Augustin contre Fauste - CHAPITRE XXIX. L'HOMME DOIT MODÉRER SES JOUISSANCES. PUNITION DE L'ABUS.


CHAPITRE XXX. ABRAHAM ET MANÈS JUGÉS D'APRÈS LA LOI ÉTERNELLE.

Consultons donc la loi éternelle qui ordonne de maintenir l'ordre naturel et défend de le troubler, et voyons quel péché, c'est-à-dire quelle infraction à cette loi a commise notre père Abraham dans ce que Fauste lui reproche comme de si grands crimes. «Brûlant», nous dit Fauste, «d'un désir insensé d'avoir des enfants, et ne se fiant point à Dieu qui lui en avait promis de Sara, son épouse, il se vautra dans la fange avec une concubine». Mais Fauste, aveuglé par le désir insensé de trouver à redire, trahit ici sa monstrueuse hérésie, et, en même temps, tout en se trompant et sans s'en douter, fait l'éloge de l'action d'Abraham. En effet, de même que la loi éternelle, c'est-à-dire la volonté de Dieu, auteur de toute créature, afin de pourvoir au maintien de l'ordre naturel, permet qu'on cède à la délectation de la chair mortelle dans l'acte conjugal, sous l'empire de la raison et non pour la satisfaction de la passion, mais dans l'intérêt général, et seulement pour la propagation de l'espèce humaine; ainsi, au contraire, la loi perverse des Manichéens ordonne avant tout d'éviter d'avoir des enfants, de peur que leur dieu, qu'ils gémissent de savoir captif dans toutes les semences, ne soit encore plus étroitement (329) enchaîné par la conception de la femme, et ils aiment mieux le voir dégagé par un crime odieux que serré par un lien cruel. Abraham ne brûlait donc pas d'un désir insensé d'avoir des enfants, mais Manès portait jusqu'au délire la crainte d'être père. Par conséquent l'un, fidèle à l'ordre de la nature, ne cherchait dans l'acte conjugal qu'à donner naissance à un homme; l'autre, égaré par de criminelles rêveries, ne craignait que d'enchaîner son dieu.


CHAPITRE XXXI. JUSTIFICATION DE SARA, ÉPOUSE D'ABRAHAM.

Et quand Fauste reproche à Sara d'avoir consenti à l'action d'Abraham, il est encore égaré par sa malveillance et son désir de blâmer; mais, sans le savoir et sans le vouloir, il fait l'éloge des deux époux. En effet, Sara n'a point été complice d'un crime, de l'assouvissement d'une passion coupable et honteuse; mais, fidèle aussi à l'ordre naturel, elle désirait des enfants, et se voyant stérile, elle s'est approprié, en vertu de son droit de maîtresse, la fécondité de sa servante; en cela, elle ne cédait point à la passion de son mari, mais elle lui donnait un ordre qu'il exécutait (1). Et ce n'était point là un orgueil déplacé: car, qui ne sait qu'une femme doit obéir à son époux comme à un maître? Mais quant à ce qui tient aux membres du corps au point de vue de la distinction du sexe, l'Apôtre nous dit: «De même le mari n'a pas puissance sur a son corps, c'est la femme (2)»; en sorte que, tandis que, dans tout ce qui tend au maintien de la paix, la femme doit obéissance à son mari, cependant, en ce point seulement, en tout ce qui concerne la différence du sexe et l'acte conjugal, ils ont l'un sur l'autre la même puissance, le mari sur la femme et la femme sur le mari. Sara voulut donc avoir, d'une servante, des enfants qu'elle ne pouvait avoir d'elle-même, mais du même mari dont elle les aurait eus, si elle avait pu en avoir. Une femme ne se conduirait pas ainsi, si elle n'éprouvait pour son mari qu'une convoitise charnelle; elle jalouserait une concubine plutôt qu'elle ne la rendrait mère. Mais ici, il n'y a eu, d'un côté, qu'un pieux désir d'avoir des enfants, parce que, de l'autre, il n'y avait aucune volonté coupable.

1. Gn 16,2-4 - 2. 1Co 7,4


CHAPITRE 32. ÉTOURDERIE OU IMPUDENCE DE FAUSTE.

On ne pourrait certainement justifier Abraham, si, comme Fauste le prétend, il avait voulu avoir des enfants d'Agar, parce qu'il ne se fiait pas à Dieu qui lui en avait promis de Sara. Mais cela est de toute fausseté: Dieu ne lui avait pas encore fait cette promesse. On peut, si on le veut, relire ce qui précède dans l'Ecriture: on y trouvera que la terre de Chanaan et une postérité innombrable avaient déjà été promises à la race d'Abraham (1); mais qu'on n'avait point encore révélé au patriarche comment cette postérité lui viendrait: si ce serait par la chair, c'est-à-dire s'il en serait lui-même le vrai père; ou si ce serait par le choix, c'est-à-dire s'il adopterait quelqu'un; et, dans le premier cas, si ce serait de Sara ou d'une autre femme. Qu'on lise, je le répète, et on se convaincra que Fauste se trompe étourdiment ou trompe impudemment. Aussi Abraham, voyant qu'il ne lui venait point d'enfants, et comptant cependant sur la promesse faite à sa race, songeait d'abord à une adoption. Ce qui le prouve, c'est qu'en parlant à Dieu, il dit d'un serviteur né chez lui: «Celui-ci sera mon héritier»; comme pour dire: puisque vous ne m'avez pas donné d'enfants, accomplissez dans ce serviteur la promesse que vous avez faite à ma postérité. Si, en effet, on n'appelait postérité que ce qui est né selon la chair, l'Apôtre ne dirait pas que nous sommes la postérité d'Abraham (2), nous qui certainement ne sommes pas enfants d'Abraham selon la chair, mais qui sommes devenus sa postérité en imitant sa foi, en croyant au Christ, dont la chair provenait de la chair du patriarche. Ce fut alors qu'Abraham entendit le Seigneur lui dire: «Celui-là ne sera point ton héritier; mais celui qui a sortira de toi sera ton héritier (3)». L'idée d'adoption disparut donc; Abraham espérait avoir lui-même des enfants; mais serait-ce de Sara ou d'une autre, là était la question: et Dieu voulut la lui tenir cachée, jusqu'à ce que la servante fût devenue la figure de l'Ancien Testament. Qu'y a-t-il donc d'étonnant à ce qu'Abraham, voyant sa femme stérile et désireuse d'avoir, de sa servante et de son mari, des enfants qu'elle ne pouvait avoir elle-même, ait cédé, non à la passion charnelle,

