Augustin, réfutation de l'Épître manichéenne appelée Fondame - CHAPITRE 26. DÉFI LANCÉ AUX MANICHÉENS.

CHAPITRE 26. DÉFI LANCÉ AUX MANICHÉENS.

Qu'attendons-nous de plus? A n'en pas douter, il s'agit ici d'une adhérence latérale. Eh bien! tracez les figures comme il vous plaira, décrivez les lignes à votre gré; avouez du moins que cette masse immense de la terre de ténèbres adhérait latéralement à la terre de lumière ou par une ligne droite, ou par une ligne courbe, ou par une ligne brisée et tortueuse, Si c'est par une ligne tortueuse, cette terre sainte avait donc aussi un côté tortueux; car si d'un côté droit vous rapprochez un côté tortueux, vous allez avoir des interstices immenses, des vides infinis, et ces vides cependant vous ne cessiez de nous répéter qu'on n'en trouvait que dans la terre dés ténèbres. Dans ce cas, il eût mieux valu mille fois que la terre de lumière se fût retirée encore plus loin et qu'elle eût laissé à côté d'elle un vide si grand, qu'elle n'eût pu être touchée en aucun point parla terre des ténèbres. Avec cet immense espace de vide, cette terre de lumière aurait été pour toujours protégée contre les instincts mauvais de cette nation perverse; comme les corps ne peuvent voler que quand ils sont soutenus par une atmosphère corporelle, quand les princes mêmes des ténèbres auraient voulu s'élancer sur la terre de lumière, ils auraient été précipités dans l'abîme; et comme cet abîme aurait été sans fond, leur propre poids les aurait sans cesse entraînés vers les parties inférieures, et eus. S sent-ils pu y vivre, du moins tout pouvoir de nuire leur aurait échappé. Admettez-vous la ligne courbe? alors la terre de lumière se terminait aussi par un côté courbe. Que vous supposiez une courbe rentrante ou extérieure, je ne vois pas en quoi l'une ou l'autre forme diminuerait la difformité d'une adhérence semblable. Direz-vous que le côté de l'une était courbe, tandis que celui de l'autre était droit, alors le contact n'était pas continu, et je conclus, comme je le faisais plus haut, qu'il eût été préférable de ne trouver de contact nulle part, mais plutôt un abîme infini qui aurait mis la terre de lumière à l'abri des attaques perverses de ces êtres mauvais réduits à l'impuissance. Enfin, si vous admettez la ligne droite des deux côtés, je ne vois plus ni ouverture ni interstice, mais la paix, la concorde, d'où résulte le rapprochement le plus parfait. Cette adhérence en ligne droite qui ne laisse ni sinuosité, ni intervalle, n'est-ce pas ce qu'il y a de plus beau, de plus convenable, surtout quand il s'agit d'une étendue infinie, d'une adhérence éternelle? Avec des côtés terminés en ligne droite, le coup d'oeil n'exige même pas qu'il y ait contact réel; quoique séparés par un intervalle plus ou moins long, ils offrent une projection agréable à cause de leur ressemblance même. Soit donc que vous les teniez à distance l'un de l'autre, soit que vous les unissiez réellement, je trouve que (133) l'on ne peut rien rencontrer de plus beau que deux côtés droits ainsi disposés.



CHAPITRE 26I. LE MAL RÉSULTE-T-IL D'UNE SÉPARATION DE SUBSTANCE?


