'instruction est dans l'âme humaine.

Or 1. L'instruction est quelque part. Car elle existe, et il est impossible que ce qui existe ne soit pas quelque part.

2. L'instruction ne peut exister que dans un être vivant. Car nul ne s'instruit s'il ne vit, et l'instruction ne peut être dans qui ne s'instruit pas (1).

3. L'instruction existe toujours. En effet, il est nécessaire que ce qui est et ce qui est immuable existe toujours. Or personne ne nie que l'instruction existe; et quiconque avoue qu'il n'est pas possible qu'une ligne conduite

1 Rét. liv. 1,ch. 5,n. 2.

par le centre du cercle ne soit pas plus grande que toutes les autres qui ne passent point par ce centre, et que cela fait partie de quelque science, celui-là ne nie pas que la science ou l'instruction soit immuable.

4. Il est impossible à tout sujet oie une chose est toujours de ne pas toujours exister. Car rien de ce qui dure toujours ne peut être privé de la chose sans laquelle il ne durerait pas toujours.

5. De plus, quand nous raisonnons, c'est notre âme qui raisonne. En effet, rien ne raisonne en nous que ce qui comprend. Or le corps ne comprend ni n'aide l'âme à comprendre, car lorsqu'elle veut comprendre elle se sépare en quelque façon du corps. D'ailleurs ce que l'on comprend est toujours le même (1). Or rien de ce qui est corporel n'est toujours le même. Le corps ne peut donc aider l'âme dans ses efforts pour comprendre; c'est assez qu'il ne l'arrête pas dans son essor.

6. Personne ne peut, sans instruction, raisonner avec justesse. En effet, le raisonnement consiste à conduire la pensée du certain à la découverte de l'incertain. Or rien n'est certain dans l'âme que ce qu'elle n'ignore pas, et l'âme possède en elle tout ce qu'elle sait, et la science n'embrasse rien qui ne se rapporte à quelque genre d'instruction, puisque l'instruction s'étend à tout.

L'âme de l'homme vit donc toujours.


1. Ibid.

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CHAPITRE II. LA RAISON EST QUELQUE CHOSE. - OR ELLE N'EST PAS L'HARMONIE DU CORPS QUI EST MUABLE, TANDIS QU'ELLE-MÊME. EST IMMUABLE - DONC ELLE EST IMMORTELLE.


2. La raison sûrement est l'âme ou elle est dans l'âme. Or la raison est quelque chose de meilleur que notre corps, et notre corps est une substance, et il est meilleur d'être une substance que de ne rien être. La raison n'est donc pas rien. De plus, quelle que soit l'harmonie du corps, elle est nécessairement et inséparablement dans le corps comme dans son sujet, et l'on ne peut rien admettre dans cette harmonie qui ne soit aussi nécessairement et aussi inséparablement dans le corps. Or le corps humain est rouable et la raison immuable. En effet, ce qui n'existe pas toujours de la même manière est muable. Mais il est toujours également vrai que d'eux et quatre font six; également vrai aussi que deux et deux donnent quatre; que deux ne donnent pas quatre et conséquemment que deux ne font pas quatre; ce rapport est immuable, c'est la raison même. Or il n'est pas possible, quand le sujet change, que ce qui en est inséparable ne change pas aussi. L'âme n'est donc pas l'harmonie du corps.

Mais la mort ne peut atteindre les choses immuables. Ainsi, qu'on la regarde comme la raison, ou comme en étant inséparable, l'âme doit vivre toujours.



CHAPITRE 3. RÉFUTATION D'UNE DIFFICULTÉ TIRÉE DU MOUVEMENT ET DE L'ACTION DE L'ÂME.


3. On doit reconnaître que tout ce qui imprime le mouvement ne change pas en l'imprimant. Or l'âme est une substance vivante qui imprime au corps les mouvements les plus divers, et souvent en vue d'une même fin. Donc il n'est pas nécessaire d'en conclure qu'elle change, moins encore qu'elle meurt.