1. Gn 12,3 - 2. Ga 3,2-7 - 3. Gn 15,3-4

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mais à l'ordre de son épouse: persuadé que Sara agissait en cela par permission de Dieu qui lui avait promis qu'il aurait lui-même un héritier, mais sans lui dire de quelle femme? C'est donc bien à tort que Fauste, comme un insensé, s'est laissé aller à formuler ce reproche, se montrant lui-même infidèle pour prouver qu'Abraham a été infidèle. Car si ailleurs, aveuglé par son incrédulité, il n'a pas même pu comprendre; ici, entraîné par le besoin de calomnier, il n'a pas même pris la peine de lire.


CHAPITRE XXXIII. ABRAHAM N'A POINT TRAFIQUÉ DE SA FEMME.

Mais quand Fauste accuse ce juste et fidèle époux d'avoir fait de sa femme le plus infâme trafic; d'avoir, par avarice et par gourmandise, livré à deux rois, Abimélech et Pharaon, en deux occasions différentes, son épouse Sara pour qu'ils en abusassent, parce qu'elle était très-belle, et en affirmant faussement que c'était sa soeur: il est évident que ce n'est point là le dire d'une bouche véridique qui distingue l'honnêteté de l'infamie, mais l'assertion d'une bouche médisante qui tourne tout en crime. Sans doute, cette démarche d'Abraham a les apparences d'un marché honteux, mais seulement aux yeux de ceux qui ne savent pas discerner le bien du mal à la lumière de la loi éternelle; de ceux qui peuvent prendre la fermeté pour l'obstination, la confiance qui est une vertu pour l'audace qui est un vice, et ainsi de suite, dans tout ce qui est reproché comme contraire à la justice par ceux qui ne voient pas selon la justice. Abraham n'a point été complice d'un crime de sa femme, il n'a point spéculé sur un adultère; mais de même que Sara n'avait point offert sa servante à son mari comme un instrument de libertinage, mais dans le but honnête d'avoir des enfants, sans violer l'ordre naturel, en usant de son droit, et donnant plutôt un ordre au patriarche obéissant, qu'elle ne cédait à ses convoitises; ainsi, lui-même a donné le nom de soeur à une chaste épouse, unie à lui par l'affection la plus pure, dont le coeur, sanctuaire de la pudeur, ne lui inspirait pas la moindre défiance: il n'a point dit qu'elle était sa femme, parce qu'il craignait d'être tué, et qu'après sa mort elle ne tombât comme captive en des mains étrangères et impies; étant assuré, d'ailleurs, que Dieu ne permettrait pas qu'elle subît aucun traitement déshonorant et criminel. Et sa foi et son espérance ne furent pas trompées: car Pharaon, terrifié par des prodiges et affligé de grands maux à cause d'elle, la renvoya intacte et avec tous les égards possibles, dès que Dieu lui eût révélé qu'elle était mariée; et Abimélech, averti en songe, en fit tout autant (1).


CHAPITRE XXXIV. ABRAHAM A TU LA VÉRITÉ ET N'A POINT MENTI.

Quelques-uns, sans être calomniateurs ni médisants comme Fauste, ayant au contraire le respect dû aux livres que cet hérétique blâme sans les comprendre, ou ne comprend pas quand il les blâme, quelques-uns, dis-je, en considérant cette action d'Abraham, ont cru voir qu'il avait un peu faibli et comme chancelé dans sa foi, et renié sa femme par crainte de la mort, comme Pierre renia le Seigneur (2). S'il fallait l'entendre ainsi, je conviendrais de la faute d'Abraham; néanmoins je ne croirais pas tous ses mérites détruits et effacés pour cela, pas plus que ceux de l'Apôtre, quoiqu'il y ait de la différence entre renier sa femme et renier le Sauveur. Mais j'ai une autre interprétation que celle-là: il n'y a pas de raison qui m'oblige à blâmer témérairement un homme que personne ne peut convaincre d'avoir menti par peur. En effet, comme on ne lui avait pas demandé si c'était sa femme, il n'a pas eu à répondre que ce ne l'était pas; mais comme on lui demandait ce que lui était cette femme, il a répondu que c'était sa soeur, sans nier cependant qu'elle fût son épouse; il a tu une partie de la vérité, mais il n'a point dit de mensonge.


