Augustin contre Fauste - CHAPITRE XVIII. DÉTAILS SUR LE SYSTÈME ABSURDE DU MANICHÉISME.



LIVRE QUATORZIÈME. MOÏSE JUSTIFIÉ.

Moise justifié contre Fauste. - Explication de la malédiction lancée contre quiconque est suspendu au bois. - En quel sens elle tombe sur le Christ. - Les Manichéens sont idolâtres. - Explication de la malédiction de Moïse contre celui qui ne laisse point de postérité en Israël.



CHAPITRE PREMIER. FAUSTE REPROCHE A MOÏSE DES MALÉDICTIONS LANCÉES MAL A PROPOS.

Fauste. Pourquoi ne recevez-vous pas Moïse? - Parce que nous aimons et honorons le Christ. Quel est, en effet, l'homme assez irréligieux pour accueillir celui qui a maudit son père? Or, bien que les blasphèmes de Moïse n'aient épargné ni choses divines, ni choses humaines, ce qui nous inspire cependant le plus d'horreur pour lui, c'est qu'il a lancé d'affreuses malédictions contre le Christ, le Fils de Dieu, qui a été suspendu au bois pour notre salut. L'a-t-il fait sciemment, ou par hasard, c'est à toi de le voir. Mais ni l'un ni l'autre ne l'excuse ni ne dispose à le recevoir. En effet, il déclare maudit quiconque est suspendu au bois (1). Et tu veux que je l'accepte, que je croie à sa parole; lui qui a sciemment et volontairement maudit le Christ, s'il était prophète, et s'il n'était pas prophète, l'a maudit par ignorance et sans le savoir? Choisis donc entre ces deux hypothèses: ou Moïse n'a pas été prophète et a péché par imprudence en enveloppant Dieu, sans le savoir? dans les malédictions qu'il formule contre d'autres, selon son usage; ou il était prophète, et alors il n'a point ignoré ce qui devait arriver, mais par jalousie contre notre salut qui devait avoir lieu par le bois, il a lancé contre Celui qui en est l'auteur le venin de sa bouche malfaisante. Et qui donc croira que celui qui déchire ainsi le Fils, a vu ou connu le Père; que celui qui a ignoré le terme ou l'ascension du Fils, a pu prédire son avènement? J'ajouterai encore une considération qui me frappe: c'est l'étendue et la portée de cette injure, le nombre de ceux qu'elle atteint et blesse: tous les justes et tous les martyrs, qui ont subi ce genre de mort, comme Pierre, André et tous ceux qui ont partagé leur sort. Si Moïse n'avait pas péché

1. Dt 21,23

par ignorance, faute du don de prophétie, ou si, étant prophète, il n'eût pas cédé à l'instinct de la malice et de la haine, il ne leur eût pas infligé un si cruel anathème: car il ne les déclare pas seulement maudits d'une façon vulgaire, c'est-à-dire chez les hommes, mais aussi devant Dieu. Or, si cela est, quel espoir de bénédiction reste-t-il au Christ même, ou aux Apôtres, ou à nous, s'il nous arrive d'être crucifiés en qualité de chrétiens? Enfin, à quel point n'était-il pas imprudent et dénué de l'inspiration divine, pour ne pas songer que les hommes peuvent être attachés au bois pour des causes différentes; les uns en expiation d'un forfait, les autres pour la justice et pour Dieu? Aussi a-t-il lancé sa malédiction au hasard, sur tous et sans distinction; tandis que, s'il avait eu la moindre, je ne dirai pas inspiration prophétique, mais prévoyance, et si la croix le blessait au point de former, elle seule, une exception et un supplice à part entre tous les genres de supplices, il devait simplement déclarer maudit tout scélérat, tout impie suspendu au bois, afin d'établir une distinction entre les bons et les méchants; et encore n'eût-il pas été absolument dans le vrai, puisque c'est du gibet que le Christ a fait entrer avec lui le larron dans le paradis de son Père (1). Où est donc l'anathème: «Maudit celui qui est suspendu au bois?» Est-ce que Barrabas, cet insigne brigand, qui non-seulement ne fut pas suspendu au bois, mais qui fut même élargi à la demande des Juifs (2), fut plus béni que celui qui monta, avec le Christ, de la croix au ciel? Dirai-je enfin que Moïse appelle maudit quiconque adore le soleil et la lune (3)? Si donc, étant sujet d'un roi païen, je suis forcé d'adorer le soleil, que je résiste et que, craignant la malédiction attachée à cet acte, je sois condamné à être crucifié: quoi! j'encourrai l'autre malédiction lancée par Moïse contre celui qui est suspendu au bois? Veut-il donc maudire tous

1. Lc 23,43 - 2. Mt 27,26 - 3. Dt 17,3

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les gens de bien? Pour nous, nous ne devons pas plus faire cas de ses anathèmes que de ceux d'une vieille femme en colère. C'est ainsi encore qu'il poursuit d'une même malédiction les enfants et les vierges, quand il déclare maudit celui qui ne laissera point de postérité en Israël (1). Injure, qui s'adresse encore particulièrement à Jésus, lequel étant issu selon vous, du peuple juif, n'a cependant point laissé de postérité dans sa nation, et aussi sur ses disciples, dont quelques-uns étaient mariés et qu'il a séparés de leurs femmes, tandis qu'il a défendu le mariage à ceux qu'il a trouvés vierges. En conséquence, sachez que nous avons à bon droit en abomination cette langue insolente de Moïse, qui décoche les traits de sa malice contre le Christ qui est la lumière, contre la virginité, contre tout ce qu'il y a de divin. Que si par hasard vous prétendez qu'il v a une grande différence entre un suspendu et un crucifié (car c'est là ordinairement votre principal moyen de défense), écoutez Paul, rejetant vos subterfuges: «Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, en devenant malédiction pour nous. Car il est écrit: Maudit quiconque est suspendu au bois (2)».


CHAPITRE II. LE CHRIST A ÉTÉ SUSPENDU AU BOIS, IL AVAIT DONC UNE CHAIR MORTELLE.

Augustin. Fauste, homme pieux, s'afflige de ce que le Christ a été maudit par Moïse, et pour cela il hait Moïse, parce qu'il aime le Christ. Mais avant d'expliquer avec quel profond mystère et avec quelle piété ces paroles ont été dites: «Maudit quiconque est suspendu au bois (3)», j'ai une question à faire à ces hommes pieux. Pourquoi se fâchent-ils contre Moïse, puisque cette malédiction ne tombe pas sur leur Christ? Car si le Christ a été suspendu au bois, c'est sans doute parce qu'il a été attaché avec des clous. Aussi après sa résurrection a-t-il montré ses cicatrices à un disciple d'une foi faible (4). Or, si cela est, il avait donc un corps vulnérable et mortel: ce que les Manichéens ne veulent pas accorder. Donc encore si ces blessures, si ces cicatrices étaient fausses, il est également faux qu'il ait été suspendu au bois. Par conséquent la malédiction n'a pu l'atteindre, et ils

1. Dt 25,5-10 - 2. Ga 3,13 - 3. Dt 21,23 - 4. Jn 20,27

n'ont pas de raison de se fâcher contre celui qui l'a prononcée. Et si les Manichéens ont l'air de s'irriter contre celui qui a maudit la mort fausse du Christ (pour parler leur langage); à combien plus forte raison doit-on fuir ceux qui ne maudissent pas seulement le Christ, mais qui l'accusent? Si, en effet, il faut rejeter un homme qui lance la malédiction contre la nature mortelle, quelle horreur éprouvera-t-on pour celui qui oppose le mensonge à la vérité? Mais voyons, à l'occasion de cette calomnie des hérétiques, comment il faut expliquer ce mystère aux fidèles.

CHAPITRE 3. EN QUEL SENS LA MALÉDICTION DE MOÏSE TOMBE SUR LE CHRIST.

La mort chez l'homme est la peine du péché, ce qui lui fait donner le nom de péché; non que l'homme pèche en mourant, mais parce que c'est le péché qui est cause qu'il meurt. De même qu'on dit, dans un sens, la langue, en parlant de l'organe charnu qui se meut sous le palais entre les dents, et dans un autre sens, la langue, en parlant du langage qui se produit par elle, comme par exemple la langue grecque, la langue latine; de même encore que le mot main signifie proprement le membre que nous mettons en mouvement pour agir, et aussi l'écriture qui se forme par la main, en sorce qu'on dit: On a produit sa main (son écriture); on a lu sa main (son écriture) contre lui; j'ai votre main (id), recevez votre main (id) (1), bien que, à la rigueur, la main soit un membre du corps humain, ce qui, je pense, ne peut se dire de l'écriture, et cependant celle-ci s'appelle main, parce qu'elle est produite par la main: ainsi on appelle péché, non-seulement l'action mauvaise même, à laquelle la punition est due, mais encore la mort qui est le résultat du péché. Le Christ n'a donc point commis le péché, qui l'eût rendu digne de mort; mais, dans l'autre sens, il l'a subi, c'est-à-dire il a accepté pour nous la mort infligée par le péché à la nature humaine. C'est là ce qui l'a suspendu au bois, c'est là ce que Moïse a maudit; la mort a été condamnée, afin qu'elle cessât de régner, elle a été maudite pour périr. C'est donc par le péché du Christ entendu en ce

1. Cette métaphore, propre à la langue latine, ne petit se Tendre en français, où cependant on dit, en parlant de l'écriture de quelqu'un: Il a une belle main.

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sens qu'a été condamné notre propre péché, afin que nous fussions délivrés, afin que notre condamnation ne fût pas perpétuée par le règne du péché.


CHAPITRE IV. LE CHRIST A SUBI LA PEINE DU PÉCHÉ SANS LE PÉCHÉ.

Comment donc Fauste s'étonne-t-il que le péché ait été maudit, que la mort ait été maudite, ainsi que la mortalité de la chair qui se trouvait dans le Christ, non par suite de son péché, mais à cause du péché de l'homme? En effet, il avait pris son corps d'Adam, puisque la Vierge Marie, mère du Christ, descendait d'Adam. Or, Dieu avait dit dans le paradis: «Au jour où vous en toucherez, vous mourrez de mort (1)». Voilà la malédiction qui a été suspendue au bois. Que celui qui nie que le Christ soit mort, nie qu'il ait été maudit. Mais que celui qui confesse que le Christ est mort, qui ne peut nier que la mort soit le fruit du péché et que pour cela on l'appelle péché, que celui-là écoute l'Apôtre dire: «Parce que notre vieil homme a été crucifié avec lui (2)», et qu'il comprenne à qui s'adresse la malédiction de Moïse. Aussi le même apôtre dit-il du Christ en toute confiance: «Il est devenu malédiction pour nous (3)», de même, qu'il n'a -pas craint de dire: «Il est mort pour tous (4)».Car mort a ici le même sens que maudit; parce que la mort elle-même est le fruit de la malédiction, et que tout péché est maudit ou en lui-même, parce qu'il mérite aine punition, ou dans la punition même qu'on appelle aussi péché, parce qu'elle est aussi la suite du péché. Or, le Christ a accepté notre punition sans la faute, afin de payer lui-même la dette de notre faute, et de mettre par là un terme à notre punition.


