Augustin contre Fauste - CHAPITRE LXIX. ÉLOGE DE MOÏSE D'APRÉS DIEU MÊME.


CHAPITRE LXX. CERTAINS DÉFAUTS SONT DES INDICES DE VERTU. ZÈLE DE MOÏSE, DE SAUL, DE PIERRE.

Je ne m'arrête point à prouver que si Dieu n'ordonna pas à Moïse de tuer l'Egyptien, il le permit du moins dans ses vues d'avenir et en exécution, d'un rôle prophétique. Laissant de côté ce point de vue, je prends les faits tels qu'ils sont, en dehors de leur signification prophétique, et, consultant la loi éternelle, je trouve qu'un homme qui n'exerçait aucun pouvoir régulier, n'en devait pas tuer un autre, même insolent, même méchant. Cependant les âmes capables de vertu et naturellement fécondes produisent d'abord souvent des défauts qui indiquent précisément la vertu qui ira le mieux à leur naturel, quand elles auront été cultivées par les commandements. Comme les laboureurs jugent propre à donner du froment une terre où ils voient pousser des herbes de haute taille, quoique inutiles; estiment qu'un sol couvert de fougères qu'il faudra certainement arracher, est apte à produire des ceps vigoureux; ne doutent pas qu'une montagne couverte d'oliviers sauvages ne soit excellente pour la culture du véritable olivier: ainsi l'émotion en vertu de laquelle Moïse, sans y être régulièrement autorisé, ne peut supporter qu'un voyageur, son frère, soit impunément maltraité par un méchant citoyen, n'est point étrangère aux vertus les plus fécondes. C'est le produit vicieux, il est vrai, d'une âme encore inculte, mais aussi le signe d'une grande fécondité naturelle. Enfin Celui qui, par des voix divines et l'entremise de son ange, a appelé Moïse sur le mont Sinaï, pour en faire le libérateur de son peuple captif en Egypte; qui, par le miracle du buisson enflammé qui ne se consumait point, et par les paroles du Seigneur, l'a préparé à cueillir les fruits de l'obéissance (1); c'est le même que Celui qui a appelé du ciel Saul persécuteur de l'Eglise, qui l'a abattu à terre, relevé, rempli; qui l'a en quelque sorte frappé, taillé, greffé, fécondé (2). En effet, cette fureur avec laquelle Paul persécutait l'Eglise, par zèle pour les traditions de ses pères (3), était comme un défaut de sauvageon, mais l'indice d'une sève puissante. Autant faut-il en dire de Pierre quand, tirant son épée pour défendre le Seigneur, il coupa l'oreille d'un

1. Ex 3,4 - 2. Ac 9,4 - 3. Ga 1,14

persécuteur; action que le Seigneur reprit avec menace, en disant: «Remets ton épée au fourreau; car celui qui se sert du glaive, périra par le glaive (1)». Or, user du glaive, c'est s'armer pour répandre le sang, en dehors de l'ordre ou de là permission du pouvoir légitime. Le Seigneur avait bien commandé à ses disciples de porter des armes, mais non de s'en servir pour frapper. Qu'y a-t-il donc d'inconvénient à ce que Pierre soit devenu le Pasteur de l'Eglise après cette faute, comme Moïse est devenu le chef de la Synagogue après avoir tué l'Egyptien? L'un et l'autre ont dépassé la mesure de la justice, non par une cruauté digne de condamnation, mais par une vivacité susceptible de correction: l'un et l'autre ont péché par haine de l'injustice d'autrui, et par un amour, charnel encore, l'un pour son frère et l'autre pour le Seigneur. C'était un défaut à retrancher ou à déraciner; et néanmoins un si grand coeur, comme une terre fertile, était propre à produire des vertus.


CHAPITRE LXXI. L'ORDRE OU LA PERMISSION DE DÉPOUILLER LES ÉGYPTIENS A ÉTÉ JUSTE.

