Augustin, des moeurs. - CHAPITRE XII. LA CHARITÉ NOUS UNIT A DIEU.

CHAPITRE XII. LA CHARITÉ NOUS UNIT A DIEU.


20. Non, dit l'Apôtre, aucune autre créature ne nous peut séparer de Dieu. O révélateur des plus profonds mystères! Il ne s'est pas contenté de dire: une créature; il dit: aucune autre créature, nous apprenant ainsi que notre coeur, notre esprit, par lesquels nous aimons Dieu et nous nous attachons à lui, ne sont eux-mêmes que des créatures. Par ces mots: «aucune autre créature,» il entend donc les corps. Car si l'âme est une chose «intelligible,» c'est-à-dire si elle ne peut être connue que par l'intelligence, il faut entendre par les «autres» créatures, tout ce qui est «sensible,» c'est-à-dire toutes les choses qui se font connaître à nous par les yeux, les oreilles, l'odorat, le goût et le toucher; et celles-ci sont évidemment inférieures aux choses perçues par l'intelligence. Or Dieu, quoique supérieur à l'intelligence qui le perçoit, puisqu'il est son créateur et son auteur, n'est cependant lui-même connu de ceux qui en sont dignes que par cette même intelligence. Aussi était-il à craindre que l'âme humaine, élevée qu'elle est au rang des créatures invisibles et intellectuelles, ne s'aveuglât jusqu'au point de se croire de même nature que Celui qui l'a créée, et qu'ainsi elle ne se séparât par orgueil de Celui à qui elle doit rester unie par la charité. Pourtant, du moins dans une certaine mesure, elle devient semblable à Dieu; mais c'est quand elle se soumet à Lui pour en recevoir la clarté et la lumière. Si donc son union avec Dieu est d'autant plus étroite, que sa soumission est plus profonde, on doit nécessairement conclure qu'elle s'éloigne d'autant plus de lui, qu'elle porte plus loin son audace à s'égaler à lui. Et c'est cette audace qui la dissuade d'obéir aux lois de Dieu, en lui persuadant qu'il est en son propre pouvoir de devenir ce qu'est Dieu lui-même.


21. Donc plus cette âme s'éloigne de Dieu, non pas d'une distance locale, mais par l'amour et le désir des biens terrestres, inférieurs à elle-même, plus elle s'enfonce dans la folie et la misère. Au contraire, elle remonte vers Dieu par la charité et par le désir, non pas de se poser son égale, mais de se soumettre à lui. Et plus elle y apportera d'efforts et de soins, plus elle sera grande et heureuse, plus elle sera libre sous la domination de ce Maître unique. Qu'elle sache donc toujours qu'elle n'est qu'une créature. Qu'elle voie dans son Créateur une nature divine, infiniment et inviolablement douée de la vérité et de la sagesse, tandis que sur elle peut s'appesantir la folie et le mensonge, à cause des erreurs mêmes dont elle désire se dépouiller. Qu'elle prenne garde aussi que l'amour du monde sensible ne la sépare de la charité de Dieu, charité qui la sanctifie et lui assure le bonheur le plus grand et le plus constant. Donc puisque nous-mêmes nous sommes des créatures, aucune «autre» créature ne nous sépare de la charité de Dieu, qui est en Jésus-Christ Notre-Seigneur.



CHAPITRE XIII. UNION AVEC DIEU PAR JÉSUS-CHRIST ET LE SAINT-ESPRIT.


22. A saint Paul il appartient aussi de nous dire quel est ce Christ Jésus, Notre-Seigneur. «A ceux qui sont appelés, nous prêchons, dit-il, le Christ, Vertu et Sagesse de Dieu (1).» Quoi donc? Jésus-Christ ne dit-il pas lui-même: «Je «suis la Vérité?» Si donc nous voulons savoir ce que c'est de bien vivre, c'est-à-dire dé tendre à la béatitude par une bonne vie, ne répondrons-nous pas que c'est aimer la Vertu, aimer la Sagesse, aimer la Vérité, et l'aimer de tout notre coeur, de toute notre. âme, de tout notre esprit, cette Vertu inviolable et invincible, cette Sagesse sans aucun mélange de folie, cette Vérité sans altération et toujours la même? C'est par elle que nous connaissons le Père, car il a été dit: «personne ne vient au Père que par

1Co 1,23, 23.