CHAPITRE V. LA CHAIR DU CHRIST SEMBLABLE A LA CHAIR DU PÉCHÉ.

On pourrait m'accuser d'inventer, si 1'Apôtre ne nous le répétait pas si souvent, et pour réveiller ceux qui dorment, et pour réduire les calomniateurs au silence. «Dieu», nous dit-il, «a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché, afin de condamner le péché, dans la chair, par le péché

1. Gn 2,17 - 2. Rm 6,6 - 3. Ga 3,13 - 4. 2Co 5,15

même (1)». La chair du Christ n'était donc point une chair de péché, parce qu'elle ne lui était point venue de Marie par un père mortel; mais comme la mort est le fruit du péché, cette même chair, quoique produite d'une vierge, a cependant été mortelle, et par le fait qu'elle était mortelle, elle ressemblait à la chair du péché. C'est ce que l'Apôtre appelle aussi péché et ce qui lui fait dire: «Afin de condamner le péché dans la chair, par le péché même». Et ailleurs encore: «Celui qui ne connaissait point le péché, il l'a rendu péché pour l'amour de nous, afin qu'en lui nous devinssions justice de Dieu (2)». Pourquoi Moïse craindrait-il d'appeler maudit celui que Paul n'a pas craint d'appeler péché? Assurément le Prophète a dû prévoir et prédire cela, tout prêt à subir, avec l'Apôtre, le blâme, des hérétiques. Car quiconque reproche au Prophète d'avoir dit maudit, est censé blâmer aussi l'Apôtre d'avoir dit péché: puisque la malédiction est la compagne du péché.


CHAPITRE VI. EN QUEL SENS LE CHRIST A ÉTÉ MAUDIT DE DIEU.

Il ne faut pas plus en vouloir à Moïse d'avoir ajouté de Dieu: «Maudit de Dieu quiconque est suspendu au bois». Car si Dieu ne haïssait pifs le péché et la mort en nous, il n'eût pas envoyé son Fils pour la subir et la détruire. Est-il donc étonnant que Dieu maudisse ce qu'il hait? Car il nous accordera d'autant plus volontiers l'immortalité qui doit suivre l'avènement du Christ, qu'il a mis plus de miséricorde à haïr notre mort qui a été suspendue au bois avec le Christ mourant. Quant à ce mot quiconque: «Maudit quiconque est suspendu au bois», certainement Moïse a prévu aussi que des justes subiraient la croix; mais il a également prévu que les hérétiques nieraient un jour la réalité de la mort du Seigneur, et qu'ils chercheraient à l'exempter de cette malédiction, dans le but de le soustraire par là à une mort véritable. Si, en effet, sa mort n'a pas été vraie, la malédiction n'atteint pas le Christ suspendu au bois, puisqu'il n'a pas été vraiment crucifié. Mais au contraire, c'est de loin que Moïse crie (et depuis quel temps il leur crie: C'est, en vain que vous tergiversez!) crie, dis-je, aux hérétiques à qui la mort réelle du Christ déplaît: «Maudit

1. Rm 8,3 - 2. 2Co 5,21

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quiconque est suspendu au bois»; non pas tel ou tel, mais quiconque, absolument quiconque. Quoi! même le Fils de Dieu? Très-certainement. Et c'est justement là ce que vous ne voulez pas: c'est là le point de mire de vos efforts, votre grand moyen de séduction. Il vous déplaît que le Christ soit maudit pour nous, parce que vous ne voulez pas qu'il soit mort pour nous, car il serait exempt de la malédiction d'Adam, s'il n'avait pas subi la mort d'Adam. Mais comme il a subi la mort en tant que Fils de l'homme et pour l'homme, c'est pour cela qu'il n'a pas dédaigné d'encourir, et comme Fils de l'homme et pour l'homme, la malédiction qui accompagne le péché: lui, le Fils de Dieu toujours vivant dans sa justice propre, mais aussi mort pour nos péchés (1), dans une chair qu'il a revêtue en expiation de notre péché. C'est ainsi qu'il est toujours béni dans sa justice, et maudit, à raison de nos péchés, dans la mort qu'il a subie en expiation de nos fautes: et voilà pourquoi ce mot quiconque, afin qu'on ne puisse pas dire que le Christ n'est pas véritablement mort, si, par de stupides égards, on parvenait à le soustraire à la malédiction qui est attachée à la mort.


CHAPITRE VII. LE CHRIST VRAIMENT MAUDIT, PARCE QU'IL EST VRAIMENT MORT.

Mais celui qui est fidèle selon la vérité évangélique, comprend que la bouche de Moïse ne fait pas plus injure au Christ en le déclarant maudit (non dans sa majesté divine, mais selon la condition de notre nature punie, dans laquelle il a été suspendu au bois), que la bouche des Manichéens ne: fait son éloge quand ils nient qu'il ait revêtu une chair capable de subir une mort véritable. En effet, l'oracle prophétique fait ressortir la gloire de son humilité, et le prétendu respect que lui témoignent les hérétiques, fait peser sur lui l'accusation de fausseté. Si tu nies la malédiction, nie donc qu'il soit mort; et si tu nies qu'il soit mort, ce n'est plus Moïse, mais les Apôtres que tu combats. Si, au contraire, tu confesses que le Christ est mort, avoue qu'il s'est chargé de la peine de notre péché, sans avoir péché avec nous. Et quand tu entends parler de la peine du péché, crois qu'elle

1. Rm 4,25

provient ou de bénédiction ou de malédiction; dans le premier cas, désire d'y rester toujours; mais si tu souhaites d'en être délivré, pense qu'elle est le fruit de la malédiction par un arrêt de la divine justice. Confesse donc que celui que tu reconnais être mort pour nos péchés, a aussi accepté la malédiction pour nous, et que ces paroles de Moïse: «Maudit quiconque est suspendu au bois», n'ont pas d'autre sens que celui-ci: Tout homme est mortel et tout homme est mourant quand il est suspendu au bois. Le Prophète pouvait dire en effet: Maudit tout mortel, ou maudit tout homme qui meurt; mais voilà ce qu'il a voulu enseigner: parce qu'il savait que le Christ devait mourir suspendu à la croix, et qu'un jour des hérétiques diraient: Il a été suspendu à la croix, il est vrai, mais seulement en apparence, et non pour subir une mort véritable. En criant donc: «Maudit», il n'a pas voulu proclamer autre chose, sinon que le Christ est vraiment mort, sachant que la mort de l'homme coupable, qu'il a subie sans avoir péché, provient de cette malédiction: «Si vous en mangez, vous mourrez de mort (1)». C'est encore à cela que se rapporte le serpent suspendu au bois, pour signifier que le Christ n'a pas subi une mort apparente, mais qu'il a suspendu au bois de sa passion la véritable mort, dans laquelle le serpent avait précipité l'homme par ses perfides conseils. Et c'est cette véritable mort que les Manichéens ne veulent pas voir; et voilà pourquoi ils ne sont pas guéris du venin du serpent, comme l'étaient tous ceux qui jetaient sur lui un regard dans le désert (2).


CHAPITRE VIII. VAINE DISTINCTION, IMPUTABLE AUX MANICHÉENS.

Nous avouons cependant que les ignorants prétendent qu'autre chose est d'être suspendu au bois, autre chose, d'y être cloué. Et c'est ainsi que quelques-uns ont cherché à résoudre la question, en disant que la malédiction de Moïse s'adresse à Judas qui se suspendit à un lacet: comme s'ils savaient d'abord, si c'est à un bois ou à une pierre qu'il s'est suspendu. Mais il est vrai, comme Fauste lui-même le fait remarquer, que l'Apôtre ne permet pas d'entendre cette malédiction autrement que comme une prédiction relative au

1. Gn 2,17 - 2. Nb 21,9

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Christ. Hélas! cette ignorance de quelques catholiques est le résultat de la séduction manichéenne. Car c'est à de tels hommes qu'ils s'adressent d'habitude, ce sont ceux-là qu'ils enveloppent du filet de leurs erreurs; tels nous étions tombés entre leurs mains, tels nous étions pris, et tels nous avons été délivrés, non par nos propres forces, mais par la miséricorde de Dieu.


CHAPITRE IX. CALOMNIE DE FRUSTE CONTRE MOÏSE.

Mais quelles sont donc ces choses divines que Moïse a outragées, comme Fauste l'en accuse, en disant «qu'il n'a jamais rien respecté dans les choses humaines ni dans les choses divines?» Fauste a dit cela et a passé outre: il ne s'est pas donné la peine de rien prouver, il n'a pris aucun souci de rien démontrer. Or, nous savons, nous, que Moïse a décerné de pieux éloges à tout ce qui est vraiment divin, et qu'il a gouverné avec justice les choses humaines selon les besoins de son temps et dans la mesure des grâces qui lui étaient départies. Que les Manichéens me forcent à le leur apprendre, comme ils se sont eux-mêmes efforcés de prouver ce que Fauste objecte, avec précaution, il est vrai, mais par là même, imprudemment: car il se perçait de ses propres armes. Heureux, en effet, le coeur pénétrant pour la vérité, malheureux celui qui l'est contre la vérité. Fauste n'a pas dit que Moïse n'a épargné personne, ni hommes ni dieux, mais qu'il n'a rien respecté, ni «dans les choses humaines, ni dans les choses divines?». Si, en effet, il s'était borné à dire qu'il n'a pas respecté Dieu, il serait facile de le convaincre de calomnie: car on prouverait que Moïse honore et prêche partout le vrai Dieu qui a fait le ciel et la terre. S'il disait que Moïse n'a épargné aucun des dieux, il se trahirait aux yeux des chrétiens, en faisant voir qu'il adore lui-même les dieux, dont Moïse a interdit le culte, et alors, les poussins se réfugiant sous les ailes de leur mère, l'Église catholique, il ne rassemblerait pas des petits qui ne sont pas les siens. Afin donc de tendre un piége aux petits enfants, il a dit que Moïse n'a rien respecté dans les choses divines, afin que les chrétiens, ne voyant pas là une idolâtrie manifeste, n'eussent pas horreur d'un impiété si opposée à la religion chrétienne, et pour trouver appui contre nous chez les païens, qui savent que Moïse a dit bien des choses vraies et justes contre les idoles et les dieux des nations, qui sont des démons.