CHAPITRE XXXV. USAGE DU NOM DE FRÈRE ET DE SOEUR DANS L'ANTIQUITÉ.

Serons-nous assez fou pour suivre Fauste affirmant qu'Abraham nomma faussement Sara sa soeur: comme si, dans le silence de l'Ecriture, il tenait de quelque autre source la généalogie de Sara? Il me semble juste, sur ce point qu'Abraham connaissait et que nous ne connaissons pas, de s'en rapporter plutôt au patriarche disant ce qu'il sait qu'à un manichéen blâmant ce qu'il ne sait pas.

1. Gn 12,20 - 2. Mt 26,70-74

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Comme donc Abraham vivait à une époque du genre humain où le mariage n'était plus permis entre enfants nés des mêmes parents, ni entre frères et soeurs de père ou de mère, mais où la coutume autorisait, sans qu'aucun pouvoir s'y opposât, l'union conjugale entre enfants de frères ou consanguins d'un degré plus éloigné: qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'il ait épousé sa sueur, c'est-à-dire une consanguine de la famille de son père? En effet, il dit au roi qui la lui rendait, qu'elle était sa soeur de père, non de mère; et certes la peur ne l'obligeait plus alors à mentir, puisque le roi avait appris qu'elle était sa femme, et qu'épouvanté par Dieu même, il la renvoyait avec honneur. Or, l'Ecriture atteste que, chez les anciens, on donnait généralement le nom de frères et de soeurs aux consanguins et consanguines. En effet, Tobie priant Dieu avant l'action du mariage, disait: «Et maintenant, Seigneur, vous savez que ce n'est point par un mauvais désir que je prends ma soeur pour épouse (1)»; bien qu'elle ne fût point née du même père ni de la même mère que lui, mais simplement issue de la même famille (2). On appelle également Loth frère d'Abraham (3), quoique Abraham fût son oncle paternel (4). C'est en vertu de cette coutume, qu'on donne dans l'Evangile le nom de frères du Seigneur à des personnes qui n'étaient certainement pas nées de la vierge Marie, mais qui étaient ses proches par consanguinité (5).


CHAPITRE XXXVI. ABRAHAM NE VOULUT POINT TENTER DIEU.

Quelqu'un dira peut-être: Pourquoi Abraham n'a-t-il pas eu assez de confiance en Dieu pour ne pas craindre d'avouer que Sara était son épouse? Car enfin, Dieu pouvait écarter la mort qu'il redoutait, le protéger, lui et sa femme, contre tous les dangers du voyage, en sorte que personne ne la convoitât malgré sa grande beauté, et que lui-même ne fuît point tué à cause d'elle. Sans doute, Dieu pouvait faire cela, et qui est assez insensé pour le nier? Mais si Abraham interrogé, eût répondu que cette femme était son épouse, il aurait confié à Dieu deux intérêts à sauvegarder: sa propre vie et la pudeur de son épouse. Or, la saine doctrine enseigne que quand l'homme

1. Jb 8,9 - 2. Jb 6,11 Jb 7,2 - 3. Gn 13,8 - 4. Gn 11,31 - 5. Mt 12,46

peut agir, il ne doit pas tenter le Seigneur son Dieu (1). Le Sauveur, lui aussi, pouvait défendre ses disciples, et cependant il leur dit: «Quand on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre (2)». Et lui-même en a donné le premier l'exemple. Car, ayant le pouvoir de donner sa vie et personne ne pouvant la lui ravir malgré lui (3), il fuit cependant en Egypte, enfant porté sur les bras de ses parents (4); il alla à la fête, non publiquement, mais en cachette, bien que d'autres fois il parlât ouvertement aux Juifs furieux et extrêmement irrités de ses paroles, mais qui n'avaient pas le pouvoir de mettre la main sur lui, parce que son heure n'était pas encore venue l'heure, qu'il n'était point obligé de subir pour sa mort, mais qu'il avait lui-même trouvée convenable pour consommer son sacrifice. Ainsi, tandis que, d'une part, il montrait la puissance d'un Dieu en enseignant, en reprenant et en réduisant toutefois à l'impuissance contre lui la rage de ses ennemis; de l'autre, en fuyant et en se cachant, il donnait une leçon à la faiblesse de l'homme, et lui apprenait à ne point tenter Dieu insolemment, quand il a un moyen d'échapper à ce qu'il doit éviter. Et Paul l'apôtre, ne désespérait point non plus du secours et de la protection de Dieu, et n'avait point perdu la foi, quand on le descendit par la muraille dans une corbeille, de peur qu'il ne tombât aux mains de ses ennemis. Il ne fuyait donc point ainsi faute de foi en Dieu; mais pouvant user de ce moyen, il ne voulait pas tenter Dieu. De même Abraham, se trouvant dans un pays inconnu, et voyant que la rare beauté de Sara mettait en péril la pudeur de la femme et la vie du mari, et qu'il ne pouvait d'ailleurs parer aux deux dangers, mais seulement à un, c'est-à-dire sauver sa vie, fit ce qu'il put, afin de ne pas tenter Dieu, et abandonna à Dieu le soin de faire ce que lui-même ne pouvait faite. Ne pouvant donc se cacher comme homme, il se cacha comme époux, pour ne pas être tué; et il confia à Dieu sa femme pour qu'elle ne fût pas déshonorée.