29. Comment convaincre des esprits pervertis par l'erreur et victimes de malheureuses habitudes? Ils parlent, mais sans savoir ce qu'ils disent, car ils n'y réfléchissent pas. Croyez-moi, personne ne vous presse, personne ne vous pousse au combat, personne n'insulte à des erreurs passées; il faudrait pour cela avoir été délaissé par la miséricorde divine et être tombé soi-même dans l'erreur: enfin ne nous occupons que d'en finir au plus tôt. Réfléchissez donc un instant, sans animosité et sans amertume. Nous sommes tous hommes; ce n'est pas nous que nous haïssons, mais l'erreur et le mensonge. Je vous en prie, réfléchissez un peu. Dieu des miséricordes, venez en aide à la faiblesse de notre intelligence et éclairez de votre lumière intérieure ceux qui cherchent la vérité. Que pouvons-nous comprendre, si nous ne comprenons pas que le bien l'emporte sur le mal? Comptant donc sur votre indulgence, voici la question que je vous adresse: en supposant droit le côté par lequel la terre de ténèbres adhère au côté, également droit, de la terre de lumière, pourrait-on déformer le premier de ces côtés, sans en affaiblir la beauté? A moins de vous obstiner dans la chicane, vous conviendrez nécessairement qu'en déformant le côté ténébreux, non-seulement on le prive de sa beauté propre, mais même on lui ôte celle qui lui était commune avec le côté droit de la terre de lumière, et qui résultait de leur union réciproque. Par l'effet de cette déformation, ce qui s'accordait ne s'accorde plus, ce qui s'attirait se repousse; tout cela est vrai, mais enfin suit-il de là qu'on ait retranché quelque portion de substance? Convenez donc que la -substance n'est pas mauvaise par elle-même. Un simple changement de forme dans un corps suffit pour faire perdre à ce corps sa beauté, ou du moins pour affaiblir, pour rendre laid ce qui auparavant était beau, pour rendre désagréable ce qui plaisait auparavant. La même chose se produit dans l'âme: ce qui en fait la beauté, c'est une volonté droite, principe d'une vie pieuse et juste; que la volonté se déprave, et aussitôt l'âme perd sa beauté, elle devient même malheureuse, tandis qu'avec une volonté droite elle jouissait du bonheur. Or, tout cela se produit sans qu'il s'opère aucun changement, aucune addition ou diminution dans la substance.


30. Admettons, si vous voulez, que le côté de la terre des ténèbres soit mauvais pour d'autres causes, parce qu'il est obscur, ténébreux et autre chose semblable; du moins n'oubliez pas que s'il est mauvais, ce n'est pas parce qu'il est droit. Je vous concède qu'il y a quelque chose de mauvais dans sa couleur; mais ne me refusez pas l'aveu qu'il y a aussi quelque chose de bien dans sa rectitude. Or, ce bien, quel qu'il soit, il n'est pas juste de soutenir qu'il ne vient pas de Dieu; car à moins de tomber dans l'erreur la plus grossière, nous sommes obligés de croire que tout ce qu'il y a de bien dans la nature n'a d'autre principe que Dieu même. Comment donc l'auteur dont nous parlons peut-il soutenir que cette terre soit le souverain mal, quand j'y trouve la rectitude qui dans un corps est un des principaux caractères de la beauté? Comment ose-t-il affirmer qu'il n'y a entre elle et Dieu aucune relation possible? à qui donc rapporterons-nous le bien que nous trouvons en elle, sinon à Celui qui est l'auteur de tous les biens? Mais, dit-il, ce côté même était mauvais. Admettez qu'il soit mauvais, mais convenez aussi qu'il le serait davantage, si au lieu d'être droit il était tortueux. Et dès lors, comment pouvez-vous regarder comme le souverain mal, un mal qui aurait pu encore être plus mauvais? Il y a plus, et je dis qu'on doit regarder comme bonne, une chose dont la privation rend l'objet plus mauvais. Or, s'il n'était pas droit, ce côté serait encore plus défectueux; la rectitude est donc en soi quelque chose de bon. Et jamais-vous ne m'expliquerez l'origine de ce bien, à moins que vous n'éleviez votre pensée jusqu'à Celui que nous regardons comme le principe nécessaire de tout ce qu'il y a de bien dans le monde. Mais quittons l'étude de ce côté ténébreux et passons à d'autres considérations.



CHAPITRE 28. DANS LA TERRE DES TÉNÈBRES, MANÈS TROUVE CINQ NATURES DIFFÉRENTES.