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moi (1).» Or nous lui sommes unis par la sanctification. En effet, la sanctification produit en nous les ardeurs d'une charité pleine et entière, seule assez forte pour nous empêcher de nous détourner de Dieu, et nous porter à nous former selon lui plutôt que selon le monde. «Car, dit le même Apôtre, il nous a prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils (2).»


23. Dès lors la charité nous rend semblables à Dieu; et après nous avoir obtenu de lui le sceau de cette conformité, de cette ressemblance, elle nous circoncit des désirs de ce monde, elle nous empêche de nous confondre avec les créatures qui doivent nous être soumises. Telle est l'oeuvre propre du Saint-Esprit. «L'espérance nous préserve de la confusion, dit l'Apôtre, parce que la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (3).» Or nous ne pourrions jamais être renouvelés dans notre intégrité primitive par le Saint-Esprit, si lui-même n'était doué d'intégrité et d'immutabilité; et il ne peut l'être qu'en possédant la substance et la nature même de Dieu à qui seul appartient l'immutabilité et l'identité souveraine. En effet, et ce n'est pas moi qui l'affirme; c'est le même Apôtre: «toute créature est soumise à la vanité (4).» Or ce qui est soumis à la vanité ne peut ni nous y arracher, ni nous unir à la vérité. Si c'est là l'oeuvre du Saint-Esprit, il n'est donc point une simple créature, il est Dieu, car on ne peut être que Dieu ou créature.



CHAPITRE XIV. L'AMOUR NOUS UNIT A LA TRINITÉ.


24. Nous devons donc aimer Dieu, c'est-à-dire une sorte d'unité trine, Père, Fils et Saint-Esprit, dont je ne dirai rien autre chose, si ce n'est qu'elle est l'être lui-même. Car Dieu n'est-il pas 1e vrai et souverain Etre, «lui de qui, par qui et en qui toutes choses existent,» comme le dit saint Paul. Il ajoute: «A lui la gloire (5).» A lui et non pas à eux, car il n'y a qu'un Dieu. A lui la gloire, c'est-à-dire la gloire par excellence, la gloire la plus pure, la plus haute, la plus étendue. En effet plus son nom est proclamé, plus loin il est connu, plus aussi il est aimé et ardemment aimé. En agir ainsi,



1. Jn 14,6 - 2. Rm 8,29 - 3. Rm 5,6 - 4. Rm 8,20 - 5. Rm 11,36

c'est donc, de la part du genre humain, marcher d'un pas sûr et constant vers la vie parfaite et heureuse. Quand il s'agit de moeurs, à mon avis l'unique question à résoudre, c'est celle du souverain bien de l'homme vers lequel tout doit tendre. Or nous avons prouvé, soit par la raison, du moins autant que nous l'avons pu, soit par l'autorité divine, infiniment supérieure à notre raison, que ce souverain bien de l'homme n'est autre que Dieu lui-même. En effet quel peut être pour l'homme le bien par excellence, en dehors de celui dont la possession produit le souverain bonheur? Et ce bien, c'est Dieu à qui nous ne pouvons nous unir que par la dilection, l'amour, la charité.



CHAPITRE XV. DÉFINITION CHRÉTIENNE DES QUATRE VERTUS CARDINALES.


25. Si la vertu est le chemin du bonheur, que peut être la vertu sinon amour souverain pour Dieu? Quand donc on dit qu'elle est quadruple, je crois qu'on l'entend des divers états de cet amour. Ces quatre vertus, plaise à Dieu que leur efficacité soit dans tous les Coeurs, comme leurs noms sont dans toutes les bouches! - Voici comme je les définis sans hésiter: La tempérance, c'est l'amour se donnant tout entier à l'objet aimé; la force, c'est l'amour supportant tous les maux à cause de l'objet aimé; la justice, l'amour soumis au seul objet aimé, et par suite régnant sur tout le reste avec droiture; enfin, la prudence, c'est l'amour faisant un choix judicieux de ce qui peut lui être utile à l'exclusion de ce qui peut lui être nuisible . Et cet amour, nous avons dit que ce n'est pas l'amour de n'importe quel objet, mais uniquement l'amour de Dieu, c'est-à-dire l'amour du souverain bien, de la souveraine sagesse, de la concorde souveraine. Je pourrais donc encore définir ces vertus: la tempérance c'est l'amour de Dieu, se conservant intègre et incorruptible; la force, c'est l'amour supportant facilement tout à cause de Dieu; la justice, c'est l'amour ne servant que Dieu seul et par suite régissant avec droiture tout ce qui est soumis à l'homme; la prudence, c'est l'amour discernant judicieusement ce qui peut nous aider à arriver à Dieu ou ce qui peut nous détourner de lui.