CHAPITRE X. LES MANICHÉENS SONT IDOLÂTRES.

Si ceci blesse les Manichéens, qu'ils se déclarent franchement adorateurs des idoles ou des démons: ce qu'ils sont, sans s'en douter, par cela même qu'ils sont hérétiques. Car c'est de telles gens que l'Apôtre a dit, «que dans les derniers temps quelques-uns abandonneront la foi, s'attachant à des esprits séducteurs, à des doctrines de démons, sous le langage menteur de l'hypocrisie (1)». Qui, en effet, sinon les démons, amis du mensonge, persuaderait à ces hommes que le Christ a faussement souffert, est faussement mort, a montré faussement des cicatrices, c'est-à-dire qu'il n'a pas vraiment souffert, qu'il n'est pas vraiment mort, et que ses cicatrices n'étaient pas de vraies cicatrices? Quelles doctrines portent plus évidemment le, signe des démons menteurs, que celles qui cherchent à persuader que le Fils de Dieu, c'est-à-dire la vérité même, est un imposteur? Mais dans la doctrine de ces hérétiques se retrouve clairement le culte, sinon des démons, du moins de la créature, lequel est condamné par l'Apôtre qui nous dit: «Ils ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur (2).»


CHAPITRE 11. ILS ADORENT LE SOLEIL ET LA LUNE.

Par conséquent, à travers leurs rêves fantastiques et leurs fables, les Manichéens adorent, sans le savoir, les idoles et les démons; ils savent que, dans le soleil et dans la lune, ils servent la créature, et s'ils pensent servir aussi le Créateur, ils se trompent beaucoup: car ils servent leur fantôme, et nullement le Créateur, puisqu'ils nient que Dieu ait créé ce que l'Apôtre démontre clairement appartenir à l'ordre de la création, quand il dit, à propos de nourriture et de viande: «Car toute créature de Dieu est bonne, et on ne doit rien rejeter de ce qui se prend avec actions de grâces (3)». Voyez ce que c'est que la saine doctrine, en haine de laquelle vous vous tournez

1. 1Tm 4,1-2 - 2. Rm 1,25 - 3. 1Tm 4,4

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vers des fables. Et de même que l'Apôtre trouve bonne la créature de Dieu, tout en défendant de lui rendre un culte religieux de même Moïse (qui vous semble n'avoir rien respecté de divin, uniquement, je le soupçonne, parce qu'il a défendu d'adorer le soleil et la lune (1) que vous suivez dans leur cours en vous tournant dans tous les sens pour les adorer), Moïse, dis-je, a honoré d'une vraie louange le soleil et la lune, en racontant qu'ils ont été créés par Dieu et placés dans l'ordre des corps célestes pour accomplir la mission qui leur est confiée: «Le soleil pour présider au jour, la lune pour présider à la nuit (2)». Vos louanges menteuses, au contraire, ne font aucun plaisir au soleil ni à la lune. Le diable, créature rebelle, aime les fausses louanges; mais les puissances des cieux, qui ne sont point déchues par le péché, veulent qu'on exalte en elles celui qui les a faites; et leur vraie louange est celle qui ne préjudicie point à la gloire de leur Créateur. Or, on outrage celui-ci, quand on dit qu'elles sont ses parties, ou ses membres, ou une portion de sa substance. Car étant parfait, n'ayant besoin de rien, ne coulant nulle part, n'étant point divisé, sans étendue locale, entièrement immuable en lui-même, se suffisant à lui-même, heureux par lui-même, il a, dans son immense bonté, parlé par son Verbe et tout a été fait: il a ordonné et tout a été créé (3). Par conséquent, si les corps terrestres, dont l'Apôtre parlait quand il disait qu'il n'y a pas de nourriture immonde, si, dis-je, ces corps sont bons, «parce que toute créature de Dieu est bonne», à combien plus forte raison les corps célestes, parmi lesquels brillent le soleil et la lune, puisque le même Apôtre dit: «Il y a des corps célestes et des corps terrestres; mais autre est la gloire des célestes, autre celle des terrestres (4)».


CHAPITRE XII. RÉPONSE A UN DILEMME DE FAUSTE.

Moïse n'injurie donc point le soleil et la lune, quand il défend de les adorer, il les loue comme des créatures célestes, mais il loue Dieu comme le créateur des corps célestes et des corps terrestres, et il ne veut pas qu'on l'offense en adorant, à sa place, des objets qui ne sont louables que pour lui et par lui.

1. Dt 17,3 - 2. Gn 1,16 Ps 135,8-9 - 3. Ps 148,5 - 4. 1Co 15,40

Mais quelle bonne fortune pour Fauste, paraît-il, de ce que Moïse appelle aussi maudit celui qui adore le soleil et la lune! «Si donc», nous dit-il, «étant sujet d'un roi païen, je suis, forcé d'adorer le soleil, que je résiste, et que, craignant la malédiction attachée à cet acte, je sois condamné à être crucifié, j'encourrai l'autre malédiction lancée par Moïse contre celui qui est suspendu au bois?» Aucun roi païen ne nous oblige à adorer le soleil; le soleil lui-même ne vous y obligerait pas, sil était roi sur la terre, puisqu'il vous le défend même aujourd'hui: mais comme le Créateur lui-même supporte les impies qui le blasphèment jusqu'au jour du jugement, ainsi les corps célestes supportent leurs stupides adorateurs, jusqu'au jugement de celui qui les a créés (1). Cependant, souvenez-vous qu'un roi chrétien ne peut forcer à adorer le soleil. Fauste parle d'un roi païen, parce qu'il sait parfaitement que, quand vous adorez le soleil, vous faites un acte de paganisme. Cela n'est donc pas chrétien: mais la perdrix proclame partout le nom du Christ, afin de rassembler des petits qui ne sont pas les siens (2). Voyez cependant avec quelle facilité la vérité vous répond et la saine doctrine brise le lacet en apparence inévitable de votre question à deux tranchants! Supposons donc un homme armé du pouvoir royal, et exigeant d'un chrétien qu'il adore le soleil, sous peine d'être suspendu au bois. Si, dites-vous, j'évite la malédiction formulée par la loi contre celui qui adore le soleil, j'encours celle que cette même loi lance contre celui qui est suspendu au bois. Vous serez vraiment dans l'embarras; mais non, non, vous n'y serez pas, vous qui adorez le soleil même sans qu'on vous y force. Quant au chrétien, bâti sur le fondement des Apôtres et des Prophètes (3), il remonte ici aux causes, il examine les deux malédictions: il voit que l'une s'adresse au corps suspendu au bois, et l'autre à l'âme qui adore le soleil. Car, bien que le corps s'incline pour adorer, c'est cependant l'âme qui rend ses hommages à ce qu'elle adore, ou feint de les lui rendre: et l'un et l'autre est pernicieux. C'est pourquoi, comme la mort a mérité la malédiction dans le corps et dans l'âme, si être suspendu au bois est la mort du corps, adorer le soleil est la mort de l'âme. Il faut donc choisir la malédiction dans la mort du corps (malédiction

1. Rétract. liv. 2,ch. 7,n. 3. - 2. Jr 17,11 - 3. Ep 2,20

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dont le corps lui-même sera délivré lors de la résurrection), et éviter la malédiction dans la mort de l'âme, pour qu'elle ne soit pas condamnée, avec son corps, au feu éternel. Car le Seigneur a lui-même tranché la question, en disant: «Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme; mais craignez plutôt celui qui peut précipiter le corps et l'âme dans la géhenne du feu (1)». Comme s'il disait: Ne craignez point la malédiction de la mort corporelle, qui passe avec le temps; mais craignez la malédiction de la mort spirituelle, par laquelle l'âme est tourmentée éternellement avec son corps. Ainsi ces paroles: «Maudit quiconque est suspendu au bois», ne sont pas une malédiction de vieille femme, mais une prédiction de prophète. Car c'est par là que le Christ ôte la malédiction de la malédiction, aussi bien que la mort de la mort et le péché du péché. Moïse n'a donc pas blasphémé en disant: «Maudit quiconque est suspendu au bois», pas plus que les Apôtres en disant: «Il est mort (2)»; ou: «Notre vieil homme a été crucifié avec lui (3)»; ou: «Il a condamné le péché à cause du péché (4)», ou encore: «Celui qui ne connaissait point le péché, il l'a rendu péché pour l'amour de nous (5)»; et bien d'autres choses de ce genre. Mais vous, en manifestant votre horreur pour le Christ maudit, vous témoignez de l'horreur que sa mort vous inspire. Là on voit paraître chez vous, non une malédiction de vieille femme, mais une dissimulation diabolique vous qui, pour ne pas croire à la mort du Christ, donnez la mort à votre âme. Cependant cette mort du Christ, vous la prêchez, non réelle, mais simulée: comme si vous

1. Mt 10,28 - 2. 2Co 5,14-15 - 3. Rm 6,6 - 4. Rm 8,3 - 5. 2Co 5,21

n'osiez pas même tromper les hommes sous le nom du Christ, sans faire du Christ lui-même un imposteur.


CHAPITRE XIII. AUTRE CALOMNIE DE FRUSTE CONTRE MOÏSE.

Quant au reproche que Fauste fait à Moïse d'avoir blâmé la continence ou la virginité, en disant: «Maudit quiconque ne laissera point de postérité en Israël (1)», qu'on écoute Isaïe s'écrier: «Voici que le Seigneur dit à tous les eunuques: S'ils observent mes commandements, s'ils choisissent ce qui m'est agréable et restent fidèles à mon alliance, je leur donnerai dans ma maison et dans l'enceinte de mes murs une place d'honneur, meilleure que celle des fils et des filles; je leur donnerai un nom éternel et qui ne périra pas (2)». Si les Manichéens voient une contradiction entre Isaïe et Moïse, qu'ils adoptent celui-ci, puisque celui-là leur déplait et ce n'est pas là un faible argument contre eux. Pour nous, il nous suffit de savoir que c'est le même Dieu qui a parlé par Moïse et par Isaïe; que maudit est celui qui ne laisse pas de postérité en Israël; soit dans ces temps-là, quand, la race devant être propagée selon la chair, la formation d'une famille par, le chaste exercice du mariage était un devoir du citoyen; soit maintenant, où tout homme, lié spirituellement, ne doit pas penser qu'il se suffit à lui-même, et se dispenser de travailler pour le Seigneur: car chacun, en prêchant le Christ suivant son faible pouvoir, doit engendrer des chrétiens. Ainsi cette divine sentence: «Maudit quiconque ne laisse pas de postérité en Israël», renferme dans sa merveilleuse brièveté tous les temps des deux Testaments.