31. «Cette terre, dit-il, était habitée par des (134) corps de feu, race ennemie de tout bien». Ce mot, habitée, suppose évidemment que ces corps étaient animés et vivants. Mais pour qu'il ne soit pas dit que nous argumentons sur les mots, envisageons uniquement les habitants de cette terre, voyons de quelle manière il a pu les classer en cinq genres différents. «Là, dit-il, se trouvent des ténèbres infinies, procédant toutes d'une même source, mais ayant leurs générations particulières. Plus loin, se trouvaient des eaux troubles et fangeuses, avec leurs propres habitants; dans l'intérieur, des vents horribles et violents avec leur chef et leurs pères. Ensuite, une région ignée et corruptible avec ses chefs et ses peuples. Au centre, une nation de ténèbres et remplie de fumée, dans laquelle habitait un prince cruel, le chef suprême, entouré d'une multitude d'autres princes dont il était à la fois l'origine et la pensée. Tous ces êtres formaient cinq espèces de natures mauvaises». Ainsi nous remarquons cinq espèces de natures qui ne sont à proprement parler que des parties de cette nature qu'il nomme la terre empoisonnée. Ces cinq natures sont: les ténèbres, les eaux, les vents, le feu et la fumée, ainsi classés de manière que les ténèbres par lesquelles il commence soient aussi la nature la plus extérieure. Dans l'intérieur des ténèbres il a placé les eaux; entre les eaux, les vents; entre les vents, le feu; entre le feu, la fumée. Or, ces cinq espèces de natures avaient chacune ses propres habitants, qui se trouvaient dès lors de cinq classes différentes et ainsi distribuées: les serpents habitaient les ténèbres; les poissons, les eaux; les oiseaux, les vents; les quadrupèdes, chevaux, lions, etc. le feu; et les bipèdes, tels que les hommes, habitaient la fumée.



CHAPITRE XXIX. RÉFUTATION DE CETTE DOCTRINE.


32. Qui a établi cette classification, cet ordre de choses, ces distinctions? Qui en a fixé le nombre, les qualités, les formes? qui leur a donné la vie? En effet, tous ces êtres sont bons par eux-mêmes, et c'est uniquement à Dieu que nous devons attribuer ce qu'il y a de bon dans chaque nature. Nous voyons bien tes poètes décrire le chaos, représenter, une sorte de matière informe, sans espèce, sans qualité, sans mesure, sans nombre, sans poids, sans ordre ni distinction, une sorte de confusion enfin que l'on ne sait comment qualifier, et que les auteurs grecs appelaient informe, apoion. Mais ce n'est pas sous cette forme de chaos que les Manichéens entendent nous représenter la terré des ténèbres. Ainsi ils nous montrent les deux côtés comme adhérent l'un à l'autre; les cinq natures différentes sont énumérées, distinguées, coordonnées avec leurs qualités particulières; elles ne sont ni désertes ni infécondes, puisqu'elles ont leurs propres habitants; ceux-ci à leur tour ont leur forme déterminée, et leurs habitations appropriées à leur nature; enfin et surtout ils ont la vie, le plus excellent de tous les biens. Enumérer des biens en aussi grand nombre, et soutenir que ces biens ne découlent pas de Dieu, source unique de tous les biens possibles, c'est méconnaître à la fois et le bien dans les choses, et le mal de l'erreur en soi-même.



CHAPITRE XXX. EXCELLENTS ET NOMBREUX AVANTAGES DONT JOUISSENT CES NATURES QUE LES MANICHÉENS PLACENT DANS LA TERRE DES TÉNÈBRES.