CHAPITRE XXXVII. DOUTE A L'OCCASION DE SARA.

Du reste, on pourrait à la rigueur discuter

1. Dt 6,16 - 2. Mt 19,23 - 3. Jn 10,18 - 4. Mt 2,14 - 5. Jn 7,10-30 - 6. Ac 9,25

332

sur le point de savoir si la pudeur de Sara eût été violée dans le cas où l'on aurait eu avec elle un commerce charnel, elle le permettant pour sauver la vie de son mari, non à l'insu de celui-ci, mais par son ordre, tout en conservant la fidélité conjugale, et la soumission à l'autorité de son époux; vu que, d'un autre côté, Abraham ne fut point adultère lorsque, obéissant au pouvoir de sa femme, il consentit à avoir des enfants d'une servante (1). Mais pour sauver les principes, et parce que la situation d'une femme ayant un commerce charnel avec deux hommes n'est point la même que celle d'un homme ayant commerce avec deux femmes, nous nous en tenons à ce sentiment plus vrai et plus conforme à l'honnêteté, que notre père Abraham ne voulut point tenter Dieu en ce qui concernait sa vie, puisqu'il pouvait la sauver par des moyens humains, et que, d'autre part, il se confia à Dieu pour ce qui touchait à l'honneur de sa femme.


CHAPITRE XXXVIII. CÔTÉ PROPHÉTIQUE DU FAIT DE SARA.

Mais, qui n'aimerait à étudier dans ce fait, exposé et fidèlement raconté dans les livres divins, le côté prophétique; à frapper, avec la foi et le zèle de la piété, à la porte des mystères, afin que le Seigneur lui ouvre et lui fasse voir de qui cet époux était alors la figure, et à qui a rapport cette épouse qui ne doit être ni polluée ni souillée dans ce pèlerinage parmi des étrangers, mais rester sans tache et sans ride pour son époux? Evidemment, c'est pour la gloire du Christ que l'Eglise vit selon la justice, afin que sa beauté soit l'honneur de son époux, comme Abraham fut honoré parmi les étrangers à cause de la beauté de sa femme; et à cette épouse, à laquelle on dit dans le cantique des cantiques: «O la plus belle des femmes (2)!» les rois offrent des présents à cause de sa beauté, comme le roi Abimélech en offrit à Sara, épris aussi de sa beauté qu'il put aimer, mais à laquelle il ne put porter atteinte. En effet, l'Eglise est aussi en secret l'épouse du Seigneur Jésus-Christ. C'est dans le secret, dans la profondeur du mystère spirituel, que Pâme humaine est unie au Verbe de Dieu, afin qu'ils soient deux en une seule chair; et c'est

1. Voir le 1er livre sur le Sermon du Seigneur sur la Montagne, ch. 16,II. 49,50. - 2. Ct 1,7

là le grand sacrement de mariage que l'Apôtre recommande dans le Christ et dans l'Eglise (1). Aussi, la royauté terrestre de ce siècle, figurée par les rois qui n'eurent point permission de toucher à Sara, n'a connu, n'a trouvé l'Eglise du Christ, c'est-à-dire n'a compris avec quelle fidélité elle était attachée à son époux comme à son principe, que quand elle a essayé de lui porter atteinte; alors elle a dû, par la foi des martyrs, se rendre au témoignage divin, l'embrasser, et honorer ensuite par des présents, dans la personne des rois suivants, celle qu'elle n'avait pu soumettre à sa tyrannie dans la personne de ses premiers rois. Car, ce qui a été figuré par la conduite qu'a tenue le même roi en premier et en second lieu, s'est accompli dans le royaume temporel par les rois de la première et de la seconde époque.


CHAPITRE XXXIX. GÉNÉRATION SPIRITUELLE DE L'ÉGLISE.

Mais, quand on dit que l'Eglise est soeur du Christ de père et non de mère, on n'entend point parler de la parenté qui provient de la génération terrestre destinée à disparaître, mais de celle de la grâce céleste, qui subsistera éternellement. Par cette grâce, nous ne serons plus une race mortelle, puisque nous pourrons être appelés, et être réellement enfants de Dieu (2). Car ce n'est pas de la synagogue, mère du Christ selon la chair, mais de Dieu le père, que nous avons reçu cette grâce. Quant à la génération terrestre, qui s'opère dans le temps pour la mort, le Christ en nous appelant à une autre vie où personne ne meurt plus, nous a appris à la renier, à la désavouer, quand il a dit à ses disciples: «N'appelez sur la terre personne votre père; car un seul est votre Père, lequel est dans les cieux (3)». Et lui-même en a donné l'exemple, quand il a dit: «Qui est ma mère et qui sont mes frères? Et étendant la main vers ses disciples, il dit: Voici mes frères». Et de peur qu'on n'attachât à ces paroles un sens terrestre, il ajouta: «Car quiconque fait la volonté de mon Père, celui-là est mon frère; et ma mère et ma soeur (4)»; comme s'il eût dit: Cette parenté me vient de Dieu mon Père, mais non de la synagogue ma mère.

1. Ep 5,31-32 - 2. - 3. Mt 23,9 - 4. Mt 12,48-50

333

Car j'appelle maintenant à la vie éternelle, où je suis né immortel, et non à la vie temporelle, où je suis né mortel pour appeler à l'immortalité.


CHAPITRE XL. LA PARENTÉ SPIRITUELLE DES CHRÉTIENS.

