Augustin, contre adimantus, manichéen. - CHAPITRE XVII. DE L'AMOUR DES ENNEMIS.

CHAPITRE XVIII. DES BÉNÉDICTIONS TEMPORELLES.

1. Nous lisons au Deutéronome: «Si vous écoutez la voix du Seigneur votre Dieu, vous serez béni dans votre champ, vous serez béni clans votre pré, le fruit de votre ventre, celui de votre terre et le fruit de vos bestiaux sera béni; vos troupeaux de boeufs et vos troupeaux de brebis seront bénis; à l'entrée et à la fin vous serez béni (1)». A ce chapitre, les Manichéens opposent ce passage de l'Evangile: «Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renonce lui-même, qu'il porte sa croix et qu'il me suive. Car que sert à l'homme de gagner le monde tout entier s'il vient à perdre son âme? Ou bien, que peut obtenir l'homme en échange de son âme (2)?» Pour montrer qu'il n'y a aucune contradiction entre ces deux passages, il suffit de se rappeler ce principe universellement admis, savoir qu'à un peuple encore charnel il fallait des promesses et des récompenses temporelles, et tout cela sous un seul et même Dieu, auteur de toute créature supérieure et inférieure. Adimantus lui-même n'a pas craint de citer ces paroles du Sauveur: «Ne

1. Dt 28,1-6 - 2. Mt 16,24-26

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jurez jamais, ni parle ciel, car c'est le trône de Dieu, ni par la terre, parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds (1)». Dans l'Ancien Testament nous retrouvons quelque chose de semblable: «Le ciel est mon trône et la terre est l'escabeau de mes pieds (2)». Quoi d'étonnant, dès lors, que Dieu donne les biens de son trône à ceux qui le servent spirituellement? Entre l'esprit et la chair, la supériorité n'appartient-elle pas à l'esprit comme elle appartient aux choses célestes sur les choses terrestres? Toutefois nous ne disons pas qu'on ne puisse interpréter dans le sens spirituel, le champ, le pré, le fruit du ventre, le fruit de la terre et des animaux, les troupeaux de boeufs et de brebis. Mais cette interprétation ne rentre pas dans le sujet que nous traitons.

D'un autre côté, quoique le Nouveau Testament ait surtout en vue l'homme nouveau dans les récompenses et l'héritage qu'il promet, il ne laisse pas cependant, s'adressant à ceux-là mêmes qui méprisent et abandonnent les biens temporels pour mieux suivre l'Evangile, de leur promettre la multiplication de ces mêmes biens dès cette vie. En effet, c'est le Sauveur lui-même qui a annoncé qu'ils recevraient au centuple dès ce monde, et la gloire éternelle dans le siècle futur (3). De même, dans l'Ancien Testament, nous lisons: «Pour l'homme fidèle, ce monde est tout entier de la richesse (4)». C'est là ce qui inspirait à l'Apôtre cette parole triomphante: «Nous sommes comme des hommes qui n'ont rien et qui possèdent tout (5)». Si donc à cette gloire éternelle dont les saints ont reçu la promesse, le Nouveau Testament ajoute la possession des biens passagers de ce inonde, possession d'autant plus abondante que le mépris de ces mêmes biens aura été plus profond; faut-il s'étonner que l'Ancien Testament, qui ne s'adressait qu'à un peuple charnel, ait promis des récompenses temporelles? Qu'y a-t-il là de contradictoire avec l'idée d'un seul et même Dieu, maître souverain de tous les temps et gouvernant toutes choses avec la modération et la sagesse que réclame la diversité des besoins et des siècles?

2. Je ne veux pas même laisser à nos adversaires la satisfaction de croire que le Nouveau Testament seul nous offre des leçons du mépris des choses humaines. Qu'ils entendent le

1. Mt 5,35 - 2. Is 66,1 - 3. Mt 19,29 - 4. Pr 17 selon les Sept. - 5. 2Co 6,10

Prophète foulant aux pieds cette félicité de la terre et ne cherchant d'appui que dans le Dieu tout-puissant: «Délivrez-moi, dit-il, du glaive meurtrier, et retirez-moi de la main d'une race étrangère, dont la bouche n'a prononcé que des faussetés, et dont la main ne sert qu'à l'iniquité. Leurs fils sont comme de nouvelles plantes dans la première vigueur de leur jeunesse. Leurs filles sont d'une belle figure et parées avec autant d'art que nos temples. Leurs greniers sont remplis, ils se déchargent l'un dans l'autre. Leurs brebis sont fécondes, on les voit sortir en foule de leurs étables; leurs vaches sont chargées de graisse. Dans les places de leurs villes, il n'y a ni maisons en ruine, ni danger d'irruption, ni cris de sédition. Et ils ont dit:

«Heureux le peuple qui jouit de ces avantages; (et moi je dis) heureux le peuple qui n'a que Dieu pour maître (1)». Si donc cette félicité purement humaine sourit aux hommes impies, qu'ils n'oublient pas non plus que le véritable bonheur, le bonheur durable, est celui qui s'appuie sur Dieu seul. Bienheureux, disent-ils, le peuple qui possède tous ces avantages; aux yeux du prophète, il n'y a d'heureux que le peuple qui a Dieu seul pour maître. Mais à ce passage de l'Ancien Testament, voici que les Manichéens opposent ces paroles du Sauveur: «Quiconque rougira de moi ou de mes paroles dans cette nation adultère et pécheresse, le Fils de l'homme rougira aussi de lui quand il viendra avec toute la gloire de son Père et entouré des louanges des saints (2)». Or, je ne vois pas comment il peut être question ici du mépris des choses temporelles. Serait-ce en ce sens que frappé de la caducité des biens de la terre, on ne voudrait pas, pour les acquérir, se mettre dans la nécessité ou de rougir de Jésus-Christ ou de craindre son courroux? Mais alors que peut-on dire à cela? Nous avouons sans hésiter que les biens de la terre sont tout autant de présents que Dieu nous a faits, quoique d'un rang bien inférieur, et que s'ils devenaient incompatibles avec le service de Dieu, on devrait non-seulement les mépriser, mais les refouler loin de soi. Nous ajoutons que, s'il s'agit de ces hommes charnels dont le coeur est tout entier à la terre, et qui n'ont pas encore le sentiment des promesses

1. Ps 143,11-15 - 2. Mc 8,38

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célestes, il est utile qu'ils demandent à Dieu seul ces biens temporels, plutôt que de les demander aux idoles ou aux démons.



CHAPITRE XIX. LES RICHESSES ET LA PAUVRETÉ.

1. Il est écrit dans la loi: «C'est moi qui donne les richesses à mes amis et la pauvreté à mes ennemis». A ce passage les Manichéens opposent ces paroles du Sauveur: «Bienheureux les pauvres en esprit, parce que le royaume des cieux est à eux (1); malheur à vous, riches, parce que vous avez reçu votre consolation (2)». Mais pourquoi ne pas continuer la lecture de l'Evangile? En effet, immédiatement après ces paroles

«Bienheureux les pauvres en esprit, parce que le royaume des cieux est à eux», nous trouvons celles-ci: «Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils auront la terre pour héritage». Voici donc que les amis de Dieu deviennent riches de la possession même de la terre. Au contraire, qu'ils jettent les yeux sur ce mauvais riche de l'Evangile réduit soudain à la plus extrême pauvreté et condamné à conjurer le pauvre qu'il avait précédemment dédaigné, de tremper son doigt dans une source d'eau vive et d'en laisser tomber quelque goutte sur sa langue (3). Comment dès lors ne pas comprendre par quels moyens Dieu réduit ses ennemis à la pauvreté, comment ne pas reconnaître la vérité de cette parole de la Loi: «C'est moi qui donne la richesse à mes amis et la pauvreté à mes ennemis?»

2. Quant aux richesses temporelles, j'ai montré que dès l'Ancien Testament, elles avaient été l'objet d'un mépris véritable; et pour peu qu'on se donne la peine de lire, on en trouvera un grand nombre de preuves. En voici quelques-unes: «Le juste préfère la médiocrité à toutes les richesses des pécheurs (4)». «La loi sortie de vos lèvres est pour moi plus précieuse qu'un poids énorme d'or et d'argent (5)». «Les jugements de Dieu sont la justice même, et ils sont pour nous plus désirables que l'or et les pierres gracieuses (6)». «Heureux celui qui a trouvé la sagesse et qui est riche en prudence; la possession de la sagesse vaut mieux que l'acquisition

