Augustin, de la nature et de la grâce - CHAPITRE XXXIII. L'HOMME, FUT-IL ABSOLUMENT SANS PÉCHÉ, NE SERAIT POINT ENCORE ÉGAL A DIEU.

CHAPITRE XXXIII. L'HOMME, FUT-IL ABSOLUMENT SANS PÉCHÉ, NE SERAIT POINT ENCORE ÉGAL A DIEU.


37. Loin de nous de lui poser l'objection qu'il prétend lui être faite par d'autres: «En


1. Ps 2,11-13 - 2. Ps 124,8 - 3. Ps 85,11 - 4. Ps 138,10 - 5. Lc 12,37

affirmant que l'homme est sans péché, on l'assimile à Dieu». L'Ange est assurément sans péché, et, cependant, nous nous gardons bien de l'égaler à Dieu. Je vais plus loin encore, et je dis qu'en nous supposant une justice tellement parfaice qu'on ne pourrait rien y ajouter, nous ne laisserions pas, comme créatures, d'être à une distance infinie du Créateur. S'il en est qui supposent que nous arriverons à un tel degré d'élévation, que nous serons changés en la substance de Dieu et que nous deviendrons ce qu'il est, je les prie de me donner les preuves de leur assertion; quant à moi, je proteste.



CHAPITRE XXXIV. NOUS POUVONS DIRE EN TOUTE VÉRITÉ QUE NOUS NE SOMMES PAS SANS PÉCHÉ.


38. A ceux qui disent: «Ce que vous affirmez paraît raisonnable, mais c'est par orgueil que l'on prétend que l'homme peut être sans péché», notre auteur adresse cette réponse à laquelle j'applaudis: Il n'y a pas d'orgueil à affirmer ce qui est absolument vrai. Il ajoute, avec autant d'esprit que de vérité: «De quel côté placerez-vous l'humilité? Sans aucun doute, du côté du mensonge, si l'orgueil se trouve avec la vérité?» Il conclut, et avec raison, que l'humilité se trouve du côté de la vérité et non pas du côté du mensonge. Il suit de là que ces paroles: «Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous», sont l'expression de la plus haute vérité; car pourrait-on .croire que l'humilité eût inventé un semblable mensonge? L'Apôtre pourrait se contenter de dire: «Nous nous trompons nous-mêmes»; si donc il ajoute: «Et la vérité n'est pas en nous», n'est-ce point parce qu'il pensait qu'il y aurait des hommes qui, dans ces mots: «Nous nous trompons nous-mêmes», ne verraient qu'une allusion à ceux qui mettent une certaine complaisance dans le bien véritable qu'ils accomplissent? En ajoutant: «Et la vérité n'est pas en nous», l'Apôtre montre clairement, et notre auteur professe avec raison cette vérité, que personne n'a le droit de dire qu'il est sans péché. Autrement l'humilité se trouverait du côté du mensonge et perdrait par

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là même tout droit à la récompense de la vérité.


39. En exagérant les forces de la nature, notre auteur se flatte de défendre la cause même de Dieu; il ne voit pas qu'en soutenant de la nature qu'elle est parfaitement saine, il repousse la miséricorde du médecin. En effet, celui qui est notre Créateur est en même temps notre Rédempteur. Ainsi donc, en louant le Créateur, prenons garde de nous mettre dans la nécessité logique de conclure ou de paraître conclure que l'oeuvre de la Rédemption est absolument superflue. Faisons de la nature humaine les plus grands éloges, et que ces éloges tournent à la gloire du Créateur; mais si nous sommes reconnaissants de la création, ne soyons pas ingrats pour notre rédemption. Les vices dont nous obtenons la guérison par Jésus-Christ, nous devons les attribuer, non point à l'oeuvre divine, mais à notre volonté humaine et aux justes châtiments que méritent nos péchés; mais si nous avouons qu'il était primitivement en notre pouvoir de nous exempter de ces vices, convenons, aujourd'hui, que la guérison de ces mêmes vices est plutôt l'oeuvre de la divine miséricorde que de notre propre volonté. Or, l'auteur que nous combattons, quand on lui parle de la miséricorde et du secours médicinal du Sauveur, les fait consister dans le pardon des péchés passés, et non pas dans le secours pour éviter le péché dans l'avenir. C'est là une erreur des plus pernicieuses; sans le savoir, peut-être, il nous défend de veiller et de prier, afin que nous n'entrions pas en tentation; car il soutient que nous avons plein pouvoir par nous-mêmes de résister partout et toujours à cette tentation.



