Augustin contre Fauste - CHAPITRE XLIX. FAUSTE CALOMNIE JACOB, LIA ET RACHEL.


CHAPITRE L. CONTINENCE DE JACOB.

Mais si ce patriarche, que Fauste, les yeux fermés ou plutôt en aveugle, accuse d'impudicité, eût été esclave de la concupiscence et non de la justice, n'eût-il pas brûlé toute la journée des flammes voluptueuses de la nuit où il devait posséder la plus belle de ses femmes, celle qu'il aimait certainement le plus, celle qu'il avait achetée au prix de quatorze ans de travail gratuit? Quand donc la chute du jour lui procurait cette jouissance, comment l'en eût-on arraché, s'il eût été tel que les Manichéens se le figurent dans leur inintelligence? N'aurait-il pas dédaigné le bon plaisir des autres et préféré sa belle, qui lui devait cette nuit, non-seulement en qualité d'épouse, mais encore en vertu du droit que lui assurait son tour? Il eût plutôt usé de son pouvoir conjugal, puisque «la femme n'a pas puissance sur son corps, mais le mari», et que d'ailleurs l'ordre établi entre elles l'y autorisait. Il eût donc d'autant plus facilement usé de son droit marital, si le charme de la beauté eût exercé sur lui son empire. Mais les femmes nous auraient paru plus estimables, précisément parce qu'elles ne se seraient disputé que l'honneur d'être mères, tandis que leur époux n'aurait fait que céder aux attraits de la volupté. Ainsi, cet homme d'une continence parfaite, cet homme vraiment homme, puisqu'il use si virilement de ses épouses, jusqu'à maîtriser sa délectation charnelle, au lieu d'en être l'esclave, est plus disposé à payer ce qu'il doit qu'à exiger ce qu'on lui doit; il n'abuse point de son pouvoir au profit de sa passion, mais il aime mieux rendre le devoir conjugal que de l'exiger. Par conséquent, il devait le rendre à celle à qui l'avait transmis l'épouse qui y avait droit. Instruit de la convention qu'elles ont faite librement, quoique écarté tout à coup et sans s'y attendre de la plus belle pour passer à la moins belle,

1. 1Co 7,3-4

338

il ne se fâcha point, la tristesse ne voila pas son front, il ne recourut point à de molles caresses envers les deux pour ramener à lui Rachel; mais mari juste et père prévoyant, la voyant désireuse d'avoir des enfants et lui-même n'ayant pas d'autre but dans le mariage, il jugea bon de condescendre à un désir qui était le même chez les deux épouses: sa volonté y trouvant aussi son compte, puisque toutes les deux lui donnaient des enfants. C'est comme s'il eût dit: Arrangez-vous à votre gré, voyez entre vous laquelle deviendra mère; faites-vous les concessions que vous voudrez; je n'ai pas à m'en mêler, puisque, d'un côté comme de l'autre, je serai père. Or, cette modestie, cet empire sur la concupiscence, ce désir d'avoir des enfants, unique mobile qui le portât à l'acte conjugal, Fauste avait assez de pénétration pour les voir dans l'Ecriture sainte et pour en faire l'éloge, si son génie, perverti par une hérésie détestable, eût cherché autre chose que le plaisir de blâmer et n'eût regardé comme un très-grand crime l'honorable union conjugale, que l'homme et la femme contractent dans le but d'avoir des enfants.


CHAPITRE LI. CÔTÉ MYSTÉRIEUX A SAISIR.

Maintenant, après avoir justifié les Patriarches et réfuté les objections d'une secte criminelle, cherchons de notre plein gré et selon notre pouvoir, à pénétrer le côté mystérieux; frappons avec foi et piété pour que le Seigneur nous ouvre et nous révèle ce que figuraient les quatre femmes de Jacob, dont deux libres et deux servantes. Nous voyons, en effet, l'Apôtre reconnaître les deux Testaments dans la femme libre et la femme servante qu'eut Abraham (1); mais, là, l'interprétation est facile, puisqu'il n'y en a que deux, tandis qu'ici il y en a deux d'un côté et deux de l'autre. Ensuite, là, le fils de la servante est déshérité, tandis qu'ici les enfants des servantes, comme ceux des femmes libres, partagent la terre de promission. Il y a donc évidemment une autre signification.

1. Ga 4,22-24


CHAPITRE LII. CE QUE REPRÉSENTENT MYSTIQUEMENT LIA ET RACHEL.

Bien que, dans mon opinion, les deux femmes libres de Jacob figurent le Nouveau Testament par lequel nous avons été appelés à la liberté, ce n'est cependant pas sans raison qu'elles sont deux. A moins peut-être qu'on ne veuille y voir (ce qui peut se remarquer et se trouver dans les Ecritures) les deux vies du corps du Christ: l'une temporelle, que nous passons dans le travail, l'autre éternelle, où nous jouirons de la vue de Dieu. Le Seigneur a marqué l'une par sa passion, et l'autre par sa résurrection. Les noms mêmes de ces femmes nous aident à comprendre. On dit, en effet, que l'un signifie: «Qui travaille», et Rachel: «Principe vu», ou Verbe par qui on voit le principe. Ainsi, le mouvement de cette existence humaine et mortelle, dans laquelle nous vivons de foi, appliqués à beaucoup d'oeuvres pénibles, incertains du profit qu'en tireront ceux à qui nous nous intéressons, c'est Lia, la première femme de Jacob; aussi raconte-t-on qu'elle avait les yeux malades. Car les pensées des hommes sont timides et nos prévoyances incertaines (1). Mais l'espoir de l'éternelle contemplation de Dieu renfermant l'intelligence et la jouissance assurée de la vérité, c'est Rachel; aussi dit-on qu'elle avait une figure agréable et une grande beauté. Cette espérance est chère à tout homme sincèrement pieux qui sert, à cause d'elle, la grâce de Dieu par laquelle nos péchés, fussent-ils rouges comme l'écarlate, deviennent blancs comme la neige (2); en effet, Laban veut dire blancheur, et c'est Laban que Jacob servit pour avoir Rachel (3). Car personne ne se convertit par la grâce de la rémission des péchés afin de servir la justice, si ce n'est pour vivre en paix dans le Verbe par lequel on voit le principe, qui est Dieu; par conséquent, c'est pour Rachel, et non pour Lia. Car, qui aime, dans les oeuvres de justice, le travail attaché aux actions et aux souffrances? qui désire cette vie pour elle-même? Pas plus que Jacob ne désirait Lia. On la lui donna cependant par fraude, il en usa comme de son épouse et connut par expérience sa fécondité. Comme il ne pouvait l'aimer pour elle-même, le Seigneur la lui rendit d'abord supportable par