1. Mt 5,3 - 2. Lc 6,24 - 3. Lc 16,24 - 4. Ps 36,16 - 5. Ps 118,72 - 6. Ps 18,10

de l'or et de l'argent. Elle est plus précieuse que les plus belles pierreries, et aucun mal ne lui résiste; elle est bien connue de tous ceux qui l'approchent et de ceux qui la considèrent avec attention. Les choses les plus précieuses ne sont pas dignes d'elle (1)». «C'est pourquoi j'ai désiré l'intelligence, et elle m'a été donnée; j'ai invoqué le Seigneur, et l'esprit de sagesse est venu en moi. Je l'ai préférée aux royaumes et aux trônes, et j'ai cru que les richesses n'étaient rien au prix de la sagesse. Je ne l'ai point comparée aux pierres précieuses, parce que tout l'or, au prix d'elle, n'est qu'un peu de sable; et l'argent, devant elle, sera considéré comme de la boue (2)». Si les Manichéens lisaient ces passages, ou les lisaient sans impiété, ils comprendraient que dans les deux Testaments tout est dans une harmonie parfaite, ce qu'il faut désirer, comme ce qu'il faut fuir, ce qu'il faut acquérir ou ce qu'il faut rejeter.



CHAPITRE XX. RÉCOMPENSES TEMPORELLES.

1. Nous lisons dans le Lévitique: «Si vous marchez selon ma loi, si vous observez mes préceptes, je vous donnerai la pluie en son temps; la terre aura ses produits et les arbres leurs fruits; les vendanges succéderont aux moissons et les semailles aux vendanges; et vous serez rassasiés et vous habiterez dans votre terre sans aucune a crainte; vous dormirez, et il n'y aura personne pour vous effrayer. J'éloignerai de votre terre les bêtes sauvages, vous poursuivrez vos ennemis et ils tomberont sous vos coups. Cinq d'entre vous en poursuivront cent, et cent d'entre vous en poursuivront dix mille, et vos ennemis tomberont en foule devant vous. Je viendrai, je vous bénirai, je vous multiplierai et je réglerai votre sort. Vous mangerez les fruits que vous aviez en réserve et vous rejetterez les vieux en présence des nouveaux (3)». Je pense que personne ne nous demandera de montrer que ces promesses étaient simplement appropriées à l'ancien peuple. J'ai déjà traité longuement cette matière; ne pas s'en contenter ce serait faire preuve de peu d'intelligence. Cependant les Manichéens ne laissent pas d'opposer à ce passage ces paroles du

1. Pr 3,13-15 - 2. Sg 7,7-9 - 3. Lv 26,3-10

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Sauveur: «Ne portez dans vos bourses ni or, ni argent, ni monnaie; dans le voyage vous n'avez besoin ni de besace, ni de deux tuniques, ni de chaussures, ni de bâton; car l'ouvrier est digne d'obtenir sa récompense (1)». Or, qu'y a-t-il d'étonnant que ces conseils aient été donnés à des Evangélistes? Etait-ce à ce ministère que le peuple juif était appelé? Toutefois c'est encore au sens spirituel que l'on doit s'attacher, car autrement, aux yeux des impies le Sauveur ne paraîtrait-il pas avoir contredit ses propres enseignements, lui qui se faisait accompagner de l'argent nécessaire aux provisions du voyage (2)? Mais les Manichéens ne vont-ils pas répondre que c'est un péché d'avoir de l'argent dans sa ceinture, mais non dans sa bourse? Or, nous disons qu'il n'y avait pas là un précepte formel, mais un simple conseil donné aux Apôtres. La preuve en est que saint Paul travaillait de ses propres mains pour subvenir à sa subsistance, et cela, comme il le dit lui-même, pour ne point abuser de la puissance que le Sauveur avait donnée aux Evangélistes (3). Ce que le Sauveur a permis, on est libre de ne pas le faire; tandis qu'on ne peut omettre, sans péché, ce qui a été commandé.

2. Ils allèguent encore le fait de ce riche à qui Dieu avait dit: «Insensé, cette nuit je te redemanderai ton âme; quant aux trésors que tu as amassés, à qui retourneront-ils (4)?» La contradiction, disent-ils, est manifeste entre ce passage et la loi; car ici le Seigneur se rit de cette vaine joie qui pense se reposer toujours sur des biens essentiellement passagers, et là ce même Dieu garantit au peuple d'Israël des promesses temporelles. L'Apôtre saint Paul parlant des riches du siècle devenus membres de l'Eglise, écrivait à Timothée: «Ordonnez aux riches de ce siècle de ne pas s'enfler d'orgueil et de ne point mettre leur confiance dans leurs fragiles richesses; qu'ils n'espèrent que dans le Dieu vivant qui nous donne tout en abondance; qu'ils fassent du bien, qu'ils soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent facilement, qu'ils fassent part de leurs biens et qu'ils s'amassent un trésor des biens à venir, afin de conquérir la vie éternelle (5)». Après ces paroles, comment ne pas