CHAPITRE XXXV. POURQUOI CERTAINS PÉCHÉS NOUS SONT-ILS RAPPORTÉS PAR L'HISTOIRE


40. «Si les Ecritures», dit-il, «et c'est a avec raison, nous transmettent le souvenir a de certains péchés, ce n'est assurément pas a dans le but de nous jeter dans le désespoir de ne pas pécher, ou de nous établir dans a une sorte de sécurité quand nous péchons». Dans ce récit nous ne devons apprendre qu'une chose, à nous humilier dans la pénitence, ou à ne pas désespérer de notre salut alors même que nous serions tombés dans de semblables péchés. Enfin, la damnation de certains hommes vient moins de leurs péchés que du désespoir dont ils sont saisis; car sous le coup de ce désespoir, non-seulement ils négligent une pénitence qui les sauverait, mais ils se font les aveugles esclaves de leurs passions honteuses et de leurs désirs criminels; on dirait que, pour eux refuser quelque chose à leurs passions ce serait autant de perdu, puisqu'ils n'ont désormais à attendre que leur condamnation. Comme remède à une maladie aussi dangereuse, on ne saurait trop citer à ces malheureux les péchés commis pas des hommes qui sont devenus plus tard des justes et des saints.


41. La question suivante de notre auteur ne manque pas d'un certain esprit: «Dans quel état étaient ces saints au moment de leur mort? étaient-ils coupables, ou sans péché?» Si l'on répondait qu'ils sont morts dans le péché, on en conclurait, ce qui serait un crime, que ces saints sont damnés. Si l'on répond qu'ils sont morts sans péché, il demandera que l'on prouve que tel homme, du moins à l'approche de la mort, a été, pendant cette vie, quelque temps sans péché. Malgré son esprit, il oublie que ce n'est pas en vain que les justes eux-mêmes s'écrient dans la prière: «Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés»; il oublie cette explication, donnée par le Sauveur, de la prière qu'il venait d'enseigner: «Car si vous pardonnez les péchés de vos frères contre vous, votre Père vous pardonnera également vos péchés contre lui». Cette demande de l'oraison dominicale est comme un encens spirituel et quotidien que nous offrons à Dieu sur l'autel de notre coeur; dès lors, quoique nous ne vivions pas ici-bas sans péché, en vertu de cette prière, nous pouvons mourir sans péché, pourvu que nous obtenions sans cesse le pardon des fautes que nous commettons par ignorance ou par faiblesse.



CHAPITRE XXXVI. LA SAINTE VIERGE MARIE A VÉCU SANS PÉCHÉ.


42. Notre auteur énumère ensuite ceux «qui nous sont présentés, non-seulement «comme n'ayant pas péché, mais comme ayant vécu dans la justice, Abel, Enoch, Melchisédech, Abraham, Isaac, Jacob, Josué, (202) Phinées, Samuel, Nathan, Elie, Joseph, Elisée, Michée, Daniel, Ananie, Azarias, Misaël, Ezéchiel, Mardochée, Siméon, Joseph, époux de la vierge Marie, Jean». Il y ajoute aussi certaines femmes: «Debbora, Anne, mère de Samuel, Judith, Esther, une autre Anne, fille de Phanuel, Elisabeth et la Mère de notre Sauveur, de laquelle, dit-il, il est nécessaire d'avouer qu'elle a été sans péché». Ainsi donc, à l'exception de la sainte Vierge Marie, dont il ne saurait être question quand je traite du péché et dont je ne saurais mettre en doute la parfaite innocence, sans porter atteinte à l'honneur de Dieu; car celle qui a mérité de concevoir et d'enfanter l'innocence même, le Verbe incarné, pouvait-elle ne pas recevoir toutes les grâces par lesquelles elle serait victorieuse de tout péché quel qu'il fût? Je dis donc qu'en mettant hors de cause la Vierge Marie, si nous pouvions rassembler tous les saints et toutes les saintes pendant qu'ils vivaient sur la terre, et leur demander s'ils étaient ici-bas sans péché, quelle, pensons-nous, serait la réponse? Serait-ce celle de notre auteur, ou celle de l'apôtre saint Jean?

Je vous le demande, quelle qu'ait été l'excellence de leur sainteté sur la terre, si on avait pu les interroger, n'auraient-ils pas répondu d'une voix unanime: «Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous?» Et cette réponse eût-elle été plus humble qu'elle n'était vraie? Mais notre auteur l'a dit, et avec raison, on ne saurait faire l'éloge de l'humilité en la plaçant du côté du mensonge». Si donc leur réponse était vraie, il est certain qu'ils n'étaient pas sans péché, et comme ils l'avouaient humblement, la vérité était en eux; supposé qu'ils eussent menti, ils n'en auraient été que plus coupables puisque la vérité n'aurait point été en eux.