Il y a une vertu de constance, et toute constance est immuable. Or toute vertu peut produire des actes; lorsqu'elle en produit, elle ne cesse pas d'être une vertu; et comme tout acte consiste à suivre ou à imprimer le mouvement, il en résulce qu'on ne peut appeler muable tout ce qui suit ce mouvement ou du moins tout ce qui l'imprime. Mais tout ce qui suit le mouvement sans l'imprimer étant quelque chose de mortel; et de plus, rien de ce qui est mortel n'étant immuable, nous pouvons conclure avec certitude et sans distinction, qu'il n'y a pas changement dans tout ce qui meut.

Or il n'y a pas de mouvement sans substance, et toute substance est vivante ou sans vie; de plus, tout ce qui est sans vie est inanimé; et aucune action ne peut venir d'un être inanimé. Donc ce qui meut sans changer ne peut être qu'une substance vivante; et cette substance qui meut en nous le corps à tous les degrés n'est pas nécessairement muable. Ce corps ne se meut que dans le temps; c'est pourquoi ses mouvements sont plus ou moins rapides. Il y a donc en lui quelque chose qui imprime ce mouvement temporel, sans toutefois changer.

Or, ce qui meut le corps dans le temps, tout en ne tendant qu'à une fin, est néanmoins dans l'impossibilité de faire toutes choses à la fois et ne peut se dispenser d'en faire plusieurs. En effet, quel que soit alors le moteur, le corps ne peut être entièrement un, puisqu'il peut être divisé en parties, et qu'il n'est point de corps qui ne soit composé de parties; le temps aussi est composé d'instants, et la syllabe la plus brève ne saurait être prononcée sans qu'on ait cessé d'en entendre le commencement, lorsqu'on en entend la fin. Ainsi, pour la prononcer, on a besoin de recourir à l'attente pour achever, et à la mémoire pour tout embrasser autant qu'il est possible; à l'attente, pour le futur, à la mémoire, pour le passé; car l'attention est pour le présent, et ce présent change le futur en passé et ne permet pas d'attendre sans mémoire la fin de l'acte commencé.

Et comment attendre la fin d'un mouvement lorsque l'on ne se souvient ni s'il a commencé ni même s'il existe? D'un autre côté, l'intention d'achever, qui est une chose présente, ne peut exister sans l'attente de la fin, qui est une chose future, et cette intention est distincte de ce qui n'est pas encore et de ce qui n'est plus.

Ainsi donc il peut y avoir dans une action quelque chose qui regarde ce qui n'est pas encore, et dans un même agent plusieurs choses ??? quoiqu'il n'en fasse pas plusieurs à la fois. On peut donc voir aussi plusieurs choses dans un même moteur, quoiqu'elles ne puissent être dans le mobile. Mais ce qui ne peut exister dans le même temps est nécessairement muable quand de futur il devient passé.


4. De là nous concluons encore qu'il peut exister quelque moteur qui meuve ce qui est muable sans changer soi-même. Qui pourrait en douter quand ne change pas l'intention qu'a le moteur de conduire à la fin qu'il a en vue le corps qu'il met en mouvement; quand ce corps sur lequel agit le mouvement change au contraire à chaque moment; quand enfin l'intention d'achever, qui est manifestement immuable, donne en même temps le branle et aux membres de l'ouvrier et au bois ou à la pierre qu'il travaille? Par conséquent, si un changement quelconque se produit dans le corps sous l'action de l'âme, lors même que l'âme se proposerait ce changement, il n'en faut conclure ni que l'âme change nécessairement ni qu'elle meure; car elle peut unir à cette intention et le souvenir du passé et l'attente de l'avenir, ce qui suppose qu'elle vit, sans aucun doute. Il est vrai, il ne peut y avoir de mort sans changement ni de changement sans mouvement; mais il ne s'ensuit pas que tout changement cause la mort, ni que tout mouvement opère un changement.

Ne dit-on pas de notre corps même, qu'il se meut presque toujours à chaque action et qu'il change au moins avec l'âge, sans que cependant il soit encore mort, c'est-à-dire sans vie? Pourquoi ne pourrait-on dire aussi que l'âme ne meurt point, pour quelque changement que lui fait peut-être éprouver le mouvement?



