Augustin, vraie religion. - CHAPITRE LV. CONCLUSION. - EXHORTATION A LA VRAIE RELIGION. - CE QU'IL FAUT ÉVITER POUR Y PARVENIR.

110. Que notre religion n'adore pas même l'âme raisonnable devenue sage et parfaite, affermie au service de l'univers ou de quelques-unes de ses parties, ou bien attendant la transformation surnaturelle de son être, comme elle fait dans les plus grands hommes. Car toute âme raisonnable, si elle est parfaite, obéit à l'immuable vérité, qui lui parle sans bruit dans le secret de sa pensée; et si elle ne lui obéit pas elle se corrompt; ainsi son excellence ne lui vient point d'elle-même, mais de Celui à qui elle se soumet volontiers. L'Etre qu'adore le plus parfait des anges, le dernier des hommes doit encore l'adorer; et c'est en lui refusant ses hommages que l'homme a été placé à un rang inférieur. L'ange n'a donc pas la sagesse autrement que l'homme; il ne connaît point la vérité autrement que l'homme: ils puisent l'un et l'autre au sein de la sagesse immuable, de l'immuable vérité. En effet, pour opérer notre salut, la Vertu de Dieu même, son éternelle Sagesse, consubstantielle et coéternelle au Père, a daigné dans le temps se revêtir de notre nature humaine afin de nous apprendre que l'homme doit adorer ce que doit adorer toute créature intelligente et raisonnable. Croyons-le: les anges fidèles eux-mêmes, les esprits qui remplissent près de l'Eternel les plus sublimes fonctions, veulent aussi que nous adorions avec eux le même Dieu dont la contemplation fait leur félicité. Notre bonheur en effet ne consiste point à voir un ange, mais à voir la vérité qui nous fait aimer les anges, et applaudir à leur triomphe,

Nous ne sommes point jaloux non plus qu'ils en jouissent plus facilement et sans entraves; au contraire nous les aimons davantage, car il nous est ordonné d'espérer le même bienfait de notre commun Maître. Aussi les honorons-nous comme des amis, et non comme si nous étions leurs serviteurs. Nous ne leur élevons point de temple: ils refuseraient un tel honneur. Ne savent-ils pas que fidèles à la vertu, nous sommes nous-mêmes les temples de Dieu? Aussi est-il écrit que l'ange défendit à l'homme de l'adorer, mais d'adorer le Maître unique dont ils étaient tous deux les serviteurs (1).


111. Les esprits qui nous excitent à les servir et à les adorer comme des dieux, ressemblent aux hommes remplis d'orgueil qui voudraient également obtenir de nous de semblables hommages. Supporter ceux-ci est un péril moins grand que d'adorer ceux-là. Car la domination d'un homme sur un homme finit avec la vie de l'un ou de l'autre. Mais l'esclavage imposé par l'orgueil des mauvais anges, est plus redoutable à cause du temps qui suit la vie présente. Il est de plus facile à chacun de le comprendre: le despotisme de l'homme laisse à l'homme la liberté de sa pensée, mais c'est pour notre esprit même que nous redoutons la tyrannie des mauvais anges, et notre esprit est pour nous le seul moyen de chercher et de contempler la vérité. Si donc il faut nous soumettre à toutes les puissances données aux hommes pour le gouvernement des empires, et que nous rendions à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu', nous n'avons pas à craindre d'être ainsi liés après notre mort. De plus, autre est la servitude du corps, autre est celle de l'âme. Or quand les justes, dont toute la joie sur la terre est en Dieu, le font bénir par leurs oeuvres, ils applaudissent à ces actions de grâces. Vient-on à les louer eux-mêmes? ils répriment ce désordre: s'ils ne le peuvent, au moins ne font-ils jamais bon accueil à ces louanges, et ils cherchent à en détromper les auteurs. Tels sont aussi les bons anges; et même ces fidèles ministres de notre Dieu ne sont-ils pas plus purs et plus saints encore? Pourrons-nous donc craindre de les offenser en évitant à leur égard tout culte superstitieux? C'est pour nous détourner nous-mêmes de tout culte superstitieux, qu'ils dirigent nos coeurs vers le Dieu unique et véritable


1. Ap 22,9
2. Mt 12,9

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et qu'ils les relient à son amour; d'où vient, je crois, le mot religion (1).