Quelle idée a Fauste de nous objecter la spoliation des Egyptiens, sans savoir ce qu'il dit? Moïse a si peu péché en cela qu'il eût péché en ne le faisant pas: car il en avait reçu l'ordre de Dieu (2), qui juge sans doute, non. seulement d'après les actes, mais d'après le coeur de l'homme, ce que chacun doit souffrir et par qui il doit le souffrir. Le peuple hébreu ' était encore charnel, avide des biens terrestres; les Egyptiens, d'autre part, étaient sacrilèges et injustes: car ils abusaient de leur or, j c'est-à-dire de la créature de Dieu, au service de leurs idoles, et ils accablaient injustement des étrangers de travaux pénibles et gratuits. Les Hébreux méritaient donc de recevoir de tels ordres et les Egyptiens de tels châtiments, Et peut-être les Hébreux ont-ils eu la permission plutôt que l'ordre d'agir conformément à leurs volontés et à leurs désirs; mais cette permission, Dieu a voulu la leur faire connaître par son serviteur Moïse, quand il lui ordonna de parler. Peut-être y a-t-il eu encore d'autres raisons tout à fait mystérieuses, pour que Dieu tint ce langage à ce peuple

1. Mt 26,51-52 - 2. Ex 3,21-22 Ex 11,2 Ex 12,35-36

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mais il faut céder aux ordres de Dieu en obéissant, et non leur résister en discutant. L'Apôtre nous dit: «Car qui a connu la pensée du Seigneur? ou qui a été son conseiller (1)?» Que ce soit donc pour la cause que je viens de dire, ou par quelque secrète et mystérieuse disposition de sa providence, que Dieu ait dit aux Hébreux, par l'organe de Moïse, de demander à emprunter des vases aux Egyptiens et de les enlever, je persiste cependant à dire que ce n'a point été sans raison ni injustement, et que Moïse n'a pu contrevenir à l'ordre de Dieu: en sorte que, au Seigneur appartenait le droit de commander et au serviteur le devoir d'obéir.


CHAPITRE LXXII. DIEU A EU SES RAISONS DE L'ACCORDER.

Mais, dira-t-on, il n'est pas possible d'admettre que le Dieu vrai et bon ait donné de tels ordres. Personne, au contraire, n'a droit de les donner que le Dieu vrai et bon, qui sait seul ce qu'il faut commander à chacun, et seul ne permet pas que personne souffre sans raison. Du reste, que cette prétendue bonté du coeur humain, aussi ignorante que fausse, se pose aussi comme adversaire du Christ; qu'elle l'empêche d'exécuter les ordres du Dieu bon pour la punition des impies, alors qu'il dira «Arrachez d'abord l'ivraie et liez-la en faisceaux pour les brûler». Néanmoins, comme ses serviteurs voulaient faire cela avant le temps, il s'y opposa en disant: «Non, de peur «qu'en voulant arracher l'ivraie, vous n'arrachiez aussi le froment avec elle (2)». Ainsi le Dieu vrai et bon sait seul ce qu'il doit commander et permettre, et quand, et à qui et par qui Le même, non par bonté, mais par vanité humaine, pourrait encore trouver mauvais que le Seigneur ait accédé à la demande malveillante des démons en leur permettant d'entrer dans des pourceaux (3): d'autant plus que les Manichéens croient que des âmes humaines habitent, non-seulement dans les pourceaux, mais même dans les animaux les plus petits et les plus vils. Mais, tout en répudiant cette opinion vaine et abjecte, il faut cependant convenir que Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, et par là même le Dieu vrai et bon, a permis aux démons de causer la mort d'un troupeau étranger, une

1. Rm 11,34 - 2. Mt 13,29-30 - 3. Mt 8,31-32

destruction d'animaux quelconques et un grave dommage à des hommes. Or, qui serait assez insensé pour dire qu'il n'aurait pas pu chasser ces méchants esprits des corps humains,sans leur permettre d'exécuter leur malveillante pensée de détruire des pourceaux? Or, si le créateur et l'ordonnateur de tous les êtres a pu, par une raison mystérieuse, mais toujours juste,lâcher la bride au désir cruel et injuste d'esprits condamnés et déjà livrés au feu éternel, en lui laissant suivre sa pente qu'y a-t-il d'absurde à ce que les Egyptiens aient été dépouillés par les Hébreux, des tyrans iniques par des hommes libres à qui ils devaient même un salaire pour de si durs et de si injustes travaux, dépouillés, dis-je, d'objets terrestres dont ils abusaient par des rites sacrilèges, injurieux au Créateur? Cependant si Moïse l'eût ordonné de lui-même, ou si les Hébreux l'eussent fait sans permission, ils auraient certainement péché; peut-être même les Hébreux se sont-ils rendus coupables, non en faisant ce que Dieu leur avait ordonné ou permis, mais en convoitant de tels objets. Que si Dieu leur a accordé cette permission, il l'a fait par un jugement juste et bon, lui qui sait, par les châtiments, contenir les méchants ou instruire les fidèles; donner des préceptes plus rigoureux aux forts, et ménager pour les faibles des remèdes proportionnés à leur état. Quant à Moïse, on ne peut l'accuser ni d'avoir convoité ces objets, ni d'avoir résisté par orgueil à aucun des ordres de Dieu.