CHAPITRE IV. L'ART ÉTANT IMMORTEL, LA RAISON, QUI SE CONFOND AVEC LUI,DOIT L'ÊTRE AUSSI; PEU IMPORTE L'IGNORANCE OU L'OUBL1,L'ART N'EST PAS MOINS DANS L'ÂME A L'ÉTAT LATENT.


5. S'il subsiste dans l'âme quelque chose d'immuable et qui suppose la vie, c'est aussi une nécessité que l'âme soit immortelle. Ces propositions sont tellement enchaînées que la première ne peut être vraie sans la seconde.

Or, la première est vraie; car, pour ne pas parler d'autre chose, qui oserait soutenir que le rapport des nombres n'est pas immuable, ou que tout art n'est pas fondé sur ce rapport, ou que l'art n'existe pas dans l'artiste, lorsque celui-ci ne l'exerce pas, ou qu'il existe ailleurs que dans son âme, ou qu'il puisse se trouver dans un être privé de vie, ou que ce qui est immuable puisse cesser d'être, ou que l'art soit différent de la raison? Quoiqu'on définisse un art l'assemblage d'un grand nombre de raisons, cependant il est facile de comprendre, et l'on peut dire très-justement qu'un art est aussi une seule raison. Mais que l'une ou l'autre de ces propositions soit vraie, il ne s'ensuit pas moins que l'art ou la science est immuable. D'un autre côté il est évident que non-seulement l'art existe dans l'âme de l'artiste, mais qu'il ne peut exister que dans l'âme de l'artiste, et que l'on ne peut l'en séparer. En effet, si l'art pouvait être séparé de l'âme, ou il serait ailleurs que dans l'âme, ou il n'existerait nulle part, ou il passerait aussitôt d'une âme dans une autre âme. Mais:1. de même que l'art ne peut exister que dans un être animé, de même la vie unie à la raison ne se trouve que dans l'âme; 2. Ce qui existe doit être quelque part, et ce qui est immuable ne peut pas cesser d'être; 3. Si l'art passait d'une âme dans une autre, abandonnant celle-ci pour habiter dans celle-là, il s'ensuivrait que personne ne peut enseigner un art sans en perdre la connaissance, ou que du moins personne ne peut s'en instruire sans que celui qui enseigne n'oublie ou ne meure. Si ces conséquences sont aussi absurdes que fausses, comme il est certain, l'âme humaine est immortelle.


6. Et quand même l'art serait tantôt dans l'âme, et tantôt n'y serait pas, ce qui arrive, comme chacun ne le sait que trop, par oubli ou par ignorance, cet argument ne ferait rien à l'immortalité; on peut le renverser de la manière suivante: ou il n'y a rien dans l'âme qui ne soit actuellement présent à la pensée, ou l'art de la musique n'est point dans l'artiste musicien, lorsqu'il s'occupe seulement de géométrie; cette dernière proposition est fausse, donc l'autre est vraie.

L'âme ne sent qu'elle possède telle connaissance, qu'autant que cette connaissance est l'objet de la pensée actuelle; il peut donc y avoir quelque chose dans l'âme, quoique l'âme n'en ait pas le sentiment intime (1), et peu importe de savoir combien la chose dure.


1. On retrouve Ici la théorie de l'aperception développée par Leibnitz dans ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain. Il est certain que l'âme ne se connaît pas selon toutes ses modifications, c'est-à-dire qu'elle n'a pas conscience actuelle de tout ce qui la modifie. Dira-t-on que l'âme d'un savant, dans le moment où il ne s'occupe pas de science, n'est pas autrement modifiée que celle d'un ignorant? Si un oeil intellectuel pouvait lire dans l'âme de ce savant, n'y verrait-il rien de plus que dans l'âme d'un ignorant? Le principe de saint Augustin, adopté par Leibnitz, paraîtra encore plus évident si nous l'appliquons aux choses morales. Combien de sentiments intérieurs nous modifient, auxquels nous ne faisons pas une réflexion expresse! Tel homme se croit juge impartial et jurerait, s'il était nécessaire, qu'aucune passion ne l'aveugle. Il ne serait point parjure, car il ne sait pas qu'un sentiment secret, nuque: il n'a jamais fait assez attention, influence son jugement; nous ne dirons point cependant qu'il est sans reproche. Pour cela il faudrait qu'il lui eût été impossible de s'apercevoir de ce sentiment secret et de le combattre, ce qui n'est ras toujours vrai; c'est ce qui fait que l'homme vertueux ne peut pas se reposer entièrement sur un sentiment intérieur et ne sait jamais d'une manière absolue, à moins d'une grâce spéciale, s'il est vraiment ami de Dieu, et s'il obéit fidèlement à sa grâce, quelque juste confiance qu'il puisse avoir d'ailleurs dans le secours du ciel ou dans le témoignage de sa conscience.