CHAPITRE XXXVII. POURQUOI L'ÉCRITURE N'A-T-ELLE PAS ÉNUMÉRÉ LES PÉCHÉS DE TOUS LES HOMMES?


43. «Mais, ajoute l'auteur, mes adversaires me diront peut-être: Est-ce que l'Écriture a pu énumérer les péchés de tous les hommes?» Quels que soient ces adversaires, leur question est parfaitement fondée, et je ne vois pas que l'auteur ait répondu d'une manière péremptoire, quoique je voie clairement qu'il n'a pas voulu se taire. Écoutez sa réponse: «Cela peut être dit légitimement de ceux, bons ou parfaits, dont l'Écriture n'a pas fait mention. Quant à ceux qu'elle nous présente comme justes, elle eût sans aucun doute mentionné leurs péchés, si péchés ils avaient eus». Dans ce cas, il ne lui reste plus qu'à soutenir que la justice n'avait rien à voir dans cette foi si vive de la multitude qui assistait à l'entrée triomphale du Sauveur à Jérusalem et qui, sans s'inquiéter des frémissements et des murmures des ennemis de Jésus-Christ, criaient de toutes leurs voix: «Hosanna au Fils de David! béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (1)!». Qu'il ose dire également que dans cette foule immense il n'y avait pas un seul homme qui fût coupable de péché. Si cette dernière hypothèse est une grossière absurdité, pourquoi l'Écriture n'énumère-t-elle pas les péchés de cette foule comme elle en exalte la foi pleine d'enthousiasme et de spontanéité?


44. Notre auteur, sans doute, pressentait la valeur de cette réponse; car il ajoute aussitôt: «Admettons, si l'on veut, que dans la suite des siècles la foule des hommes était si grande qu'il eût été impossible d'énumérer les péchés de tous dans la sainte Écriture; toujours est-il qu'à l'origine du monde, alors que le genre humain ne se composait encore que de quatre personnes, l'énumération de tous leurs péchés était possible; pourquoi donc l'Écriture a-t-elle refusé de la faire? Est-ce à cause de la multitude, qui n'existait pas encore? Ou bien s'est-elle contentée de signaler les péchés de ceux qui en avaient commis, tandis qu'elle a dû garder le silence sur celui qui n'en avait pas commis?» Sa pensée se développe et se complète dans ce qui suit: «Il n'y a», dit-il, «que quatre personnages qui nous apparaissent à l'origine de l'histoire, Adam et Eve, et leurs enfants, Caïn et Abel; Eve a péché, l'Écriture nous rapporte son crime; Adam a péché aussi, sa faute nous est signalée (2); Caïn se rend coupable, l'Écriture nous l'atteste également (3); et non-seulement ces péchés sont mentionnés, mais ils sont encore caractérisés dans leur gravité. Si Abel eût péché, l'Écriture nous l'aurait dit; elle se tait sur ce point; donc Abel n'a pas péché, et l'Écriture nous le dépeint comme un juste. Croyons


1. Mt 21,9 - 2. Gn 3 - 3. Gn 4

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donc ce que nous lisons, et regardons comme un crime d'affirmer ce que nous n'avons pas lu».



CHAPITRE XXXVIII. LES PÉCHÉS DES JUSTES.


45. En prononçant ces paroles, l'auteur oubliait sans doute ce qu'il avait dit un peu plus haut: «Quand le genre humain se fut multiplié, le nombre des péchés devint si grand, qu'il eût été impossible à l'Ecriture de les mentionner tous». Avec un peu plus d'attention il aurait vu que dans un seul homme les péchés légers deviennent si nombreux que l'Ecriture n'aurait pu, ou, l'eût-elle pu, elle n'a pas dû les énumérer tous. Il fallait une limite à cette énumération, et d'ailleurs quelques exemples suffisaient parfaitement pour donner au lecteur les enseignements nécessaires. A l'origine du monde les hommes n'étaient pas encore nombreux, et cependant l'Ecriture ne juge pas nécessaire de nous donner en détail le nom des fils et des filles qu'eurent Adam et Eve. C'est ce qui nous explique comment des hommes qui ne se rendaient pas compte du silence des Ecritures, en sont venus à croire que Caïn avait connu sa propre mère puisqu'il n'avait pas de soeurs. Pourquoi donc ne pas continuer la lecture du texte sacré? Ils y auraient vu qu'Adam engendra des fils et des filles, quoiqu'il ne nous soit pas dit à quelle époque ils naquirent, quel était leur nombre et comment ils furent appelés (1). Faut-il s'étonner après cela que l'Ecriture ne nous dise pas si Abel, quoique juste, n'a pas quelquefois ri d'une manière un peu immodérée, s'il ne s'est pas un peu livré à la dissipation, s'il n'a pas jeté sur tel objet .un regard de convoitise s'il n'a pas mangé avec trop d'empressement ou de satisfaction, s'il n'a pas eu quelques distractions dans ses prières, en un mot s'il n'a pas commis plus ou moins fréquemment ces fautes ou autres semblables.