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CHAPITRE XVI. ACCORD DE L'ANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT.


26. Quant au genre de vie qui découle de chacune de ces vertus, je l'exposerai brièvement. Mais avant tout, comme je l'ai promis, je dois rapprocher de ces témoignages du Nouveau Testament que j'invoque déjà depuis longtemps, d'autres témoignages semblables tirés de l'ancien. Paul serait-il le seul à nous dire que nous devons être soumis à Dieu, que rien ne doit s'interposer entre nous et lui? Le prophète n'a-t-il pas exposé très-exactement et brièvement la même pensée quand il a dit: «Il m'est bon d'adhérer à Dieu (1)?» Tout ce qui est longuement développé, dans saint Paul, au sujet de la charité, n'est-il pas renfermé dans ce seul mot: «adhérer?» Et cette expression: «il m'est bon,» n'a-t-elle pas le même sens que ces autres paroles: «tout ose change en bien pour ceux qui aiment Dieu (2).» Il suffit donc d'une seule phrase et de deux mots, au prophète, pour exposer et la puissance et l'efficacité de la charité.


27. De même l'Apôtre nous dit du Fils de Dieu, qu'il est la vertu et la sagesse de Dieu a, attribuant ainsi la vertu à l'action, et la sagesse à l'enseignement. D'un autre côté nous lisons dans l'Evangile: «tout a été fait par lui;» et il y a là l'expression de l'action et de la vertu; ailleurs, l'enseignement et la connaissance du vrai nous sont aussi clairement indiqués par ces paroles: «Et la vie était la lumière des hommes (4).» Or ces témoignages du Nouveau Testament ne trouvent-ils pas un parallèle bien frappant dans ces paroles de l'Ancien, traitant de la sagesse. «Elle atteint de la fin à la fin avec force et elle dispose tout avec douceur?» Atteindre fortement, c'est bien le caractère de la force; disposer avec suavité, c'est bien l'art et la raison. Mais si ces rapprochements vous paraissent obscurs, entendez ce qui suit: «Dieu l'a aimée par-dessus tout, car elle est la maîtresse a de l'enseignement de Dieu et l'électrice de e ses oeuvres (5).» Il ne s'agit point ici de l'action; car choisir les oeuvres n'est pas une même chose avec l'action même; c'est l'enseignement seul que flous devons y voir. Mais afin que la proposition que nous voulons démontrer soit complète et afin de prouver que l'oeuvre



1. Ps 72,28 - 2. Rm 8,28-35 - 3. 1Co 1,24 - 4. Jn 1,3-4 - 5. Sg 8,1-2

est due à la force, lisez ce qui suit: «Que si, est-il dit, la possession que l'on ambitionne dans la vie est honnête, qu'y a-t-il de plus honnête que la sagesse qui opère toutes choses?» Se peut-il une expression plus belle et plus claire, et même plus riche? Si vous n'en êtes pas frappé, écoutez encore et toujours dans le même sens: «La sagesse enseigne la sobriété, la justice et la vertu. (1)» La sobriété me semble désigner la connaissance même du vrai, c'est-à-dire l'enseignement; quant à la justice et à la force elles se rapportent à l'action et à l'opération. Cette force et cette sobriété dont le Fils de Dieu gratifie ceux qui l'aiment, je ne sais à quoi les comparer, puisque le même prophète, pour en exprimer la valeur ajoute aussitôt

«La sagesse enseigne la tempérance, la justice et la force, et rien n'est plus utile aux hommes pendant la vie (2).»


28. Dira-t-on que ces paroles n'ont pas été dites du Fils de Dieu? Mais que signifient donc celles-ci:, «La sagesse révèle la gloire de sa génération, car elle habite avec Dieu (3).» Le sens ordinaire du mot génération n'a-t-il pas trait à la paternité? La cohabitation, à son tour, ne proclame-t-elle pas, n'affirme-t-elle pas l'égalité avec le Père? De plus, puisque Paul dit du Fils de Dieu qu'il est «la sagesse de Dieu (4);» puisque le Sauveur dit de lui-même. «Personne ne connaît le Père, si ce n'est son Fils unique (5),» le Prophète pouvait-il s'exprimer plus clairement qu'en disant: «Elle était avec vous, cette sagesse qui connaît vos oeuvres, elle était avec vous quand vous formiez l'immense univers, et elle savait ce qui devrait plaire à vos yeux (6).» Que Jésus-Christ soit la vérité, c'est ce que nous prouvent ces paroles: «il est la splendeur du Père (7).» Qu'y a-t-il en effet autour du soleil si ce n'est la splendeur? et que peut-on voir de plus clair et de plus formel dans l'Ancien Testament pour exprimer la même pensée, si ce n'est ces paroles: «Votre vérité vous entoure (8)?» Enfin la Sagesse même nous dit dans l'Evangile: «Personne ne vient à mon Père si ce n'est par moi (9);» et le Prophète dit de même. «Qui donc connaît votre pensée, si vous ne lui avez pas donné la sagesse?»Et un peu plus loin: «Les hommes ont connu les choses qui vous plaisent, et ils ont été guéris par la sagesse. (10)»