CHAPITRE LXXIII. LE SACRIFICE D'ABRAHAM JUSTIFIÉ PAR LA VOLONTÉ DE DIEU.

En effet, la loi éternelle qui veut le maintien de l'ordre naturel et défend de le troubler, a placé certains actes humains dans une espèce de milieu, tellement qu'on blâme avec raison ceux qui ont la témérité de les faire de leur propre autorité, et qu'on loue avec autant de justice ceux qui les accomplissent par obéissance. Tant il importe, dans l'ordre naturel, de savoir par qui et par l'ordre de qui une chose se fait. Si Abraham eût immolé son fils par sa propre volonté, qu'eût-il été, sinon un homme horrible, un insensé? Mais, exécutant l'ordre de.Dieu, qu'est-il, sinon un homme fidèle et dévoué (1)? La vérité le proclame si

1. Gn 22,10

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haut que Fauste lui-même en est effrayé: en cherchant, du bec et des ongles, à déchirer Abraham, jusqu'à recourir au mensonge et à la calomnie, il n'a cependant pas osé blâmer ce fait: à moins qu'il ne se soit peut-être pas rappelé une action tellement noble qu'elle revient à l'esprit sans qu'on la lise, sans qu'on la cherche, tellement célébrée dans toutes les langues, tellement représentée partout, qu'elle frappé forcément les yeux et les oreilles. Or, si le meurtre volontaire d'un fils devient un acte exécrable, et si ce même meurtre exécuté par obéissance à un ordre de Dieu, devient un acte, non-seulement irrépréhensible, mais louable; pourquoi, Fauste, fais-tu un crime à Moïse d'avoir dépouillé les Egyptiens? Si l'injustice humaine que tu crois voir là t'irrite, que l'autorité d'un Dieu qui commande t'effraie. Quoi! es-tu dans l'intention de blâmer la volonté de Dieu même? «Retire-toi donc de moi, Satan; parce que tu ne goûtes pas ce qui est de Dieu, mais des hommes (1)». Et plût au ciel que tu eusses été aussi digne que Pierre d'entendre ces paroles, et que tu eusses ensuite prêché ce que tu blâmes en Dieu par faiblesse d'intelligence; comme ce glorieux Apôtre annonça plus tard avec éclat aux nations ce qui l'avait d'abord choqué quand le Seigneur se disposait à le faire!


CHAPITRE LXXIV. LA GUERRE PEUT ÊTRE JUSTE.

Maintenant, si l'intelligence humaine bornée, pervertie et incapable de bien juger, comprend la distance qu'il y a entre agir par passion ou par témérité et obéir à l'ordre de Dieu, qui sait ce qu'il permet ou ordonne, et quand et à qui, et aussi ce qu'il convient à chacun de faire ou de souffrir; dès lors elle n'éprouvera ni admiration ni horreur pour les guerres faites par Moïse, parce qu'il n'a fait qu'exécuter les ordres de Dieu, sans cruauté mais par obéissance; et que Dieu lui-même n'était point crue en donnant ces ordres, mais punissait justement les coupables et tenait les justes dans la crainte. En effet, que blâme-t-on dans la guerre? Est-ce que des hommes qui doivent mourir tôt ou tard, meurent pour établir la paix par la victoire? C'est là le reproche d'un lâche, et non d'un homme religieux: le désir de nuire, l'envie cruelle de se