Cette théorie des idées auxquelles on ne fait pas une attention expresse, et des sentiments cachée, est d'une grande importance en métaphysique et en morale.

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Si l'esprit est occupé trop longtemps à d'autres idées, et ne peut plus rappeler facilement son attention sur ses connaissances antérieures, c'est ce que l'on appelle l'oubli ou l'ignorance. Mais lorsque, en raisonnant avec nous-mêmes, ou lorsque, bien interrogés par un autre sur quelques beaux-arts, nous découvrons quelques vérités, nous ne les trouvons que dans notre âme. Or, trouver n'est pas faire ou engendrer; autrement l'âme créerait et engendrerait des vérités éternelles en les découvrant dans le temps. Souvent en effet, elle découvre des vérités éternelles: qu'y a-t-il de plus éternel que les rapports du cercle, ou d'autres vérités du même genre, et peut-on comprendre qu'elles n'aient pas toujours été, et ne doivent pas être toujours? Il est donc évident que l'âme humaine est immortelle, et qu'elle conserve dans son sein profond les vrais rapports des choses; quoiqu'elle paraisse, soit par ignorance, soit par oubli, ou ne pas les posséder, ou les avoir perdus (1).



CHAPITRE V. LES CHANGEMENTS QUI SE PRODUISENT DANS L'ÂME POURRAIENT ÉTRE INVOQUÉS CONTRE L'IMMORTALITÉ S'ILS AFFECTAIENT LA NATURE MÊME DE L'ÂME. MAIS ILS NE SONT QUE DES CHANGEMENTS ACCIDENTELS. DONC


7. Examinons maintenant jusqu'à quel point l'on peut admettre un changement dans l'âme.


1. On retrouve ici quelque chose de la réminiscence platonicienne. Nous ne dirons pas qu'apprendre c'est se ressouvenir, mais apprendre c'est, ou tirer ce que l'on ne sait pas de ce que l'on savait déjà, ou faire passer une idée de l'état de perception à l'état d'aperception; ainsi la science est ou développement, ou passage d'une idée de l'état latent à l'état manifeste, passage qui s'opère pu l'attention expresse.

Si l'âme est le sujet de l'art, et si le sujet ne peut éprouver de changement sans que ce qui est en lui ne soit exposé à la même mutabilité; comment pourrons-nous concilier cette immutabilité de l'art et de la science, avec la mutabilité de l'âme où ces choses existent?

Mais quel plus grand changement peut-il y avoir que de passer d'un contraire à l'autre? Et qui pourrait nier, sans parler d'autres changements, que l'âme est tantôt sage, tantôt folle? Voyons donc d'abord de quelle manière il faut admettre ce qu'on appelle le changement dans l'âme.

Or, je le crois, les changements les plus frappants et les plus connus de nous se rapportent à deux genres où l'on peut découvrir plusieurs espèces. En effet, on dit que l'âme éprouve quelque changement, soit selon les impressions du corps, soit selon les siennes propres; selon les impressions du corps, par l'âge, par les maladies, par les douleurs, par les blessures, par les travaux ou par les voluptés; selon les siennes mêmes, par le désir, la joie, la crainte et la tristesse, l'application et l'étude.


8. Si tous ces changements ne sont pas une preuve nécessaire que l'âme soit sujette à la mort, ils ne sont pas à redouter par eux-mêmes; mais il faut voir s'ils ne contrarient pas le principe que nous avons posé, savoir que le sujet changeant, tout ce qui est dans le sujet doit changer nécessairement.