Toutes ces négligences ne sont-elles pas des péchés, et l'Apôtre ne nous invitait-il pas à les combattre et à les réprimer, quand il disait «Que le péché ne règne pas dans votre corps mortel, et n'obéissez pas à ses désirs (2)?» Or, pour résister à ces mouvements illicites ou inconvenants, il faut soutenir une lutte quotidienne et perpétuelle. En vertu de cette convoitise vicieuse, l'oeil se lève ou s'abaisse sur


1. Gn 5,4 - 2. Rm 6,12

ce qui lui est défendu; laissez cette convoitise se développer et prévaloir, bientôt le corps lui-même commettra l'adultère qui s'était formé dans le coeur aussi rapidement que la pensée. Ceux qui, s'armant contre ce péché, c'est-à-dire contre ce mouvement d'une affection vicieuse, sont parvenus à le dompter en grande partie, à ne point obéir à ses désirs, à ne pas faire de leurs membres des armes d'iniquité, nous les appelons justes, et ils méritent cette dénomination à laquelle pourtant ils ne seraient jamais parvenus sans la grâce de Dieu.

D'un autre côté, il arrive souvent à ces justes eux-mêmes de pécher soit par légèreté, soit par imprudence; ils sont justes néanmoins, et cependant ils ne sont pas sans péché. Enfin s'agit-il du juste Abel lui-même, il est certain que la charité divine, par laquelle seule nous sommes constitués dans la justice, n'avait pas atteint en lui un degré tel qu'elle ne pût et ne dût encore s'augmenter; par conséquent il lui manquait encore quelque chose, et ce manque lui-même était un vice. Et à qui donc ne manque-t-il pas quelque chose, jusqu'à ce que nous soyons arrivés à cette force divine dans laquelle disparaîtra toute la faiblesse humaine?



CHAPITRE XXXIX. CONTINUATION DU MÊME SUJET.


46. Notre auteur conclut par cette grande maxime: «Croyons donc ce que nous lisons, et ce que nous ne lisons pas, regardons comme un crime de l'affirmer». A cette affirmation, voici celle que j'oppose: Nous ne devons pas croire tout ce que nous lisons, comme le prouve cette parole de l'Apôtre: «Lisez tout, ne conservez que ce qui est bon (1)»; et ce n'est pas toujours un crime d'affirmer ce que nous n'avons pas lu. En effet, ce que nous avons éprouvé nous-mêmes, nous pouvons l'affirmer de bonne foi comme témoins, lors même que nous n'aurions trouvé nulle part l'occasion de le lire. L'auteur va sans doute me répondre: «En formulant ma proposition, j'entendais ne parler que des saintes Ecritures». Plaise à Dieu qu'il n'affirme jamais, non pas ce qu'il a lu dans les saintes Ecritures, mais rien de contraire à ce qu'il y a lu! Alors, en effet, il recueillerait avec


1. 1Th 5,21

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autant de fidélité que d'obéissance ces paroles si formelles: «Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (1)». S'il acceptait fidèlement cette parole, il cesserait d'affaiblir la grâce du suprême Médecin en refusant d'avouer la déchéance de la nature humaine. Plaise à Dieu qu'il lise, comme tout chrétien doit le faire, qu'en dehors de Jésus-Christ il n'est aucun nom sous le ciel par qui nous puissions trouver le salut (2)! Il cesserait alors d'exalter la puissance de la nature humaine, jusqu'à soutenir que, par les seules forces de son libre arbitre, l'homme peut être sauvé sans la grâce dont ce nom est pour nous l'unique principe.



CHAPITRE XL. EN QUOI PÉLAGE FAIT CONSISTER LA NÉCESSITÉ DE LA RÉDEMPTION OPÉRÉE PAR JÉSUS-CHRIST.