33. «Mais, dit-il, les genres qui habitaient ces cinq natures, étaient cruels et pestilentiels». Dieu me garde de louer en eux la cruauté et la barbarie. Je blâme avec vous le mal qui se trouve en eux; louez donc avec moi le bien que vous leur attribuez vous-même, et-vous reconnaîtrez promptement que ce que vous vouliez faire passer pour le mal suprême; n'est en résumé qu'un assemblage de biens mêlés à des maux. Avec vous, je blâme la peste; mais avec moi, louez la santé. Direz-vous que tous ces genres ont pu être engendrés, être nourris, habiter cette terre sans avoir jamais ni la santé, ni la vie? Avec vous je blâme les ténèbres; mais avec moi louez la fécondité. Vous dites des ténèbres qu'elles ne sont d'aucun prix, et cependant vous les montrez fécondes. Les ténèbres ne sont pas corporelles; ce qui les constitue, c'est proprement l'absence de lumière, comme la nudité, c'est le manque de vêtement; le vide, c'est l'absence de tout corps présent; il suit de là que les ténèbres elles-mêmes ne peuvent engendrer; la terre seule, quoique privée de lumière, avait ce pouvoir. Mais n'insistons pas sur ce point; disons seulement que partout où il y a génération, le fruit qui naît est apte a la santé, jouit dans ses membres (135) d'une certaine harmonie et d'une certaine unité; enfin tout en lui doit être uni et suffisamment coordonné. Or, tous ces biens ne sont-ils pas plus dignes de louange, que les ténèbres ne sont dignes de honte? Avec vous je blâme les eaux troubles et fangeuses, mais avec moi louez ce que les eaux ont de bon par leur espèce même et par leurs qualités; louez dans les êtres qui les habitent, la conformation de leurs membres pour la natation, la vie qui circule dans leur corps, et la santé dont ils jouissent. Reprochez à ces eaux leur manière d'être qui les rend troubles et fangeuses; mais du moment que vous avouez qu'elles ont la nature de l'eau, qu'elles peuvent engendrer, nourrir et contenir leurs habitants, comment ne pas leur reconnaître les propriétés d'un corps et toutes les qualités essentielles qui le constituent? Refuser à l'eau ces propriétés, c'est par le fait même, nier qu'elle soit un corps; mais comment, si-vous êtes homme, reconnaître ces propriétés et ne pas les louer? Exagérez, si vous le voulez, la cruauté de ses habitants, les ravages et les destructions qu'ils peuvent causer; toujours est-il que vous ne les priverez pas de la beauté de leur forme, de l'harmonie de leurs membres, de leur santé vigoureuse, et de l'union qui règne dans toutes les parties de leur corps et y fait circuler la vie la plus florissante. Envisagez tout cela avec le sens humain et vous trouverez plus à louer qu'à blâmer. Avec vous je blâme l'horreur des vents; mais louez avec moi leur nature dilatable et nourrissante, et la juste proportion de leur corps qui, sans se séparer, peut prendre une extension si étonnante. Ces propriétés leur permettent d'engendrer leurs habitants, de les nourrir et de leur offrir un séjour agréable et salutaire. Quant à ces habitants eux-mêmes, outre les qualités que nous avons justement louées dans les autres, ils jouissent d'une agilité qui les rend propres à parcourir promptement et facilement les plus grandes distances, et d'une beauté de mouvement qui rend leur vol facile et harmonieux à la fois. Avec vous je blâme le feu comme principe de destruction; mais louez-le avec moi comme principe de fécondité, comme principe de force et de vigueur dans tout ce qui naît, comme principe de vie et de beauté dans tout ce qui vit et respire. Quant aux êtres qui l'habitent, vous savez combien ils méritent notre admiration. Je blâme avec vous l'obscurité de la fumée et le principe de corruption qu'elle porte avec elle; mais louez avec moi l'harmonie qui règne entre toutes ses parties, et d'où résulte une unité parfaite. La fumée considérée avec attention mérite assurément nos louanges. Ajoutez-y ici sa force et sa puissance de génération, car c'est en elle que vous trouvez des princes qui l'habitent; nous ne remarquons pas ces phénomènes sur notre terre, mais à vous en croire, là, la fumée est féconde et offre à ses habitants un séjour agréable et salutaire.



CHAPITRE XXXI. CONTINUATION DU MÊME SUJET.


34. Puisque dans le prince de la fumée vous n'avez voulu trouver que la cruauté, afin d'avoir à la blâmer, n'auriez-vous pas dû également envisager ce qui, dans sa nature, vous aurait, malgré vous, arraché des éloges? Il avait une âme et un corps, une âme vivifiante et un corps doué de la vie; une âme maîtresse, un corps obéissant; une âme chef, un corps serviteur; une âme embrassant toute la nature, un corps contenu par son âme; une âme provoquant l'harmonie des mouvements, un corps donnant à ces mouvements de l'ampleur et de la constance. Et dans ce prince vous ne trouvez pas qu'il y ait lieu de louer, soit la paix dans l'ordre, soit l'ordre dans la paix? Et ce que je dis de l'un, appliquez-le à tous les autres. Mais dans les autres n'était-il pas féroce et barbare? Ce n'est pas pour cela que je lui adresse des louanges, mais pour tant d'autres biens sur lesquels vous fermez les yeux. Si, fidèle à l'avertissement qui lui est donné, un disciple insensé de Manès veut bien fixer ici toute son attention, il reconnaîtra infailliblement que quand il parle de ces natures, il parle de biens véritables, non pas, sans doute, du bien suprême et incréé, qui est Dieu dans -sa Trinité sainte, non pas même des biens supérieurs, quoique créés, comme sont les anges et les esprits bienheureux, mais de biens qui, pour être inférieurs, n'en sont pas moins .des biens réels et parfaitement ordonnés dans leur genre. Quand on compare ces natures à celles qui leur sont supérieures, les ignorants ne les trouvent plus-dignes que de mépris; et quand on considère le bien qu'elles n'ont pas et que l'on trouve dans les autres, cette (136) privation s'appelle un mal véritable. Si donc je parle de ces natures, c'est parce qu'elles nous sont connues dans ce monde. Est-ce que nous ne connaissons pas les ténèbres, l'eau, l'air, le feu, la fumée? est-ce que nous ne connaissons pas les serpents, les poissons, les oiseaux, les quadrupèdes, les bipèdes? A l'exception des ténèbres qui ne sont rien autre chose que l'absence même de la lumière et qui ne nous frappent les yeux que parce que nous ne voyons pas, comme nous ne percevons le silence que parce que nous n'entendons pas; les ténèbres ne sont ainsi quelque chose que par l'absence de la lumière, comme le silence n'est quelque chose que par l'absence du son; je dis donc qu'à l'exception des ténèbres, tous les autres points énumérés sont autant de natures véritables, parfaitement connues de tous. Et comme dans ce qu'elles sont, elles sont louables et bonnes, tout homme prudent ne leur attribuera jamais d'autre principe que l'Auteur même de tous les biens.