Or, il n'y a pas ici contradiction; car il est ici question du changement qui affecte l'essence même du sujet, et lui ferait perdre son nom. En effet, si la cire passe de la couleur blanche à la couleur noire, elle n'en reste pas moins cire; si pour elle la forme ronde succède à la forme carrée; si de molle elle devient dure; si de chaude elle devient froide, tous ces accidents qui se passent dans le sujet n'empêchent pas qu'il ne reste ni plus ni moins de la cire. Il peut donc exister quelque changement dans les accidents du sujet, quoique celui-ci n'éprouve aucun changement dans son essence et dans son nom. Mais il peut arriver que les propriétés du sujet éprouvent un plus grand changement, et que le sujet lui-même ne puisse désormais être désigné parle même nom; ainsi la cire s'évapore dans les airs ??? sous l'ardente action du feu, elle souffre alors un tel changement que le sujet lui-même a éprouvé une modification essentielle et que la cire n'est plus de la cire; dans ce cas l'on ne peut supposer que ce qui faisait la nature du sujet puisse encore subsister.


9. Si donc l'âme est, comme nous l'avons dit plus haut, le sujet dans lequel réside inséparablement la raison, et cela parce que la raison est nécessairement dans un sujet si l'âme ne peut être que vivante, et si la raison, immortelle de sa nature, ne petit non plus être dans l'âme que vivante; l'âme est immortelle. En effet, cette raison immortelle ne pourrait plus absolument subsister si le sujet dans lequel elle réside cessait d'exister; ce qui arriverait si ce sujet éprouvait un tel changement qu'il cessât d'être une âme, c'est-à-dire qu'il fût anéanti. Mais aucun des changements qui s'opèrent, soit par le corps, soit par l'âme, quoiqu'on agite fortement la question de savoir s'il en est quelques-uns dont elle soit vraiment la cause, ne fait que l'âme ne soit plus une âme. Ainsi, ces changements ne sont redoutables ni en eux-mêmes, ni pour notre raison.



CHAPITRE VI. NOUVELLE PREUVE DE L'IMMORTALITÉ: L'ÂME NE SAURAIT ÉTRE ANÉANTIE, A MOINS D'ÊTRE SÉPARÉE DE LA RAISON; OR CETTE SÉPARATION EST IMPOSSIBLE: DONC L'ÂME EST IMMORTELLE.


10. Il faut donc, je le vois, employer toutes les forces -du raisonnement à bien établir ce que c'est que la raison, à faire connaître les différentes définitions que l'on en peut donner: cela nous aidera à démontrer l'immortalité de l'âme par toutes les preuves dont elle peut être appuyée. La raison est ce regard de l'âme, qui par elle-même, et non par le corps, considère la vérité; ou bien elle est la contemplation même de la vérité, mais non par le corps; ou bien encore elle est la vérité même qu'elle contemple. Personne ne doute qu'entendue de la première manière, la raison ne soit dans l'âme; quant à la seconde et à la troisième définitions, on peut examiner; mais évidemment la seconde ne peut pas non plus exister sans l'âme, et pour la troisième, c'est une grande question de savoir si cette vérité que l'âme aperçoit sans l'aide du corps, existe par elle-même et n'est pas dans l'âme, ou si elle peut exister sans l'âme. Mais quoi qu'il en soit, il est certain que l'âme ne pourrait par elle-même contempler la vérité, si elle n'avait pas quelque union avec elle. Car tout ce que nous contemplons ou considérons par la pensée, nous le percevons par les sens ou par l'intelligence. Or les objets que nous percevons par les sens nous sentons qu'ils sont hors de nous; ils sont contenus dans des lieux, et souvent même on ne peut les toucher. Au contraire, les choses que nous comprenons, l'âme qui les conçoit ne les conçoit pas comme placées ailleurs que dans sa propre intelligence; car nous voyons aussi qu'elles ne sont pas contenues dans un lieu.