1. Mt 10,9-10 - 2. Jn 12,6 - 3. Ac 18,3 1Co 4,12 1Th 2,9 2Th 1,8-9 - 4. Lc 12,20 - 5. 1Tm 6,17-19

comprendre que la possession elle-même n'est pas un péché? Lé péché serait d'y attacher son ceeur, de mettre là toute son espérance, de préférer ou de comparer ses biens à la vérité, à la justice, à la sagesse, à la foi, à la bonne conscience, à l'amour de Dieu et du prochain, toutes choses qui enrichissent une âme et la rendent précieuse aux yeux de Dieu. S'agit-il maintenant d'inspirer l'amour de ce Dieu qui communique à ceux qui l'aiment tous ces biens invisibles et éternels, c'est-à-dire qui se communique lui-même à eux avec toute l'abondance des biens dont il est la source; quel moyen employer à l'égard d'une âme charnelle qui ne connaît que les affections de la chair et ne sait désirer que les biens temporels? Tout ce que l'on peut faire à l'égard de cette âme, n'est-ce pas de lui persuader que c'est Dieu lui-même qui est pour l'homme la source de tous ces biens qu'elle aime? Et en cela on est dans la plus rigoureuse vérité. Disons-le donc: toutes ces promesses temporelles faites au peuple juif n'avaient pas d'autre but; ce qui avait prise sur lui, c'était surtout la crainte, mais enfin ces promesses devaient peu à peu l'habituer à l'amour. Ajoutons que ces biens temporels n'étaient qu'une figure des biens éternels, comme la victoire promise sur leurs ennemis prophétisait le triomphe remporté par les élus sur le démon et ses anges.

3. Nos adversaires opposent aussi à l'Ancien Testament, le passage où l'Apôtre déclare que Dieu ne se complaît que dans la paix et non dans la division et la guerre (1). Mais qu'ils sachent donc que dans les Ecritures Dieu nous est représenté tel que personne ne peut lui ravir la paix dont il jouit en lui-même. D'un Dieu comme ils le prêchent, qui craignant l'attaque pour son empire, lance au loin chacun de ses membres pour y subir la guerre étrangère, sauf à les mettre dans l'impossibilité, de se délivrer, de se relever de leurs défaites et de se purifier de leurs souillures; d'un Dieu comme celui-là, il n'en est pas question dans les Livres saints. Au contraire, s'agit-il de la nature humaine tombée dans l'abîme du péché, Dieu s'éprend d'amour pour la paix dont elle peut jouir, mais non pas jusqu'à blesser les droits de la justice, jusqu'à permettre que la paix qu'il aime soit foulée aux pieds par les pécheurs; ce qu'il veut, c'est

1. 1Co 14,33

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qu'elle soit aimée par les combattants, embrassée par les vainqueurs, promise en figure aux âmes encore charnelles, et montrée dans sa ravissante réalité aux hommes spirituels.



CHAPITRE XXI. MAUDIT SOIT LE CRUCIFIÉ!

Nous lisons au Deutéronome: «Maudit soit celui qui est pendu au bois (1)». Les Manichéens ont souvent agité cette question: mais je me demande encore ce que peuvent avoir de contraire à cette maxime les paroles suivantes du Sauveur, citées par Adimantus

«Si vous voulez être parfait, vendez tout ce que vous possédez, donnez-en le prix aux pauvres, portez votre croix et suivez-moi (2)». Si le nom même de la croix n'était pas formellement désigné, je ne verrais pas qu'il y eût même de relation à établir entre ce mot du Sauveur et les paroles citées: «Maudit soit celui qui est pendu au bois»; à plus forte raison ne pourrait-on y trouver de contradiction, puisque chacun peut porter sa croix et suivre le Seigneur. Or, nous portons cette croix, par le fait même que nous suivons le Seigneur, car l'Apôtre a dit: «Ceux qui appartiennent à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec ses passions et ses concupiscences (3)». Par l'efficacité de cette croix nous détruisons le vieil homme, c'est-à-dire la vieille vie que nous avons reçue d'Adam et qui fut en lui l'effet d'un crime volontaire, tandis qu'en nous, elle est une conséquence de notre nature. C'est ce que l'Apôtre formule en ces termes: «Nous avons été autrefois et par nature enfants de colère, comme le reste des hommes (4)». Si donc c'est par Adam que nous avons reçu cette vieille vie, ainsi désignée parce que nous la tenons du vieil homme, qu'y a-t-il d'absurde dans la malédiction lancée par le Seigneur contre le vieil homme que Dieu a suspendu au bois? En effet, en se faisant homme, le Sauveur avait contracté, par droit de succession, la dette de la mortalité; il est né mortel des entrailles de Marie; sa chair n'était pas souillée par le péché, mais elle portait la ressemblance du péché (5). En effet, il pouvait mourir, et la mort n'est qu'une suite du péché. De là ce mot: «Sachant que notre vieil homme a été attaché à la croix avec lui, afin que le corps du péché fût détruit (6)».