1. Sg 8,7-5 - 2. Retract. I. 1, c. 7,n. 3. - 3. Sg 8,3 - 4. 1Co 1,24 - 5. Mt 11,27 - 6. Sg 9,9 - 7. He 1,3 - 8. Ps 88,9 - 9. 1Jn 14,6 - 10. Sg 9,17-19

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29. Saint Paul nous dit: «la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (1);» et le Prophète: «Parce que le Saint-Esprit, qui enseigne toute science, fuit le déguisement (2).» Là où il y a déguisement il n'y a pas de charité. Saint Paul ajoute: «Devenir semblables à l'image du Fils de Dieu, (3).»Et le Prophète: «La lumière de votre visage, Seigneur, a été gravée sur nous (4).» Saint Paul prouve que le Saint-Esprit est Dieu, et dès lors qu'il n'est point une simple créature; le Prophète dit de même: «Et du haut des cieux vous enverrez le Saint-Esprit (5).» Or Dieu seul est le Très-Haut, rien ne le surpasse en élévation. Paul prouve que la Trinité est un seul Dieu quand il dit: «A lui la gloire (6).» Nous lisons de même dans l'Ancien Testament: «Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un seul Dieu (7).»



CHAPITRE XVII. APOSTROPHE AUX MANICHÉENS.


30. Que voulez-vous de plus? Pourquoi cette cruauté aveugle et impie? Pourquoi, par une funeste séduction, pervertir les âmes ignorantes? Pour les deux Testaments il n'y a qu'un seul et même Dieu. Ce parfait accord que je vous ai fait remarquer entre l'un et l'autre, vous l'observerez aussi sur tous les autres points si vous voulez y apporter un examen diligent et judicieux. Mais parce que plusieurs passages ne revêtent aucun ornement et y sont parfaitement appropriés à la multitude des simples esprits, auxquels ils s'adressent; parce qu'ils leur parlent un langage humain, pour les élever à des pensées divines; parce que beaucoup d'autres passages y sont employés dans un sens figuré; parce que toute intelligence sérieuse, par cela même qu'elle s'exerce plus utilement à en découvrir le sens véritable, éprouve à le trouver la satisfaction la plus complète; vous, Manichéens, vous abusez étrangement de ce plan admirable du Saint-Esprit, vous l'exploitez pour tromper vos auditeurs et les faire tomber dans le piège. Quant à savoir pourquoi la divine Providence vous laisse en agir ainsi, et avec quelle vérité l'Apôtre a dit: «Il faut qu'il y ait des hérésies, afin que les justes se manifestent parmi vous (8),» ce pourquoi, il serait trop long de



1. Rm 5,5 - 2. Sg 1,5 - 3. Rm 8,29 - 4. Ps 4,7 - 5. Sg 9,17 - 6. Rm 11,36 - 7. Dt 6,4 - 8. 1Co 11,19

l'expliquer, et ce que l'on pourrait vous dire, il ne vous est pas donné de le comprendre. Je vous connais parfaitement. Vous venez avec des âmes malades, empoisonnées, allourdies par ces fantômes corporels dont vous vous repaissez; vous venez ainsi essayer de juger les choses divines, dont vos pensées. ne soupçonnent pas la hauteur.