CHAPITRE 32. C'EST A L'AIDE DE CE QU'IL AVAIT SOUS LES YEUX QUE LE MANICHÉEN A BATI SON SYSTÈME.


35. Manès, en trouvant dans l'ordre naturel la base d'après laquelle- il a voulu dans ses rêves constituer sa nation de ténèbres, peut être facilement convaincu de mensonge. D'abord, comme je l'ai dit, les ténèbres ne peuvent être fécondes. Mais, répond-il, les ténèbres dont je parle, ne sont pas de la nature de celles que vous connaissez. Alors pourquoi m'en parlez-vous? toutes vos pompeuses promesses de science se réduisent-elles à me forcer de croire? Mais faites-moi croire. Je sais une -chose, c'est que si ces ténèbres, comme celles que nous avons sur la terre, n'avaient rien de réel en elles-mêmes, elles n'auraient jamais pu engendrer; et si elles avaient quelque chose de réel, elles étaient donc, par nature, meilleures que les nôtres. Au contraire, en soutenant qu'elles n'étaient pas comme les nôtres, vous voulez nous faire croire qu'elles étaient pires. A ce titre, parlant du silence, qui est pour nos oreilles ce que les ténèbres sont pour nos yeux, vous pourriez soutenir qu'il a enfanté des animaux sourds et muets. Et si on vous répliquait que le silence n'est pas une nature particulière, vous répondriez que le silence dont vous parlez n'était pas comme notre silence; vous prendriez ainsi la liberté de tout dire à ceux qui, une première fois, auraient été dupés par vous. Mais peut-être qu'en disant que les serpents sont nés dans les ténèbres, il ne parlait que pour l'origine même des choses. Il oublie alors qu'il est des serpents qui ont la vue très-perçante et qui tressaillent aux premiers rayons de la lumière; quelle peine ne va-t-il donc pas avoir de s'en tirer avec eux! Ensuite, en considérant nos poissons d'ici-bas, il a pu facilement combiner ses rêves excentriques à leur sujet; il en est de même des oiseaux; l'air dans lequel ils s'agitent prend le nom de vent quand il est violemment agité. Quant aux quadrupèdes auxquels il donne le feu pour habitation, en vérité, je ne sais pas où il a pu trouver cette figure. Cependant, ce qu'il en dit entrait nécessairement dans son système; il a un peu réfléchi, mais il s'est énormément trompé. Ils donnent pour raison que les quadrupèdes sont très-voraces et surtout très-portés aux sensations brûlantes de la chair. Je sais, sur ce point, beaucoup d'hommes qui surpassent les quadrupèdes, et cependant, l'homme n'est qu'un bipède, enfant non pas du feu, mais de la fumée. Il est même difficile de trouver des animaux plus voraces que les oies; soit donc qu'il les place dans la fumée, parce que ce sont des bipèdes, soit dans l'eau parce qu'elles aiment à nager; soit dans les vents parce qu'elles ont des plumes et qu'elles savent voler, toujours est-il, qu'à moins de se contredire, il ne les placera pas dans le feux Quant à l'ardeur qui porte les quadrupèdes aux sensations brutales, je pense qu'il a médité sur les chevaux qui rompent souvent leurs freins pour se précipiter sur la jument; dans son empressement à écrire il a donc oublié le passereau des murailles, auprès duquel le plus fougueux étalon paraîtra toujours de glace. Si on lui demande enfin pourquoi il a placé les bipèdes dans la fumée, il répond que le genre bipède est orgueilleux et superbe, voilà pourquoi il prétend que c'est de là que l'homme tire son origine; dans ces globes de fumée qui s'élèvent gonflés vers les airs, ils trouvent une image assez sensible et ressemblante des hommes orgueilleux. Ces divers caractères suffisent assurément pour servir de termes de comparaison entre la fumée et les hommes orgueilleux, mais de là à conclure que les animaux bipèdes sont nés dans la fumée, et de la fumée, il y a une distance infinie. Ils (137) auraient dû naître aussi de la poussière, car souvent elle s'élève également en tourbillon vers le ciel; ou bien encore dans les vapeurs qui souvent s'élèvent de terre et tourbillonnent noires et épaisses comme la fumée avec laquelle on les confondrait facilement. Enfin nous comprenons facilement qu'il ait placé des habitants dans les eaux et dans les airs, puisque nous en voyons nous-mêmes autour de nous; mais comprenons-nous également qu'il ait poussé l'absurdité jusqu'à en placer dans le feu et dans la fumée? Le feu dévore le quadrupède et le corrompt; quant à la fumée, elle suffoque et étouffe les bipèdes. En outre; il est encore obligé d'avouer que ces natures étaient plus parfaites dans la terre des ténèbres qu'elles ne le sont sur la nôtre, et cependant il soutient en même temps que cette nation des ténèbres est le mai suprême. En effet, selon lui, le feu engendrait le quadrupède, le nourrissait et lui offrait un séjour sain et très-avantageux. De même, la fumée, après avoir procuré dans son sein une naissance des plus heureuses aux bipèdes, leur offrait un séjour favorable au développement de leur santé et de leur vie. C'est donc par la contemplation des choses de ce monde; et surtout, grâce à une conception insensée et charnelle, que toutes ces excentricités prirent naissance, que tous ces mensonges furent inventés, et vinrent grossir le nombre des absurdités et des erreurs qui trouvent toujours refuge parmi les hérétiques.



