Augustin, des deux âmes. - CHAPITRE X. LE PÉCHÉ, OEUVRE DE LA VOLONTÉ.

13. En m'entendant faire ces suppositions, pourrait-on m'accuser de traiter de choses obscures et cachées qui prêtent si facilement lieu au soupçon de fraude ou d'ostentation, en raison même du petit nombre des personnes qui peuvent les comprendre? Eh bien! arrivons peu à peu à la distinction des choses intelligibles et des choses sensibles, et qu'on ne m'accuse pas de mensonge ou d'orgueil comme si je prétendais accabler, par la subtilité de mes discussions, des âmes simples et ignorantes. M'est-il permis de savoir que je vis? M'est-il permis de savoir que. je veux 'vivre? Si le genre humain voit dans ces deux propositions de simples données du bon sens, j'en conclus que nous avons la connaissance et de notre volonté et de la vie. Et dans cette science, nous n'avons pas à craindre que quelqu'un puisse nous convaincre de mensonge comment en effet faire croire faussement à quelqu'un ou qu'il ne vit pas, ou qu'il ne veut rien? Je ne crains pas non plus d'énoncer des prémisses douteuses ou obscures; on m'accuserait plutôt d'apporter trop de clarté dans la discussion. Mais voyons où elle va nous conduire.


14. C'est donc par la volonté seule que l'on (63) pèche. Or, notre volonté nous est parfaitement connue, car comment saurais-je que je veux, si je ne savais pas ce que c'est que la volonté. Voici comment on la définit: la volonté est un mouvement de l'âme qui, sans y être contrainte par quoi que ce soit, nous porte ou à conserver ou à acquérir quelque chose.

Pourquoi donc rie pouvais-je alors adopter cette définition? Etait-il si difficile de voir que ce qui est forcé est contraire à la volonté? ne disons-nous pas que ce qui est à gauche est le contraire de ce qui est à droite, mais dans un autre sens que quand nous disons que le noir est le contraire du blanc? En effet, une chose ne peut être à la fois noire et blanche, tandis que quand un homme se trouve au milieu de deux autres, à l'égard de l'un il est à gauche, et à droite à l'égard de l'autre; il reste toujours un seul et même homme, mais à l'égard d'un seul homme il ne peut être à la fois et à droite et à gauche. De même une âme peut en même temps vouloir- et ne pas vouloir; mais par rapport à une seule et même chose, elle ne peut en même temps et ne pas la vouloir et la vouloir. Interrogez quelqu'un qui fait une chose sans la vouloir, il vous dira qu'il ne veut pas la faire; demandez-lui s'il veut ne pas la faire; il vous répondra qu'il le veut. Donc, faire une chose sans la vouloir ou malgré soi, c'est vouloir ne pas la faire; ces deux mouvements contraires se trouvent à la fois dans une seule et même âme, mais sous des rapports différents. Mais pourquoi cette observation? C'est parce que, si de nouveau nous demandons pourquoi il fait. cette chose malgré lui, il nous dira qu'il y est contraint. En effet, quiconque agit malgré lui, agit sous le coup d'une coaction, et quiconque agit sous l'influence de la coaction, agit malgré lui. Reste à montrer que celui qui veut, est, dans sa volonté, toujours libre de la coaction, lors même que quelqu'un se dirait contraint. Ainsi tout homme qui agit parce qu'il veut, n'est point contraint, et quiconque n'est pas contraint, agit ou n'agit pas, mais toujours volontairement. Ce sont là des idées sur lesquelles, sans aucune absurdité possible,-nous pouvons interroger tous les hommes, depuis l'enfant jusqu'au vieillard, depuis l'écolier jusqu'au docteur; la nature elle-même en proclame la vérité; pourquoi donc, en définissant la volonté, n'ai-je pas alors mentionné l'absence de toute coaction, dont aujourd'hui je connais par expérience la nécessité? Et si ces notions sont la simple expression de la nature elle-même, quelle obscurité peut-il rester encore dans cette question? A moins peut-être que quelqu'un n'ignore que quand nous voulons, nous voulons quelque chose, et que notre âme se porte vers cet objet, soit pour le posséder ou ne pas le posséder, soit pour vouloir le conserver si on le possède, soit pour l'obtenir si on ne le possède pas? Donc du moment que l'on veut, on veut nécessairement acquérir ou ne pas perdre. Et quand je réfléchis que ces notions sont plus claires que la lumière, qu'elles ne sont pas de moi, mais qu'elles ont été gravées dans l'intelligence du genre humain tout entier, par l'effet de la libéralité de la vérité même, je me demande pourquoi je ne pouvais dire alors: la volonté est un mouvement de l'âme, qui sans aucune coaction, nous porte vers quelque chose, pour ne pas le perdre ou pour l'acquérir.