31. Tout ce que nous prétendons avec vous, ce n'est pas de vous faire comprendre, vous ne le pouvez pas, mais de vous inspirer au moins quelquefois le désir de comprendre. C'est là l'oeuvre de la simple et pure charité de Dieu, cette charité dont nous avons déjà beaucoup parlé, c'est surtout dans les moeurs qu'elle éclate, et inspirée par le Saint-Esprit elle conduit au Fils, c'est-à-dire à la sagesse de Dieu, par laquelle le Père lui-même nous est connu. Mais si toutes les forces de l'âme ne se réunissent pas pour parvenir à la Sagesse et à la vérité, jamais nous ne pourrons y atteindre. Au contraire, si on les recherche comme elles le méritent, elles ne pourront ni se soustraire ni se cacher à ceux qui les aiment. De là cette parole que vous avez vous-mêmes habituellement sur les lèvres: «Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira (1). Il n'est rien de caché qui ne doive être découvert (2).» C'est par l'amour que l'on demande, par l'amour que l'on cherche; il enflamme nos désirs, nous révèle les secrets divins, et nous y attache indissolublement. A l'aide de menteuses interprétations, vous alléguez l'Ancien Testament pour vous détourner de cet amour de la sagesse et de l'empressement à la chercher, tandis que nous y trouvons de quoi enflammer de plus en plus nos désirs.


32. Soyez donc un instant dociles, et écoutez sans obstination ce que dit le Prophète: «La sagesse brille et ne s'éclipse jamais, elle se laisse voir à ceux qui l'aiment et trouver à ceux qui la cherchent; elle vole à la rencontre de ceux qui la désirent, afin de se dévoiler à leurs yeux. Quiconque lui consacrera ses veilles, n'éprouvera aucune lassitude, car il la trouvera assise à la porte de sa demeure. Si l'on fait d'elle l'aliment de ses pensées, on fait preuve d'un sens consommé; et celui qui veillera à cause d'elle sera promptement en sûreté, car elle va cherchant de tous côtés ceux qui sont dignes d'elle; sur le chemin elle



1. Mt 7,7 - 2. Mt 10,26

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montre à eux avec un visage riant, et accourt à leur rencontre avec le cortége de sa Providence. Dès lors, le commencement de la sagesse, c'est le désir sincère de l'instruction; le désir de l'instruction c'est l'amour de la sagesse; cet amour n'est autre que l'observation de ses lois; cette observation est la consommation de la parfaite pureté de l'âme; enfin cette parfaite pureté approche l'homme de Dieu. C'est ainsi que le désir de la sagesse conduit l'homme au royaume éternel (1).» Déclamerez-vous donc encore contre ces vérités? Ainsi exposées et avant même d'être comprises, n'annoncent-elles pas qu'elles signifient quelque chose de grand, et qu'elles renferment quelque chose d'ineffable? Oh! que ne pouvez-vous comprendre ce qui vient d'être cité! A l'instant même vous rejetteriez avec mépris toutes ces fables ineptes, ces vaines images corporelles, et avec la plus vive allégresse, avec l'amour le plus sincère et la foi la plus inébranlable, vous vous jetteriez dans le très-chaste sein de l'Eglise catholique.



CHAPITRE XVIII. L'EGLISE CATHOLIQUE RÉSUMANT LES DEUX TESTAMENTS.


33. Je pouvais, dans la mesure de ma faiblesse, discuter chaque point en particulier, éclaircir et démontrer les passages que j'ai cités et dont l'excellence et la profondeur surpassent tout ce que l'on en peut dire. Je le pouvais, mais jusqu'à ce que vous ayez fait taire vos récriminations je dois garder le silence. En effet ce n'est pas en vain qu'il a été «dit: Ne donnez pas aux chiens les choses saintes (2).» Ne vous irritez pas. Moi-même j'ai crié, j'ai été chien, quand il s'agissait pour moi non pas du droit d'enseigner, mais de résister aux mauvais traitements. Si donc vous aviez la charité dont nous traitons, ou même si vous l'aviez eue autrefois, au degré que réclame l'importance de connaître la vérité, Dieu vous montrerait que ce n'est pas parmi les Manichéens que se trouve la foi chrétienne; cette foi qui conduit jusqu'à la plus sublime sagesse, jusqu'à la plus haute vérité et dont la possession réalise en nous le vrai bonheur; Dieu vous montrerait enfin que cette foi n'est nulle part que dans l'enseignement catholique.



1. Sg 6,13-21 - 2. Mt 7,6

Et quel autre désir exprime saint Paul quand il s'écrie: «Dans ce but je courbe les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ de qui découle toute paternité au ciel et sur la terre, afin que selon les richesses de sa gloire, il vous fortifie dans l'homme intérieur par son Esprit-Saint, qu'il fasse que Jésus-Christ habite par la foi dans vos coeurs, et qu'étant enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de l'amour de Jésus-Christ pour vous, et qu'ainsi vous soyez comblés de toute la plénitude des dons de Dieu (1)?» Peut-on s'exprimer plus clairement?