CHAPITRE XXXIII. TOUTE NATURE, COMME TELLE, EST BONNE.


36. Mais, s'il est possible, rendons encore plus évident à leurs yeux ce principe proclamé par l'Eglise catholique, que Dieu est l'auteur de toutes les natures. C'est dans ce sens que je disais plus haut: Je blâme avec vous la peste, l'aveuglement, la fange repoussante, la véhémence horrible, la corruptibilité, la cruauté des princes et autres choses de même genre; louez avec moi l'espèce, la distinction, l'arrangement, la paix, l'unité des formes, l'harmonie des membres, la respiration et les organes vitaux, la santé, la modération de l'âme, la dépendance du corps, la ressemblance et la concorde des parties dans chacune des natures qui habitaient ou qui étaient habitées, et autres choses semblables. Pourvu qu'ils ne s'obstinent pas dans leur aveuglement, cela suffit pour leur faire comprendre que les biens et les maux sont mêlés même dans cette terre qu'ils s'étaient habitués à regarder comme étant le mal suprême. Faites disparaître les maux que nous avons énumérés, il ne restera plus que les biens qui ont mérité notre admiration la plus absolue. Au contraire, faites disparaître ces biens et vous détruisez la nature elle-même. Dès lors, quiconque a des yeux pour voir, doit conclure que toute nature, en tant que nature, est bonne par elle-même. La preuve en est, que si dans ce que je louais et dans ce que je blâmais, vous enlevez ce qu'il y a de bien, la nature elle-même y disparaît nécessairement. D'un autre côté, si on enlève ce qu'il y a de mal, la nature seule reste dans toute son incorruptibilité. Faites que ces eaux cessent d'être fangeuses et troubles, et elles resteront pures et tranquilles: enlevez de d'eau l'union des parties, ce ne sera plus de l'eau que vous aurez. Si donc la disparition du mal laisse la nature plus parfaite, tandis que la disparition du bien anéantit la nature elle-même; on doit conclure que c'est le bien même qui constitue la nature, tandis que le mal, loin d'être la nature, est directement contraire à la nature. Enlevez aux vents cette horreur et cette impétuosité qui vous déplaît, vous n'aurez plus que des vents doux et modérés; brisez dans les vents la similitude des parties qui établit en eux l'unité et la paix, aussitôt disparaissent tous les éléments nécessaires pour constituer une nature distincte. L'énumération serait trop longue. Constatons seulement que si les natures dont on nous parle ne soulèvent en nous aucun attrait, c'est qu'elles ont été mêlées à certains accidents qui nous déplaisent; enlevons ces accidents et les natures nous apparaissent meilleures. Elles sont donc bonnes en elles-mêmes et comme natures, puisque si vous enlevez ce qu'elles ont de bon, vous détruisez la nature elle-même. Puisque vous voulez raisonner, considérez même celui que vous appelez le prince du mal; dépouillez-le du mal qui est en lui et voyez combien de brillantes qualités lui restent: l'union du corps, l'harmonie des membres, l'unité de la forme, la contexture facile des parties, l'âme puissante et maîtresse, un corps bien organisé et recevant la vie comme récompense de sa soumission à la direction de l'âme. Il suffit que ces qualités et d'autres encore que je n'ai (138) point énumérées, disparaissent, pour que la nature soit anéantie tout entière.