1. Sg 9,14 - 2. Is 1,18 - 3. Gn 29,17-30

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l'espoir de parvenir à Rachel; ensuite, il la lui rendit chère à cause de ses enfants. Mais quel but se proposait dans sa conversion tout vrai serviteur de Dieu, établi sous la grâce qui a blanchi ses péchés, que portait-il dans son coeur, qu'aimait-il avec passion, sinon la doctrine de la sagesse? La plupart espèrent l'obtenir et la recevoir dès qu'ils ont mis en pratique les sept commandements qui concernent le prochain et défendent de lui nuire, c'est-à-dire: «Honore ton père et ta mère; tu ne commettras pas d'adultère; tu ne tueras pas; tu ne voleras pas; tu ne diras point de faux témoignage; tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain; tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain (1)». Après les avoir observés de son mieux, l'homme, au lieu de la très-belle jouissance de la doctrine qu'il désirait et qu'il espérait, doit traverser des tentations diverses, qui sont comme la nuit de ce siècle, et subir un travail continu; c'est Lia inopinément substituée à Rachel. Pourtant s'il est constant dans son amour, il supporte celle-là pour parvenir à celle-ci, et il accepte sept autres commandements (comme si on lui disait: «Sers pendant sept autres années pour avoir Rachel»), de manière à être pauvre d'esprit, doux, à verser des larmes, à avoir faine et soif de la justice, à avoir le coeur pur, à être pacifique (2). L'homme voudrait, en effet, si cela était possible, arriver immédiatement aux délices de la belle et parfaite sagesse, sans le travail de l'action, sans l'épreuve de la souffrance: mais cela n'est pas possible sur la terre des mourants. C'est là, semble-t-il, le sens de ces paroles adressées à Jacob: «Ce n'est pas l'usage dans notre pays de donner en mariage la plus jeune avant l'aînée (3)». On appelle ici, et avec raison, l'aînée celle qui est la première dans l'ordre du temps. Or, dans les règles de la saine instruction donnée à l'homme, la peine de faire ce qui est juste passe avant le plaisir de comprendre ce qui est vrai.


CHAPITRE LIII. ELLES SONT L'IMAGE DE LA VIE PRÉSENTE ET DE LA VIE FUTURE.

C'est là le sens de ces paroles: «Tu désires la sagesse: observe les commandements, et Dieu te la donnera (4)», c'est-à-dire les

1. Ex 20,12-17 - 2. Mt 5,3-9 - 3. Gn 27,26 - 4. Si 1,33

commandements concernant la justice, mais la justice qui vient de la foi, qui s'exerce à travers les tentations et les incertitudes, qui en croyant humblement à ce qu'elle ne comprend pas, mérite d'en avoir un jour l'intelligence. Il me semble que la signification des paroles que je viens de citer: «Tu désires «la sagesse, observe les commandements, et le Seigneur te la donnera», est précisément la même que celle que renferme ce texte: «Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas (1)»: pour nous apprendre que la justice appartient à la foi et l'intelligence à la sagesse. Il ne faut donc point blâmer l'ardeur de ceux qui brûlent du désir de voir la vérité, mais les ramener à l'ordre qui est de commencer par la foi et de s'efforcer, par des moeurs régulières, d'atteindre le but où l'on tend. Dans la condition présente, la vertu est pénible; mais au terme, objet des désirs, la sagesse brille dans sa lumière. A quoi bon, dira-t-on, croire ce qui ne m'est point démontré? Donne-moi une parole qui me fasse voir le principe de toutes choses. C'est là, en effet, que se porte le premier et le plus vif élan de l'âme raisonnable et vide de la vérité, nous lui répondons ce que tu désires est beau et très-digne de ton amour; mais Lia se marié avant Rachel, que cette ardeur donc se soumette à l'ordre, au lieu de s'y soustraire; car sans l'ordre on ne peut parvenir au terme si vivement désiré. Mais quand on y sera parvenu, on possédera tout à la fois, dans cette vie nouvelle, et l'intelligence du beau et le fruit des travaux de la justice. Quelque pénétrante, quelque pure que puisse être chez les mortels la vue du bien immuable, néanmoins le corps, qui se corrompt, appesantit l'âme, et cette dépouille terrestre abat l'esprit et le trouble de mille soins (2). Il faut tendre à ce but unique, mais supporter bien des choses pour l'atteindre.


CHAPITRE LIV. IMAGES AUSSI DE LA VIE ACTIVE ET DE LA VIE CONTEMPLATIVE. BALA.

Jacob a donc deux femmes libres; elles sont en effet toutes les deux filles de la rémission des péchés, c'est-à-dire de la blancheur ou de Laban; néanmoins, l'une est aimée et l'autre supportée. Mais celle qui est supportée est féconde la première et plus féconde que