34. Je vous en prie, examinez un. peu, étudiez l'accord des deux Testaments. Cet accord nous découvrira et nous enseignera suffisamment la direction à imprimer aux moeurs et le terme auquel il faut rapporter toutes choses. L'amour de Dieu; c'est de lui que l'Evangile nous parle dans ces paroles: «Demandez, cherchez, frappez (2);»c'est vers lui que nous presse saint Paul en disant: «Afin qu'enracinés et fondés dans la charité vous puissiez comprendre (3).»De son côté le Prophète nous assure que la sagesse peut être facilement connue de ceux qui l'aiment, la cherchent, la désirent, lui consacrent leurs veilles, leurs pensées et leurs soins. Le salut de l'âme et la voie du bonheur jaillissent donc visiblement de l'accord des deux Ecritures; et pourtant vous préférez les poursuivre de vos cris calomnieux, plutôt que de vous soumettre à leur enseignement. Je formulerai en peu de mots ma pensée: écoutez les docteurs de l'Eglise avec le même esprit pacifique et la même bonne volonté avec lesquels je vous ai écoutés moi-même; il ne vous faudra pas neuf ans, comme vous les avez exigés de moi, sans doute pour vous jouer de ma simplicité: En bien moins de temps vous pourrez saisir la différence qui sépare la vérité du mensonge.



CHAPITRE XIX. L'OFFICE DE LA TEMPÉRANCE, D'APRÈS LES ÉCRITURES.


35. Mais il est temps de reprendre les quatre vertus dont nous avons parlé et de tirer de chacune d'elles le mode de direction à donner



1. Ep 3,14-19 - 2. Mt 7,7 - 3. Ep 3,17

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à notre vie. Etudions d'abord la tempérance qui nous assure l'intégrité et la pureté de cet amour qui nous unit à Dieu. Sa fonction est de réprimer et de calmer les passions qui nous entraînent loin des lois de Dieu et nous privent des fruits de sa bonté, c'est-à-dire, pour m'exprimer en un mot, de la vie heureuse: c'est là en effet que siège la vérité, dont la contemplation, la jouissance et l'amour persévérant nous rendent heureux. Ceux au contraire qui s'en éloignent deviennent par le fait même victimes des plus grandes erreurs et des tourments les plus cruels. En effet, comme le dit l'Apôtre, «la racine de tous les maux c'est la cupidité; en suivant son attrait beaucoup ont fait naufrage dans la foi et se sont attirés des douleurs de toute sorte (1).» L'Ancien Testament, pour ceux qui veulent le comprendre, nous signale sans détour ce péché comme ayant été l'objet de la prévarication de l'homme dans le paradis terrestre. «Tous nous mourons dans Adam, nous dit encore l'Apôtre, et tous nous ressusciterons en Jésus-Christ (2).» O sublimes mystères! Mais je m'arrête, car je n'ai pas entrepris de vous enseigner la vérité, mais uniquement de vous détromper du mensonge, si je le puis, c'est-à-dire si Dieu exauce le voeu que je forme pour vous.


36. L'Apôtre dit donc que la racine de tous les maux c'est la cupidité; la loi ancienne elle-même ne craint pas de lui attribuer la chute du premier homme. Le même Apôtre nous avertit aussi de dépouiller le vieil homme et de revêtir l'homme nouveau (3). Par le premier homme il désigne Adam qui a péché; l'homme nouveau c'est celui que dans l'Incarnation le Fils de Dieu a revêtu pour nous racheter. En effet il dit ailleurs . «Le premier homme est l'homme terrestre formé de la terre, et le second est l'homme céleste, descendu du ciel. Comme le premier fut terrestre, ses enfants le sont aussi, et comme le second est céleste, ses enfants partagent avec lui cette glorieuse prérogative. Dès lors puisque nous avons porté l'image de l'homme terrestre, portons aussi l'image de l'homme céleste (4).» En d'autres termes: Dépouillez-vous du vieil homme et revêtez l'homme nouveau. La tempérance a donc pour fonction de


1. 1Tm 6,10 - 2. 1Co 15,22 - 3 Col 3,9-10 - 4. 1Co 11,47-49

dépouiller le vieil homme et de nous renouveler en Dieu, c'est-à-dire de fouler aux pieds toutes les séductions corporelles, la louange populaire et de concentrer tout notre amour vers les choses invisibles et célestes. De là cette belle parole: «Si notre homme extérieur est corrompu, l'homme intérieur est renouvelé de jour en jour (1).» Entendez aussi ce chant du Prophète: «O Dieu, créez en moi un coeur pur et dans mon sein renouvelez un esprit droit (2).» Contre un accord aussi manifeste qui pourrait s'insurger, si ce n'est d'aveugles ennemis?