CHAPITRE XXXIV. LA NATURE N'EST JAMAIS SANS QUELQUE BIEN.


37. Mais, me direz-vous peut-être, ces maux ne peuvent être arrachés à de telles natures, voilà pourquoi nous devons les regarder comme leur étant naturels. La question présente n'est pas de savoir ce qui peut ou ne peut pas être arraché; je dis seulement qu'il suffit du plus simple bon sens pour comprendre que toutes les natures comme telles sont bonnes, que ces biens peuvent être parfaitement conçus sans la présence de ces maux, tandis que sans ces biens, aucune nature ne saurait se concevoir. En effet, je puis avoir l'idée de l'eau sans que pour cela elle soit de l'eau trouble et fangeuse; au contraire, en dehors de l'union et de la continuité des parties, il m'est impossible de me faire l'idée d'un corps, d'en avoir la moindre perception; de là il suit que même ces eaux fangeuses ne peuvent exister, si elles ne possèdent le bien sans lequel il ne saurait y avoir de nature corporelle. Quant à ce que vous avancez que ces maux sont inséparables de ces natures, je réponds qu'il en est au moins de même de ces biens. Or, à raison de ces maux que vous croyez inséparables, vous dites de ces êtres, qu'ils sont mauvais par nature; pourquoi donc, à raison de ces biens qui, vous en êtes convaincus, sont absolument inséparables, n'avouez-vous pas que ces mêmes êtres sont bons par nature?


38. Maintenant, et c'est ici la question suprême, il nous reste à chercher l'origine de ces maux qui me déplaisent autant qu'à vous. Eh bien 1 je vous promets la réponse, si, de votre côté, vous voulez me faire connaître l'origine de ces biens, que vous voulez vous-mêmes nécessairement, à moins de vous condamner à l'absurdité la plus profonde. Mais pourquoi ma question? est-ce que vous et moi nous ne convenons pas que tout bien, quel qu'il soit, a pour unique principe Dieu lui-même, qui est le souverain bien par essence? Soulevez-vous donc contre ce Manès, qui, en présence de ces biens si grands et si nombreux que nous avons énumérés et si justement loués: la paix et la concorde des parties dans chaque nature, la santé et la force dans les êtres vivants, et autres biens que je ne puis rappeler, ne craint pas de les placer dans cette terre des ténèbres, afin de pouvoir affirmer qu'ils n'ont nullement pour auteur l'auteur même de tous les biens. Comme il ne cherchait que ce qui pouvait inspirer de l'horreur, il n'a entrevu aucun de ces biens. Pour le peindre, je le comparerais volontiers à un malheureux que le rugissement d'un lion vient de glacer d'effroi. Il le contemple, traînant ou déchirant comme sa proie une victime animale ou humaine; frappé d'une stupeur véritablement enfantine, il ne pense guère à admirer la nature de ce roi des animaux; une seule chose l'occupe tout entier, c'est sa férocité et ses instincts cruels, et pour lui ce lion n'est pas seulement le mal, mais le plus grand de tous les maux, et ce cri est sur ses lèvres d'autant plus exagéré qu'il est inspiré par un plus grand effroi. Mais s'il voyait un lion se laissant conduire avec une douceur étonnante, si surtout jamais lion ne l'avait effrayé, comme il admirerait avec le calme le plus parfait la beauté de cet animal! comme il abonderait en éloges! Je ne prends de cette comparaison que ce qui convient à mon sujet; n'est-il pas vrai que pour tel phénomène particulier qui nous déplaît dans un être, nous prenons souvent en haine sa nature tout entière? Cependant il serait bien plus convenable d'admirer? un animal dans sa réalité vivante et véritable, même quand il nous effraie dans les forêts, que de prodiguer nos éloges à son image reproduite par le ciseau, ou peinte sur la muraille. Que Manès ne pense pas nous faire tomber dans la même erreur; qu'il n'aspire pas à nous aveugler jusqu'au point, quand nous considérons telle nature, d'épouser tellement ses reproches, que nous repoussions la nature tout entière quand elle n'est blâmable que dans quelque partie. Soyons justes avant tout, et maintenant demandons-nous pourquoi les biens sont mêlés à ces maux que moi aussi j'ai couverts de toute ma réprobation. Pour nous rendre cette étude plus facile, désignons-les tous par une seule expression.