1. Dt 21,23 - 2. Mt 19,21 Mt 16,24 - 3. Ga 5,24 - 4. Ep 2,3 - 5. Rm 8,3 - 6. Rm 6,6

Ce n'est donc pas au Seigneur lui-même, mais à la mort, que s'applique la malédiction prononcée par David, et que le Sauveur a détruite en s'en faisant la victime. Ce qui a été suspendu au bois, c'est donc la mort elle-même que l'homme s'attira par sa criminelle condescendance pour la femme, séduite elle-même par le serpent. Voilà pourquoi Moïse, dans le désert, éleva un serpent suspendu au bois pour signifier la mort elle-même. Et parce que la foi en la croix du Seigneur nous guérit des passions qui donnent la mort, ceux qui dans le désert avaient été atteints des morsures venimeuses des serpents, obtenaient leur guérison en jetant seulement leurs regards sur le bois qui portait le serpent (1). Ce mystère a été constaté par le Sauveur lui-même dans les paroles suivantes: «Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l'homme soit exalté (2)». En acceptant ce genre. de mort, le plus ignominieux aux yeux des hommes, c'est-à-dire la mort de la croix, Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a prouvé l'immense étendue de son amour pour nous, et c'est là ce qui a fait dire à l'Apôtre: «Jésus-Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, en se faisant maudit en notre place, car il est écrit: Maudit soit celui qui est suspendu au bois (3)». Comment dès lors la liberté chrétienne, plus encore que la servitude judaïque, craindrait-elle, non-seulement aucune mort, mais aucun genre de mort?



CHAPITRE XXII. UN PROFANATEUR DU SABBAT CRUELLEMENT PUNI.

Le livre des Nombres nous rapporte qu'un malheureux, surpris, le jour du sabbat, à ramasser du bois hors du camp, fut immédiatement lapidé sur l'ordre de Dieu (4). D'un autre côté, nous lisons dans l'Evangile que le Sauveur, un jour de sabbat, guérit un homme frappé de paralysie à la main (5). Or, cette guérison n'est pas l'oeuvre de l'homme, mais celle de Dieu; et Dieu a pu opérer ce miracle sans sortir de son repos; il lui a suffi d'une parole et le prodige a été accompli. Il n'y a donc aucune relation à établir entre ce fait, et celui de l'homme surpris à recueillir du bois le jour du sabbat, et lapidé par l'ordre de Dieu. J'ai déjà souvent parlé de l'observation servile du

1. Nb 21,9 - 2. Jn 3,14 - 3. Ga 3,13 - 4. Nb 15,35 - 5. Mt 12,10-13

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sabbat et de la mort temporelle comme châtiment. Sous le règne de la charité, c'est la bonté de Dieu qui éclate, comme sous le règne de la crainte c'est la sévérité qui se manifestait. De même, avant la venue du Sauveur, parce que les mystères ne devaient être exposés aux regards de la foule que sous l'enveloppe des figures légales, aucune invitation n'était faite aux Juifs de comprendre les symboles, on se contentait de les forcer à accomplir les préceptes qui leur étaient imposés. En effet, ce n'était pas encore par l'esprit qu'ils appartenaient à Dieu, et c'était sine obéissance toute charnelle qu'ils rendaient à la loi. Je m'étonne donc que les Manichéens s'apitoyent si tristement sur le sort de ce malheureux, lapidé sur l'ordre de Dieu, parce qu'il désobéissait à la loi, tandis qu'ils n'ont aucune larme à verser sur le figuier qu'une seule parole de Jésus-Christ dessécha tout à coup, quoiqu'il n'eût violé aucun précepte (1); oublieraient-ils que, d'après leur système, les arbres ont une âme de même nature que les hommes?



CHAPITRE XXIII. BÉNÉDICTIONS PROMISES A LA FAMILLE.