CHAPITRE XX. MÉPRIS DES CHOSES SENSIBLES. - AMOUR DE DIEU SEUL.


37. Le corps est séduit par ce qui tombe sous le sens corporel, ou, comme s'expriment certains auteurs, par les choses sensibles. Entre toutes celles-ci la plus excellente est cette lumière accessible à tous; aussi, de tous les selfs le principal c'est la vue, et la sainte Ecriture désigne sous le nom de choses visibles, toutes les choses sensibles en général. Voici en quels termes le Nouveau Testament nous interdit de les aimer: «Ne considérez point ce qui se voit, mais ce qui ne se voit pas. Car ce qui se voit est temporel, et ce qui ne se voit pas est éternel (3).» D'où l'on peut conclure que ceux-là sont bien loin du christianisme qui estiment le soleil et la lune dignes non-seulement d'amour, mais de culte. Et pourtant que pouvons-nous voir si nous ne voyons pas le soleil et la lune? Si donc il nous est défendu de nous attacher aux choses visibles, comment pourrait les aimer celui qui veut offrir à Dieu un amour pur? Du reste ce sujet sera traité ailleurs plus explicitement: il ne s'agit pas ici de la foi mais des moeurs, car c'est par elles, si elles sont bonnes, que nous méritons de savoir ce que nous croyons. Dieu seul donc doit être aimé; quant à ce monde tout entier et aux choses sensibles, elles ne méritent que notre mépris, et si nous nous en servons, ce n'est que pour satisfaire aux besoins de notre existence.



1. 2Co 4,16 - 2. Ps 50,12 - 3. 2Co 4,18

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CHAPITRE XXI. LA GLOIRE MONDAINE ET LA CURIOSITÉ CONDAMNÉES PAR LES ÉCRITURES.


38. Le Nouveau Testament réprouve et méprise en ces termes la gloire populaire: «Si je cherchais à plaire aux hommes, je ne serais pas le serviteur de Jésus-Christ (1).» D'un autre côté l'âme se forme certaines images des corps, et le résultat se nomme la science des arases. Voilà pourquoi la curiosité est également défendue, et c'est la grande fonction de la tempérance de nous en corriger. De là cette parole: «Prenez garde de vous laisser séduire par la philosophie.» Et parce que le nom même de philosophie, pour peu qu'on l'examine, exprime une grande chose digne d'enflammer tous nos désirs, puisque la philosophie est l'amour et l'étude de la sagesse, l'Apôtre, évitant avec un grand soin de paraître nous détourner de cette sagesse, ajoute les paroles suivantes: «Et les éléments de ce monde (2).» Combien d'hommes, en effet, après avoir quitté la vertu, ne sachant même ce qu'est Dieu et avec quelle majesté il préside à l'ordre constant de cet univers, croient se relever à leurs yeux en se livrant à des recherches curieuses et persévérantes sur cette masse de matière que nous appelons le monde. De là naît en eux un si grand orgueil qu'ils se croient volontiers habitants du ciel, parce que le ciel est assez souvent l'objet de leurs discussions. Si donc l'âme veut se conserver pure devant Dieu, qu'elle se mette en garde contre ce désir d'une vaine connaissance. En effet, trompé par cet amour, on en vient souvent à ne voir plus en soi qu'un corps. Ou bien, si forcé par l'autorité on concède encore l'existence dans l'homme de quelque chose d'incorporel, toutes les idées qu'on s'en forme, on les revêt d'images corporelles, et on prend pour la réalité ce que le sens trompeur nous découvre. C'est à cela que se rapporte la défense relative aux images, ou simulacres.