Il est donc facile de comprendre pourquoi on ne dit point aux étrangers de qui l'Eglise est l'épouse, tandis qu'on ne leur cache point de qui elle est la soeur, parce que c'est une chose mystérieuse et difficile à comprendre comment l'âme humaine est unie ou mêlée (ou quelque chose de mieux peut-être encore) au Verbe divin, bien qu'il soit Dieu et elle créature. Car c'est en ce sens que le Christ et l'Eglise sont fiancé et fiancée, époux et épouse. Mais il est plus facile de dire et plus aisé à comprendre, par quel genre de parenté le Christ et tous les saints sont frères, à savoir, par la grâce divine, et non par consanguinité terrestre, c'est-à-dire frères de père et non de mère. En effet, par cette même grâce tous les saints sont frères entre eux; mais aucun d'eux n'est l'époux de toute la communauté. Par conséquent, les étrangers n'ont pas eu la moindre peine, la plus faible répugnance à croire au Christ comme homme, bien qu'il fût d'une justice et d'une sagesse éminente; et en cela, ils ne se trompaient point, puisqu'il était homme; mais ils n'ont pas su comment il était Dieu. Aussi Jérémie disait-il: «Il est homme aussi, et qui le reconnaîtra (1)? - Il est homme aussi», parce qu'il est manifesté comme frère; «et qui le reconnaîtra?» parce qu'il est caché comme époux. Mais nous en avons assez dit sur notre père Abraham contre la très-impudente, très-inepte et très-calomnieuse accusation de Fauste.


CHAPITRE XLI. CE QUE FIGURAIENT LOTH ET SA FEMME.

Loth, son frère, homme juste et hospitalier au milieu de Sodome, chaste et pur de toutes les souillures des habitants de cette ville, mérita d'être sauvé de l'incendie qui était la figure du jugement à venir. En cela, il était le type du corps du Christ, qui, dans la personne de tous les saints, gémit maintenant

1. Jr 17,9

parmi les méchants et les impies, dont il réprouve les actions, et du mélange desquels il sera délivré à la fin des siècles, quand ceux-là seront condamnés au supplice du feu éternel. La femme de Loth représente une autre espèce d'hommes, ceux qui étant appelés par la grâce de Dieu, regardent en arrière, à la différence de Paul qui oubliant ce qui est en arrière, s'avance vers ce qui est en avant (1). Aussi le Seigneur dit-il lui-même: «Quiconque ayant mis la main à la charrue, regarde en arrière, n'est pas propre au royaume de Dieu (2)». Et il rappelle l'exemple de cette femme, pour nous assaisonner, en quelque sorte, afin que nous ne tombions point dans la fadeur par notre négligence, mais que nous nous tenions prudemment en garde contre ce mal. Car c'est pour notre instruction qu'elle a été changée en statue de sel. En effet, le Seigneur, insistant vivement sur la nécessité de tendre constamment en avant en s'arrachant au passé, dit: «Souvenez-vous de la femme de Loth (3)». Et quand Loth lui-même eut un commerce charnel avec ses filles, ce n'était pas seulement un signe qu'il était délivré de Sodome, mais la figure de quelque autre chose. En effet, il semble représenter alors la loi future que certains de ses enfants, établis sous son empire, comprennent mal, l'enivrent en quelque sorte; et en usant d'elle d'une manière illégitime, ils enfantent des oeuvres d'infidélité. «La loi est bonne», dit l'Apôtre, «si on en use légitimement (4).»


CHAPITRE XLII. L'INCESTE DE LOTH.

Cependant, parce que l'action de Loth et de ses filles figurait d'avance la perversité de certains hommes, nous ne prétendons pas la justifier pour cela. Autre était l'intention de ces filles, autre celle de Dieu qui a permis cet acte en vue de l'avenir: maintenant, d'une part, son juste jugement sur le péché des hommes d'alors, et, de l'autre, veillant dans sa providence, à donner la clef des événements futurs. Ainsi, ce fait, en tant que raconté dans la sainte Ecriture, est une prophétie; en tant qu'il se rattache à la vie de ces personnages, est un crime.

1. Ph 3,13 - 2. Lc 9,62 - 3. Lc 17,32 - 4. 1Tm 1,8

334


CHAPITRE XLIII. L'INTENTION DE SES FILLES.

Du reste, il n'est pas blâmable et criminel au point de mériter le torrent d'injures que vomit à cette occasion Fauste aveuglé par sa haine. En effet, si on consulte la loi éternelle qui ordonne de maintenir l'ordre naturel et défend de le troubler, elle ne condamnera pas cette action comme si Loth eût brûlé d'une coupable passion pour ses filles, jusqu'à commettre l'inceste avec elles ou à les prendre pour femmes; ou comme si elles-mêmes eussent éprouvé une abominable convoitise à l'égard de leur père. La raison veut, la justice exige qu'on ne se contente pas de voir ce qui s'est fait, mais qu'on recherche le motif qui a fait agir, afin de juger avec équité les effets d'après leurs causes. Or, les filles de Loth désirant perpétuer leur famille (désir certainement honnête et conforme à la nature) et croyant d'ailleurs qu'elles ne pourraient plus trouver d'autres hommes pour époux, comme si l'incendie eût détruit le monde entier (elles n'avaient pu mesurer l'étendue de ses ravages): dans cette persuasion, dis-je, elles songèrent à user de leur père. Sans doute, elles devaient plutôt renoncer à être mères qu'user ainsi de leur père; cependant, il y a une grande différence entre agir par un tel motif ou céder à une si coupable convoitise.