1. Dt 25,7 - 2. Is 57,4-5




LIVRE QUINZIÈME. LES MANICHÉENS ET LES CATHOLIQUES.

Fauste attaque l'Ancien Testament. - L'église manichéenne n'est point la véritable. - Appel à l'Eglise catholique. - Apostrophe à l'église manichéenne. - Rêveries de cette secte. - Elle est mise en présence du Décalogue. - L'église catholique a seule l'intelligence de la Loi. - La secte prédite par saint Paul. - Invitation à revenir à la vérité.



CHAPITRE PREMIER. POURQUOI FAUSTE REJETTE L'ANCIEN TESTAMENT.

Fauste. Pourquoi ne recevez-vous pas l'Ancien Testament? - Parce qu'un vase plein ne reçoit pas, mais rejette ce qu'on lui verse de trop, et qu'un estomac rassasié repousse ce qu'on y introduit. Par conséquent les Juifs, rassasiés du vieux Testament d'après les instructions de Moïse, ont repoussé le Nouveau; et nous, remplis du Nouveau, d'après l'enseignement du Christ, nous rejetons l'Ancien. Vous, vous ne recevez les deux que parce que vous n'êtes pas pleins, mais demi-pleins; et, pour vous, l'un complète moins l'autre qu'il ne le gâte; car jamais on ne remplit les vases à demi-pleins d'une matière différente, mais bien d'une matière semblable et de même nature; ainsi le vin s'ajoute au vin, le miel au miel, le vinaigre au vinaigre; et si on mêlait des substances d'une nature différente, comme du fiel à du miel, de l'eau à du vin, du poisson à du vinaigre, ce ne serait plus remplir, mais altérer. Voilà donc pourquoi nous sommes peu disposés à recevoir l'Ancien Testament; et comme notre Eglise, épouse du Christ, pauvre, il est vrai, mais mariée à un riche, se contente des biens de son époux, elle dédaigne les richesses d'amants de basse condition; les dons de l'Ancien Testament et de son auteur sont sans prix à ses yeux, et, mettant tous ses soins à sauver sa réputation, elle ne reçoit que les lettres de son époux. Permis donc à votre Eglise de s'emparer de l'Ancien Testament, elle, vierge lascive et sans pudeur, qui reçoit avec plaisir les présents et les lettres d'un étranger. Ce dieu qui est votre amant, ce corrupteur de la pudeur des Hébreux, vous promet, dans ses deux tables de pierre, de l'or, de l'argent, une chère abondante (1), et la terre des Chananéens (2). Ces sordides avantages vous ont si bien séduits, que vous péchez encore même après le Christ, et que-vous vous

1. Dt 8,7-9 - 2. Ex 23,23

montrez ingrats envers ses immenses bienfaits. Vous êtes si bien alléchés par ces faux biens. que vous brûlez, pour le Dieu des Hébreux, même après les noces du Christ. Apprenez donc que vous êtes encore maintenant dans l'erreur et trompés par ses fausses promesses. Il est pauvre, il n'a rien, il ne peut pas même vous donner ce qu'il promet: car s'il n'a pu remplir ses promesses à l'égard de sa propre épouse, je veux dire la synagogue, qui pourtant lui montrait en tout de la complaisance et le servait plus humblement qu'une servante: que pourra-t-il vous donner, à vous qui lui êtes étrangers, et rejetez fièrement le joug de ses commandements? Du reste, continuez comme vous avez commencé, mettez une pièce neuve sur un vieux vêtement, versez du vin nouveau dans de vieilles outres (1), servez deux époux sans plaire à aucun, faites de-la foi chrétienne un centaure qui ne soit entièrement ni cheval, ni homme; mais permettez-nous de ne servir que le Christ, de nous contenter de sa dot immortelle et d'imiter l'Apôtre qui nous dit: «Notre suffisance vient de Dieu, qui nous a rendus propres à être les ministres de la nouvelle alliance (2)». La condition du Dieu des Hébreux et la nôtre sont très-différentes: car il ne peut remplir ses promesses, et nous dédaignons de recevoir ce qu'il promet. La libéralité du Christ nous a rendus fiers à l'égard de ses flatteries. Et pour que vous ne trouviez pas ce rapprochement inconvenant, Paul nous a le premier appliqué cette comparaison tirée de l'état conjugal: «Car la femme qui est soumise à un mari, le mari vivant, est liée par la loi; mais si son mari meurt, elle est affranchie de la loi du mari. Donc», ajoute-t-il, «son mari vivant, elle sera appelée adultère, si elle s'unit à un autre homme; mais si son mari meurt, elle n'est point adultère en s'unissant à un autre homme (3)». Par là il fait voir que ceux qui se sont unis au Christ avant d'avoir

1. Mt 9,16-17 - 2. 2Co 3,5-6 - 3. Rm 7,2-3

230

répudié et en quelque sorte mis au tombeau l'auteur de la loi, sont coupables d'adultère spirituel. Et ceci s'adresse particulièrement aux Juifs qui ont cru, afin de les obliger à renoncer à leur ancienne superstition. Pour nous, quel besoin avons-nous de commandement là-dessus, nous qui sommes passés du paganisme au Christ, et pour qui le Dieu des Hébreux, non-seulement est mort, mais n'est même pas né? Sans doute, pour le Juif croyant; Adonis doit être mort, bien que ce soit encore une idole pour le gentil; et ainsi en est-il de tout croyant pour ce qu'il adorait avant de connaître le Christ. Mais si, après avoir rompu avec l'idolâtrie, un Juif adore encore simultanément Dieu et le Christ, il ne diffère pas de la femme sans pudeur, qui, après la mort de son mari, s'unit à deux autres à la fois.


CHAPITRE II. FAUSTE INTERPRÈTE MAL UN TEXTE DE L'ÉVANGILE.

Augustin. Entendez cela, vous dont le coeur appartient au Christ, et voyez s'il ne faut pas que le Christ soit votre patience pour supporter un tel langage. Fauste, rempli du miel nouveau, rejette le vieux vinaigre, et Paul, rempli du vieux vinaigre, en à versé la moitié pour faire place au miel nouveau, qui ne se conservera pas, mais se gâtera. Car, vous le voyez, ce que dit l'apôtre Paul: «Serviteur de Jésus-Christ, appelé à l'apostolat, choisi pour l'Evangile de Dieu», c'est du miel nouveau. Mais quand- il ajouté: «Qu'il avait promis auparavant par ses Prophètes dans les saintes Ecritures, touchant son Fils qui lui est né de la race de David selon la chair (1)», c'est du vieux vinaigre. Qui pourrait supporter cela, si le même Apôtre ne nous consolait en disant: «Il faut qu'il y ait même des hérésies, afin qu'on découvre ceux d'entre vous qui sont éprouvés (2)?» Mais quel besoin de répéter ce que nous avons déjà suffisamment exposé plus haut (3)? D'après ce que nous avons dit, chacun peut se rappeler, ou, s'il ne s'en souvient pas, relire, que la pièce neuve et le vieux vêtement, le vin nouveau et les vieilles outres n'ont point rapport aux deux Testaments, mais aux deux vies, aux deux espérances; et que les deux Testaments sont désignés dans cette comparaison faite par le Seigneur: «C'est pourquoi tout scribe,

1. Rm 1,1-3 - 2. 1Co 11,19 - 3. Liv. VIII.

instruit de ce qui touche le royaume des cieux, est semblable au père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes (1)». En effet, si quelqu'un entend nourrir deux espérances, c'est-à-dire servir Dieu en vue du bonheur terrestre et du royaume des cieux, il est certain que celle-ci ne s'accommodera pas de celle-là, et que quand une tribulation quelconque l'aura détruite, l'autre fera également défaut à l'homme, qui perdra ainsi tout à la fois. C'est ce qui a fait dire au Christ: «Personne ne peut servir deux maîtres», ce qu'il explique ensuite en disant: «Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent (2)». Or pour ceux qui ont l'intelligence saine, l'Ancien Testament est la prophétie du Nouveau Testament. Ainsi, chez le premier peuple, les saints patriarches et les saints prophètes, qui comprenaient ce qu'ils faisaient ou ce qui se faisait par eux, avaient, dans le Nouveau Testament, l'espérance du salut éternel: car ils se rattachaient à ce qu'ils comprenaient et aimaient, ce qui n'était point encore révélé, mais déjà figuré. Au contraire, à l'Ancien Testament appartenaient ceux dont les pensées et les désirs ne s'étendaient pas au-delà des promesses temporelles qui y étaient faites, et dans lesquelles ils ne savaient pas voir la figure et la prophétie des biens éternels. Mais tout cela a déjà été dit et redit dans nos précédentes réponses.


CHAPITRE 3. IMPUDENCE DES MANICHÉENS. AUGUSTIN CONFESSE QU'IL A ÉTÉ DE LA SECTE. TOUCHANT APPEL A LA VÉRITABLE ÉGLISE.