CHAPIME 11. QU'EST-CE QUE LE PÉCHÉ.


15. Mais, me dira quelqu'un, en quoi tout cela nous aide-t-il à combattre les Manichéens? Attendez; définissons d'abord le péché, qui procède nécessairement de la volonté, comme nous l'atteste la loi divine elle-même gravée dans la nature humaine. Je dis donc que le péché est, à proprement parler, la volonté de conserver ou d'obtenir ce que la justice nous défend et ce dont il nous est libre de nous abstenir. Et en effet, s'il n'y avait pas de liberté, il n'y aurait pas de volonté. Cette définition du péché, je l'avoue, est plus grossière que scrupuleuse. Ai-je donc besoin de scruter tant de livres obscurs pour apprendre que personne ne peut être condamné ni au mépris ni au supplice, pour vouloir ce que la justice ne lui défend pas, ou pour ne pas faire ce qui ne lui est pas permis? N'est-ce pas là ce que les bergers chantent sur les montagnes, les poètes dans les théâtres, les ignorants dans leurs cercles, les savants dans les bibliothèques, les maîtres dans les écoles, les évêques dans les temples et le genre humain sur la face du monde tout entier? Que si personne n'est digne ni de mépris ni de condamnation, pour ne pas faire ce que lui défend la justice, ou ce qu'il ne peut faire, tandis que tout péché est, par lui-même, digne de (64) mépris et de condamnation, doutera-t-on encore qu'il y ait péché quand on veut ce qui est injuste et quand on est libre de ne pas le vouloir? Voilà pourquoi je puis maintenant, et j'aurais toujours dû pouvoir donner du péché cette définition tout à la fois vraie et facile à saisir: le péché c'est la volonté de retenir ou d'acquérir ce que la justice défend, quand on est libre de s'en abstenir.



CHAPITRE XII. L'HÉRÉSIE DES MANICHÉENS CONFONDUE.