1. Is 7,9 - 2. Sg 9,15

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l'autre, en sorte que, si elle n'est pas aimée pour elle-même, elle l'est du moins pour ses enfants. Ainsi, le travail des justes produit de très-grands fruits dans ceux qu'ils enfantent au royaume de Dieu, en prêchant l'Evangile à travers beaucoup d'épreuves et de tribulations; et ceux pour lesquels ils endurent plus de travaux, une infinité de coups, divers genres de mort (1); pour lesquels ils souffrent au dehors des combats, au dedans des frayeurs (2), ils les appellent leur joie et leur couronne (3). Or, ces enfants leur naissent plus facilement et plus nombreux de la prédication de la foi qui proclame le Christ crucifié (4) et toute la partie de son humanité que l'esprit humain saisit plus promptement et qui ne trouble point les yeux malades de Lia. Rachel, au contraire, belle à voir, est emportée hors d'elle-même vers Dieu (5), et voit au commencement le Verbe-Dieu, qui est en Dieu (6): car qui racontera sa génération (7)? Ainsi donc la vie propre à la contemplation, pour saisir et comprendre ce qui est invisible à la chair, et voir, par les choses qui ont été faites, et non par les yeux malades de l'esprit, la puissance éternelle de Dieu et sa divinité (7), aspire à se dégager de toute occupation, et pour cela reste stérile. En effet, en cherchant le calme du repos, particulièrement propre à enflammer le désir de la contemplation, elle ne s'accommode pas à la faiblesse des hommes qui demandent que l'on subvienne à leurs nombreuses détresses. Mais brûlant, elle aussi, du charitable désir d'enfanter (car elle aime à communiquer ce qu'elle sait et ne veut point, pour compagnon de voyage; de l'homme consumé par l'envie (9) ), elle voit sa soeur produire de nombreux enfants par le travail pénible et la souffrance; et elle gémit de voir les hommes courir à la puissance qui vient en aide à leurs infirmités et à leurs nécessités, plutôt qu'à celle qui peut leur apprendre quelque chose de divin et d'immuable. Cette douleur est figurée par ce qu'on écrit de Rachel: «Et Rachel devint jalouse de sa soeur (10)». Ainsi comme l'intelligence simple et pure de la substance qui n'est pas corps et qui pour cela échappe aux sens de la chair, ne saurait s'exprimer par des mots sortis de la chair: la doctrine de la sagesse aime mieux employer

1. 2Co 11,28 - 2. 2Co 7,5 - 3. Ph 4,1 - 4. 1Co 1,23 - 5. 2Co 5,13 - 6. Jn 1,1 - 7. Jn 53,8 - 8. Rm 1,20 - 9. Sg 6,25 - 10. Gn 30,1

des images et des comparaisons matérielles pour donner une idée quelconque des choses divines, que de se soustraire au devoir de les enseigner; comme Rachel aima mieux avoir des enfants de son époux et de sa servante, que de n'en point avoir du tout. Car Bala, dit-on, veut dire vieillie; et c'était la servante de Rachel. C'est, en effet, de la vieille vie, livrée aux sens charnels, que viennent les images corporelles, qui se mêlent même à ce qu'on entend dire de la substance spirituelle et immuable.


CHAPITRE LV. CE QUE REPRÉSENTE ZELPHA DANS LE SENS MYSTIQUE.

Lia, enflammée du désir d'avoir un plus grand nombre d'enfants, en a aussi de sa servante. Or, nous trouvons que Zelpha (c'était le nom de cette servante), veut dire Bouche béante. Ainsi quand nous voyons dans les Ecritures des auditeurs ouvrir la bouche, et non le coeur, à la prédication de la foi évangélique, disons que c'est la, servante de Lia. En effet, il est écrit de quelques-uns: «Ce peuple m'honore des lèvres; mais son coeur est loin de moi (1)». Et c'est à des hommes de ce genre que l'Apôtre dit: «Toi qui prêches qu'il ne faut point dérober, tu dérobes; toi qui dis qu'il ne faut point commettre d'adultère, tu es adultère (2)». Cependant pour que cette femme libre de Jacob, adonnée aux travaux, ait encore, par l'entremise de sa servante, des enfants héritiers du royaume, voici ce que dit le Seigneur: «Faites ce qu'ils disent, mais ne faites pas ce qu'ils font (3)». Voilà pourquoi la vie apostolique, dans les travaux et dans les chaînes, nous dit: «Que le Christ soit annoncé par occasion ou par un vrai zèle, je m'en réjouis, et je continuerai à m'en réjouir (4)»: heureuse, pour ainsi dire, de voir sa servante augmenter le nombre de ses enfants.


CHAPITRE LVI. CE QUE SIGNIFIE LA MANDRAGORE.

Lia eut un enfant par suite de la concession de Rachel, qui, pour avoir des mandragores du fils de sa soeur, permit à celle-ci de partager le lit de son époux, auquel elle-même

1. Is 29,13 - 2. Rm 2,21-22 - 3. Mt 23,3 - 4. Ph 1,18

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avait droit pour cette nuit. Je sais que quelques-uns croient que ce fruit a la propriété de rendre féconde la femme stérile qui en mange, et ils.pensent que Rachel n'insista si vivement pour en avoir du fils de sa soeur que parce qu'elle désirait ardemment avoir des enfants. Je ne partagerais point cette opinion, quand même Rachel eût conçu en ce moment-là. Mais comme, après que Lia eût mis au monde deux enfants, à partir de cette nuit, Dieu donna un fils à Rachel, il n'y a pas de raison pour que nous attribuions à la mandragore une propriété dont aucune femme n'a jamais fait l'expérience. Je dirai donc ma pensée; de plus savants donneront peut-être une meilleure explication. Je vis un jour de cette espèce de fruit, qui est assez rare, et je me félicitai de cet heureux hasard, précisément à cause de ce passage des livres saints; j'en étudiai attentivement, et de mon mieux, la nature, non à l'aide de connaissances spéciales et dépassant ce que l'on sait communément des vertus des racines et des propriétés des herbes, mais d'après ce que la vue, l'odorat et le goût pouvaient m'apprendre, comme au premier homme venu. J'ai donc trouvé un beau fruit, d'une odeur agréable, mais d'une saveur insipide; et j'avoue que je ne comprends pas qu'une femme ait pu en avoir une si forte envie, si ce n'est à cause de sa rareté et de son parfum. Mais pourquoi un tel fait est-il mentionné dans la sainte Ecriture, qui tiendrait sans doute peu à nous faire connaître ces caprices de femmes, si ce n'était pour nous y faire soupçonner quelque chose d'important? Je ne puis supposer d'autre raison que celle que suggère le bon sens, à savoir que la mandragore figure ici la bonne réputation: non pas celle qui repose sur le suffrage de quelques hommes justes et sages, mais ce renom populaire, qui relève un personnage et le rend plus célèbre: avantage qu'on ne doit point rechercher pour lui-même, mais absolument nécessaire aux gens de bien pour qu'ils puissent réaliser leurs vues d'intérêt général. Ce qui fait dire à l'Apôtre: «Il faut avoir un bon témoignage de ceux qui sont dehors (1)»; lesquels, bien qu'ils soient peu sages, procurent néanmoins ordinairement, aux travaux dont ils sont l'objet, et l'éclat de la louange et la bonne odeur de l'opinion. Or, de tous ceux qui sont dans l'Eglise, les premiers