C'est vraiment une étonnante impudence, que l'immonde et sacrilège secte, des Manichéens ose se dire la chaste épouse du Christ. Et qu'y gagne-t-elle contre les vrais et chastes membres de la sainte Eglise, sinon de leur rappeler cet avertissement de l'Apôtre: «Je vous ai fiancés à un époux unique, pour vous présenter à lui comme une chaste vierge; mais je crains que comme le serpent séduisit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent et ne perdent la chasteté qui est dans le Christ (3)?» A quoi tendent en effet ces hommes qui nous annoncent un autre évangile que celui que nous avons reçu, si ce n'est à nous faire perdre la chasteté

1. Mt 13,52 - 2. Mt 6,24 - 3. 2Co 11,2-3

231

que nous conservons pour le Christ, en blâmant la loi de Dieu sous prétexte de vétusté, et préconisant leur erreur sous le nom de nouveauté, comme s'il fallait rejeter tout ce qui est ancien et embrasser tout ce qui est nouveau, quand, d'un côté, l'apôtre Jean fait l'éloge de la loi ancienne (1), et que, de l'autre, Paul l'apôtre ordonne d'éviter les nouveautés profanes de paroles (2)? Pour moi, ô Eglise catholique, vraie épouse du vrai Christ, c'est à toi que je m'adresse dans la mesure de mes forces, moi ton fils et ton serviteur, établi, malgré mois indignité,' pour distribuer dans ton sein la nourriture à mes frères. Tiens-toi toujours en garde, comme tu le fais, contre la vanité impie des Manichéens, déjà expérimentée au détriment de tes enfants, et confondue par leur délivrance. Cette erreur m'avait autrefois arraché de ton sein, l'expérience m'a appris à fuir ce que je n'aurais jamais dû éprouver. Mais profite des dangers que j'ai courus, toi que je sers depuis ma délivrance. Car si ton vrai et légitime époux, du côté duquel tu as été formée, ne m'eût lavé de mes péchés dans son véritable sang, le torrent de l'erreur m'eût entraîné, et, devenu terre, j'eusse été dévoré sans ressource par le serpent. Ne te laisse pas séduire par le nom de la vérité; tu la possèdes seule et dans ton lait et dans ton pain; mais elle n'est pas dans cette autre église: il n'y en a que le none. Sans doute, tu es en sécurité pour tes fils déjà grands; mais c'est à tes petits enfants que je m'adresse, mes frères, mes fils, mes maîtres, que tu couves, en quelque sorte, sous tes ailes inquiètes, ou que tu nourris de lait comme des enfants, féconde quoique sans tache, vierge mère; c'est à ces tendres fruits que je m'adresse, pour qu'une curiosité babillarde ne les entraîne pas loin de toi, mais qu'ils anathématisent plutôt quiconque leur prêche un autre évangile que celui qu'ils ont reçu. chez toi (3), et qu'ils n'abandonnent ni le vrai Christ, le Christ véridique, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (4), ni l'abondance de douceur qu'il réserve à ceux qui le craignent et qu'il a préparée pour ceux qui espèrent en lui (5). Or, comment la- vérité se trouverait-elle là, dans la bouche d'un homme qui prêche un christ imposteur? Méprise leurs insultes: car tu as la conscience d'avoir

1. 1Jn 2,7 - 2. 1Tm 6,20 - 3. Ga 1,9 - 4. Col 2,3 - 5. Ps 30,20

goûté surtout la promesse de la vie éternelle parmi les présents de ton Epoux, c'est-à-dire d'avoir aimé ton Epoux lui-même, parce qu'il est lui-même la vie éternelle.


CHAPITRE IV. LE SAINT DOCTEUR CONTINUE SON APPEL A L'ÉGLISE CATHOLIQUE.

Il n'est point vrai, comme ils le disent dans leur folie, que tu te sois livrée à un dieu étranger, te promettant une chère abondante et la terre des Chananéens; car tu sais parfaitement que, déjà figurée et prophétisée alors dans les promesses mêmes, tu as été enfantée dans la prescience des saints. Ne te trouble point de ce misérable lardon lancé contre les tables de pierre; car tu n'as pas le coeur de pierre, que ces tables figuraient dans l'ancien peuple. En effet, tu es «la lettre» des Apôtres, «écrite, non avec de l'encre, mais avec l'esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur les tables charnelles du coeur (1)». Paroles qui font la joie de ces hommes vains, parce qu'ils s'imaginent que l'Apôtre blâme la législation de l'Ancien Testament accommodée à son époque, ne comprenant pas que l'Apôtre parle d'après le Prophète. Car longtemps avant que ces paroles si mal comprises par leur ignorance, eussent été dites et accomplies par les Apôtres, elles avaient été énoncées par les Prophètes qu'ils rejettent. En effet, fun d'eux avait dit: «Je leur ôterai leur coeur de pierre, et je leur donnerai un coeur de chair (2)». Qu'ils voient si ce ne sont pas là les expressions. «Non sur des tables de pierre, mais sur les tables charnelles du coeur». Car ni là, le coeur de chair, ni ici, les tables charnelles, ne doivent s'entendre dans le sens grossier; mais c'est que, eu comparaison de la pierre, qui est insensible, la chair sent; l'insensibilité de la pierre signifie le coeur sans intelligence, et la sensibilité de la chair est le symbole du coeur qui comprend. Mais toi, ris plutôt de ceux qui disent que la terre, le bois, la pierre sentent et vivent d'une vie plus intelligente que la chair même, qu'ils déclarent plus, stupide et plus inerte. D'où ils se voient forcés non par la vérité, mais par leur vanité, de convenir que la loi écrite sur des tables de pierre était moins immonde que leur trésor enfermé dans des

1. 2Co 3,2-8 - 2. Ez 11,19

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peaux, dépouilles d'animaux morts. Serait-ce parce qu'ils disent, dans leurs rêveries, que les pierres sont des os de princes, qu'ils n'hésitent pas à leur préférer les cuirs des agneaux? Par conséquent, l'arche du testament était moins immonde pour renfermer les tables de pierre, qu'une peau de chevreau pour renfermer leur livre. Ris de tout cela avec une miséricordieuse compassion, pour leur apprendre à en rire et à y renoncer: car dans ces deux tables de pierre, ton coeur, qui n'est plus de pierre, sait parfaitement ce qui convenait à ce peuple à tête dure; et pourtant tu y reconnais la pierre, ton propre époux, celui que Pierre appelle: «La pierre vivante, rejetée des hommes, mais choisie et honorée de Dieu». Pour eux donc c'était a une pierre d'achoppement, «une pierre de scandale»; et pour toi c'est «la pierre qu'ont rejetée ceux qui bâtissaient et qui est devenue un sommet d'angle (1)». Ce que ce même apôtre, Pierre explique en entier, et rappelle avoir été prédit en .entier par les Prophètes, dont ces réprouvés se détournent. Lis donc sans hésiter ces tables de pierre: ne crains pas, elles sont de ton époux. Pour d'autres cette pierre a voulu dire dureté et stupidité: pour toi elle signifie fermeté et solidité. Ces tables ont été écrites par le doigt de Dieu (2): par le doigt de Dieu, ton époux a chassé les démons (3); par le doigt de Dieu, chassé aussi les doctrines des démons et des imposteurs qui cautérisent la conscience (4). Par ces tables tu repousses l'adultère, qui se dit le Paraclet pour te séduire par la sainteté du nom. Car ces tables t'ont été données le cinquantième jour après la pâque (5); et le cinquantième jour après la passion de ton époux, dont la pâque était là figure, le doigt de Dieu, l'Esprit-Saint, le Paraclet promis t'a été donnés. Ne crains donc pas les deux tables, où ce qui a été écrit pour toi jadis, t'a été envoyé pour que tu le reconnusses aujourd'hui; seulement ne reste pas sous la loi, de peur que, dominée par la crainte, tu ne l'accomplisses pas; mais reste sous l'empire de la grâce, afin que l'amour soit en toi la plénitude de la loi. Car l'ami de ton époux ne faisait autre chose que relire les deux tables, quand il disait: «En effet, tu ne commettras point d'adultère, tu ne tueras point; tu ne convoiteras point; et s'il est quelque autre commandement, tout

1. 1P 2,4-8 - 2. Ex 31,18 - 3. Lc 11,20 - 4. 1Tm 4,2 - 5. Ex 20 - 5. Ac 2,1-4

se résume dans cette parole: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L'amour du prochain n'opère pas le mal. L'amour est donc la plénitude de la loi (1)». Là, en effet, sont renfermés les deux préceptes de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain, expliqués dans les deux tables: Et ces deux tables t'ont été envoyées d'avance par Celui qui est venu te recommander ces deux préceptes, auxquels se rattachent toute la loi et les Prophètes (2). Dans le premier de ces préceptes se trouve ta chaste union conjugale, dans le second l'unité de tes membres; par celui-là, tu embrasses la divinité, par celui-ci, tu formes une société. Dans ces deux préceptes se trouvent renfermés les dix, dont trois se rapportent à Dieu et sept au prochain. O chaste diptyque, où, sous d'anciennes figures, ton amant et ton bien-aimé préludait pour toi au cantique nouveau, sur le psaltérion à dix cordes (3); annonçant, pour ainsi dire, qu'un jour ses nerfs seraient tendus pour toi sur le bois, afin que le péché fût condamné dans la chair par le péché même, et que la justification de la loi s'accomplît en toi (4)! O diptyque conjugal, que la femme adultère ne repousse pas sans raison!


CHAPITRE V. APOSTROPHE IRONIQUE A L'ÉGLISE MANICHÉENNE.

Et maintenant, c'est à toi que je m'adresse, secte manichéenne, menteuse et enveloppée de mensonges. Quoi! épouse de tant d'éléments, ou plutôt femme perdue, prostituée aux démons et grosse de vanités sacriléges, quoi! tu oses briser le mariage catholique de ton maître par ta criminelle impudicité! Montre-nous tes corrupteurs adultères, le pondérateur porte-lumière, et l'Atlas qui porte le monde. Car tu prétends que celui-là est le maître des éléments, et tient le monde suspendu; et que celui-ci, appuyé sur un genou, soutient cette masse énorme sur de robustes épaules, sans doute, de peur que l'autre ne puisse suffire à la besogne. Où sont-ils? et s'ils existent, quand viendront-ils à toi, accablés qu'ils sont sous le poids de leur tâche? Quand viendront-ils chez toi, pour se délasser de leur fatigue excessive, pour être frottés de ta main caressante, oisive et délicate, l'un aux doigts et l'autre aux épaules? Mais tu es le