16. Maintenant voyons les avantages que nous avons obtenus. Ils sont si nombreux, que nous ne pouvons en désirer plus; et vu effet ils tranchent toute la question. Consultez le fond même de notre conscience, les lois divines gravées dans notre nature, dans notre âme même où nous les retrouvons dans toute leur réalité et leur certitude, et vous reconnaîtrez combien sont vraies ces deux définitions de la volonté et du péché; et cette vérité une fois reconnue, vous avez en main des raisonnements aussi courts qu'invincibles qui renversent infailliblement tout le système hérétique des Manichéens. Voyons en effet. Ils divisent les âmes en deux classes, l'une bonne et comme telle créée par Dieu, toute spirituelle et tirée du néant, ils la regardent même comme une partie de la substance divine émanée de Dieu lui-même; l'autre, essentiellement mauvaise, n'appartient à Dieu et ne se rapproche de lui en aucune manière; dès lors puisque Dieu est le souverain bien, ces âmes sont par là même le souverain mal. Ces deux classes d'âmes, autrefois parfaitement séparées, sont aujourd'hui confondues. Je n'avais jamais entendu parler de ce genre de mélange et je n'en connaissais pas la cause; cependant je pouvais déjà demander si ces âmes mauvaises, avant leur mélange avec les bonnes, jouissaient de quelque volonté. Si elles n'en avaient point, elles étaient sans péché et innocentes, et alors comment pouvaient-elles être mauvaises? Dira-t-on qu'elles n'avaient pas plus de volonté que le feu, mais qu'elles étaient mauvaises, parce qu'il leur suffisait de toucher le bien pour le souiller et le corrompre? Mais alors quel crime n'est-ce pas d'attribuer à la nature du mal une puissance telle qu'il peut transformer une partie de Dieu et rendre corruptible le souverain bien lui-même? Dira-t-on qu'elles avaient une volonté? Alors il y avait donc en elles ce mouvement qui, sans coaction aucune, porte à ne pas perdre un objet ou à l'acquérir; cet objet, à son tour, était un bien véritable ou du moins était jugé tel; car il n'y a que le bien qui puisse exciter la convoitise. Mais, avant le mélange dont ils nous parlent, pouvait-il, dans le souverain mal, y avoir quelque bien? Comment. dès lors ce souverain mal pouvait-il avoir la connaissance ou seulement la pensée du bien? Ou bien ces âmes, toutes pleines d'horreur pour ce qui était en elles, aspiraient-elles au bien véritable qui leur était étranger? Mais une volonté qui aspire au bien suprême et véritable, est assurément digne dés plus brillants éloges. Et c'est dans le souverain mal que l'on surprend un mouvement de l'âme aussi louable?

Direz-vous que leur convoitise n'avait d'autre but que de nuire? Mais d'abord c'est là un cercle vicieux. Car celui qui veut nuire, se propose évidemment, pour son propre bien, de priver quelqu'un de tel ou tel bien. Ces âmes avaient donc ou la science, ou au moins l'idée du bien, science ou idée qui sont absolument incompatibles avec le souverain mal. Ensuite ce bien qu'elles remarquaient au-dehors, et auquel elles voulaient nuire, comment pouvaient-elles le connaître? Si elles le connaissaient,, que pouvez-vous voir de plus beau dans une âme que cette connaissance? Est-ce que le but constant de tous les efforts déployés par les bons, n'est pas de connaître ce bien suprême et véritable? Et ce qui n'est maintenant le privilège que de quelques esprits justes et bons, vous en faites la prérogative du mal lui-même, en dehors de tout secours de la grâce? De plus, si ces âmes gouvernaient les corps et voyaient par les yeux des corps, quelles langues, quelles poitrines, quels génies pourraient suffire à louer de tels yeux, auxquels on oserait à peine comparer l'intelligence même des justes? Que de biens nous trouvons dans le souverain mal! Si c'est un mal de voir Dieu, Dieu n'est plus le bien; or, Dieu est le bien, c'est donc un bien de voir Dieu et je ne sais quel bien peut être comparé à celui-là. Si donc ce que l'on voit est bon, comment peut-il se faire que la possibilité même de le voir soit un mal? Avouez donc que le pouvoir qu'il a donné à ces yeux et à ces intelligences, de contempler la substance (65) divine est un bien qui surpasse toute louange et toute admiration. Et si ce pouvoir n'est point un pouvoir créé, mais un pouvoir essentiel et, éternel, trouvez-moi un bien qui soit préférable à ce mal.