11. Ainsi cette union de l'esprit qui aperçoit et du vrai qui est aperçu existe nécessairement de l'une des trois manières suivantes. Ou bien l'âme est le sujet, et la vérité réside dans le sujet; ou au contraire, la vérité est le sujet et c'est l'âme qui est dans ce sujet; ou enfin l'âme et la vérité sont l'une et l'autre substances. Si l'on admet la première de ces alternatives, l'âme est immortelle comme la raison, puisque nous avons établi plus haut que cette dernière ne peut résider que dans un sujet vivant. Dans la seconde, même nécessité; car si cette vérité que l'on appelle raison n'a rien de muable, comme il est évident, ce qui existe en elle comme dans un sujet. ne peut être exposé à aucun changement. Toute la controverse se borne donc à la troisième alternative.

En effet, si l'âme est une substance et si la raison à laquelle elle s'unit est elle-même une substance, on pourra penser sans absurdité que la raison subsistant, l'âme cesse d'exister. Mais il est évident que l'âme- ne peut- cesser d'exister ni de vivre tant qu'elle ne sera point séparée de la raison, et qu'elle lui restera unie. Or, quelle force pourrait la séparer de la raison? Sera-ce la force corporelle, dont la puissance est inférieure à la sienne, dont l'origine est moins élevée, et la nature bien différente? Nullement. Sera-ce la force d'une autre âme? Comment pourrait-elle y parvenir? Est-ce qu'une âme plus puissante est incapable de contempler la raison si elle n'arrache une autre âme à cette contemplation? Mais lors même que tous les hommes voudraient contempler la raison, la raison peut se livrer à chacun d'eux; et puisqu'il n'y a rien de plus puissant que la raison, par là même qu'il n'y a rien de plus immuable, une âme qui ne lui ??? est pas encore unie ne peut d'aucune manière être plus puissante que celle qui lui est unie. Il ne reste plus qu'à examiner si c'est la raison elle-même qui repousse l'âme, ou si c'est l'âme qui se sépare volontairement de la raison. Mais il n'y a rien dans la nature de la raison qui ressemble à la jalousie et qui puisse la porter à priver l'âme de sa jouissance. Ensuite plus elle a d'être, plus elle en communique à qui lui est uni; ce qui est le contraire de la mort. Il ne serait pas trop absurde de dire que l'âme se sépare volontairement de la raison, s'il pouvait y avoir séparation pour les êtres qui ne sont pas contenus dans un lieu (1). On peut appliquer cette réponse aux objections précédentes, auxquelles nous avons opposé d'autres arguments.

Que conclure de tout ceci? Pouvons-nous établir déjà que l'âme est immortelle, ou bien peut-elle être anéantie, quoiqu'elle ne puisse être séparée de la raison? Mais si cette force de la raison agit sur l'âme qui lui est unie, et il est impossible qu'elle n'agisse pas sur elle, il en résulte certainement qu'elle lui communique l'être. Car l'être appartient surtout à la raison où se révèle en même temps la plus grande immutabilité. Aussi, elle force en quelque sorte à l'existence l'âme sur laquelle elle agit par elle-même. L'âme ne peut donc être anéantie, à moins d'être séparée de la raison, mais elle ne peut en être séparée, comme nous venons de le prouver: elle ne peut donc périr.


CHAPITRE VII. SI ON PEUT DIVISER INDÉFINIMENT LA MATIÈRE SANS L'ANÉANTIR; L'ÂME PEUT, SANS PÉRIR, PERDRE INDÉFINIMENT DE SES QUALITÉS.


12. Mais, dira-t-on, l'âme ne peut s'éloigner de la raison, ce qui conduit à la folie, sans perdre de son être. En effet, si l'âme a plus d'être quand elle est attachée à la raison, puisqu'alors elle est unie à l'immuable Vérité, laquelle est aussi l'Etre souverain et primordial; elle perd proportionnellement de son être lorsqu'elle s'éloigne de la raison, ce qui est défaillir. Or, toute défaillance tend au néant, et l'on ne peut mieux définir la mort qu'en disant qu'elle arrive, quand ce qui était quelque chose- devient néant. Ainsi, tendre au néant, c'est tendre à la mort. Et comment dire

1 Rét. liv. 1, ch. 5,n. 2.

que l'âme n'y est point sujette, puisqu'elle est sujette à la défaillance?