1. 2Tm 3,7

qui parviennent à cette gloire populaire, sont ceux qui mènent une vie d'action, de périls et de labeur. Voilà pourquoi le fils de Lia, allant à la campagne, c'est-à-dire se rendant honnêtement chez ceux du dehors, trouve des mandragores. Mais cette doctrine de sagesse qui, loin du bruit de la foule, reste fixée dans la contemplation et la douce jouissance de la vérité, n'obtiendrait pas même au plus mince degré, cette gloire populaire, si ce n'était par l'entremise de ceux qui gouvernent la multitude par l'action et par la parole, et sont avides non de commander, mais d'être utiles. Comme ces hommes actifs et laborieux dévoués aux intérêts de la foule, et dont l'autorité est chère aux peuples, rendent témoignage à la vie qui reste oisive par l'ardeur qu'elle éprouve à rechercher et à contempler la vérité, les mandragores arrivent en quelque sorte à Rachel par Lia. Mais elles arrivent à Lia par son premier-né, c'est-à-dire, par l'honneur de sa fécondité, laquelle renferme tout le fruit d'une activité laborieuse, s'exerçant à travers les incertitudes, les épreuves et les périls. Cette activité, la plupart des hommes doués d'un génie heureux et passionnés pour l'étude, fussent-ils propres d'ailleurs à gouverner les peuples, l'évitent cependant à cause des occupations turbulentes qu'elle entraîne, et se portent de tout leur coeur vers les loisirs de la doctrine, comme vers les embrassements de la belle Rachel.


CHAPITRE LVII. SUR LES CONTEMPLATIFS PROPRES A LA VIE ACTIVE.

Mais comme il est bon que cette vie soit mieux connue et obtienne aussi la gloire populaire, et qu'il ne serait pas juste qu'elle l'obtînt, si elle retenait son amant dans l'oisiveté, quoiqu'il fût capable de s'occuper des affaires de l'Eglise, et qu'elle ne lui donnât aucune part aux travaux d'un intérêt général; voilà pourquoi Lia dit à sa soeur: «Ce n'est pas assez pour vous de vous être emparée de mon époux: vous voulez encore prendre les mandragores de mon fils?» Par époux, on entend ici tous ceux que leur vertu rend capables d'agir, qui sont dignes de gouverner l'Eglise et de lui dispenser le sacrement de la foi, mais qui, enflammés du désir de la doctrine, et de la recherche et de la contemplation de la sagesse, veulent se soustraire à tous (342) les inconvénients de la vie active et se renfermer dans le calme pour s'instruire et enseigner; voilà pourquoi il est dit: «Ce n'est pas assez pour vous de vous être emparée de mon mari; vous voulez encore prendre les mandragores de mon fils?» Comme si l'on disait: Ce n'est pas assez pour la vie d'étude de retenir dans l'oisiveté des hommes nécessaires pour les travaux de l'administration; elle aspire encore à la gloire populaire?


CHAPITRE LVIII. COMMENT ILS FONT ESTIMER LE GENRE DE VIE QU'ILS AVAIENT D'ABORD CHOISI.

Donc, pour qu'elle y ait droit, Rachel cède son époux à sa soeur pour cette nuit; c'est-à-dire pour que ceux que leur vertu rend aptes au laborieux gouvernement des peuples, bien qu'ils aient préféré s'adonner à la science, se résignent cependant à subir les épreuves et à porter le fardeau des soucis; de peur que la doctrine de sagesse, à laquelle ils ont résolu de s'adonner, ne soit blasphémée et qu'elle n'obtienne point, de la part des peuples trop peu instruits, cette bonne opinion, figurée par les mandragores, et nécessaire pour exercer de l'influence sur les auditeurs. Mais, pour leur faire accepter cette charge, il faut leur faire violence. C'est ce que nous indique assez clairement Lia allant au-devant de Jacob, qui revient de la campagne, s'emparant de lui et lui disant: «Vous viendrez vers moi; car je vous ai obtenu pour les mandragores de mon fils (1)». C'est comme si l'on disait Vous voulez faire estimer la doctrine que vous aimez? Alors, ne vous soustrayez pas aux fonctions laborieuses. Avec un peu d'attention, chacun s'apercevra que c'est ainsi qu'on se conduit dans l'Église. Nous appliquons dans la pratique ce que nous apprenons dans les livres. Qui ne voit cela dans toute l'étendue de l'univers: des hommes renonçant aux oeuvres du siècle pour passer à l'étude et à la paisible contemplation de la vérité, c'est-à-dire aux embrassements de Rachel; puis, pris en flanc par les besoins de l'Église, et ordonnés pour le travail, comme si Lia leur disait: «Vous viendrez vers moi?» Et quand ils sont chastement occupés à dispenser les mystères de Dieu, pour engendrer, dans la nuit de ce monde, des enfants à la foi, les peuples

1. Gn 30,14-16

louent le genre de vie dont ils se sont épris jusqu'à renoncer à toutes les espérances du siècle, mais dont on les retire pour les employer aux oeuvres de miséricorde dans la direction des peuples. Car ils font tout, au milieu de leurs travaux, pour qu'on glorifie, au loin et au large, la profession qu'ils avaient embrassée et qui donne de tels guides aux nations. C'est Jacob consentant à passer cette nuit avec Lia, pour que Rachel obtienne des mandragores belles et- parfumées. Toutefois, Rachel enfante elle-même, par la miséricorde de Dieu, mais tard et avec peine; parce qu'il est très-rare que le texte: «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu (1)», et tout ce que la piété et la sagesse disent sur ce sujet, soit compris, même en partie, sans les vains fantômes de la pensée charnelle et d'une manière utile au salut.


CHAPITRE LIX. CONCLUSION SUR LES TROIS PATRIARCHES.

En voilà assez pour réfuter les calomnies que Fauste débite sur les trois patriarches Abraham, Isaac et Jacob, dont Dieu a voulu être appelé le Dieu et que l'Église catholique honore. Ce n'est point le lieu de parler de leurs mérites, de leur piété, et de leur caractère prophétique, si élevé, si au-dessus du jugement des hommes charnels; nous avons seulement dû, dans le présent ouvrage, les défendre contre les attaques d'une langue médisante et ennemie de la vérité; pour ne pas laisser croire à nos adversaires qu'ils aient dit quelque chose de sérieux contre nos saintes et salutaires Écritures, parce qu'ils les ont lues dans un esprit pervers et hostile, et qu'ils lancent d'insolentes injures contre des personnages qui y sont loués et entourés d'un si grand respect.