Nous lisons dans les Psaumes: «Votre épouse sera comme une vigne chargée de fruits; vos enfants seront comme de jeunes plants d'oliviers autour de votre table, et vous verrez les enfants de vos enfants et vous saurez que c'est ainsi que Dieu bénit tout homme qui craint le Seigneur (1)». Les Manichéens ne veulent pas comprendre que cette prophétie regarde l'Eglise, et ils s'obstinent à opposer à ce passage celui de l'Evangile où le Seigneur parle de ceux qui se rendent eunuques pour mériter le royaume des cieux. Mais dans le troisième chapitre, nous nous sommes étendu assez longuement sur ce qui regarde l'homme, la femme et les eunuques ou la virginité.



CHAPITRE XXIV. LA FOURMI PROPOSÉE COMME MODÈLE A L'HOMME.

Salomon écrit: «Imitez la fourmi et admirez sa prévoyance; depuis l'été jusqu'à

1. Mt 21,19 - 2. Ps 127,2-4

l'hiver elle ne cesse de recueillir des provisions pour sa subsistance (1)». Les Manichéens ne voient pas que ces paroles doivent être prises dans un sens spirituel, et en concluent que c'est pour nous un devoir de thésauriser sur la terre, et même d'entasser d'abondantes récoltes dans les greniers, comme le font certains hommes, mais sans qu'aucun précepte les y oblige. A cette sentence, Adimantus s'empresse donc d'opposer cette parole du Sauveur: «Ne vous tourmentez pas du lendemain (2)». Ils ne comprennent pas que ces paroles n'ont pour but que de nous empêcher d'attacher notre coeur aux choses temporelles et d'éprouver des craintes trop sensibles de manquer du nécessaire, et cela afin de nous rendre aptes à servir Dieu ou à nous montrer généreux envers nos frères. En effet, si vous admettez qu'il y ait un précepte formel de ne pas conserver de pain pour le lendemain, ce précepte n'est par personne mieux observé que par ces vagabonds romains, nommés Passifs, qui, aussitôt rassasiés des aliments qui leur sont chaque jour distribués, donnent aussitôt ou jettent ce qui leur reste; les disciples mêmes du Sauveur étaient loin d'une aussi haute perfection, puisqu'ils portaient en voyage l'argent qui pouvait leur être nécessaire; saint Paul lui-même avait quelque chose à leur envier, puisque, malgré son mépris pour les choses de la terre, il sut si bien administrer ce qui regardait les nécessités de la vie présente qu'il ne craint pas, au sujet des veuves, de formuler le précepte suivant: «Si un fidèle a des veuves, qu'il leur donne ce qui leur est nécessaire, afin de ne pas aggraver les charges de l'Eglise et afin qu'elle puisse suffire à l'entretien des veuves véritables (3)». Quant à cet exemple tiré de la fourmi, de même que pendant l'été elle rassemble ce qui lui sera nécessaire pour se nourrir pendant l'hiver, de même chaque chrétien, dans les moments de paix et de tranquillité, figurés par l'été, fait une ample provision d'instructions et de grâces célestes qui lui permettront d'entretenir sa vie spirituelle quand seront venus les moments de trouble et de tribulations figurés par l'hiver. En effet, l'homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi de toute parole sortie des lèvres de

1. Pr 6,6-8 - 2. Mt 6,34 - 3. 1Tm 5,16

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Dieu (1). Enfin, si nos adversaires s'irritent parce qu'il est dit que la fourmi enfouit dans la terre ce qu'elle recueille, qu'ils s'irritent donc aussi contre ce trésor dont le Sauveur nous dit qu'il fut trouvé enfoui dans un champ (2).



CHAPITRE XXV. DE LA FÉCONDITÉ SPIRITUELLE.