112. J'adore donc en un seul Dieu le premier Principe de toutes choses, l'éternelle Sagesse, de qui vient toute sagesse, et le Don céleste, de qui vient tout bonheur. J'en suis sûr, tout ange qui aime ce Dieu m'aime aussi. Quiconque parmi eux demeure en lui et peut entendre les prières des hommes, m'exauce avec lui. Quiconque encore le possède comme son unique bien, vient en lui à mon aide; il ne saurait me porter envie de participer à son bonheur. Ah! qu'ils nous le disent; ces adorateurs, ou plutôt ces adulateurs des différentes parties du monde, quel trésor n'acquiert-on pas en adorant exclusivement Celui que chérissent tee êtres les plus parfaits, Celui dont la connaissance fait leur joie, le principe auquel on ne petit s'unir sans s'élever au plus haut degré de vertu?

Il est d'autres anges qui s'attachent à leurs propres idées, qui refusent de se soumettre à la vérité, et qui pour trouver en eux-mêmes leur propre félicité sont tombés loin du bien offert à tous, de la vraie béatitude: ils doivent asservir et tourmenter les méchants, mais ils ne peuvent qu'éprouver la vertu du juste. Ceux-là assurément n'ont aucun droit à nos adorations, leur joie est dans nos tristesses notre réparation cause leur tourment.


113. Que la religion nous relie donc au seul Dieu tout-puissant; car entre notre âme qui connaît le Père et la Vérité, c'est-à-dire la lumière intérieure qui nous le révèle, aucune créature ne vient s'interposer. Adorons avec lui cette Vérité même, sa parfaite ressemblance,


1. I Retract. ch. 13,n. 9.

la forme de tous les êtres qui ont une même origine et tendent à une même fin. Ainsi l'âme spirituelle comprend que tout a été créé par ce modèle, seul capable de combler tous les désirs. Mais le Père ne créerait rien parle Fils, et rien ne trouverait le bonheur dans sa On véritable, si Dieu n'était souverainement bon; il n'a envié à aucune nature la bonté qu'elle pouvait recevoir de lui, et il a accordé aux différents êtres de demeurer dans le bien, les uns tant qu'ils voudraient, les autres tant qu'ils pourraient. Aussi devons-nous adorer et embrasser avec le Père et le Fils, le Don divin, immuable comme eux, Trinité d'une seule substance, Dieu unique, de qui, par qui, en qui nous sommes: nous nous en sommes séparés, nous avons cessé de lui ressembler, et il n'a point voulu que nous périssions. Il est le Principe auquel nous retournons, le Modèle que nous devons suivre, la Grâce qui nous réconcilie. Dieu unique dont la puissance nous a créés; Ressemblance divine qui nous a formés à l'unité; Paix incomparable qui nous y tient unis. C'est le Dieu qui a dit: «Qu'il soit fait (1);» c'est le Verbe par qui a été faite toute substance, toute nature; c'est le Don de sa bonté par lequel l'Auteur suprême a voulu, a consenti que rien ne périsse de ce qu'il a fait par le Verbe. Dieu unique qui nous a créés pour nous donner la vie; qui nous réforme pour nous élever à la sagesse de la vie; que nous aimons et dont nous jouissons pour avoir le bonheur de la vie. Dieu unique, de qui, par qui et en qui sont toutes choses. A lui la gloire dans les siècles des siècles. Amen (2).


1. Gn 1 - 2. Rm 11,36

Traduction de M. l'abbé JOYEUX.


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