CHAPITRE LX. IL Y A À LOUER ET À BLAMER DANS LOTH. JUDA N'EST LOUÉ NULLE PART.

Du reste Loth, frère, c'est-à-dire consanguin d'Abraham, ne peut en aucune façon être comparé à ceux dont Dieu dit: «Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, et le Dieu de Jacob (2)»; il ne faut pas non plus le mettre au nombre de ceux à qui l'Écriture rend jusqu'à la fin un témoignage de justice,

1 Jn 1,1 - 2. Ex 3,6

343

bien qu'il soit resté pieux et chaste parmi les habitants de Sodome, qu'il se soit rendu recommandable par la vertu d'hospitalité, qu'il ait été préservé de l'incendie de cette contrée, et que Dieu ait donné part à sa postérité dans la terre promise, en considération d'Abraham son oncle (1). Voilà ce que les livres saints nous montrent à louer dans sa conduite, et non son ivresse, et non son inceste (2). Mais quand nous voyons raconter, du même homme, une bonne et une mauvaise action, c'est afin que nous imitions l'une et évitions l'autre. Or, si le péché de Loth, à qui on a rendu un témoignage de justice avant qu'il le commît (3), non-seulement ne porte aucune atteinte à la sainteté de Dieu ni à la vérité de l'Écriture, mais recommande même celle-ci à nos éloges et à notre affection en nous faisant voir que, comme un fidèle miroir, elle ne nous montre pas seulement ce qu'il y a de beau et de sale, mais aussi ce qu'il y a de difforme et de vicieux dans les personnes dont elle reproduit l'image: à combien plus forte raison le fait de Juda abusant de sa bru (4), n'ébranle-t-il point cette sainte autorité, qui, solidement fondée sur ces livres et en vertu de son droit divin, ne se contente pas de dédaigner les arguties calomnieuses d'un très-petit nombre de Manichéens, mais aussi les terribles haines de tant de peuples païens qu'elle a déjà fait presque tous passer de la criminelle superstition idolâtrique au culte du seul vrai Dieu, en établissant l'empire chrétien, en subjuguant le monde entier, non par la violence des armes, mais par l'invincible pouvoir de la vérité? En effet, en quel endroit des saintes lettres a-t-on loué Juda? Quel bon témoignage l'Ecriture rend-elle de lui, si ce n'est que, dans la prophétie relative au Christ, annoncé comme devant naître de sa tribu selon la chair, il obtient une part plus grande que ses frères dans la bénédiction de son père (5)?


CHAPITRE LXI. L'INCESTE DE JUDA ET DE THAMAR.

Du reste, au crime de fornication que Fauste lui reproche, nous en ajoutons un autre c'est d'avoir vendu son frère Joseph pour l'Égypte (6). Est-ce que des membres tortus font tort à la lumière qui met tous les objets

1. Gn 19 - 2. Dt 2,9 - 3. Sg 10,6 - 4. Gn 38,13-18 - 5. Gn 49,8-12 - 6. Gn 37,26-28

en évidence? De même les méfaits d'un homme ne vicient point l'Écriture qui ne fait que les révéler à ses lecteurs. Si on consulte cette loi éternelle qui ordonne de conserver l'ordre naturel et défend de le troubler, elle n'a établi l'acte conjugal que pour la propagation de l'espèce, et, cela, dans les conditions d'un mariage conforme au besoin de la société et qui ne brise point le lien de la paix. Voilà pourquoi la prostitution de la femme, qui a pour but, non la création de la famille, mais l'assouvissement de la passion, est condamnée par la loi divine et éternelle, car toute action coupable, achetée à prix d'argent, déshonore celui qui l'achète. Voilà pourquoi, bien que le péché de Juda eût été plus grave s'il eût sciemment abusé de sa belle-fille (car si, comme dit le Seigneur, l'homme et la femme «ne sont plus deux, mais une seule chair (1)», une belle-fille doit être considérée comme une fille): cependant, il est hors de doute qu'il a voulu, autant qu'il était en lui, avoir un coupable commerce avec une prostituée. Quant à elle, qui a trompé son beau-père, elle n'a point péché par convoitise charnelle, ni par l'appât d'une récompense; mais voulant avoir un enfant de cette famille, où elle n'avait pu en avoir de deux frères qu'elle avait déjà épousés, ni d'un troisième qu'on lui avait refusé, elle a usé de fraude envers son beau-père, le père de ses maris, et est devenue enceinte, après avoir reçu un gage qu'elle conserva, non comme parure, mais comme preuve. Elle eût sans doute mieux fait de rester sans enfants, que de devenir mère contre les lois du mariage; cependant, en cherchant à avoir, dans son beau-père, un père pour ses enfants, elle a péché d'une tout autre façon que si elle n'eût convoité en lui qu'un adultère. Enfin, comme il la faisait conduire à la mort, elle montra le bâton, le collier et l'anneau, en déclarant qu'elle était enceinte de celui à qui ces gages appartenaient. Juda ayant reconnu que ces objets venaient de lui, confessa qu'il était plus coupable qu'elle, de lui avoir refusé son fils pour époux; ce refus l'avait décidée à recourir à ce moyen pour avoir des enfants de cette race, plutôt que de rester sans postérité. En prononçant cette sentence, il ne la justifiait point, mais il la reconnaissait moins coupable que lui-même: il ne l'approuva point, mais, par comparaison

1. Mt 19,6

344

il se mit au-dessous d'elle; le désir d'avoir des enfants, qui l'avait portée à s'unir charnellement à son beau-père, lui sembla moins condamnable que la passion qui l'avait dominé lui-même et entraîné à avoir commerce avec celle qu'il croyait une prostituée: se rangeant ainsi parmi ceux dont on dit: «Vous avez justifié Sodome (1)», c'est-à-dire vous avez péché au point que Sodome paraît juste en comparaison de vous. Du reste, quand même on entendrait que le beau-père de cette femme, au lieu de la trouver seulement moins coupable que lui-même, l'a tout à fait approuvée, quoique, selon la loi éternelle de justice qui défend de troubler l'ordre naturel, non-seulement dans les corps, mais avant tout, et principalement dans les âmes, elle ait réellement été coupable d'avoir violé les lois de l'union conjugale: quand cela serait, dis-je, qu'y aurait-il d'étonnant à ce qu'un pécheur approuvât une pécheresse?