47. L'auteur pense peut-être que si le nom de Jésus-Christ nous est nécessaire, c'est afin que par l'Evangile nous apprenions comment nous devons vivre, mais nullement afin que nous trouvions dans sa grâce un moyen indispensable pour bien vivre. Qu'il avoue, du moins, le misérable état où nous jettent les ténèbres qui obscurcissent notre esprit, puisque nous connaissons le moyen de dompter les lions tandis que nous ignorons comment nous devons vivre. Pour avoir cette connaissance, suffit-il du libre arbitre et de la loi naturelle? Ce serait alors cette sagesse de parole par laquelle est anéantie la croix de Jésus-Christ. Or, celui qui a dit: «Je perdrai la sagesse des sages», sachant bien que la croix de Jésus-Christ ne saurait être anéantie, détruit évidemment cette sagesse mondaine par la folie de cette prédication qui apporte la guérison avec la foi (3).

En effet, si, par les forces naturelles du libre arbitre, nous pouvons arriver à connaître comment nous devons vivre, et nous suffire pour bien vivre, «c'est donc en vain que «Jésus-Christ est mort a, et le scandale de la «croix n'a plus aucune;raison d'être». Pourquoi dès lors ne m'écrierais-je pas, pourquoi refuserais-je de leur adresser cette protestation d'une douleur chrétienne: Vous


1. Rm 5,12 - 2. Ac 4,12 - 3. 1Co 1,17-21 - 4. Ga 2,21

qui trouvez votre justification dans la nature, vous êtes rejetés par Jésus-Christ, vous êtes déchus de la grâce (1); car ignorant la justice de Dieu et voulant établir la vôtre, vous ne vous êtes point soumis à la justice de Dieu. De même que Jésus-Christ, pour la justification de quiconque croit en lui, est la fin de la loi, de même il est le sauveur de la nature humaine viciée (2).



CHAPITRE XLI. EXPLICATION DE QUELQUES PAROLES DE L'APÔTRE.


48. L'Apôtre avait dit d'une manière absolue: «Tous ont péché (3)», et il est clair qu'il «parlait de ceux qui existaient alors, c'est-à-dire des Juifs et des Gentils». Il dit de même: «Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché»; or il est manifeste que ces paroles s'appliquent à tous les hommes sans aucune distinction, aux anciens comme aux modernes, à nous et à nos descendants. Mais voici un autre témoignage dans lequel le mot «tous», également employé, n'est pas tellement exclusif qu'il ne puisse subir quelques exceptions: «Comme c'est par le péché d'un seul que tous les hommes sont tombés dans la condamnation, de même c'est par la justice d'un seul que tous les hommes reçoivent la justification de la vie». «Or», dit notre auteur, «il n'est pas douteux que la justice de Jésus-Christ ne sanctifie pas tous les hommes, mais uniquement ceux qui ont bien voulu lui obéir et qui ont été purifiés par le bain du Baptême». Eh bien! qu'il me permette de lui dire que ce passage ne lui suffit pas pour prouver ce qu'il avance. En effet, de même qu'on ne saurait admettre d'exception dans les paroles suivantes: «Comme c'est par le péché d'un seul que tous les hommes sont tombés dans la condamnation», de même pourquoi en admettre dans ces autres paroles: «C'est par la justice d'un seul que tous les hommes reçoivent la justification de la vie (4)?» Ces paroles, sans doute, ne signifient pas que tous croient en Jésus-Christ et sont purifiés dans le bain du Baptême; mais elles affirment d'une manière absolue que personne n'est justifié s'il ne croit en Jésus


1. Ga 5,11 - 2. Rm 10,3-4 - 3. Rm 3,23 - 4. Rm 5,18

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Christ et n'est purifié dans son Baptême. Ce mot «tous» est donc employé pour nous faire comprendre que personne ne peut être sauvé que par Jésus-Christ. Supposé qu'il n'y eût qu'un seul maître de belles-lettres dans une ville, nous serions parfaitement en droit de dire que ce maître enseigne à tous les belles lettres; ce qui signifierait, non pas que tous les habitants apprennent les belles-lettres, mais seulement qu'il n'y a pour les apprendre que celui à qui ce maître les enseigne. De même disons-nous que personne n'est justifié si ce n'est celui que Jésus-Christ a justifié.



CHAPITRE XLII. L'HOMME PEUT ETRE SANS PÉCHÉ, MAIS PAR LE SECOURS DE LA GRACE.