Le prophète Osée s'écrie: «Donnez-leur des entrailles stériles et un sein desséché, détruisez en elles tout principe de fécondité, de crainte qu'elles enfantent (3)». Or, cette prophétie est évidemment une figure. En effet, l'Évangile nous parle d'un sein non charnel, quand il dit: «Des fleuves d'eau vive s'échapperont de son sein (4)». L'Apôtre se suppose également des mamelles, dans les paroles suivantes: «Je vous ai donné du lait à boire, et non de la nourriture à manger (5)». Et ailleurs: «Je me suis fait le plus petit d'entre vous, je suis devenu comme une nourrice qui alimente ses enfants (6)». Quant aux Galates, qui se laissaient aller aux inclinations de la chair, il les enfante de nouveau jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en eux (7). C'est donc à tort qu'Adimantus prétend trouver une contradiction entre ce passage du Prophète et ces paroles de l'Évangile: «A la résurrection des morts ils ne se marieront pas, ils n'épouseront point de femmes, ils ne mourront pas, mais ils seront comme les anges de Dieu (8)». Tel est aussi l'état promis aux eunuques par le prophète Isaïe: «Ils occuperont une place a supérieure à celle des fils et des filles, et je leur donnerai un nom éternel (9)». C'est donc à tort qu'ils assurent que l'Évangile seul renferme pour les saints la promesse d'une telle récompense. C'est à tort surtout que dans ces expressions: Les entrailles stériles, le sein desséché, la fécondité éteinte, ils voient le châtiment de ceux dont parle l'Apôtre: «De même que Jamnès et Jambrés ont résisté à Moïse, de même la vérité rencontre pour ennemis ces hommes corrompus par l'esprit et réprouvés selon la foi: mais leurs efforts resteront stériles; leur folie sera clairement révélée aux yeux de tous, comme l'a été celle de ces premiers coupables (10)». Puisqu'ils ne doivent pas se propager plus loin, leurs

1. Dt 8,3 Mt 4,4 - 2. Mt 13,44 - 3. Os 9,14 - 4. Jn 7,38 - 5. 1Co 3,2 - 6. 1Th 2,7 - 7. Ga 4,19 - 8. Mt 22,30 - 9. Is 57,5 - 10. 2Tm 3,8-9

entrailles seront donc stériles, leur sein desséché et leur fécondité éteinte. Telle est l'image de nos adversaires, qu'ils s'y contemplent à loisir.



CHAPITRE 26. SI DIEU EST AUTEUR DU MAL.

Nous lisons dans Amos: «S'il peut se faire que deux hommes voyagent de compagnie sans se connaître et que le lion retourne sans sa proie vers son lionceau; si un oiseau tombe sur la terre dans le filet, sans qu'il lui ait été tendu par l'oiseleur; si on tend un piège sans motif et pour ne rien prendre; si on sonne de la trompette dans une ville sans que le peuple soit dans l'épouvante, il pourra aussi arriver quelque mal dans la ville sans qu'il vienne du Seigneur (1)». Or, le mal dont il s'agit dans ce passage, ce n'est pas le péché, mais un châtiment quelconque. En effet, le mal peut se diviser en deux espèces: celui dont l'homme est l'auteur et celui dont il est la victime; celui dont il est l'auteur, c'est le péché; celui dont il est victime, c'est le châtiment. Or, c'est de cette seconde espèce, c'est-à-dire du châtiment, que parle le Prophète. Car tel est l'ordre établi par la divine Providence, souveraine arbitre de toutes choses: l'Homme peut faire le mal comme il le veut, sauf à subir le châtiment qu'il ne veut pas. Dès lors, en accusant le Prophète, les Manichéens ne prouvent-ils pas qu'ils n'ont pas lu ces paroles de l'Évangile: «Deux passereaux ne se vendent-ils pas un denier, et cependant l'un d'eux ne tombe jamais à terre sans la volonté de votre Père (2)?» Le mal que Dieu fait n'est donc pas un mal pour Dieu lui-même, mais pour ceux qu'il punit. D'où il suit qu'à proprement parler, Dieu ne fait que le bien, parce que tout ce qui est juste est bien, et que les châtiments infligés par Dieu sont toujours justes. Que sert-il donc à Adimantus d'objecter ces paroles du Sauveur: «L'arbre bon porte de bons fruits et le mauvais arbre ne porte que de mauvais fruits (3)?» L'enfer est assurément un grand mal pour le réprouvé; et cependant la justice de Dieu est bonne, elle est le fruit d'un bon arbre. Il est donc vrai de dire que Dieu amasse sur la tête des méchants, à cause de leurs péchés, un trésor de colère pour le jour des révélations et du juste jugement de Dieu, qui