CHAPITRE LXII. SOUVENT L'ÉCRITURE RACONTE SANS EXPRIMER DE JUGEMENT.

Néanmoins Fauste et la secte perverse des Manichéens croient trouver là un puissant argument contre nous, comme si, en vénérant l'Ecriture et en lui accordant de justes éloges, nous étions forcés d'approuver les défauts qu'elle mentionne dans les hommes. Tout au contraire, plus est religieux le respect que nous professons pour elle, plus nous mettons d'assurance à blâmer tout ce que sa lumière vraie nous montre comme blâmable. Or, la fornication et tout commerce illicite y sont condamnés par le droit divin (2); conséquemment, quand elle rapporte des faits de ce genre, sans les blâmer en particulier, elle les abandonne à notre jugement, mais ne nous fait point une loi de les approuver. Qui de nous, par exemple, en lisant l'Evangile, n'a pas horreur de la cruauté d'Hérode, qui, inquiet de la naissance du Christ, fait mettre à mort un si grand nombre d'enfants (3)? Cependant, le fait est simplement raconté, sans un mot de blâme. Mais si les Manichéens, dans leur folle impudence, prétendent que ce récit est faux, ou qu'ils nient la naissance même du Christ qui troublait Hérode, qu'ils voient comment la cruauté et l'aveuglement

1. Ez 16,52 - 2. Ex 20,14-17 - 3. Mt 2,16

des Juifs sont, là aussi, simplement racontés, et non blâmés, quoique détestés par tout le monde.


CHAPITRE LXIII. LA BÉNÉDICTION DE JUDA.

Mais, disent-ils, ce Juda qui a commis un inceste avec sa belle-fille, est compté parmi les douze patriarches (1). Eh! Juda, qui a trahi le Seigneur, n'a-t-il pas été compté parmi les douze Apôtres, et, quoique démon, envoyé avec eux et comme l'un d'eux, pour prêcher l'Evangile (2)? A cela les Manichéens répondent: Après un si grand crime, celui-ci s'est pendu et s'est retranché par là même du nombre des Apôtres (3); tandis que l'autre, malgré son acte honteux, a été béni et loué parmi ses frères et plus que tous ses frères, par ce même père à qui Dieu rend un si glorieux témoignage (4). Oui, et c'est ce qui fait voir plus clairement que ce n'est point à lui que se rapporte la prophétie, mais au Christ qui était annoncé comme devant naître de sa tribu selon la chair; et c'est pour cela encore que la divine Ecriture n'a point dû taire et n'a point tu son crime, afin qu'on cherchât quelque autre à qui appliquer ces éloges du père, qui évidemment ne lui convenaient plus après son action déshonorante.


CHAPITRE LXIV. POURQUOI LE CHRIST A VOULU NAÎTRE DE PARENTS BONS ET DE PARENTS MAUVAIS.

Du reste, Fauste n'a voulu ici que donner au Christ un coup de dent en passant, parce que nous enseignons que le Sauveur est né de la tribu de Juda; il a voulu surtout faire ressortir ce fait que, dans la généalogie du Christ, l'évangéliste Matthieu donne place à Zara, l'enfant que Thamar eut de son inceste (5). En effet, s'il en eût voulu à la race de Jacob, et non à la génération du Christ, il avait l'aîné de la famille, Ruben, qui souilla le lit paternel par un acte odieux (6), par une fornication inconnue, dit l'Apôtre, même chez les Gentils. Jacob ne l'a point passée sous silence, au moment où il bénissait ses enfants; car il a fait peser sur la tête de son fils le poids de son accusation et de son horreur. Fauste

1. Gn 35,22-26 - 2. Mt 10,2-5 Jn 6,71-72 - 3. Mt 27,5 - 4. Gn 49,8-12 - 5. Mt 4 Gn 38,30 - 6. Gn 35,22

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nous aurait certainement objecté ce crime qui ne fut point causé par le déguisement d'une femme en prostituée, mais apparaît comme une profanation volontaire de la couche paternelle, si Thamar ne lui eût paru plus odieuse pour avoir désiré être mère, que si elle eût cédé à l'impulsion de la convoitise de la chair, et s'il n'avait cru ébranler la foi à l'incarnation, en jetant le blâme sur les ancêtres du Christ: ignorant, le misérable, que ce très-vrai et très-véridique Sauveur ne s'est pas montré notre maître seulement par sa parole, mais aussi par sa naissance. En effet, les fidèles qui devaient lui venir de toutes les nations avaient besoin de la leçon de sa naissance selon la chair, pour savoir que les iniquités de leurs pères ne pouvaient leur nuire. C'est pourquoi cet époux, s'accommodant à la condition de ses conviés, et devant un jour inviter à ses noces les bons et les méchants (1), a voulu naître de bons et de méchants, pour mieux prouver que la pâque prophétique où il était prescrit de manger un agneau et un chevreau (2), images du juste et de l'injuste, n'était qu'une figure dont il était lui-même l'objet. Toujours fidèle aux lois divines et humaines, il n'a pas dédaigné, en vue de son humanité, d'avoir des parents bons et mauvais; mais, à raison de sa divinité, il a voulu naître miraculeusement d'une vierge.


CHAPITRE LXV. IL Y A À BLAMER CHEZ LES BONS, IL Y A À LOUER CHEZ LES MÉCHANTS.