49. «Mais soit», dit l'auteur, «j'avouerai que l'Apôtre atteste que tous ont été pécheurs. Il dit ce qu'ils ont été, mais il ne dit pas qu'ils n'auraient pu être autrement. Dût-on même prouver que tous les hommes sont pécheurs, cela n'infirmerait en rien ma proposition, car je m'occupe moins de ce que sont les hommes, que de ce qu'ils pourraient être». Il a raison d'avouer enfin que nul homme vivant ne sera justifié en présence de Dieu 1. Toutefois la question n'est pas là, car l'auteur s'occupe surtout de la possibilité de ne pas pécher, et sur ce point nous n'avons aucun besoin de le combattre. En effet, je ne m'occupe pas de savoir si l'on a trouvé, si l'on trouve, ou si l'on pourra trouver des hommes qui ont possédé, possèdent ou posséderont cette charité de Dieu qui est la justice éminemment vraie, pleine et parfaite. N'ai -je pas toujours confessé que la justice est possible à l'homme par la grâce de Dieu, sans chercher à savoir où et dans quel homme elle se trouve? Je ne m'occupe même pas de la possibilité elle-même, puisque cette possibilité se trouve réalisée dans les saints par le fait même que leur volonté guérie et aidée par la grâce a prêté son concours à cette charité de Dieu répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (2) et dans toute la plénitude que pouvait comporter notre nature guérie et purifiée. Ainsi donc, tandis que notre auteur se flatte par sa doctrine de défendre les droits de la nature, nous disons


1. Ps 141,2 - 2. Rm 5,5

que le meilleur moyen de soutenir la cause de Dieu, c'est de le proclamer tout à la fois notre Créateur et notre Sauveur; car en proclamant que la nature est saine et jouit de toute l'intégrité de ses forces, on rend inutiles l'oeuvre et le secours du Sauveur.



CHAPITRE XLIII. DIEU NE COMMANDE PAS L'IMPOSSIBLE.


50. Je ne puis qu'approuver ce qu'ajoute notre auteur: «Dieu, qui est aussi bon qu'il est juste, a créé l'homme capable, s'il l'eût voulu, de ne point connaître le mal du péché». En effet, personne n'ignore que l'homme a été créé sain, innocent, doué du libre arbitre et pouvant vivre dans la justice. Mais il s'agit aujourd'hui de l'homme déchu, laissé sur la voie à demi-mort par les voleurs, et qui, percé de graves blessures, ne peut plus remonter au sommet de la justice, comme il a pu en descendre; heureux est-il s'il a été recueilli dans l'hôtellerie pour y être guéri (1). Ainsi donc Dieu ne commande pas, l'impossible, mais en nous commandant, il nous avertit de faire ce que nous pouvons et de demander ce que nous ne pouvons pas. Reste à savoir la cause pour laquelle nous pouvons et celle pour laquelle nous ne pouvons pas. Notre auteur répond: «Ce n'est point parla volonté que la nature peut». Et moi je dis: A la vérité, c'est par sa volonté que l'homme n'est point juste, si la nature peut le rendre tel; mais il obtiendra du remède ce qu'il ne pouvait obtenir de la maladie.

CHAPITRE. XLIV. ÉTAT DE LA QUESTION ENTRE LES PÉLAGIENS ET LES CATHOLIQUES.


51. Pourquoi nous arrêter à de plus longs détails? Venons au coeur même de la question, la seule ou à peu près la seule qui soit à débattre entre nous et mes adversaires. Notre auteur en convient lui-même: «Il ne s'agit pas pour le moment de rechercher s'il y a eu ou s'il y a en cette vie des hommes sans péché, mais s'ils ont pu ou s'ils peuvent être sans péché». De mon côté, sans affirmer s'il y en a eu ou s'il y en a, je soutiens qu'aucun homme n'a pu ou ne peut être sans péché, à moins qu'il n'ait été justifié dans la


1. Lc 10,30-34

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grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, mort sur la croix. La foi qui nous guérit est la même qui a guéri les justes de l'antiquité, c'est-à-dire la foi au Médiateur unique entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ Dieu et homme, la foi en sa mort et en sa résurrection. «Ayant donc un même esprit de foi, nous croyons nous aussi, et c'est aussi pourquoi nous parlons (1)».