1. Rm 13,9-10 - 2. Mt 22,37-40 - 3. Ps 91,4 - 4. Rm 8,3-4

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jouet de démons impurs, qui s'unissent à toi pour que tu conçoives des mensonges et enfantes des fantômes. Comment ne repousserais-tu pas le diptyque du vrai Dieu, ennemi de tes parchemins, en vertu desquels tu as aimé tant de faux dieux, d'un coeur inconstant, égaré dans les fictions de tes pensées; dans lesquels on peut retrouver tous les mensonges des poètes, moins sérieux cependant, et moins honnêtes chez toi que chez eux: puisque, faisant profession de mentir, ils ne trompent personne, tandis que tes livres fourmillant d'erreurs, séduisent les âmes encore enfantines, même chez les vieillards, les corrompent par de misérables illusions, et font que, éprouvant une vive démangeaison aux oreilles, elles les ferment à la vérité, et se tournent vers les fables (1)? Comment supporterais-tu la vaine doctrine de ces tables, où on lit pour premier commandement: «Écoute, Israël; le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu (2)», alors que te complaisant dans une si grande multitude de dieux, tu te vautres dans la honte et la fange d'un coeur adultère? Ne te rappelles-tu pas ce chant de volupté, où tu dépeins le roi très-grand sur son trône, le porte-sceptre éternel, au front couronné de fleurs et à la face rayonnante? Quand tu n'aurais qu'un amant de ce genre, tu devrais déjà rougir car une épouse pudique ne saurait agréer même un amant unique au front couronné de fleurs. Et tu ne peux pas dire qu'il y a, dans ces paroles ou dans cette image, une signification mystique: car ce qu'on fait surtout valoir à tes yeux dans Manès, c'est qu'il te dira la vérité nue et simple, en termes propres, sans figures et sans voiles. Tu chantes donc littéralement un roi porte-sceptre, couronné de fleurs. Qu'il dépose au moins son sceptre, quand il se couronne de fleurs: ce luxe et cette mollesse ne conviennent point au sceptre austère d'un roi. De plus, ce n'est pas là ton seul amant; tu continues ta chanson, et tu mentionnes douze siècles aussi ornés de fleurs; remplis de sons harmonieux et jetant des fleurs au visage de leur père. Là, tu les proclames tous les douze, grands dieux, rangés autour de lui, en quatre groupes ternaires. Mais comment ce Dieu, que vous dites entouré, peut-il être immense; c'est ce que vous n'avez jamais su expliquer. Tu parles encore de sujets sans nombre, de troupes de dieux et de légions

1. 2Tm 4,4 - 2. Dt 6,4

d'anges, que tu prétends être, non pas créés par Dieu, mais engendré de sa propre substance.


CHAPITRE VI. SUITE DE L'APOSTROPHE. RÊVERIES MANICHÉENNES.

Il est donc prouvé que tu adores des dieux sans nombre, et que tu rejettes la saine doctrine qui nous enseigne un Fils unique, né d'un Dieu unique, et un Esprit-Saint procédant des deux. Et non-seulement il n'est pas permis de parler de dieux sans nombre, mais pas même de trois dieux: puisque non-seulement il n'y a- qu'une seule et même substance, mais encore une seule et même opération par une seule et même substance propre, et que la distinction des personnes se révèle même par la créature matérielle. Tu ne comprends pas cela, tu ne le saisis pas: je le sais, tu es pleine, tu es enivrée, tu es saturée de fables sacrilèges. Digère donc enfin ce que trahit ton haleine, et cesse de t'ingurgiter de la sorte; en attendant, poursuis ton chant, et vois, si tu le peux, la honte de ta fornication. La doctrine de tes démons menteurs t'a introduite dans un chimérique séjour des anges, où souffle un vent frais, et dans des champs parfumés, où les arbres et les montagnes, les mers et les fleuves donnent un doux nectar dans tout le cours des siècles. Et tu l'as cru! et tu t'es imaginé tout cela dans ton coeur! Et livrée à la luxure et à la débauche, tu t'es bercée de vains souvenirs! Car quand on emploie un langage de ce genre pour exprimer l'ineffable abondance des délices spirituelles, on parle évidemment en énigme; c'est pour que l'âme qui s'occupe de ces sujets sache qu'il y a, là, quelque autre sens à chercher et à saisir, soit qu'un objet matériel soit présenté réellement aux sens du corps, comme le feu dans le buisson (1), la verge changée en serpent et le serpent redevenu verge (2), la tunique du Seigneur qui n'est point partagée par les bourreaux (3), le parfum répandu respectueusement sur les pieds ou sur la tête du Christ par une femme (4), les palmes aux mains de la multitude qui précède et suit l'âne sur lequel il est monté (5): soit que les objets soient présentés en figures à l'esprit par des images corporelles, ou en songe, ou

1. Ex 3,2 - 2. Ex 4,2-4 - 3. Jn 19,24 - 4. Mt 26,7 Jn 12,3 - 5. Mt 22,7-9

234

dans le ravissement, comme à Jacob les échelles (1); à Daniel, la pierre détachée sans le travail des mains et devenue une montagne (2); à Pierre la nappe (3), et à Jean tant d'autres choses (4): soit que le langage soit simplement figuré, comme dans le Cantique des cantiques (5); dans la parabole évangélique du père de famille qui fait les noces de son fils (6); dans celle de l'homme qui avait deux fils, l'un rangé et l'autre livré à la débauche (7), ou de l'homme qui planta une vigne et la loua à des vignerons (8). Mais tu loues précisément Manès d'être venu le dernier, non pour tenir ce langage, mais pour en donner l'explication, de manière à interpréter les anciennes figures, à présenter ses récits et ses discussions avec la plus grande clarté, sans jamais s'envelopper d'énigme et d'obscurité. Et pour justifier cette, présomption, tu prétends que les anciens, dans tout ce qu'ils ont vu, fait ou dit en figure, savaient qu'il devait venir un jour pour tout révéler, et que lui, sachant que personne ne viendrait après lui, a exposé ses sentiments sans allégories et sans détours. Que devient donc ton affection souillée par des désirs charnels, au milieu des champs et des forêts épaisses, des couronnes de fleurs et des parfums? S'il n'y a pas là d'énigmes pour la raison, il y a des, fantômes pour l'imagination ou de l'égarement pour la folie. Mais si on dit qu'il y a des énigmes, pourquoi ne fuis-tu pas l'adultère, qui te promet la vérité claire pour t'allécher, et se rit de toi par ses mensonges et ses fables quand il t'a attirée? Ses ministres, infectés aussi de ces vanités, les malheureux! n'ont-ils pas l'habitude de mettre, pour amorce à leur hameçon, ces paroles de l'apôtre Paul: «Car c'est imparfaitement que nous connaissons, et imparfaitement que; nous prophétisons, mais quand viendra ce qui est parfait, alors s'anéantira ce qui est imparfait»; et encore: «Nous voyons maintenant à travers un miroir, en énigme mais alors nous verrons face à face (9)». En sorte que l'apôtre Paul a imparfaitement connu, imparfaitement prophétisé ne voyant qu'à travers un miroir et en énigme: et que tout cela doit disparaître à l'arrivée de Manès, qui apportera ce qui est parfait, de manière à ce qu'on voie la vérité

1. Gn 28,12 - 2. Da 2,34-35 - 3. Ac 10,11 - 4. Ap 1 - 5. Ct 1 etc. - 6. Mt 22,2-14 - 7. Lc 15,11-32 - 8. Mt 21,33 - 9. 1Co 13,9-12

face à face. O lascive, ô immonde créature, tu tiens encore ce langage saris rougir, tu te repais encore de vent, tu embrasses encore les idoles de ton coeur? Quoi! tu as vu face à face le roi porte-sceptre assis sur son trône, couronné de fleurs, et les troupes de dieux, et le grand porte-lumière ayant six visages et six bouches et rayonnant de lumière; et un autre roi d'honneur, entouré des armées des anges; et un autre, amant, héros guerrier, tenant de sa droite une lance et de sa gauche un bouclier; puis un autre encore, roi glorieux qui pousse trois roues, celle du feu, celle de l'eau, et celle du vent: et le colossal Atlas, portant le monde sur ses épaules, et le soutenant de ses deux bras en s'appuyant sur un genou? As-tu réellement vu face à face ces merveilles et mille autres de ce genre, ou n'est-ce point la doctrine de démons menteurs, que des imposteurs te chantent à ton insu? Malheur à toi, infortunée! voilà les fantômes auxquels tu te prostitues, les vanités que tu suces au lieu de la vérité; et enivrée à la coupe du serpent, tu oses insulter, à propos des deux tables de pierre, à la chaste matrone, épouse du Fils unique de Dieu; parce qu'elle n'est plus sous le joug de la loi, mais sous l'empire de la grâce, parce que, ne s'enflant point de ses oeuvres, ne se laissant pas abattre par la terreur, elle vit de foi, d'espérance et de charité, devenue Israël en qui il n'y a pas d'artifice (1), et attentive à ce qui est écrit: «Le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu (2)»: tandis que toi, pour n'avoir pas écouté ces paroles, tu t'es prostituée à une multitude de faux dieux.


CHAPITRE VII. LA DOCTRINE MANICHÉENNE EN PRÉSENCE DU DÉCALOGUE.

Comment ne haïrais-tu pas ces tables, où on lit pour second commandement: «Tu ne prendras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu (3)», puisque tu as rangé parmi les vains imposteurs le Christ mémé, qui a daigné apparaître aux yeux de la chair dans une chair vraie et réelle; pour purger les hommes charnels de la vanité charnelle? Comment ne serais-tu pas contrariée du troisième commandement relatif au repos du sabbat, toi dont l'âme inquiète est livrée à tant de rêveries et d'illusions? Quand comprendras-tu que ces

1. Jn 1,45 - 2. Dt 6,4 - 3. Ex 20,7

235

trois préceptes se rattachent à l'amour de Dieu? Quand les goûteras-tu? Quand les aimeras-tu? Tu ne sais pas te contenir, tu es laide et disputeuse: tu t'es enflée, tu es devenue vaine, tu t'es ravalée, tu es sortie des bornes, tu as flétri ton honneur, tu es descendue au-dessous de ton rang. J'ai été tel moi-même dans ton sein, je te connais. Comment donc pourrais-je, aujourd'hui, t'apprendre que ces trois commandements regardent l'amour de Dieu, dé qui, par qui et en qui sont toutes choses (1)? Comment le comprendrais-tu, quand tes perverses et détestables erreurs ne te permettent pas même de connaître et d'observer les sept autres, qui concernent l'amour du prochain, la base de la société humaine? Le premier est: «Honore ton père et ta mère» Paul en le rappelant et le renouvelant dans les mêmes termes, le nomme le premier commandement fait avec une promesse (2). Mais ton infernale doctrine t'a appris à regarder tes parents comme des ennemis, pour t'avoir enchaînée à la chair par leur union maritale, et avoir mis par là d'immondes entraves à ton dieu. Voilà pourquoi aussi vous violez le précepte suivant: «Tu ne commettras pas d'adultère», à ce point qu'il n'est rien que vous détestiez dans le mariage comme de mettre au monde des enfants, et que vous rendiez vos disciples adultères, par les précautions qu'ils prennent pour empêcher de concevoir les femmes auxquelles ils s'unissent. En effet, ils les épousent d'après les lois du mariage, suivant les règlements publics, pour avoir des enfants; mais d'après votre loi, de peur de souiller des immondices de la chair une partie de leur dieu, ils né cherchent dans le commerce des femmes que l'assouvissement d'une infâme volupté, et n'ont des enfants que malgré eux, bien que ce soit là le seul but du mariage. Comment donc ne défendrais-tu pas le mariage, selon ce que l'Apôtre a prédit de toi depuis si longtemps (3), puisque tu lui enlèves son unique raison d'être? Car en dehors de ce but, les maris ne sont plus que de misérables libertins; les femmes, que des prostituées; le lit nuptial, qu'un lieu de débauches; les beaux-pères, que des corrupteurs de la jeunesse. Par là même raison, en vertu de la même erreur criminelle, tu n'observes point non plus le commandement: «Tu ne tueras pas». En effet, pour ne pas retenir dans la chair un membre de