17. Enfin, pour savoir au juste ce que nous devons penser de toutes ces brillantes qualités qu'ils attribuent aux âmes, je demanderai si. parmi ces âmes il en est que Dieu doit réprouver éternellement. S'il n'en doit condamner aucune, les mérites ne sont donc rien, il n'y a plus de Providence, et le monde n'est plus gouverné que par le hasard et non par la raison, ou plutôt il n'est gouverné par rien, car une administration confiée au hasard, est une administration qui n'existe pas. Une telle conséquence révolte ceux-là mêmes qui ont secoué tout lien de religion; concluons donc ou que quelques âmes seront damnées ou que le péché n'existe pas. Si le péché n'existe pas, le mal lui-même n'est plus possible; et toute hérésie qui en est réduite à cette négation, a reçu le coup de mort, dont elle ne se relèvera jamais. Il faut donc que les Manichéens conviennent avec moi que certaines âmes tomberont infailliblement sous le coup du jugement et de la condamnation. Mais si ces âmes sont bonnes, quelle est donc leur justice? Si elles sont mauvaises, est-ce par nature, est-ce par l'effet de leur volonté? Par nature, aucune âme ne peut être mauvaise. Pourquoi donc? En vertu des définitions que nous avons données précédemment de la volonté et du péché. Dire que les âmes sont mauvaises et qu'elles ne pèchent pas, ce serait la plus insigne folie; dire qu'elles pèchent, sans aucune volonté de leur part, c'est une absurdité plus grande encore; enfin regarder quelqu'un comme coupable de péché parce qu'il n'a pas fait ce qu'il n'a pu faire, c'est le comble de l'iniquité et du délire. Si donc, dans tout ce qu'elles accomplissent, ces âmes obéissent à leur nature et non à leur volonté, c'est-à-dire si elles ne sont pas libres d'agir ou de ne pas agir, nous ne pouvons les regarder comme coupables de péché. Tous avouent cependant que ce n'est que justice de condamner les âmes mauvaises, tandis qu'une condamnation portée contre celles qui n'ont pas péché, serait de la plus criante injustice: n'est-ce pas annoncer par là même qu'il n'y a d'âmes mauvaises que celles qui pèchent; tandis que les autres ne sont bonnes que parce qu'elles ne pèchent pas? C'est donc l'erreur la plus grossière de soutenir avec les Manichéens qu'il est une classe d'âmes qui sont mauvaises par leur nature.


18. Maintenant examinons cette classe d'âmes qu'ils disent si bonnes par leur nature, qu'elles sont la substance de Dieu même. Je sais qu'il est bon que chacun connaisse le rang dans lequel il est placé et son propre mérite; mais, quand on se sent victime de changements si fréquents, n'est-ce pas un orgueil sacrilège de croire que l'on est de la substance même de ce bien suprême qu'une raison droite nous montre essentiellement immuable? Il nous a été clairement prouvé que ce n'est pas un péché pour les âmes de ne pas être ce qu'elles ne peuvent être; il suit de là que les âmes mauvaises ne peuvent pas pécher et, dès lors, qu'elles ne peuvent point ne pas être ce qu'elles sont. Dès lors il ne peut y avoir de possibilité de pécher, que pour les âmes qui non-seulement sont bonnes par nature, mais sont encore la substance même de Dieu.

Maintenant invoquons l'autorité de la révélation chrétienne. Les Manichéens n'ont jamais nié qu'un Chrétien qui revient sincèrement à Dieu puisse obtenir le pardon de ses péchés; ils ont avancé bien des erreurs contre les saintes Ecritures, mais ils ont toujours refusé de suivre sur ce terrain un autre célèbre imposteur. Or, à qui ces péchés sont-ils pardonnés? Est-ce aux âmes mauvaises? mais alors elles peuvent devenir bonnes et posséder le royaume de Dieu avec Jésus-Christ. Non, disent-ils, ce ne peut être aux âmes mauvaises. Alors c'est donc aux âmes qu'ils nous présentent comme étant la substance de Dieu même. Ces âmes peuvent donc pécher; bien plus il n'y a qu'elles qui aient le triste pouvoir de pécher. Je n'ai pas à m'occuper de savoir si elles sont seules pour pécher; il me suffit de savoir qu'elles pèchent. Est-ce le mélange du mal qui les nécessite à pécher? Mais si la coaction est telle qu'elles ne puissent pas résister, il est clair qu'elles ne pèchent pas; si, pouvant résister, elles consentent de leur volonté propre, pourquoi alors nous obliger de découvrir de si grands biens dans le souverain mal, et le mal même du péché dans le souverain bien? Mais peut-être que le mal ne se trouve pas là où ils le soupçonnent, et le souverain bien là où le suppose leur coupable superstition?