1. Am 3,3-6 - 2. Mt 10,29 - 3. Mt 7,17

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rendra à chacun selon ses oeuvres (1). Du reste, la parabole de ces deux arbres est évidemment la figure de deux hommes, du juste et du pécheur, et en effet, à moins de changer sa propre volonté, personne ne peut faire le bien. Quant à la mesure de ce que nous pouvons, le Sauveur la détermine dans ces autres paroles: «Ou rendez l'arbre bon, et par là même son fruit, ou rendez l'arbre mauvais, et ses fruits le seront aussi». Ces paroles s'adressaient à ceux qui se flattaient de faire de leurs paroles autant d'actes bons, quand ils étaient eux-mêmes mauvais, c'est-à-dire qu'étant de mauvais arbres ils se flattaient de porter de bons fruits. Le Sauveur ajoute: «Hypocrites, comment pouvez-vous parler en bien, puisque vous êtes mauvais vous-mêmes (2)?» Un mauvais arbre ne peut donc porter de bons fruits; mais de mauvais qu'il était il peut devenir bon et porter de bons fruits. Écoutons l'Apôtre: «Autrefois vous n'étiez que ténèbres; maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur». En d'autres termes: vous avez été autrefois des arbres mauvais, et dès lors vous ne pouviez pas porter de bons fruits; maintenant «vous êtes lumière dans le Seigneur», c'est-à-dire que vous êtes devenus des arbres bons et que vous donnez de bons fruits. C'est ce qu'il indique par les paroles suivantes: «Marchez comme des enfants de lumière; car le fruit de la lumière, c'est d'accomplir toute justice et toute vérité; approuvant tout ce qui peut plaire à Dieu (3)». Si Adimantus n'était pas animé de la plus entière malveillance, il comprendrait par l'Évangile luimême dans quel sens on peut dire que Dieu fait le mal. En effet, nous y lisons ce qu'il y a lu lui-même: «Tout arbre qui ne porte pas «de bons fruits sera coupé et jeté au feu (4)». Le mal, que Dieu fait, c'est-à-dire les châtiments qu'il inflige aux pécheurs, c'est de jeter l'arbre au feu, l'arbre qui, persévérant dans sa malice, ne veut pas devenir bon. Ce .mal n'est donc que pour l'arbre lui-même. Or, comme je l'ai dit, Dieu ne produit pas de fruits mauvais, puisque le fruit de la justice c'est de punir le péché.



CHAPITRE 26I. CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Nous lisons, dans Isaïe: «Je suis le Seigneur

1. Rm 2,5-6 - 2. Mt 12,31-33 - 3. Ep 5,8-10 - 4. Mt 7,19

Dieu qui donne la paix et s'établis les maux (1)». Ce texte s'explique par les mêmes règles que le précédent. Ce qui choque Adimantus, ce n'est pas que Dieu dise: Je donne la paix, mais c'est qu'il dise: J'établis les maux. L'Apôtre, dans un seul passage, a traité largement cette double question: «Vous reconnaissez donc la bonté et la sévérité de Dieu; sa sévérité à l'égard de ceux qui ont tombés; sa bonté à votre égard si vous persévérez dans le bien; autrement vous périrez vous-même, tandis que si les autres renoncent à leur iniquité, ils seront consolidés. En effet, Dieu peut de nouveau les enter dans le bien (2)». Ces paroles nous révèlent d'abord la bonté de Dieu, de laquelle Isaïe a dit: Je suis le Dieu qui établis la paix; et ensuite sa sévérité J'établis les maux. Il affirme aussi qu'il dépend de notre volonté de mériter d'attirer sur nous ou cette bonté ou cette sévérité. Ce passage d'Isaïe, quoi qu'en dise Adimantus, ou plutôt malgré ses désirs, n'offre donc aucune contradiction avec ces paroles du Sauveur: «Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés les enfants de Dieu (3)». Il a dû lui-même savoir qu'Isaïe regardait les enfants de Dieu comme amis de la paix, puisque c'est par son organe que le Seigneur a dit: «C'est moi qui donne la paix»; mais comme il a voulu se tromper sur l'autre partie, du texte, il s'est lui-même jeté dans le plus profond aveuglement. C'est absolument comme si un autre aveugle voulant montrer la bonté de l'Ancien Testament, alléguait ces paroles: «Je ne veux pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie (4)». Et pour prouver que le Nouveau Testament est mauvais, il alléguerait ce passage: «Allez au feu éternel, qui a été préparé au démon et à ses anges (5)». - Est-ce que tombant lui-même dans la fosse il n'y précipiterait pas du même coup tous ceux qui marcheraient sur ses traces, tous ceux qui ignorent les saintes Écritures et se trouvent bien de cet aveuglement? Il suffit donc de lire avec un oeil droit et chrétien pour trouver dans le Nouveau Testament ce qu'ils reprochent à l'Ancien, et dans l'Ancien ce qu'ils approuvent dans le Nouveau.

1. Is 45,7 – 2. Rm 11,22-23 - 3. Mt 5,9 - 4. Ez 23,11 - 5. Mt 25,41

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Augustin, contre adimantus, manichéen. - CHAPITRE XVII. DE L'AMOUR DES ENNEMIS.