1. Rm 11,30 - 2. Ex 20,12 Ep 6,2 - 3. 1Tm 4,3

ton dieu, tu ne donnes pas de pain à celui qui a faim, et pour éviter un homicide imaginaire, tu en commets un réel. Si donc tu rencontres un homme affamé qui peut mourir, à moins que tu ne lui donnes à manger, te voilà homicide ou d'après la loi de Dieu si tu ne lui donnes pas, ou d'après la loi de Manès si tu lui donnes. Et les autres préceptes du Décalogue, comment les observerais-tu? T'abstiens-tu du vol, quand tu enlèves, si tu le peux, le pain, un mets quelconque que le premier venu mangerait et tuerait dans ses entrailles plutôt que toi, et que tu cours à la cuisine de tes élus, pour garantir, au moyen de ce vol, ton dieu de quelque chaîne plus lourde, ou le délivrer de celle qui lui pèse? Et si tu es pris en flagrant délit, ne jures-tu pas par ton dieu même, que tu n'as rien pris? Et que peut te faire un dieu à qui tuas le droit de dire: Je me suis parjuré par toi, mais pour toi; voudrais-tu que, pour te rendre hommage, je t'eusse donné la mort? De même tu violeras le commandement: «Ne porte point de faux témoignages», à cause des membres de ton dieu, afin de les délivrer de leurs entraves, non-seulement par un témoignage, mais par un faux serment. Quant à celui qui vient ensuite: «Tu ne convoiteras point la femme de ton prochain (1)», tu dois l'accomplir: je ne vois que celui-là que ton erreur ne t'oblige pas à transgresser. Mais s'il est défendu de convoiter la femme du prochain, songe à ce que c'est que de s'offrir soi-même à la convoitise d'autrui; souviens-toi de tes beaux dieux, de tes belles déesses, qui se montrent dans le but d'exciter de violents désirs, ceux-là, de la part des femmes, princesses des ténèbres, et celles-ci de la part des dieux mâles; afin que, en excitant la soif de la jouissance et l'ardeur d'une passion criminelle, ils délivrent ton dieu prisonnier chez eux, et qui à besoin de toutes ces horribles turpitudes pour être dégagé de ses liens. Et comment, misérable, pourrais-tu observer le dernier précepte du Décalogue, qui défend de convoiter le bien d'autrui? Ton dieu lui-même ne te dit-il pas faussement qu'il prépare sur la terre étrangère des siècles nouveaux, où tu te pavaneras, après une fausse victoire, dans un faux triomphe? Et comme tu y aspires dans ta folle vanité et que tu crois cette terre du peuple des ténèbres très-rapprochée de ta propre substance, tu

1. Ex 20,13 Ex 20,16-17

236

convoites sans aucun doute le bien du prochain. C'est donc à juste titre que tu hais le diptyque, qui contient des commandements si bons, si opposés à ton erreur. Car tu ignores complètement, tu n'observes en aucune façon, les trois premiers qui se rapportent à l'amour de Dieu; et quant aux sept autres, sauvegarde de la société humaine, si parfois tu les respectes: ou tu obéis à un sentiment de honte, de peur d'avoir à rougir parlai les hommes; ou tu cèdes à la crainte du châtiment fixé par des lois publiques; ou tu repousses une mauvaise action par l'effet d'une bonne habitude. Enfin la loi naturelle te rappelle combien il est injuste de faire à un autre ce que tu ne voudrais pas que l'on te fit à toi-même; mais tu sens combien ton erreur te pousse en sens contraire, soit que tu cèdes ou que tu ne cèdes pas, quand tu fais ce que tu ne veux pas permettre, ou que tu ne fais pas, parce que tu ne veux pas permettre.


CHAPITRE VIII. LA VÉRITABLE ÉGLISE A SEULE L'INTELLIGENCE DE LA LOI.

Mais cette véritable épouse du Christ, à laquelle tu insultes avec une extrême impudence à l'occasion des deux tables de pierre, sait parfaitement la distance qu'il y a entre la lettre et l'esprit (1), ou, en d'autres termes, entre la loi et la grâce; et comme elle sert Dieu dans la nouveauté dé l'esprit, et non dans la vétusté de la lettre (2), elle n'est plus sous la loi, mais sous la grâce. L'esprit de discussion ne l'aveugle pas; elle écoute humblement les paroles de l'Apôtre, pour bien comprendre ce qu'il appelle la loi, sous l'empire de laquelle il ne veut plus que nous soyons, parce qu'elle «a été établie à cause des transgressions, jusqu'à ce que vint le rejeton pour lequel a été faite la promesse (3)»: et parce que «elle est survenue pour que le péché abondât; mais où le péché a abondé, la grâce a surabondé (4)». Et cependant il n'appelle pas péché cette même loi, qui, sans la grâce, ne vivifie pas: en effet, elle augmente plutôt la faute en y ajoutant la rébellion: «Car où il n'y a point de loi, il n'y a point de prévarication (5)»; et ainsi, par elle-même, quand elle est la lettre sans l'esprit, c'est-à-dire la

1. 2Co 2,6 - 2. Rm 7,6 - 3. Ga 3,19 - 4. Rm 5,20 - 5. Rm 4,15

loi sans la grâce, elle ne fait que des coupables; mais l'Apôtre se propose la question qui se présenterait aux moins éclairés, et il explique sa pensée en disant: «Que dirons-nous donc? La loi est-elle péché? Point du tout: mais je n'ai connu le péché que par la loi! Car je ne connaîtrais pas la concupiscence, si la loi n'eût dit: Tu ne convoiteras point. Or, prenant occasion du commandement, le péché m'a trompé et m'a tué par lui. Ainsi la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon. Ce qui est bon est donc devenu pour moi la mort? Loin de là; mais le péché, pour paraître péché, a, par une chose bonne, opéré pour moi la mort (1)». Voilà ce que comprend celle à qui tu insultes, parce qu'elle demande avec gémissements, qu'elle cherche avec humilité, qu'elle frappe avec douceur; et ainsi elle voit qu'on ne blâme point la loi, quand on dit: «La lettre tue, mais l'esprit a vivifie (2)», pas plus qu'on ne blâme la science, quand on dit: «La science enfle, mais la charité édifie (3)». Car l'Apôtre avait déjà dit. «Nous savons tous que nous avons une science suffisante», après quoi il ajoute: «La science enfle, mais la charité édifie (4)». Pourquoi donc avait-il lui-même de quoi s'enfler, si ce n'est parce que la science unie à la charité, non-seulement n'enfle pas, mais affermit? Ainsi la lettre avec l'esprit, et la loi avec la grâce, ne s'appelle plus lettre et loi, dans le même sens que quand elles tuaient par elles-mêmes, le délit abondant. Aussi la loi a été appelée même «force du péché (5)», parce qu'elle en augmentait la criminelle jouissance, par l'effet de ses défenses sévères. Et pourtant, même alors, elle n'était pas mauvaise; «mais le péché, pour paraître péché, a, par une chose bonne, opéré la mort». Ainsi, bien des choses sont nuisibles à quelques uns, sans être mauvaises par elles-mêmes. Vous-mêmes, par exemple, quand vous avez mal aux yeux, vous fermez les fenêtres au soleil, votre dieu. Donc cette épouse du Christ, déjà morte à la loi, c'est-à-dire au péché, que la défense de la loi rendait plus abondant (car la loi, sans la grâce, donne des ordres, mais non point de secours), morte, dis-je, à cette loi, afin d'appartenir à un autre qui est ressuscité des morts, fait toutes ces distinctions sans injurier la loi, ne voulant point

1. Rm 7,7-13 - 2. 2Co 3,6 - 3. 1Co 8,1 - 4. 1Co 8,1 - 5. 1Co 15,56

237

blasphémer son auteur: ce que tu fais, toi, à l'égard de celui en qui tu ne sais pas reconnaître l'auteur du bien, quoique tu entendes l'Apôtre dire: «La loi est sainte et le commandement est saint, juste et bon». Et voilà que l'auteur du bien est, selon toi, un des princes des ténèbres. Fais donc attention à la vérité, elle te saute aux yeux. Paul l'apôtre dit: «La loi est sainte et le commandement est saint, juste et bon». Et son auteur est celui qui a d'abord envoyé, dans des vues profondes et mystérieuses, le diptyque dont tu te railles dans ta folie. Car cette même loi, donnée par Moïse, est devenue la grâce et la vérité par Jésus-Christ (1), quand l'esprit s'est joint à la lettre, afin que la justice de la loi commençât à s'accomplir, elle qui jusque-là n'avait fait que des coupables par la rébellion. En effet, la loi sainte, juste et bonne, n'est pas différente de celle par laquelle le péché opère la mort, et à laquelle nous devons mourir pour appartenir à un autre qui est ressuscité des morts: c'est absolument la même. Continue et lis: «Mais le péché, pour paraître péché, a, par une chose bonne, opéré pour moi la mort, de sorte qu'il est devenu par le commandement une source extrêmement abondante de péché, ou péché par le commandement». Sourde, écoute donc, aveugle, vois donc. «Il a», dit l'Apôtre, «par une chose bonne, opéré pour moi la mort». Donc la loi est toujours bonne; soit que la grâce nuise à ceux qui sont vides, soit qu'elle profite à ceux qui sont rassasiés. Elle est toujours bonne; comme le soleil est toujours bon (parce que toute créature de Dieu est bonne (2) ), soit qu'il nuise à des yeux malades, soit qu'il flatte agréablement des yeux sains. Or, ce que la santé est aux yeux pour voir le soleil, la grâce l'est aux esprits pour accomplir la loi. Et comme les yeux sains ne meurent pas à la jouissance du soleil, mais seulement à ces rayons piquants dont l'éclat les jetait dans des ténèbres plus épaisses, ainsi l'âme sauvée par la charité de l'esprit, n'est point déclarée morte à la justice de la loi, mais seulement à la faute et à la prévarication que la loi occasionnait par la lettre, quand la grâce manquait. C'est donc d'elle qu'on dit d'abord: «La loi est bonne, si on en use légitimement», et immédiatement après

«Reconnaissant que la loi n'est pas établie

1. Jn 1,17 - 2. 1Tm 4,4

pour le juste (1)»; parce que celui qui jouit de la justice même, n'a plus besoin de la lettre qui effraie.