1. Mt 16,23

venger, une animosité implacable et sans pitié, la fureur de la révolte, la passion de dominer, et autres défauts de ce genre, voilà ce que l'on condamne dans la guerre, et avec raison. Et c'est souvent pour punir ces excès, pour résister à la violence, que des hommes de bien, par le commandement de Dieu ou de quelque autorité légitime, entreprennent des guerres, quand ils se trouvent placés dans une situation telle que l'ordre lui-même exige ou qu'ils les ordonnent ou qu'ils les exécutent. Autrement quand les soldats venaient trouver Jean pour recevoir le baptême et lui demandaient: «Et nous. que ferons-nous?» il leur aurait répondu: Jetez bas vos armes, abandonnez votre drapeau; ne frappez, ne blessez, ne tuez personne. Mais comme il savait qu'en faisant cela à la guerre, ils n'étaient point homicides; mais serviteurs de la loi; qu'ils ne vengeaient point leurs propres injures, mais pourvoyaient au salut public, il leur répondit: «N'usez de violence ni de fraude envers personne, et contentez-vous de votre paie (1)». Mais puisque les Manichéens ont coutume de poursuivre Jean de leurs blasphèmes, qu'ils' écoutent du moins le Seigneur Jésus-Christ, ordonnant de rendre à César cette même paie dont Jean veut que les soldats se contentent: «Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (2)». Car les tributs sont destinés à payer la paie du soldat qui est nécessaire pour la guerre. Aussi quand le centurion lui dit: «Moi qui suis un homme soumis à la puissance d'un autre et qui ai sous moi des soldats, je dis à l'un; Va, et il va; et à un autre: Viens, et il vient; et à mon serviteur: Fais cela, et il le fait (3)», le Christ fait-il un juste éloge de sa foi, et ne lui ordonne point de renoncer à sa profession, Mais il serait long de discuter maintenant sur les guerres justes et injustes, et cela n'est pas nécessaire.


CHAPITRE LXXV. C'EST AU ROI À LA COMMANDER ET AU SOLDAT À OBÉIR. CELLES QUE DIEU ORDONNE SONT TOUJOURS JUSTES.

Il importe assurément de vair pour quelle raison et par l'ordre de qui la guerre est entreprise; cependant l'ordre naturel exige, dans l'intérêt de la paix du genre humain, que le pouvoir de la commander appartienne

1. Lc 3,14 - 2. Mt 22,21 - 3. Mt 8,9-10

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au prince, et que le devoir de la faire, pour la paix et le bien général, incombe au soldat. Mais quand elle est entreprise par l'ordre de Dieu même, on ne peut sans crime douter qu'elle soit juste, et que son but soit ou d'effrayer, ou d'écraser ou de subjuguer l'orgueil humain; puisque même quand elle est le résultat de l'ambition de l'homme, elle ne saurait nuire, non-seulement à Dieu qui est immuable, mais même à ses saints, pour qui elle devient un exercice de patience, un sujet d'humiliation et l'épreuve d'une main paternelle. Car, personne n'aurait sur eux aucun pouvoir, s'il n'était donné d'en haut; puisqu'il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu (1), soit qu'il commande, soit qu'il permette. Or, si un juste, engagé comme soldat sous un roi, même sacrilège, a droit de demander à combattre par son commandement, en respectant l'ordre et la paix chez les citoyens, quand il est assuré que ce qu'on exige de lui n'est point contre la loi de Dieu, ou du moins quand il n'est pas sûr du contraire, en sorte que l'injustice de l'ordre rende peut-être le roi coupable, pendant que l'obéissance excuse le soldat: si, dis-je, il en est ainsi, à combien plus forte raison celui qui fait la guerre par ordre de Dieu est-il irrépréhensible, Dieu ne pouvant jamais commander le mal, comme le savent tous ceux qui le servent?


CHAPITRE LXXVI. IL FAUT SUPPORTER LA GUERRE EN VUE DE LA VIE ÉTERNELLE. LES MARTYRS. LES PRINCES CHRÉTIENS.

Si nos adversaires prétendent que Dieu n'a pu commander la guerre, parce que plus tard le Seigneur Jésus-Christ a dit: «Et moi je vous dis de ne point résister aux mauvais traitements; mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore la gauche (2)»: qu'ils comprennent que cette disposition n'est pas dans le corps, mais dans l'âme: car là est l'asile sacré de la vertu qui a habité aussi chez les anciens justes, nos pères. Mais l'ordre exigeait que les circonstances fussent ménagées et les temps distribués, de manière à faire voir clairement que le vrai Dieu est seul le maître et l'arbitre même des biens terrestres, au nombre desquels on range l'autorité royale et le triomphe