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CHAPITRE XIII. ABSURDITÉ DU SYSTÈME DES DEUX AMES.


19. Après avoir signalé le coupable délire qui seul a pu inventer le système de deux espèces d'âmes différentes, ai-je du moins pu saisir ce qu'au fond de tout cela il peut y avoir à apprendre et à retenir? Cette classification signifie-t-elle seulement, qu'au moment de délibérer, le consentement se porte tantôt vers le mal et tantôt vers le bien? Mais n'est-il pas plus simple alors de voir en cela l'unité de l'âme, qui, armée dé sa libre volonté, peut se porter d'un côté et de l'autre, et revenir également de sa première résolution? J'éprouve cela moi-même, mais je conserve parfaitement le sentiment de ma personnalité unique, quand je considère les deux partis et quand je choisis l'un ou l'autre. Or, souvent il arrive que l'un me plaît, tandis que l'autre convient, nous hésitons alors. Je ne m'en étonne pas, car nous sommes constitués de telle sorte que le plaisir peut nous attirer par la chair, et l'honneur par l'esprit. Serait-ce ce phénomène qui m'obligerait à admettre l'existence de deux âmes? Mais il est bien plus simple et plus rationnel d'admettre dans ce qui est bien, deux catégories qui toutes deux se concilient parfaitement avec l'idée d'un Dieu Créateur, le bien supérieur et le bien inférieur, ou plutôt le bien extérieur et le bien intérieur, qui affectent diversement une seule et même âme. Ces deux catégories ne sont rien autre chose que la distinction des choses sensibles et des choses intelligibles dont j'ai parlé précédemment et que nous appelons, en termes plus simples, les choses charnelles et les choses spirituelles. Mais tandis que notre pain véritable est spirituel, il nous est devenu difficile de nous abstenir des choses charnelles, car c'est le propre de notre condition actuelle de manger notre pain dans les larmes et le travail. Et en effet, ce ne peut être qu'au prix du plus cruel supplice que nous avons pu, par le péché, échanger notre immortalité contre la mort. Voilà ce qui nous explique pourquoi nos efforts vers le bien sont aussitôt et vivement combattus par les assauts habituels de la chair et du péché; de là pour nous la difficulté que nous rencontrons dans le bien et sur laquelle la folie de quelques auteurs veut s'appuyer pour soutenir que parmi les âmes il en est une espèce qui n'a pas Dieu pour créateur.


20. Ces auteurs concèdent volontiers que nous sommes attirés au mal par une autre espèce d'âmes, mais ils ne vont pas jusqu'à soutenir que celles-ci sont mauvaises par nature et que les autres soient le souverain bien. Ces dernières, en désirant ce qui ne leur est pas permis, c'est-à-dire ce qui est péché, de bonnes qu'elles étaient, deviennent mauvaises; elles peuvent cependant redevenir bonnes; mais pendant qu'elles restent dans le péché, elles exercent sur les autres une sorte de persuasion occulte et les attirent à elles. Ces âmes tentatrices dont nous parlons, sans être absolument mauvaises par elles-mêmes, se trouvent cependant dans un rang bien inférieur . qui leur permet d'accomplir sans pécher les oeuvres qui leur sont propres. Quant aux âmes supérieures à qui la justice. modératrice de toutes choses a confié une action de beaucoup supérieure, si elles veulent suivre et imiter les âmes inférieures, en péchant elles deviennent mauvaises, non pas parce qu'elles imitent des âmes mauvaises, mais parce qu'elles les imitent quand elles devraient ne pas les imiter. Celles-là, en effet, restent dans la sphère qui leur est propre; celles-ci veulent sortir de la leur; les premières conservent donc le degré où elles sont placées, les autres tendent à descendre. Voyez les hommes à la poursuite d'animaux sauvages. La course du cheval est admirable; mais si un homme imitant sa démarche, veut courir sur ses pieds et sur ses mains, le jugera-t-on digne même de manger de la paille? Nous avons donc souvent le droit de désapprouver l'imitation, alors même que nous admirons le modèle. Nous condamnons l'imitateur, non point parce qu'il n'a pas réalisé la copie, mais parce qu'il a voulu y arriver. Dans un cheval nous admirons sa course, mais autant nous exaltons la supériorité de l'homme sur le cheval, autant nous nous indignons de le voir se dégrader. Prenons un exemple parmi les hommes eux-mêmes: un hérault s'acquitte parfaitement de sa mission; si un sénateur jouait ce rôle, le jouât-il beaucoup mieux, ne passerait-il pas pour un insensé? Prenons parmi les astres: nous admirons la clarté de la lune, sa course et ses transformations; mais si le soleil voulait l'imiter ( nous supposons qu'il soit capable de volonté) une telle détermination ne (67) déplairait-elle pas souverainement et à bon droit? Eh bien! ces exemples rendent parfaitement ma pensée. Je suppose (et ma supposition est toute gratuite) qu'il y ait des âmes livrées, non par suite du péché, mais par leur nature, à des fonctions toutes corporelles, et malgré leur infériorité, jouissant avec nous d'un voisinage intérieur, nous ne pourrions les regarder comme mauvaises par cela seul qu'en les imitant et en aimant les choses corporelles, nous devenons mauvais. Si nous péchons en aimant les choses corporelles, c'est parce qu'il nous est commandé et que naturellement nous avons le pouvoir d'aimer les choses spirituelles, et c'est en restant ainsi dans la sphère qui nous est propre que nous trouvons la souveraine perfection et le souverain bonheur.