CHAPITRE IX. CONTINUATION DU MÊME SUJET. LA SECTE MANICHÉENNÈ SÉDUITE PAR LE SERPENT.

Cette épouse du Christ, qui se réjouit dans l'espoir d'être entièrement sauvée, souhaite que tu te convertisses heureusement des fables à la vérité, de peur que, redoutant un Adonaï quasi adultère, tu ne restes avec l'astucieux serpent, l'adultère véritable. Car Adonaï est un mot hébreu qui signifie Seigneur, dans le sens où l'on dit que le seul Dieu est Seigneur; comme latrie est un mot grec que l'on traduit par culte, non un culte quelconque, mais celui qui n'est dû qu'à Dieu; comme Amen signifie vrai, non dans l'acception générale et vulgaire, mais dans le sens de vérité religieuse. Si on te demande d'où tu tiens ce que tu as, tu ne trouves non plus que l'hébreu ou ce qui vient de l'hébreu. L'Eglise du Christ ne craint donc. pas qu'on lui objecte tous ces termes; elle comprend et elle aime; elle n'a souci d'un insulteur ignorant; et ce qu'elle ne comprend pas, elle l'assimile à d'autres choses dont l'expérience lui a appris le sens qu'elle n'avait pas su jusque-là. Qu'on lui reproche d'aimer l'Emmanuel, elle rit de l'ignorance du blasphémateur et accepte la signification du nom dans toute sa vérité. Qu'on lui reproche d'aimer le .Messie, elle repousse un adversaire mort et s'attache à un Maître embaumé de parfums. Et elle désire que tu sois ainsi guérie de tes vaines erreurs, et bâtie sur le fondement des Apôtres et des Prophètes (2). Quand tu parles d'Hippocentaure, tu ne sais ce que tu dis; tu ne fais pas attention au fond de ta fable, lorsque tu forges dans ton imagination un monde chimérique, formé d'une partie de ton dieu et d'une partie de la terre de ténèbres. N'est-ce pas là l'hippocentaure; demi-animal et demi-dieu? En vérité, on ne peut pas même l'appeler hippocentaure. Mais examine ce que c'est, et rougis, et humilie-toi, afin d'avoir en horreur l'opprobre que te fait subir le serpent corrupteur. Car si tu n'as pas cru à son astuce sur la parole de Moïse. Paul a dû te tenir en garde contre lui, puisque; voulant, présenter au Christ la vraie Église comme une vierge chaste, il a dit:

1. 1Tm 1,8-9 - 2. Ep 2,20

238

«Je crains que comme le serpent séduisit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la simplicité qui est dans le Christ (1)». Tu entendais cela, et pourtant tu as poussé si loin la folie, tu as été tellement égarée par de perfides enchantements que, quand ce même serpent inspirait telle ou telle erreur à beaucoup d'autres sectes, il est venu à bout de te persuader qu'il est le Christ. Or, si ces sectes, enveloppées dans ses ruses variées et multiformes, sont dans l'erreur, bien qu'elles reconnaissent la vérité de ce que dit l'Apôtre combien n'es-tu pas plus corrompue, plus enfoncée dans la prostitution, toi qui prends pour le Christ celui par qui l'Apôtre du Christ proclame qu'Eve a été séduite et corrompue, afin d'avertir et de tenir en garde contre lui, la Vierge épouse du Christ? Il a rempli ton coeur de ténèbres, celui qui se vautre avec toi dans les forêts lumineuses, peuplées de fantômes. Quelles sont ses fidèles promesses? Où sont-elles? D'où viennent-elles? O femme ivre, mais non de vin (2)!


CHAPITRE X. LES PROPHÈTES MANICHÉENS. LA SECTE PRÉDITE PAR SAINT PAUL.

Car tu as accusé avec une impudence sacrilége le Dieu des Prophètes, de n'avoir pas tenu ses promesses aux Juifs qui le servaient. Mais tu t'es bien gardée de préciser en quoi consistent ces promesses non exécutées, de peur qu'on ne te prouve ou qu'elles le sont sans que tu le saches, ou qu'elles le seront, bien que tu n'y croies pas. Mais toi, que t'a-t-on promis, que t'a-t-on offert pour te faire croire qu'un jour tu jouiras des triomphes des siècles nouveaux sur la terre de ténèbres? Si tu montres certaines prophéties, où nous lisons que la secte manichéenne a été annoncée avec éloge, en sorte que tu voies déjà un commencement d'exécution dans le fait même de votre existence, il faut d'abord que tu nous prouves que Manès, voulant conquérir ta foi, n'a pas lui-même fabriqué ces prophéties. Car pour lui le mensonge n'a rien de honteux, et il ne peut pas hésiter à nous montrer de faux prophètes sous des peaux de brebis, lui qui fait une gloire au Christ d'avoir montré de fausses cicatrices dans ses membres. Pour

1. 2Co 11,2-3 - 2. Is 51,21

moi, je sais que vous avez été prédits, non-seulement par les Prophètes en termes obscurs, mais par l'Apôtre en termes exprès: «Or, l'Esprit dit manifestement que, dans les derniers temps, quelques-uns abandonneront la foi, s'attachant à des esprits séducteurs et à des doctrines de démons, parlant le mensonge avec hypocrisie, ayant la conscience cautérisée, défendant le mariage et s'abstenant des aliments que Dieu a créés pour être reçus avec actions de grâces par les fidèles et par ceux qui ont connu la vérité; car toute créature de Dieu est bonne, et on ne doit rien rejeter de ce qui se prend avec actions de grâces (1)». Or, pour ceux qui vous connaissent, il est plus clair que le soleil que tout cela s'est accompli en vous, et nous l'avons démontré plus haut dans l'occasion.


CHAPITRE 11. PROMESSES DE DIEU ACCOMPLIES. INVITATION PRESSANTE À REVENIR À LA VÉRITÉ.

Mais celle que l'Apôtre désire présenter à son unique Epoux, le Christ, comme une chaste vierge, et qu'il tient en garde contre l'astuce du serpent qui l'a perdue, celle-là reconnaît le Dieu des Prophètes, le vrai Dieu, son Dieu; elle attend en toute confiance l'accomplissement de ses dernières promesses, elle qui en a déjà tant vu se réaliser dont elle goûte les fruits; et personne ne s'avise de dire que les prophéties qu'elle lit dans les livres hébreux ont été fabriquées à son usage pour les besoins du temps. Car quoi de plus incroyable que cette promesse faite à Abraham: «Toutes les nations seront bénies en ta postérité (2)?» Et quoi de plus certain que son accomplissement? Or, la dernière promesse est celle que le Prophète résume en ce peu de mots: «Heureux ceux qui habitent dans votre maison! ils vous loueront dans les siècles des siècles (3)». En effet, quand tous les besoins auront cessé, quand la mort, le dernier ennemi, sera détruite (4), les élus en paix n'auront plus qu'à louer Dieu sans fin, dans cette demeure où personne n'entrera plus, comme personne n'en sortira plus. C'est ce que le Prophète exprime ailleurs: «Jérusalem, loue unanimement le Seigneur; Sion, loue ton Dieu, parce qu'il a fortifié les barrières de tes portes,

1. 1Tm 4,1-4 - 2. Gn 22,18 - 3. Ps 83,5 - 4. 1Co 15,26

239

et béni tes enfants dans ton sein (1)». Les portes une fois fermées, personne n'entrera, personne ne sortira. C'est ainsi que l'Epoux lui-même dit dans l'Evangile aux vierges folles qu'il ne leur ouvrira pas, quoiqu'elles frappent (2). Cette Jérusalem, la sainte Eglise, l'épouse du Christ, est décrite plus au long dans l'Apocalypse de Jean. Permis à la chaste vierge de ne pas croire à cette promesse prophétique, si elle ne goûte déjà pas l'accomplissement de celle qui lui a été faite en ce temps par le même Prophète: «Ecoutez, ô ma fille! voyez, prêtez l'oreille et oubliez votre peuple et la maison de votre père: car le roi sera épris de votre beauté, parce qu'il est lui-même votre Dieu, et les filles de Tyr viendront l'adorer en lui offrant des présents, les riches de la terre imploreront vos regards. Toute la gloire de la fille du roi est intérieure; ses vêtements sont resplendissants d'or et de broderie; à sa suite des vierges seront présentées au roi, ses compagnes vous seront présentées, on les amènera avec joie et allégresse dans le temple du roi. Pour vous, à la place de vos pères, il vous est né des enfants; vous les a établirez princes sur toute la terre; ils se

1. Ps 147,1-2 - 2. Mt 25,12

souviendront de votre nom de génération en génération; pour cela, les peuples chanteront vos louanges pendant l'éternité et les siècles des siècles (1)». Mais toi, infortunée victime du serpent, quand chercheras-tu seulement à comprendre ce que c'est que cette beauté intérieure de la fille du roi? Eh bien! c'est la chasteté de l'esprit que tu as perdue, au point que tes yeux se sont ouverts pour aimer et adorer le soleil et la lune; que, par un juste jugement de Dieu, tu as été séparée de l'arbre de vie, qui est la sagesse éternelle et intérieure, et que tu n'as plus estimé et appelé vérité et sagesse que cette lumière qui entre dans les yeux mal ouverts, s'accroît à l'infini, prend mille formes chimériques et fabuleuses, et où s'égare ton âme impudique. Ce sont là tes fornications, exécrables au plus haut point. Et cependant, songes-y patiemment et reviens à moi, dit la Vérité. Reviens à moi; et tu seras purifiée, restaurée, si tu te perds pour toi et te rejettes en moi. Ecoute cela: car c'est ce que te dit la Vérité, laquelle n'a point lutté sous des formes trompeuses avec le peuple des ténèbres et ne l'a pas racheté au prix d'un sang imaginaire.

1. Ps 44,11-18


Augustin contre Fauste - CHAPITRE XVIII. DÉTAILS SUR LE SYSTÈME ABSURDE DU MANICHÉISME.