C'est donc à faux, c'est sur lui-même que Fauste frappe dans sa haine sacrilège, quand il accuse l'Ecriture, si justement vénérée aujourd'hui du monde entier; ce miroir éclatant et fidèle, comme je l'ai déjà dit, qui ne flatte personne, mais juge les bonnes et les mauvaises actions des hommes, ou les abandonne au jugement du lecteur; qui ne nous présente pas seulement des personnages exclusivement digues de blâme ou d'éloge, mais nous fait voir des actions louables chez des hommes vicieux, et des actions blâmables chez des gens de bien. Ainsi, par exemple, de ce que Saül était digne de blâme, il ne suit pas qu'il ne faille pas louer le zèle qu'il mit à connaître celui qui avait goûté du miel malgré l'anathème, et la sévérité avec laquelle

1. Mt 22,10 - 2. Ex 12,3-5

il essaya de le punir, par obéissance à Dieu qui avait porté la défense (1); ou le soin qu'il mit à faire disparaître de son royaume les magiciens et les ventriloques (2). De même, parce que David était digne d'éloges, il ne faut pas pour autant approuver ou imiter ses fautes que Dieu même lui reproche par la voix d'un prophète (3). Egalement, il ne faut point blâmer Ponce-Pilate d'avoir proclamé l'innocence du Seigneur contre les accusations des Juifs (4); ni louer Pierre d'avoir renié ce même Seigneur (5); ou de n'avoir pas goûté ce qui est de Dieu, quand il voulait détourner le Christ de sa passion, c'est-à-dire de notre rédemption, ce qui lui fit donner le nom de Satan; à lui, qu'un instant auparavant, on venait d'appeler bienheureux (6). Mais, ce qui triompha en lui, son apostolat et la couronne du martyre nous le font voir.


CHAPITRE LXVI. ÉLOGE DE DAVID.

Ainsi, nous lisons dans l'Ecriture les péchés du roi David, mais nous y lisons aussi ses bonnes actions. Or, ce qui l'emporta chez lui, et ce qui lui donna la victoire, c'est chose assez évidente, non pour l'aveugle malveillance avec laquelle Fauste se ruait contre les livres sacrés et contre les saints, mais pour la prudence religieuse qui sait voir et distinguer l'autorité divine et les mérites de l'homme. Que les Manichéens lisent, et ils verront que Dieu a trouvé plus à reprendre en David que Fauste lui-même (7); mais ils verront aussi, dans les mêmes pages, un admirable exemple de pénitence, une incomparable douceur envers le plus acharné et le plus cruel des ennemis, qui tombé tant de fois entre ces mains vaillantes, sort autant de fois sain et sauf de ces mains pieuses (8). On y verra une humilité touchante s'inclinant sous les fléaux de Dieu, une tête couronnée soumise au joug du Seigneur, à tel point que, entouré d'hommes armés et armé lui-même, il supporte avec une patience héroïque les injures amères vomies par un ennemi; qu'il réprime avec douceur le zèle de son compagnon irrité d'entendre ainsi traiter le roi et prêt à s'élancer pour frapper l'insulteur: le saint roi appuyant sa

1. 1S 14,24-45 - 2. 1S 28,3 - 3. 2S 12,1-14 - 4. Jn 19,4 - 5. Mt 26,70-74 - 6. Mt 16,22-23 - 7. 2S 12,24 - 8. 1S 24,26

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défense du motif de la crainte de Dieu et disant qu'il souffrait ce qu'il avait mérité, que le Seigneur lui-même avait envoyé cet homme, pour le couvrir ainsi d'opprobre (1). On y verra le tendre amour d'un berger pour le troupeau qui lui était confié, jusque-là qu'il voulait mourir pour lui, quand après le dénombrement de son peuple, Dieu, pour punir en lui un mouvement de vanité, avait résolu de diminuer cette multitude de sujets qui flattait son orgueil: secret jugement de celui en qui il n'y a pas d'injustice (2), et qui, d'une part, enlevait ainsi de ce monde des hommes indignes de vivre, et de l'autre, guérissait l'enflure du coeur chez un roi fier de la multitude de ses sujets, précisément, en lui en diminuant le nombre. On y verra une religieuse crainte de Dieu, qui respectait le sacrement du Christ dans l'onction sainte, au point d'avoir le coeur saisi d'une pieuse épouvante, lorsqu'il eut coupé, sans être aperçu, un petit morceau du vêtement de Saül, pour pouvoir lui démontrer qu'il n'avait pas voulu le tuer quoiqu'il le pût. On y verra une sage clémence envers ses fils, et tellement grande qu'il ne pleura pas même la mort de l'enfant dont il avait demandé la guérison au Seigneur, prosterné à terre, versant un torrent de larmes et dans les sentiments de la plus profonde humilité; qu'il voulait laisser en vie, et qu'il pleura après sa mort, un jeune fils entraîné par une fureur parricide, qui avait profané, par des actions honteuses, la couche paternelle et excité contre lui une guerre criminelle: prévoyant des supplices éternels pour cette âme souillée de tant de crimes, et désirant le voir vivre et se corriger par l'humiliation et la pénitence (3). On trouvera, dis-je, dans ce saint homme, ces choses et beaucoup d'autres dignes d'être louées et imitées, si on étudie avec une intention droite les passages de l'Ecriture qui parlent de lui, surtout si on accepte avec soumission d'esprit, avec piété et fidélité le jugement de Dieu, qui connaissait le fond de ce coeur, ne pouvait se tromper, et l'agréa tellement qu'il le proposait pour modèle à ses enfants.

1. 2S 16 - 2. Rm 9,14 - 3. 2S 18


CHAPITRE LXVII. DAVID PUNI DANS LE TEMPS POUR ÊTRE SAUVÉ DANS L'ÉTERNITÉ. FAUX REPENTIR DE SAÜL. IL FAUT ACCEPTER LE JUGEMENT DE DIEU SUR DAVID.