21. Oui, sans doute, l'hésitation propre à notre esprit nous porte tantôt au péché, tantôt au bien, mais comment ce phénomène nous forcerait-il à conclure l'existence de deux espèces d'âmes, l'une créée par Dieu et l'autre étrangère à son action créatrice? N'avons-nous pas sous nos yeux une multitude de causes qui nous expliquent parfaitement ces vicissitudes de la pensée? Tout homme, sérieux observateur, comprend que cette erreur n'est qu'un tissu d'obscurités dans lequel les esprits faibles cherchent en vain un rayon de lumière. Attachons-nous plutôt à ce qui a été dit de la volonté et du péché; ce sont là des notions que la souveraine justice ne laisse ignorer à aucun homme de bon sens; et supposé qu'elles viennent à s'effacer, sur quel principe reposerait l'enseignement de la vertu? quel moyen de sortir de la mort des vices? Au contraire, qu'elles brillent dans toute leur clarté et leur évidence, et aussitôt l'hérésie manichéenne est convaincue de fausseté et d'erreur.



CHAPITRE XIV. L'UTILITÉ DE LA PÉNITENCE PROUVE QUE LES AXES NE SONT PAS MAUVAISES PAR NATURE.


22. Ce que je vais dire de la pénitence nous fournira la même conclusion. En. effet, tout homme sage convient de l'utilité de faire pénitence de son péché; les Manichéens vont même plus loin, ils en font un précepte. A quoi bon, dès lors, rassembler sur cette matière les nombreux témoignages que l'Ecriture nous offre à chacune de ses pages? C'est là le cri de la nature; l'insensé lui-même n'a pas toujours perdu la connaissance d'une vérité qui n'est gravée si profondément dans notre âme que pour nous arracher à une perte certaine. On peut trouver des hommes qui diront qu'ils sont sans péché; mais dire qu'après avoir péché on n'est pas obligé de faire pénitence, un barbare lui-même n'oserait aller jusque-là. S'il en est ainsi, je demande à laquelle des deux espèces d'âmes la pénitence est possible. Il est certain, d'abord, qu'elle n'est possible ni à celle qui ne peut pas faire le mal ni à celle qui ne peut pas faire le bien. En conséquence, et pour me servir de leurs propres expressions, je dis que si une âme des ténèbres fait pénitence de son péché, elle prouve par là même qu'elle n'est pas de la substance du souverain mal; si c'est une âme de lumière, j'en conclus qu'elle n'est pas de la substance du souverain bien. En effet, celui qui éprouve la volonté sincère de se repentir, affirme par là même qu'il a fait le mal et qu'il pouvait faire le bien. Comment peut-il n'y avoir en moi aucun mal, si j'ai mal agi, et comment ma pénitence peut-elle être légitime, si je n'ai fait aucun mal? Prenons ensuite la contradictoire. Comment n'y a-t-il en moi aucun bien, puisque j'éprouve un bon désir? Ou comment puis-je me repentir, si je suis incapable d'une volonté bonne? Voici le dilemme qu'ils ne peuvent éluder: ou bien ils doivent nier l'utilité de la pénitence et par là renoncer non-seulement à toute idée chrétienne, mais encore au simple bon sens; ou bien qu'ils ne disent plus que les âmes se divisent en deux classes, l'une essentiellement bonne, l'autre essentiellement mauvaise. Mais renoncer à cette classification, c'est renoncer par le fait même au manichéisme; car cette hérésie repose avant tout sur cette double ou plutôt sur cette pernicieuse distinction des âmes.