39. Ainsi le Nouveau Testament nous défend d'aimer quoi que ce soit de ce monde (3), et surtout il nous adresse cette invitation: «Gardez-vous de vous conformer à ce siècle (4),» parce que l'on tend toujours à se conformer à l'objet de son amour. Cherchons maintenant



1. Ga 1,10 - 2 Col 2,8 - 3. 1Jn 2,15 - 4. Rm 12,2

dans l'Ancien Testament des témoignages, nous les trouverons en grand nombre. Mais, entre tous, un seul livre de Salomon, l'Ecclésiaste,: est des plus propres à faire naître en nous ce souverain mépris des choses de la terre. Voici son début: «Vanité des vanités (1), et tout est vanité; quelle abondance résulte pour l'homme de tous les travaux qu'il accomplit sous le soleil (2)?» Si nous étudions, si nous pesons, si nous discutons ces paroles, nous trouverons qu'elles sont de la plus absolue nécessité à tous ceux qui, pour Dieu, désirent fuir et quitter ce monde. Mais une telle étude serait trop longue; du reste, mon sujet m'entraîne ailleurs. Qu'il me suffise de conclure que l'on doit regarder comme victimes de la vanité, tous ceux qui se laissent prendre aux apparences. Il est vrai que c'est Dieu qui est l'auteur de tous ces vains objets qui les séduisent; mais il est vrai aussi que les hommes ne peuvent, sans crime, se soumettre à ces objets, puisque ces objets leur sont de beaucoup inférieurs. Se laisser illusionner et tromper par les biens de la terre, qu'est-ce autre chose que s'enflammer d'admiration et d'amour pour des choses bien indignes de nous? Dès lors, dans ces choses mortelles et passagères, n'écouter que les règles de la tempérance, c'est une règle tracée par les deux Testaments. Celui qui en est là n'attache son coeur à rien, il est convaincu que rien n'est digne de nos désirs; s'il en use ce n'est que pour satisfaire aux exigences de la vie et du devoir; mais toujours avec modération et un détachement véritable. Au sujet de la tempérance, que ces courtes réflexions nous suffisent; sans doute le sujet serait bien vaste, mais le but que nous nous sommes proposé, nous paraît suffisamment atteint.



CHAPITRE XXII. L'AMOUR DE DIEU PRODUIT LA FORCE.


40. De la force, nous ne dirons que quelques mots. Quand cet amour, qui doit s'enflammer pour Dieu en toute sainteté, évite de désirer ces choses, nous lui donnons le nom de tempérance; si, au contraire, il a pour objet ces mêmes biens à quitter, il s'appelle force. Or, de tout ce que l'on peut posséder en cette vie, le corps forme assurément pour l'homme la


1. Rét. liv. 1,c. 7,n.3. - 2. Eccles. 1,2, 3.

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chaîne la plus lourde; et, d'après une juste disposition des lois de Dieu, il en devait être ainsi en punition de cet ancien péché, qui est si connu quand il s'agit d'en parler, mais qui est si mystérieux quand on essaye de le comprendre. Ce lien du corps peut empêcher qu'on ne le brise ou qu'on ne le tourmente, imprime à l'âme l'horreur du travail et de la douleur, et pour empêcher qu'on ne le perde ou qu'on ne le brise il effraye par les terreurs de la mort. L'âme, en effet, aime le corps par la force de l'habitude; mais elle ne comprend pas toujours que si elle s'en sert légitimement et en conformité avec la loi divine, il dépend d'elle de mériter à ce corps un droit légitime à son renouvellement et à sa résurrection. Quand donc, appuyée sur cet amour, elle se sera tournée tout entière vers Dieu, non-seulement elle méprisera la mort, elle ira même jusqu'à la désirer.


41. Mais reste le grand combat contre la douleur. Ici encore il n'est rien de si ardu, rien de si inflexible qui ne soit vaincu par la force de l'amour. Si, portée par cet amour, l'âme s'élève vers Dieu, on la verra supérieure à toutes les tortures, et, admirable de grandeur, elle prendra son vol sur ces ailes aussi belles que puissantes sur lesquelles s'appuie l'amour pour recevoir le baiser de Dieu. Et Dieu ne permettra pas que les adorateurs de l'or, les adorateurs de la louange, les adorateurs des femmes soient plus forts que ses propres adorateurs; pour ceux-là, en effet, ce qui les pousse ce n'est point l'amour, c'est plutôt la cupidité ou la passion. Toutefois, remarquant avec quelle ardeur ils se portent vers l'objet de leur affection, comme ils y aspirent sans cesse, comme ils surmontent les plus grands obstacles, nous devons conclure que nous aussi nous devons tout braver plutôt que d'abandonner Dieu, puisque, pour le quitter, ils ont fait de si puissants efforts.




Augustin, des moeurs. - CHAPITRE XII. LA CHARITÉ NOUS UNIT A DIEU.