On accorde ici presque tout, mais on nie que ce qui tend au néant doive nécessairement y parvenir, c'est-à-dire être anéanti. On peut faire cette observation sur le corps même; en effet, chaque corps est une partie du monde sensible; plus le corps est grand, plus il occupe de place, plus aussi il approche de la grandeur du tout; et plus il approche de cette grandeur, plus il a d'être; car le tout a plus d'être que sa partie. Par la raison contraire, il doit être moindre quand il diminue, et quand il diminue, il souffre une défaillance. Or, il diminue lorsqu'on lui retranche quelque chose, alors donc il tend au néant. Mais nul retranchement ne l'y conduit, car ce qui reste est encore un corps; et quelque petit qu'il soit, il occupe un lieu dans l'espace, ce qui ne pourrait arriver s'il n'avait encore des parties susceptibles de nouvelles divisions. En le divisant à l'infini, il peut donc être infiniment diminué, éprouver ainsi des retranchements et tendre au néant, quoiqu'il soit dans l'impossibilité de jamais y parvenir. On peut en dire autant de l'espace et de quelque grandeur que ce soit. En effet, en prenant, par exemple, la moitié d'une grandeur déterminée, et toujours la moitié de ce qui reste, la quantité va toujours en diminuant, et tend pour ainsi dire à une fin à laquelle elle ne peut parvenir d'aucune manière. L'anéantissement est encore moins à redouter pour l'âme; car elle est plus excellente et plus vivante fille le corps, puisque c'est elle qui lui donne la vie.



CHAPITRE VIII. SI LE CORPS NE PERD JAMAIS SA NATURE, BIEN MOINS ENCORE L'ÂME PERD LA SIENNE, PUISQU'ELLE EST BEAUCOUP PLUS EXCELLENTE.


13. Ce n'est pas la masse qui constitue le corps, mais la forme. Cette opinion est appuyée sur des raisons invincibles., car un corps est d'autant plus corps, qu'il en a plus la forme et la beauté, et d'autant moins corps qu'il est plus laid et plus difforme; et ce défaut est produit, non par la division de la matière, dont nous avons suffisamment parlé, mais par la perte de la forme, qui constitue la nature. Il faut rechercher, discuter avec soin cette dernière proposition, et écarter l'idée ??? que l'âme puisse ainsi s'anéantir. Puisque l'âme est privée comme d'une partie de sa forme, lorsqu'elle est tombée dans la folie, on pourrait croire que ce dépouillement peut aller jusqu'à priver l'âme absolument de toute forme, et la conduire par là au néant et à la mort. Or, si nous pouvons parvenir à faire voir que cela ne peut arriver, même au corps, et que le corps ne peut être privé de la forme qui le constitue corps, on sera peut-être obligé de nous accorder qu'à plus fort? raison l'âme ne saurait être privée de la forme qui la fait âme; car ce ne serait pas se connaître que de ne pas préférer une âme quelconque à un corps quel qu'il soit.


14. Commençons par rappeler ce principe, qu'aucun être ne se produit et ne s'engendre lui-même; car il serait avant d'être, ce qui est absurde et montre la vérité du principe. Ajoutons; ce qui existe sans avoir été fait ni créé, est nécessairement éternel. Accorder à un corps quel qu'il soit une telle nature et une telle excellence, c'est tomber dans une erreur grossière. Mais pourquoi combattre cette erreur? Si on attribue au corps une semblable nature, à plus forte raison sera-t-on obligé de l'attribuer à l'âme; si quelque corps est éternel, il n'est point d'âme qui ne soit éternelle; car toute âme est préférable à quelque corps que ce soit, et les êtres éternels à ceux qui ne le sont pas.

Mais si le corps a été créé, comme c'est certain, il a été créé par un être préexistant, et qui ne leur était pas inférieur; sans cela il n'aurait eu la puissance de le faire ce qu'il est; et c'est pourtant ce qu'il a fait. Il ne suffirait même pas que, l'auteur du corps lui fût égal; car l'ouvrier doit toujours être au-dessus de ce qu'il fait, quoique le père ne soit pas nécessairement au-dessus du fils qu'il engendre; et ainsi le monde des corps a été produit par une nature incorporelle plus puissante et meilleure que lui. De fait, si le corps avait été créé par le corps, l'universalité des corps n'aurait pu être produite, puisque rien ne peut se produire soi-même, comme nous l'avons dit avec la plus incontestable vérité, en posant les prémisses de ce raisonnement.