CHAPITRE XLIV. L'IVRESSE DE LOTH.

Mais elles savaient si bien que cette action ferait horreur à leur père, qu'elles désespérèrent de venir à bout de leur dessein, à moins de lui en dérober la connaissance. En effet, l'Ecriture nous dit qu'elles l'enivrèrent et abusèrent ensuite de lui, sans qu'il en eût conscience (1). Il faut donc blâmer dans Loth, non l'inceste, mais l'excès du vin. Car cet excès est aussi condamné par la loi éternelle, qui a réglé l'usage de la nourriture et clé la boisson, selon l'ordre naturel et seulement pour l'entretien de la vie. Ainsi donc, bien qu'il y ait une grande différence entre un ivrogne et un homme ivre: puisqu'un ivrogne n'est pas toujours ivre, et qu'un homme ivre n'est pas nécessairement ivrogne; néanmoins, chez ce juste, il faut se rendre raison, non de l'ivrognerie,

1. Gn 19

mais de l'ivresse. Qu'est-ce qui l'obligeait enfin à céder ou à croire à ses filles lui versant à boire, à coups répétés, du vin mêlé d'eau ou pur peut-être? Serait-ce qu'elles affectaient une tristesse excessive et qu'il voulait les consoler et chasser de leur esprit, par l'effet de l'ivresse, la pensée de leur abandon, le regret d'avoir perdu leur mère: s'imaginant qu'elles buvaient autant que lui, tandis qu'elles usaient de ruse pour ne pas boire? Mais nous ne voyous pas comment il siérait à un homme de consoler de cette façon la tristesse des personnes qui lui sont chères. Serait-ce que, par quelque art emprunté à Sodome, ces filles auraient su enivrer leur père sans le faire beaucoup boire, de manière à commettre le péché avec lui, ou plutôt sur lui, à son insu? Mais je m'étonnerais que l'Ecriture eût tu cette circonstance, ou que Dieu eût permis un tel outrage sur son serviteur sans qu'il y eût pris part en quelque façon.


CHAPITRE XLV. L'ÉCRITURE RACONTE SOUVENT SANS APPROUVER.

Cependant, nous ne défendons que les saintes Ecritures, et non les péchés des hommes. Mais nous n'entendons pas justifier le fait en question, en ce sens que notre Dieu l'ait ordonné, ou approuvé après qu'il fut commis ni en ce sens que les hommes appelés justes par les saints livres, ne puissent pas pécher s'ils le veulent. Or, Dieu n'ayant rendu aucun témoignage favorable à l'action de Loth dans les livres que les Manichéens rejettent, par quelle folle témérité viennent-ils accuser ces livres, quand il est démontré qu'en beaucoup d'autres de leurs pages de telles actions sont défendues par les commandements de Dieu? Voilà pourquoi la conduite des filles de Loth est simplement racontée, mais non approuvée. Or, parfois, dans le récit, il a fallu exprimer le jugement de Dieu, parfois le taire: là, pour instruire notre ignorance; ici, pour exercer notre habileté et réveiller le souvenir de ce que nous avons appris ailleurs, ou pour secouer notre paresse et nous faire chercher ce que nous ne savons pas encore. Le Dieu, qui sait tirer du bien, même des péchés des hommes, a fait naître, selon son bon plaisir, deux peuples de cet inceste, mais n'a point condamné ses Ecritures à cause des péchés des hommes. Il a manifesté ces faits, mais il (335) n'en est point l'auteur; il nous les a mis sous les yeux, non pour que nous les imitions, mais pour que nous les évitions.


CHAPITRE XLVI. COMMENT ISAAC EST RECONNU POUR ÉPOUX DE RÉBECCA. SIGNIFICATION MYSTIQUE.

Il faut vraiment une étonnante impudence chez Fauste, pour faire un crime à Isaac, fils d'Abraham, d'avoir fait passer sa femme, Rébecca, pour sa soeur (1). L'origine de Rébecca nous est donnée; il est clair qu'elle était la parente très-rapprochée d'Isaac, par conséquent sa soeur (2). Voulant laisser ignorer qu'elle était sa femme, qu'y a-t-il d'étonnant, qu'y a-t-il d'inconvenant, à ce qu'il imite son père, quand il a pour se justifier les mêmes raisons que lui? Ainsi toutes les réponses que nous avons faites aux accusations de Fauste sur ce sujet, à l'égard d'Abraham (3), ont la même valeur pour son fils Isaac. Il est facile de les relire. Mais peut-être quelqu'un pénétrant plus avant, voudra-t-il savoir quelle mystérieuse signification il faut attacher à cette circonstance que le roi étranger ne s'aperçut que Rébecca était l'épouse d'Isaac que quand il le vit jouer avec elle. Or, il fallait, pour cela, qu'il jouât avec elle d'une façon qui serait déplacée de la part de tout autre qu'un époux. Quand des saints se permettent des jeux de ce genre, ils ne le font pas sans but, mais par prudence: ils condescendent, pour ainsi dire, à la faiblesse du sexe féminin, en se livrant à de joyeuses caresses en paroles ou en actions, tempérant ainsi, sans l'énerver, la fermeté propre à l'homme paroles ou actions qui seraient coupables, adressées à toute autre femme qu'une épouse. Cela tient à la nature même de l'humanité, et je le dis pour que personne ne fasse un crime à ce saint patriarche d'avoir joué avec sa femme. Si ces durs censeurs voient un homme grave dire des mignardises à de petits enfants, et donner ainsi une nourriture agréable et digeste à leur intelligence naissante, ils le traitent de radoteur, oubliant eux-mêmes les moyens qui les ont fait grandir, ou regrettant d'avoir grandi. Or, ce que signifie, au point de vue du sacrement du Christ et de l'Eglise, cette circonstance qu'un si grand patriarche ait joué avec son épouse, celui-là le voit qui, craignant de pécher contre l'Eglise