52. Mais enfin voyons ce qu'il répond sur cette question qu'il se pose à lui-même et sur laquelle il ne peut que s'attirer les protestations des catholiques. «Ce qui émeut un grand nombre de chrétiens, me direz-vous, c'est de vous entendre soutenir que ce n'est point par la grâce de Dieu que l'homme peut être sans péché». Oui, sans doute, c'est là ce qui nous émeut, c'est là ce que nous lui reprochons. Il l'avoue lui-même, une telle proposition nous révolte, et malgré toute la charité que nous avons les uns pour les autres, nous ne pouvons souffrir qu'une thèse semblable soit soutenue par des chrétiens. Maintenant voici comment il croit se tirer de l'objection qui lui est posée: «O aveuglement de l'ignorance!» s'écrie-t-il, «ô honte d'une intelligence sans culture et qui prétend que nous soutenons qu'une chose peut exister sans la grâce de Dieu, quand nous ne cessons de répéter qu'elle n'a que Dieu seul pour auteur!» Si nous ne savions pas ce qui va suivre, nous nous croirions abusés sur son compte par le bruit public ou par les dépositions formelles de nos frères. En effet, pouvait-on affirmer avec plus de brièveté et de vérité que la possibilité de ne pas pécher, quelque grande qu'elle soit ou qu'elle puisse être dans l'homme, ne peut venir que de Dieu? De notre côté, c'est là ce que nous ne cessons de répéter, donnons-nous donc la main.



CHAPITRE XLV. AUTRES COMPARAISONS ET RAISONNEMENTS DE PÉLAGE.


53. Faut-il nous condamner à entendre le reste? Oui, certes, afin de réfuter ses erreurs et de nous en préserver. «Quand», dit-il, «nous affirmons que l'homme peut vivre


1. 2Co 4,13

sans péché, nous n'attribuons pas ce pouvoir uniquement au libre arbitre, mais aussi à l'auteur de notre nature, c'est-à-dire à Dieu; comment donc nous accuse-t-on de refuser à la grâce de Dieu ce que nous déclarons appartenir directement à Dieu?» Nous commençons à deviner sa pensée, mais dans la crainte de nous tromper écoutons des développements plus explicites encore. «Afin», dit-il, «de nous faire mieux comprendre, étendons un peu la discussion.

Nous disons que la possibilité d'une chose repose non pas tant sur la puissance du libre-arbitre que sur la constitution même de notre nature». Il appuie sa proposition sur des exemples ou des comparaisons. «Par exemple», dit-il, «je puis parler; ce pouvoir de parler ne vient pas de moi; ce qui m'appartient en propre, c'est ce que je dis; et comme ce que je dis ne dépend que de ma volonté, il s'ensuit que je reste parfaitement le maître de parler et de ne pas parler. Quant au pouvoir même de parler, comme il ne vient pas de moi, c'est-à-dire de mon libre arbitre et de ma volonté, nécessairement il est toujours en moi et bon gré mal gré j'aurai toujours ce pouvoir de parler, à moins que je ne me coupe la langue, instrument indispensable à la parole».

Je pourrais citer beaucoup de circonstances dans lesquelles, s'il le veut, l'homme peut s'enlever à lui-même la possibilité de parler, sans avoir besoin pour cela de se couper la langue. Supposé qu'un homme fasse une. action qui lui enlève la voix, il ne pourra plus parler quoique le membre destiné à la parole lui reste; car la voix de l'homme n'est pas un membre; pour que la voix s'éteigne, il n'est pas nécessaire de couper la langue, il suffit qu'un organe intérieur se trouve notablement lésé. Pour éviter même toute occasion de chicaner sur les mots, car il pourrait peut-être me dire que léser c'est couper, il me suffit de faire remarquer que le mutisme aura lieu si, à l'aide de quelques liens, on arrive à fermer la bouche de telle sorte qu'il ne soit plus possible de l'ouvrir, ce qui n'a pas lieu quand ces organes sont dans leur état naturel.

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CHAPITRE XLVI. LA NÉCESSITÉ SE CONCILIE AVEC LE LIBRE ARBITRE DE LA VOLONTÉ.


54. Cette question d'ailleurs est pour nous sans intérêt. Mais voyons quelle conclusion l'auteur va en tirer. «Tout ce qui s'impose à nous», dit-il, «en vertu d'une nécessité naturelle, exclut par là même la libre volonté et la délibération». C'est là encore une question. En effet, c'est pour nous une nécessité naturelle de vouloir être heureux; s'ensuit-il que notre volonté soit étrangère à ce mouvement? De même Dieu ne peut pécher; dirons-nous que la justice est pour lui non pas un acte de volonté propre, mais une véritable nécessité?