1. Rm 13,1 - 2. Mt 5,39

sur les ennemis, et pour lesquels la cité des impies répandus dans le monde entier, offre plus spécialement ses prières aux idoles et aux démons. Voilà pourquoi l'Ancien Testament voilait sous des promesses temporelles, et tenait en quelque sorte dans l'ombre, le secret du royaume des cieux qui devait être révélé en temps opportun. Mais, quand vint la plénitude des temps, le jour où le Nouveau Testament voilé sous les figures de l'Ancien, devait être manifesté, il fallut donner des preuves évidentes qu'il existe une autre vie pour laquelle on doit mépriser celle-ci, un autre royaume pour lequel il faut supporter avec patience tous les inconvénients des royaumes terrestres. Or, ceux par la confession, les souffrances et la mort desquels il a plu à Dieu de donner cette preuve, s'appellent martyrs, en latin témoins: multitude telle que si le Christ, qui a appelé Saul d'en haut et l'a envoyé au milieu des loups, loup devenu brebis (1), voulait les réunir, les armer et les soutenir dans le combat comme il l'a fait pour les anciens Hébreux, il n'est pas de nations qui pussent leur résister, pas de royaumes qui ne dussent leur céder. Mais, pour confirmer par le témoignage le plus éclatant, cette vérité dès lors à enseigner, qu'il ne faut pas servir Dieu pour le bonheur passager de ce monde, mais en vue de l'éternelle félicité de l'autre vie, il a fallu subir et supporter pour celle-ci ce qu'on appelle communément le malheur. Aussi, dans la plénitude des temps, le Fils de Dieu, formé d'une femme, soumis à la loi, pour racheter ceux qui étaient sous la loi (2), né de la race de David selon la chair (3), envoie ses disciples comme des brebis au milieu des loups; les avertit de ne point craindre ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme; leur promet que leur corps sera rétabli dans son intégrité, sans qu'il y manque un cheveu (4); fait rentrer l'épée de Pierre dans le fourreau; guérit l'oreille d'un ennemi que l'Apôtre avait coupée; affirme qu'il pourrait commander à dix légions d'anges de détruire ses ennemis, s'il ne devait boire le calice que la volonté de son Père lui a donné (5); le boit le premier, le passe à ceux qui le suivent; prêche eu paroles la vertu de patience, confirme sa doctrine par son exemple. «C'est pourquoi Dieu l'a ressuscité d'entre les

1. Ac 9 - 2. Ga 4,4-5 - 3. Rm 1,3 - 4. Mt 10,28-30 - 5. Mt 26,52-53 Lc 22,51 Jn 18,11

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morts et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom: afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse que le Seigneur Jésus est dans la gloire de Dieu le Père (1)». D'un côté donc, les Patriarches et les Prophètes ont régné pour qu'il fût démontré que c'est Dieu qui donne et ôte les empires; de l'autre, les Apôtres et les martyrs n'ont pas régné pour faire voir qu'il faut désirer avant tout le royaume des cieux. Ceux-là, étant rois, ont fait des guerres, pour qu'il fût prouvé que c'est Dieu qui donne même de telles victoires; ceux-ci se sont laissé tuer sans résistance, pour nous apprendre que la plus belle des victoires est de mourir pour la foi. Du reste, là les Prophètes savaient aussi mourir pour la vérité, comme le Seigneur lui-même l'atteste: «Depuis le sang d'Abel jusqu'au sang de Zacharie (2)»; et ici, quand ce que le Psalmiste avait prédit de Salomon (qui en latin veut dire Pacifique): «Et tous les rois de la terre l'adoreront, et toutes les nations lui seront soumises (3)», se fût accompli dans le Christ Notre-Seigneur (car il est lui-même notre paix (4) ), les empereurs chrétiens, pleins de piété et de confiance en Jésus-Christ, ont remporté la plus glorieuse des victoires sur des ennemis sacrilèges, qui avaient mis leur espérance dans le culte des idoles et des démons: ceux-ci étant trompés par les oracles des démons, et ceux-là étant rassurés par les prédictions des saints, ainsi que le constatent des documents, très-clairs et très-connus, que quelques auteurs ont déjà consignés par écrit.


CHAPITRE LXXVII. DIEU A DES RAISONS MYSTÉRIEUSES POUR COMMANDER LA GUERRE OU LA PAIX.