1. Gn 26,7 - 2. Gn 24 - 3. Ci-dessus, ch. XXXIII - XXXVI.

par erreur, cherche attentivement le secret de son époux dans les saintes Ecritures, et trouve qu'il a quelque peu caché, sous la forme d'un esclave, sa majesté qui, étant en la forme de Dieu, est égale au Père (1); afin que la faiblesse humaine pût la soutenir et s'y unir convenablement. Qu'y a-t-il donc d'absurde, ou plutôt quelle convenance n'y a-t-il pas au point de vue prophétique, à ce qu'un prophète de Dieu ait joué charnellement avec son épouse pour gagner son affection, quand le Verbe de Dieu s'est fait chair pour habiter parmi nous (2)?


CHAPITRE XLVII. JACOB JUSTIFIÉ D'AVOIR EU QUATRE FEMMES.

Quant au crime énorme que l'on fait à son fils Jacob d'avoir eu quatre femmes (3), nous le repoussons par une observation générale. Quand c'était l'usage, ce n'était pas un crime, et maintenant c'est un crime, parce que ce n'est plus l'usage. En effet, il y a des péchés contre nature, il y en a contre la coutume, il y en a contre les commandements. Cela étant, quel est, donc le crime que l'on fait au saint homme Jacob d'avoir eu quatre femmes à la fois? Si on consulte la nature, ce n'était point par libertinage, mais pour avoir des enfants, qu'il agissait ainsi; si on consulte l'usage, telle était la coutume de ces temps et de ces pays-là; si on consulte le commandement, il n'y avait pas de loi qui le défendît. Et pourquoi est-ce un crime maintenant, sinon parce que c'est contraire à la coutume et aux lois? Or, quiconque les viole, n'usât-il d'ailleurs de plusieurs femmes que pour avoir des enfants, pèche cependant et offense la société humaine, à laquelle la propagation des enfants est nécessaire. Mais comme, dans l'état actuel des coutumes et des lois, l'usage d'une multitude de femmes ne prouverait que l'étendue du libertinage, on en conclut faussement qu'on n'a jamais pu avoir beaucoup de femmes sans être livré à la convoitise charnelle et aux sales voluptés. Ici, en se comparant, non pas à des hommes dont la vertu dépasse leur intelligence, mais eux-mêmes à eux-mêmes, comme dit l'Apôtre (4), nos adversaires ne comprennent plus. Et comme n'ayant qu'une femme, ils n'en usent pas dans le but d'avoir des enfants, mais souvent ne font que céder lâchement

1. Ph 2,6-7 - 2. Jn 1,14 - 3. Gn 29 Gn 30 - 4. 2Co 10,12

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à l'aiguillon de la chair, ils se croient dans le vrai en supposant que ceux qui usent de plusieurs femmes sont encore bien plus dominés par la passion, puisqu'ils se voient, avec une seule femme, incapables de garder la continence.


CHAPITRE XLVIII. PURETÉ D'INTENTION CHEZ LES PATRIARCHES COMME CHEZ LES APÔTRES.

Pour nous, nous ne devons pas confier à ceux qui manquent de cette vertu le soin de juger des moeurs des saints personnages, pas plus que nous ne nous en rapportons aux fiévreux sur la douceur ou la salubrité des aliments; nous les leur préparons d'après le goût des hommes bien portants et d'après les prescriptions des médecins, plutôt que d'après leurs dispositions maladives. Si donc nos adversaires veulent posséder la vraie et solide pudeur, non celle qui n'est qu'un mensonge et une apparence; qu'ils croient à la divine Écriture comme à un livre de médecine: car ce n'est pas sans raison qu'elle fait un si grand renom de sainteté même à des hommes qui avaient plusieurs femmes, puisqu'il peut se faire qu'une âme domine tellement la chair et se maintienne si bien dans la continence, qu'elle ne laisse jamais aller au-delà des lois qui lui sont imposées le mouvement de délectation naturelle attaché à l'acte de la génération d'après les vues de la Providence. Autrement, nos adversaires, juges médisants et calomniateurs plutôt que véridiques, pourraient aussi accuser les saints apôtres d'avoir prêché l'Évangile à tant de nations plutôt par ambition de gloire humaine que par le charitable désir d'engendrer des enfants à la vie éternelle. En effet, une renommée illustre ne faisait point défaut à ces pères évangéliques; leur nom était célébré dans toutes les églises et dans toutes les langues; à un tel point que les hommes ne sauraient déférer à des hommes plus d'honneur et plus de gloire. Simon, égaré par un désir pervers, convoita cette gloire dans l'Église; aveugle, il voulut acheter d'eux à prix d'argent ce qu'ils avaient obtenu gratuitement de la grâce divine (1). C'était aussi, à ce qu'il parait, cette gloire qu'ambitionnait ce scribe de l'Évangile qui voulait suivre le Seigneur