23. Il me suffit dès lors de savoir que l'on doit faire pénitence, pour être convaincu que les Manichéens sont dans l'erreur. Si donc, m'adressant à un de mes amis qui jusqu'ici a cru pouvoir rester leur disciple, je l'interpelle au nom de l'amitié et lui demande: Penses-tu qu'il soit utile de faire pénitence quand on a péché? Il me jure sans hésitation qu'il est convaincu de cette utilité. Et si avec ce seul principe je te prouve la fausseté de (68) l'hérésie manichéenne, que demanderas-tu de plus? Qu'il me réponde ce qu'il pourrait désirer de plus sur ce point. C'est bien jusque-là. Mais si je me mets en mesure de montrer les conséquences logiques qui découlent nécessairement de ce principe, il en arrivera bientôt à nier cette utilité de la pénitence, malgré les protestations unanimes des doctes et des ignorants; et pendant que nous discuterons il répondra à chaque partie de la question par ce principe qui lui est si cher: Il y a en nous deux âmes. O cruelle habitude du péché! ô terrible châtiment du péché! Vous m'arrachiez alors à la considération de vérités aussi évidentes; et je ne sentais pas vos coups meurtriers: maintenant encore, mes amis ne sentent pas les blessures que vous leur faites; et c'est moi qui gémis et qui souffre cruellement des coups que vous leur portez.



CHAPITRE XV. PRIÈRE POUR SES ANCIENS COMPAGNONS D'ERREUR.


24. Je vous en conjure, mes chers amis, réfléchissez-y profondément: je connais la droiture de votre intelligence. Si vous me concédez que chaque homme est doué d'intelligence et de raison, sachez que les conséquences de ce principe sont infiniment plus certaines, que ce que nous paraissions apprendre, ou plutôt ce que l'on nous forçait à croire dans la secte des Manichéens. Dieu infiniment grand, tout-puissant, bonté infinie, vérité suprême et immuable, Trinité une, que l'Eglise catholique proclame et adore, prosterné à vos pieds, je vous en supplie, moi qui ai éprouvé les effets de votre infinie miséricorde, ne souffrez pas que des hommes avec qui, dès l'enfance, j'ai toujours été si étroitement uni, restent séparés de moi et du culte que je vous rends (1).

Ce que l'on attend surtout de moi, au sujet des Ecritures catholiques attaquées par les Manichéens, ce serait de me voir en entreprendre la justification, ce que, dit-on, je ne manquerais pas de faire, si ma cause était aussi bonne que je l'assure; peut-être même se montrerait-on satisfait, si du moins je prouvais que ces Ecritures peuvent être justifiées. Avec l'aide de Dieu, je l'entreprendrai dans d'autres volumes; pour le moment je crois avoir été d'une longueur suffisante.


1. Voir I Rétract., ch. 15,n. 8.

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.




Augustin, des deux âmes. - CHAPITRE X. LE PÉCHÉ, OEUVRE DE LA VOLONTÉ.