CHAPITRE XLVII. CONTINUATION DU MÊME SUJET.


55. Ecoutons également ce qui suit: «Nous pouvons», dit-il, «sentir par l'ouïe, l'odorat ou la vue, ce qu'il est en notre pouvoir d'entendre, de goûter et de voir; quant au pouvoir même d'entendre, de goûter ou de voir, il ne dépend pas de nous, puisqu'il est pour chaque homme une nécessité naturelle». Ou bien je ne comprends pas ce qu'il dit, ou peut-être il ne le comprend pas lui-même. Comment donc la possibilité de voir n'est-elle pas en notre pouvoir, si la nécessité de ne pas voir est entre nos mains, puisque nous pouvons nous arracher les yeux et par là même nous mettre dans l'impossibilité de voir? De même, comment est-il en notre pouvoir de voir si nous le voulons, puisque tout eu maintenant l'intégrité de la nature de notre corps et de nos yeux, nous pouvons ne pas voir bien que nous le voulions, soit que nous nous privions de lumières pendant la nuit, toit qu'on nous enferme dans quelque lieu ténébreux?

De même, si le pouvoir d'entendre ou de ne pas entendre est pour nous une telle nécessité de nature, qu'il ne dépende aucunement de nous, tandis que l'acte même d'entendre ou de se pas entendre dépendrait entièrement de notre propre volonté, pourquoi ne remarque-t-il pas que nous sommes condamnés malgré nous à entendre une multitude de choses qui, malgré la résistance de nos oreilles, pénètrent jusqu'à notre coeur, à peu près comme le bruit strident d'une lime rapprochée de nous ou le grognement d'un porc? Si l'acte même de se fermer les oreilles prouve qu'il n'est point en notre pouvoir de ne pas entendre lorsque nos oreilles sont ouvertes, il prouve également qu'il est en notre pouvoir de nous mettre dans l'impossibilité d'entendre. Quant à ce qu'il veut bien nous dire de l'odorat, il ne voit point qu'il ne se comprend pas lui-même quand il affirme «qu'il n'est pas en notre puissance de pouvoir goûter ou de ne le pouvoir pas, mais qu'il est en notre puissance», c'est-à-dire qu'il dépend de notre libre volonté, «de goûter ou de ne pas goûter». Supposons-nous placés au milieu d'odeurs fortes et mauvaises, et les mains étroitement liées, nous jouirons de la parfaite intégrité de nos membres; et cependant, tout en voulant ne pas sentir, nous sentirons malgré nous. En effet, ne sommes-nous pas forcés de respirer et en respirant d'aspirer les odeurs?



CHAPITRE XLVIII. LE SECOURS DE LA GRACE DANS L'INTÉGRITÉ DE LA NATURE.


56. Toutes ces comparaisons sont fausses et le principe qui les lui inspirait est une erreur. Il continue: «On doit en dire autant de la possibilité de ne pas pécher; car il dépend de nous de ne pas pécher, mais il ne dépend pas de nous de pouvoir ne pas pécher». S'il parlait de la nature humaine dans toute son intégrité native, je comprendrais encore; mais cette, intégrité est perdue pour nous. «Car nous ne sommes encore sauvés qu'en espérance, et l'espérance qui se voit n'est plus l'espérance; si donc nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience (1)». Cependant, même en parlant de la nature humaine, telle qu'elle était à l'origine, il ne serait pas encore exact de dire qu'il ne dépend que de nous de ne pas pécher, quoique le péché soit notre oeuvre propre; car avant sa déchéance l'homme recevait le secours de Dieu, et le Seigneur aurait été pour les hommes de bonne volonté ce qu'est la lumière pour nos yeux. Mais notre auteur parle de notre état actuel, où le corps qui se corrompt appesantit l'âme et où cette dépouille terrestre abat l'esprit et le trouble de mille soins (2). Voilà pourquoi je ne puis


1. Rm 8,24-25 - 2. Sg 9,15

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assez m'étonner que, rejetant tout secours de notre Sauveur, il ose penser qu'il dépend de nous de ne pas pécher, tandis que s'il s'agit du pouvoir même de ne pas pécher, il l'attribue à cette nature qui apparaît si manifestement viciée, qu'il faut être arrivé au comble de la déchéance, pour ne pas voir cette déchéance même.



Augustin, de la nature et de la grâce - CHAPITRE XXXIII. L'HOMME, FUT-IL ABSOLUMENT SANS PÉCHÉ, NE SERAIT POINT ENCORE ÉGAL A DIEU.