Car que voyait en lui l'Esprit de Dieu, sinon le fond de son coeur, quand, repris par le Prophète, il dit: «J'ai péché», et mérita pour cette seule parole d'entendre dire qu'il était pardonné? Et dans quel but, sinon pour le salut éternel? Car Dieu n'oublia point de le frapper d'une main paternelle, comme il l'en avait menacé, afin qu'il fût, par l'aveu de sa faute, délivré de la peine éternelle, et en même temps éprouvé par l'affliction temporelle. Et ce n'était pas une médiocre preuve de foi ni un faible indice de douceur et d'obéissance que de s'entendre dire par le Prophète qu'il était pardonné, de voir ensuite arriver ce dont on l'avait menacé, et néanmoins de ne pas accuser le Prophète de l'avoir trompé par un mensonge, de ne pas murmurer contre Dieu comme si ses péchés n'eussent pas été véritablement effacés. Il comprenait, ce grand saint, en élevant son coeur vers Dieu et non contre Dieu, que si le Seigneur n'avait égard à sa confession et à son repentir, ses péchés mériteraient des peines éternelles; et quand il était vivement affligé par des châtiments temporels, il sentait que son pardon était maintenir, et que son médecin ne lui ménageait pas les remèdes. Mais pourquoi Saül repris par Samuel et disant aussi: «J'ai péché (1)», ne méritait-il point comme David d'entendre dire qu'il était pardonné? Y a-t-il en Dieu acception de personnes? Loin de là (2). Mais si c'était la même parole pour l'oreille de l'homme, ce n'était point le même coeur pour l'oeil de Dieu. Que nous apprennent de tels exemples, sinon que le royaume des cieux est au dedans de nous (3); que nous devons honorer Dieu du fond de notre âme, afin que la bouche parle de l'abondance du coeur (4); et ne pas ressembler à ce peuple qui honorait Dieu des lèvres, tandis que son coeur était loin de lui (5); que nous ne devons point nous permettre de juger des hommes dont nous ne pouvons voir l'intérieur, autrement que Dieu qui le voit et qui ne peut être trompe ni séduit? Or, quand la sainte Ecriture,

1. 1S 15,24 - 2. Ga 2,6 - 3. Lc 17,28 - 4. Mt 12,34 - 5. Mt 15,8

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cette autorité si élevée, contient dans les termes les plus exprès le jugement de Dieu sur David, quelle ridicule, ou plutôt quelle déplorable témérité que celle de l'homme qui ose penser autrement! Car il faut bien croire aux témoignages rendus aux anciens par ces livres divins, qui ont prédit si longtemps d'avance ce que nous voyons réalisé.


CHAPITRE LXVIII. TOUT DÉPEND DE LA DISPOSITION INTÉRIEURE.

N'est-ce pas là aussi ce que nous apprenons dans l'Evangile, où, d'une part, on entend Pierre confesser que le Christ est Fils de Dieu (1); et, de l'autre, les démons faire le même aveu, dans les mêmes termes, mais d'un coeur bien différent (2)? Aussi c'est la même voix qui fait l'éloge de la foi de Pierre, et ferme la bouche impure des démons. Et de qui cette voix, sinon de celui qui pouvait pénétrer jusqu'à la racine de ces paroles, non à l'aide de l'oreille humaine, mais par l'intelligence divine, et tout discerner sans la moindre erreur? Combien d'autres hommes disent aussi que le Christ est le Fils du Dieu vivant et ne peuvent être comparés à Pierre; non-seulement ceux qui diront en ce jour-là: «Seigneur, Seigneur», et à qui on répondra: «Retirez-vous de moi (3)»; mais encore ceux qui seront séparés pour la droite (4), parmi lesquels beaucoup n'auront pas renié le Christ même une seule fois, ne l'auront point détourné de souffrir pour notre salut, n'auront point forcé les Gentils à vivre à la manière des Juifs (5), et cependant seront bien au-dessous de Pierre, assis sur l'un des douze sièges, et jugeant non-seulement les douze tribus, mais même les anges? De même aussi beaucoup d'hommes n'auront jamais convoité la femme du prochain, ni envoyé à la mort le mari de la femme convoitée, et néanmoins n'égaleront pas en mérites devant Dieu, David coupable de ces crimes. Tant il importe à chacun de connaître son intérieur, de voir ce qu'il doit condamner, afin de le déraciner complètement, et pour qu'une moisson riche et abondante s'élève à sa place. Car les agriculteurs préfèrent les champs qu'ils ont

1. Mt 16,16 - 2. Lc 8,28 - 3. Mt 7,22-23 - 4. Mt 7,25-33 - 5. Ga 2,14

débarrassés d'une forêt d'épines et qui donnent ensuite au centuple, à ceux qui n'ont jamais eu d'épines et qui rendent à peine trente pour un.


CHAPITRE LXIX. ÉLOGE DE MOÏSE D'APRÉS DIEU MÊME.

Ainsi gardons-nous de juger Moïse, ce serviteur très-fidèle dans toute la maison de son Dieu, ministre d'une loi sainte, et d'un commandement saint, juste et bon, suivant le témoignage de l'Apôtre (1), car ce sont ses paroles que je rapporte; ce ministre des sacrements qui ne donnaient point encore le salut, mais promettaient le Sauveur: ce que le Sauveur lui-même atteste, en disant: «Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez sans doute aussi: car c'est de moi qu'il a écrit (2)»: sujet que nous avons traité en son lieu, autant qu'il nous a paru bon, contre les impudentes calomnies des Manichéens; Moïse donc, ce serviteur du Dieu vivant, du Dieu vrai, du Dieu Très-Haut, qui a créé le ciel et la terre non avec des matières étrangères, mais du néant, non par nécessité, mais par une effusion de sa bonté, non par le supplice de ses membres, mais par la puissance de sa parole; ce Moïse, dis-je, humble quand il refuse un si grand ministère (3), soumis quand il l'accepte; fidèle à le maintenir, intrépide à l'exécuter; assidu à gouverner son peuple, zélé à le blâmer; ardent à l'aimer, patient à le supporter; qui intercède en sa faveur quand Dieu le consulte, et s'interpose quand Dieu se fâche: oui, gardons-nous de juger un si grand homme d'après les médisances de Fauste; mais acceptons pour juge Dieu lui-même qui connaissait parfaitement l'homme qu'il avait.créé, qui ne fait point les péchés des hommes, mais les condamne comme juge dans ceux qui les nient, et les pardonne comme père dans ceux qui les confessent. C'est donc d'après son témoignage que nous aimons son serviteur Moïse, que nous l'admirons, que nous l'imitons autant que nous le pouvons, en nous reconnaissant bien inférieurs à lui, quoique nous n'ayons point tué ni dépouillé d'Egyptien, ni fait de guerre comme lui, qui du reste agissait, là, comme futur libérateur de son peuple, ici, par l'ordre de Dieu même.

1. He 3,5 Rm 7,12 - 2. Jn 5,46 - 3. Ex 4,10

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Augustin contre Fauste - CHAPITRE XLIX. FAUSTE CALOMNIE JACOB, LIA ET RACHEL.