Si ces hommes irréfléchis s'étonnent que Dieu ait donné aux dispensateurs de l'Ancien Testament (voile sous lequel se cachait la grâce du Nouveau), des commandements différents de ceux qu'il a donnés aux prédications du Nouveau Testament où se dissipe l'obscurité de l'Ancien; qu'ils fassent attention que le Seigneur Christ a aussi changé de langage lorsqu'il a dit: «Quand je vous ai envoyés sans sac, sans besace et sans chaussure,

1. Ph 2,9-11 - 2. Mt 23,35 - 3. Ps 71,11 - 4. Ep 2,14

quelque chose vous a-t-il manqué? «Ils répondirent: Rien. Il ajouta donc: Mais maintenant que celui qui a un sac ou une besace, les prenne, et que celui qui n'en a point vende sa tunique et achète une épée?». A coup sûr, si nos adversaires lisaient ces textes différents dans les deux Testaments, l'Ancien et le Nouveau, ils ne manqueraient pas de crier à la contradiction. Que répondront-ils donc quand c'est le même Sauveur qui dit: Ci-devant «je vous ai envoyé sans sac, sans besace et sans chaussure», et rien «ne vous a manqué», mais «maintenant, que celui qui a un sac ou une besace les prenne, et que celui qui n'en a point vende sa tunique et achète une épée?» Comprendront-ils enfin que ces changements de préceptes, de conseils ou de permissions, ne sont point des preuves d'inconstance chez celui qui les donne, mais des mesures ménagées par la sagesse du dispensateur selon la diversité du temps? Car s'ils nous disent que c'est par quelque raison mystérieuse que le Christ a parlé de prendre son sac et sa besace et d'acheter une épée; pourquoi n'admettent-ils pas aussi que c'est par quelque raison mystérieuse que le même Dieu a ordonné aux Prophètes de faire des guerres justes et l'a défendu aux Apôtres? Car tout ne se borne pas aux paroles du Seigneur que nous venons de citer d'après l'Évangile; il y a de plus la conduite des Apôtres qui s'y sont conformés. Car là, ils s'en sont allés sans sac et sans besace, et rien ne leur a manqué: comme le prouve leur réponse à la question du Sauveur; et, ici, quand il leur parlait d'acheter une épée, ils disaient: «Voici deux épées», et il leur répondit: «C'est assez». Voilà comment il se fait que Pierre était armé quand il coupa l'oreille du persécuteur, et que le Christ réprime l'élan de son audace (1); parce que s'il avait reçu l'ordre de s'armer, il ne l'avait point reçu de frapper. Assurément, le Seigneur avait quel. que dessein secret en commandant à ses disciples de prendre des armes et,en leur défendant de s'en servir. Néanmoins, à lui appartenait le droit de commander avec raison, à eux incombait le devoir d'obéir sans résistance.

1. Lc 22,35-38 Lc 22,50-51

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CHAPITRE LXXVIII. RIEN NE CHANGE POUR DIEU. INIQUITÉ DANS L'HOMME. ACTION MYSTÉRIEUSE DE LA PROVIDENCE.