CHAPITRE XXXV. LE MAL, C'EST LA CORRUPTION.


39. Tous comprennent facilement que le mal tout entier se résume parfaitement dans ce seul mot: la corruption. Pour désigner les différents maux en particulier, on peut se (139) servir d'expressions différentes; mais ce qui est le mal de toutes choses, ce que l'on découvre partout avec le mal lui-même, c'est la corruption. La corruption d'une âme instruite s'appelle ignorance; la corruption de la prudence, imprudence; la corruption d'une âme juste, injustice; d'une âme forte, lâcheté; d'une âme en repos et tranquille, cupidité, ou crainte, ou tristesse, ou jactance. Dans un corps vivant, la corruption de la santé se nomme douleur ou maladie; des forces, lassitude; du repos, travail. A n'envisager que le corps lui-même, la corruption de la beauté se nomme laideur; de la rectitude, difformité; de l'ordre, perversité; de l'intégrité, division, fracture ou diminution. Il serait long et difficile d'énumérer toutes les corruptions des objets que j'ai rappelés et d'autres innombrables; beaucoup de choses qui se disent du corps peuvent aussi s'appliquer à l'âme; et sur beaucoup de points on ne trouve de dénomination que le terme même de corruption. Toujours il est facile de voir que la corruption ne produit ses effets qu'autant qu'elle attaque dans un objet son état naturel; d'où il suit que la corruption, loin d'être naturelle, est proprement contre nature. Résumons: le mal n'existe dans les choses que par la corruption; d'un autre côté, la corruption n'est pas la nature; donc aucune nature n'est le mal.


40. Peut-être ne saisissez-vous pas ces considérations; alors comprenez ceci, c'est que tout ce qui se corrompt, éprouve une diminution dans le bien qu'il possédait. Si un objet n'était pas atteint de la corruption, il ne serait pas corrompu, et s'il ne pouvait être corrompu, il serait incorruptible. Si donc la corruption c'est le mal, il suit nécessairement que le bien c'est l'incorruption ou l'incorruptibilité. Pour qu'un être soit proprement incorruptible, il ne suffit pas qu'il ne soit point corrompu, il faut encore que la corruption ne puisse l'atteindre dans aucune de ses parties. Prenons une chose restée intacte, mais corruptible; dès qu'elle commence à se corrompre, elle éprouve une diminution ou une perte dans le bief même qu'elle possédait avec toute son intégrité. Ajoutons que ce bien était grand, puisque la corruption est un grand mal; du reste, 1a corruption ne peut augmenter qu'autant qu'il reste encore du bien susceptible d'être diminué. Or, quant à ces natures qu'il suppose placées dans la terre des ténèbres, ou elles pouvaient être corrompues, ou elles ne le pouvaient pas. Si elles ne le pouvaient pas, elles étaient donc incorruptibles, et aucun bien n'est comparable à celui-là. Si elles pouvaient être corrompues, ou elles étaient ou elles n'étaient pas atteintes par la corruption. Si elles n'en étaient pas atteintes, elles étaient intègres, et l'intégrité mérite assurément de grands éloges; si elles en étaient atteintes, elles subissaient tune diminution dans ce grand bien de l'intégrité; par là même qu'elles diminuaient en bien, elles possédaient donc un bien dans lequel elles pussent diminuer; et enfin, puisqu'il y avait du bien en elles, elles n'étaient donc pas le mal suprême, et tout le système manichéen n'est qu'une absurdité et une folie.




Augustin, réfutation de l'Épître manichéenne appelée Fondame - CHAPITRE 26. DÉFI LANCÉ AUX MANICHÉENS.