Or, cette force, cette nature incorporelle, qui a créé l'universalité des corps, la gouverne par sa puissance, et se fait sentir en tous lieux. Elle n'a pas créé pour se retirer et pour abandonner son oeuvre. Cette substance qui n'est pas corps, ne se meut pas localement, si je puis m'exprimer ainsi, et ne peut être séparée des natures qui occupent l'espace; cette force essentiellement active ne peut manquer de conserver ce quelle a créé, ni permettre qu'aucun être soit privé de la forme qui le constitue ce qu'il est. Car ce qui n'existe point par soi-même perdra certainement l'existence, s'il est abandonné de l'être qui l'a crée; et nous ne pouvons pas dire que le corps a reçu avec l'existence le pouvoir de se suffire, lors même qu'il serait abandonné du Créateur.


15. Toutefois, si le corps avait ce pouvoir, l'âme le posséderait, à plus forte raison, puisqu'évidemment elle est préférable aux corps; et s'il est possible qu'elle existe par elle-même, on peut établir immédiatement son immortalité, car tout ce qui existe par soi est nécessairement incorruptible, et par conséquent exempt de la mort, attendu que rien ne se délaisse soi-même. Mais rien n'est plus évident que la mutabilité du corps; ce qu'indique assez le mouvement universel qui règne dans le monde corporel. Aussi en examinant la nature physique avec tout le soin possible et autant qu'on peut étudier une telle nature, on reconnaît qu'elle est soumise à des mouvements réglés qui imitent en quelque sorte l'immutabilité. Au contraire ce qui existe par soi n'a aucun besoin de mouvement, puisqu'il trouve en lui-même tout ce qu'il désire, et que tout mouvement est la recherche d'un objet étranger dont on a besoin. Il existe donc pour tout corps une forme que lui a donnée et que lui conserve cette nature plus excellente qui l'a. créé. Ainsi le changement n'empêche pas le corps de rester corps, il le fait passer d'une forme à une autre forme, par un mouvement très régulier. Car rien n'est réduit au néant; cette force créatrice contient tout avec une puissance qui ne se fatigue ni ne se lasse et conserve en tant qu'être tout l'être qu'elle a donné.

Par conséquent nul ne doit être assez déraisonnable pour ne pas regarder comme certain que l'âme est plus excellente que le corps, et pour ne pas reconnaître que ce principe une fois admis l'âme ne peut cesser d'être âme, puisque le corps ne peut cesser d'être corps. Mais si l'âme ne cesse pas d'être âme et ne peut exister sans être vivante, il est clair qu'elle est immortelle.

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CHAPITRE IX. L'ÂME EST LA VIE; DONC ELLE NE PEUT ÊTRE PRIVÉE DE LA VIE.


16. On objectera que si l'âme n'a point à redouter la mort, qui est le terme de l'existence, elle doit craindre la mort qui est la privation de la vie. Mais qu'on fasse attention que rien n'est privé de ce qui le constitue. Or l'âme est une espèce de vie: aussi tout ce qui est animé est vivant et tout être inanimé quand il est capable d'être animé est considéré comme mort, c'est-à-dire privé de vie. L'âme ne peut donc mourir; car si elle pouvait être privée de vie, elle ne serait plus une âme mais quelque chose d'animé. Cette supposition est absurde; l'on doit donc d'autant moins craindre ce genre de mort pour l'âme, qu'il est moins à craindre pour la vie. Car si l'âme meurt alors que la vie l'abandonne, il est beaucoup mieux de considérer l'âme comme cette vie même qui la quitte; l'âme alors n'est point ce qu'abandonne la vie, mais la vie qui abandonne. En effet, quand on dit d'un être qu'il est privé de la vie ou mort, on entend qu'il est privé de l'âme. Or, cette vie qui abandonne ce qui meurt étant l'âme et ne se délaissant pas elle-même, il s'ensuit que l'âme ne meurt pas.




Augustin, de l'immortalité de l'âme.