C'est donc ignorance et calomnie que de blâmer Moïse d'avoir fait la guerre, lui qui eût été moins coupable de la faire de sa propre autorité, que de ne pas la faire quand le Seigneur l'exigeait. Mais pour blâmer Dieu d'avoir donné de tels ordres, ou prétendre qu'un Dieu juste et bon n'a pu les donner, c'est (pour ne pas me servir d'un langage plus dur) le fait d'un homme incapable de comprendre que, pour la divine Providence qui embrasse l'univers entier, ce qui naît n'est point nouveau, et ce qui meurt n'est point perdu, mais que chaque chose, soit natures, soit mérites, disparaît, arrive ou subsiste en son lieu et dans son ordre; que la bonne volonté chez les hommes, se conforme à la loi divine, et que toute passion désordonnée est réprimée par cette même loi divine; en sorte que le bon ne veut que ce qu'on lui commande et que le méchant ne peut que ce qu'on lui permet, et de façon encore à ce que sa volonté injuste ne reste pas impunie. Ainsi donc, dans tout ce que la nature humaine déteste ou craint, il n'y a de condamnable en droit que l'iniquité; tout le reste est ou le tribut de la nature, ou la peine du péché. Or, l'iniquité dans l'homme consiste à aimer pour elles-mêmes des choses qui doivent être acceptées pour une autre fin, ou à aimer pour une autre fin les choses qu'il faut aimer pour elles-mêmes. Car, par là, il trouble, autant qu'il est en lui, l'ordre naturel dont la loi éternelle exige le maintien. La justice dans l'homme consiste, au contraire, à vouloir n'user des choses que pour les fins auxquelles Dieu les a destinées, ne jouir de Dieu que pour Dieu même, et de soi et de son ami qu'en Dieu et pour Dieu. En effet, celui qui aime Dieu en son ami, aime son ami pour Dieu. Or, ni injustice ni justice ne seraient possibles, si elles n'existaient dans la volonté; et si elles n'étaient pas possibles, il n'y aurait de justice ni à récompenser, ni à punir: ce qu'on ne peut dire à moins d'être fou. Mais l'ignorance et l'infirmité qui font que l'homme ne sait pas ce qu'il doit vouloir, ou ne peut pas tout ce qu'il veut, appartiennent à un genre de punition mystérieux, et aux impénétrables jugements du Dieu en qui il n'y a point d'injustice (1). L'infaillible parole de Dieu nous a révélé le péché d'Adam; et c'est avec vérité qu'il est écrit que tous meurent en lui, et que le péché est entré par lui dans ce monde, et par le péché, la mort (2). Nous savons aussi de la manière la plus claire et la plus certaine que le corps qui se corrompt, appesantit l'âme, et que cette dépouille terrestre abat l'esprit et le remplit de mille soins (3); et il es également certain que la grâce miséricordieuse nous délivre seule de cette punition. C'est ce qui fait que l'Apôtre s'écrie en gémissant: «Malheureux homme que je suis! qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (4)». Mais comment Dieu distribue-t-il ses jugements et ses miséricordes, pourquoi ceci à l'un, pourquoi cela à l'autre: la raison en est mystérieuse, quoique juste. Nous savons cependant que tout se fait par le jugement ou la miséricorde de Dieu, bien que nous ne connaissions pas les poids, les nombres et les mesures selon lesquels tout est réglé par le Dieu qui a créé tout ce qui existe avec une nature propre (5); qui n'a point créé le péché, mais qui en tire parti, et fait en sorte que les péchés, qui ne seraient point péchés s'ils n'étaient contre la nature, soient jugés et arrangés de manière à ne point troubler ni déformer l'ordre universel, et se trouvent dans les lieux et les conditions convenables. Les choses étant ainsi, et comme, par l'action secrète des jugements de Dieu et des volontés humaines, les uns sont gâtés par la prospérité, et les autres en usent modérément, les uns sont abattus par la prospérité, et les autres en profitent; et comme la vie humaine et mortelle est elle-même une épreuve sur la terre (6): quel homme peut savoir à qui il est avantageux ou nuisible de régner ou d'obéir, de s'appliquer au travail ou d'être oisif, ou,de mourir en paix: ou, au contraire, de commander, de combattre, de vaincre ou d'être tué en guerre, quoiqu'il soit d'ailleurs certain que rien de cela n'est avantageux que par l'effet de la bonté divine, que rien de cela n'est nuisible qu'en vertu d'un jugement divin?

1. Rm 9,14 - 2. Rm 5,12-19 - 3. Sg 9,15 - 4. Rm 7,24-25 - 5. Sg 11,21 - 6.

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CHAPITRE LXXIX. MOÏSE JUSTIFIÉ D'AVOIR PUNI LES ADORATEURS DU VEAU D'OR. ANECDOTE RELATIVE A L'APÔTRE SAINT THOMAS.