1. Ac 8,18-20

et que le Seigneur écarta en lui disant: «Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel des nids; mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête (1)». Le Christ voyait, là, un homme enveloppé dans les ténèbres de la fraude et de la dissimulation, enflé d'une vanité creuse; il n'y découvrait point la foi disposée à accueillir un Maître humble enseignant l'humilité; parce que ce scribe, en s'offrant pour disciple, cherchait sa propre gloire, et non celle du Christ. C'était encore ce même amour de la gloire qui gâtait certains prédicateurs que l'Apôtre signale, lesquels prêchaient le Christ par envie et par esprit de contention, et non avec des vues pures; toutefois l'Apôtre se réjouit de leur prédication (2), parce qu'il savait que, malgré cette ambition de gloire humaine chez ceux qui parlaient, la foi pouvait naître chez ceux qui écoutaient: non par l'effet de la cupidité jalouse qui portait ces prédicateurs à s'égaler ou même à se préférer aux apôtres, mais par la vertu de l'Évangile qu'ils prêchaient, après tout, quoique avec des vues intéressées: en sorte que Dieu tirât du bien de leurs mauvaises dispositions. C'est ainsi qu'il peut se faire qu'un homme fasse l'acte conjugal, non dans les vues de la Providence, mais par esprit de libertinage, et que néanmoins un enfant naisse, non par l'effet d'un vice honteux, mais en vertu de la bonté de Dieu qui donne la fécondité. De même donc que les saints apôtres jouissaient de voir leurs auditeurs admirer leur doctrine, non par ambition de gloire humaine, mais par zèle charitable pour la propagation de la vérité: ainsi les saints patriarches usaient de leurs femmes, y non par entraînement de volupté, mais dans le but providentiel de se créer une famille; et, par conséquent, ni la multitude des auditeurs ne rendait ceux-là ambitieux, ni la pluralité des femmes ne faisait ceux-ci libertins. Mais à quoi bon tant parler de personnages à qui la voix de Dieu rend le plus magnifique témoignage quand il est de toute évidence que leurs femmes elles-mêmes n'avaient d'autre désir que celui de mettre des enfants au monde? En effet, dès qu'elles se voyaient stériles, elles donnaient leurs servantes à leurs époux pour rendre celles-là mères par la chair, en devenant elles-mêmes mères parla volonté.

1. Mt 8,20 - 2. Ph 1,15-18

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CHAPITRE XLIX. FAUSTE CALOMNIE JACOB, LIA ET RACHEL.

Quant à cette autre noire calomnie de Fauste prétendant que quatre prostituées se disputaient le lit de leur mari, je ne sais où il a lu cela, sinon peut-être dans son coeur comme en un livre rempli d'odieux mensonges, où il se prostituait lui-même, mais avec ce serpent que l'Apôtre redoutait pour l'Eglise, pour celle qu'il désirait présenter comme une vierge pure, à un époux unique, au Christ, craignant, disait-il, que comme le serpent séduisit Eve par son astuce, ainsi il ne corrompit les esprits en les détournant de la chasteté du Christ (1). Car les Manichéens sont tellement amis de ce serpent qu'ils prétendent qu'il a été plus utile que nuisible. C'est lui, évidemment, qui a semé dans l'âme pervertie de Fauste les germes du mensonge, et l'a déterminé à verser, de sa bouche horriblement immonde, des calomnies mal imaginées, et à les livrer à la mémoire dans un style plein d'audace. Car aucune des servantes de Jacob ne l'a arraché à sa compagne, aucune de ses épouses ne s'est disputée pour partager son lit. Bien plus, l'ordre régnait là, parce que la passion était absente; et les droits de la puissance conjugale étaient d'autant mieux respectés que la chasteté tenait mieux en garde contre les injustices de la convoitise charnelle. Et si une des femmes de Jacob achète le droit de partager son lit, cela même est une preuve de l'exactitude de ce que nous disons, cela même est le cri de la vérité réclamant contre les calomnies des Manichéens. Pourquoi, en effet, achèterait-elle le droit d'une autre, si ce n'eût pas été le tour de cette autre de jouir de son mari? Jacob ne se serait point abstenu de Lia à jamais, quand même elle n'eût pas acheté le droit de le posséder; certainement il s'approchait d'elle quand son tour était venu, puisqu'il en eut tant de fils, puisqu'il lui obéit, en rendant mère sa servante, et qu'il l'a rendue mère encore elle-même sans qu'elle en eût acheté le droit. Mais alors c'était le tour de Rachel de passer la nuit avec son mari; elle possédait sur lui ce droit que la voix du Nouveau Testament proclame hautement par la bouche de l'Apôtre, quand il nous dit: «De même le mari n'a pas puissance sur son corps, mais la femme». C'est pourquoi

1. 2Co 11,2-3

elle avait fait un pacte avec sa sueur, et devenue sa débitrice, elle lui transmettait son droit sur son mari. Car c'est là le mot que l'Apôtre emploie: «Que le mari rende à la femme ce qu'il lui doit (1)». Celle donc à qui le mari était débiteur, avait reçu de sa soeur un prix librement consenti, pour céder le droit qui lui appartenait.


Augustin contre Fauste - CHAPITRE XXIX. L'HOMME DOIT MODÉRER SES JOUISSANCES. PUNITION DE L'ABUS.