Mais à quoi bon réfuter des critiques téméraires qui s'adressent, non plus à des hommes (plût au ciel que cela se bornât là!) mais à Dieu? Que les dispensateurs de l'Ancien Testament, qui étaient en même temps les Prophètes du Nouveau, aient obéi en tuant des pécheurs; que les dispensateurs du Nouveau Testament, qui étaient en même temps les interprètes de l'Ancien, aient obéi en mourant de la main des pécheurs: ils ont obéi les uns et les autres au même Dieu qui nous apprend, avec l'à-propos convenable et selon la diversité des temps, que c'est à lui qu'il faut demander les biens temporels et pour lui qu'il faut les mépriser; qu'il peut envoyer des afflictions temporelles et qu'on doit les supporter pour lui. Qu'a donc fait Moïse, qu'a-t-il donc commandé de si cruel, lorsque plein d'un saint zèle pour les intérêts du peuple confié à ses soins, désirant le voir soumis au seul vrai Dieu, et voyant qu'il s'était laissé aller à fabriquer et à adorer une idole et à prostituer aux démons son coeur impudique, il tira vengeance par le glaive de quelques-uns d'eux, ordonna de frapper sur-le-champ ceux que le Dieu qu'ils avaient offensé condamnait à mort par un secret jugement, inspirant ainsi pour le présent une salutaire terreur, et donnant une sévère leçon pour l'avenir? Quine reconnaîtra qu'il a agi par un vif sentiment d'amour et non par cruauté, quand on entend la prière qu'il adresse à Dieu, en faveur des coupables: «Si vous voulez remettre leur péché, remettez-leur; sinon, effacez-moi de votre livre (1)?» Tout homme pieux et sage, en rapprochant ce massacre et cette prière, voit clairement et sans aucun doute, quel mal c'est pour l'âme de se prostituer aux démons, puisqu'un homme qui aime tant se montre si sévère. C'est ainsi que l'Apôtre agit par amour et non par cruauté, quand il livre un homme à Satan pour la mort de sa chair, afin que son esprit soit sauvé au jour du Seigneur Jésus (2). Il en a encore livré d'autres, pour qu'ils apprissent à ne plus blasphémer (3). Les Manichéens lisent des écritures apocryphes, forgées par je ne sais quels savetiers sous le

1. Ex 32 - 2. 1Co 5,5 - 3. 1Tm 1,20

nom des Apôtres. Au temps de leurs auteurs, elles eussent eu l'honneur d'être revêtues de l'autorité de l'Eglise, si les saints et les savants qui vivaient alors et pouvaient les examiner, les eussent trouvées véridiques. Là,on lit cependant que l'apôtre Thomas, se trouvant comme étranger et tout à fait inconnu à un repas de noces, reçut un soufflet d'un serviteur et appela sur le coupable un châtiment prompt et sévère. Ce serviteur étant allé à la fontaine chercher de l'eau pour les convives, un lion se précipita sur lui et le tua; et la main qui avait frappé la joue de l'apôtre fut séparée du corps, suivant le voeu et la menace du saint, et apportée par un chien sur la table même où était Thomas. Que peut-on voir de plus cruel? Mais comme on lit, là encore, si je ne me trompe, que le saint demanda la grâce du coupable pour le siècle à venir, le mal se trouva bien compensé; de telle sorte que ces inconnus, frappés de terreur, comprirent combien l'apôtre était chéri de Dieu, et que cet homme, privé d'une vie qui devait tôt ou tard finir, fut sauvé pour l'éternité. Que ce récit soit vrai ou fabuleux, peu m'importe pour le moment. Mais du moins les Manichéens qui admettent comme vraies et authentiques ces écritures rejetées du canon de l'Eglise, sont forcés de convenir, d'après elles, que la vertu de patience, telle que le Seigneur la recommande en disant: «Si quelqu'un te frappe à la joue droite, présente-lui encore l'autre (1)», peut exister dans les dispositions du coeur, sans se manifester par des gestes ou des paroles; puisque l'apôtre souffleté aima mieux prier Dieu d'épargner l'insulteur dans le siècle à venir et de le punir dans ce monde. ci, que de lui tendre l'autre joue et de l'engager à frapper une seconde fois. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'intérieurement il conservait le sentiment de la charité, et qu'extérieurement il demandait une punition pour l'exemple. Que ce fait soit vrai ou une invention, pourquoi les Manichéens ne voulurent-ils pas croire que Moïse, le serviteur de Dieu, était animé de semblables dispositions à l'égard de ceux qui avaient fabriqué et adoré l'idole, puisque son langage démontré qu'il demanda pardon pour ce péché, en priant Dieu, s'il ne voulait pas faire grâce, de l'effacer lui-même de son livre? Et quelle différence entre un homme qui reçoit un soufflet et Dieu qui a

1. Mt 5,39

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délivré son peuple de la servitude de l'Egypte, qui a divisé la mer pour lui livrer passage, qui a enseveli sous les flots ceux qui le poursuivaient, et qu'on abandonne, qu'on méprise, à qui l'on préfère une idole! Et, quant au châtiment, quelle différence encore entre périr par le glaive, et être tué et mis en pièces par les bêtes féroces, puisque les juges, fidèles à l'esprit des lois publiques, exigent un crime plus grave pour être livré aux bêtes féroces que pour subir le supplice du glaive.



Augustin contre Fauste - CHAPITRE LXIX. ÉLOGE DE MOÏSE D'APRÉS DIEU MÊME.