Augustin, du don de la persévérance.


DU DON DE LA PERSÉVÉRANCE






CHAPITRE PREMIER. CE QU'ON ENTEND ICI PAR PERSÉVÉRANCE.


1. Dans un livre précédent, où nous traitions du commencement de la foi, nous avons dit quelques mots de la persévérance: il s'agit maintenant de traiter ce sujet d'une manière plus complète. Or, nous prétendons que la persévérance, par laquelle on demeure jusqu'à la fin en Jésus-Christ, est un don de Dieu. Par le mot de fin, je désigne ici le terme de cette vie où nous ne courons d'autre péril que celui de tomber. Tant qu'un homme vit sur la terre, nous ignorons s'il a reçu ce don précieux. Car, s'il vient à tomber avant de mourir, on dit aussitôt qu'il n'a point persévéré, et on le dit en toute vérité. Comment, en effet, pourrait-on dire que celui qui n'a point persévéré a cependant reçu ou possédé la persévérance? Si quelqu'un, après avoir vécu dans la chasteté, vient à déchoir de cet état et à tomber dans le vice opposé; s'il perd de la même manière la justice, la patience, la foi même, on dit avec raison qu'il a possédé, mais qu'il ne possède plus ces vertus: il a été chaste, il a été juste, patient, fidèle autrefois; mais depuis qu'il a cessé de pratiquer ces vertus, il a cessé d'être ce qu'il était: comment donc un homme qui n'a point persévéré a-t-il pu posséder la persévérance, puisque ceux-là seuls possèdent ce don, qui persévèrent réellement? Et qu'on ne vienne point m'opposer ce raisonnement: Si un homme a vécu dix années, par exemple, depuis qu'il a embrassé la foi, et que son apostasie date seulement du milieu de ce temps, ne peut-on pas dire qu'il a persévéré pendant cinq années? Si l'on croit pouvoir employer e mot de persévérance dans ce sens, je ne dispute point sur les mots: mais on ne peut en aucune manière dire que celui qui n'a point persévéré jusqu'à la fin, a cependant possédé cette persévérance dont nous traitons ici, et par laquelle on persévère réellement jusqu'à la fin en Jésus-Christ. Un homme qui a été chrétien seulement pendant un an, ou même pendant aussi peu de temps que l'on voudra, mais qui a vécu chrétiennement jusqu'à sa mort, a bien plus de part à cette persévérance que celui qui, après avoir été chrétien pendant de longues années, se laisse ébranler dans sa foi quelques instants avant de mourir.



CHAPITRE II. LA PERSÉVÉRANCE EST UN DON DE DIEU. TÉMOIGNAGES DE SAINT PAUL, DE SAINT PIERRE ET DE SAINT CYPRIEN, EXPLIQUANT L'ORAISON DOMINICALE.


2. Ceci établi, voyons si cette persévérance dont il est dit: «Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé (1)», est un don de Dieu. Si elle n'est pas un don de Dieu, comment l'Apôtre a-t-il pu dire avec vérité: «Par rapport au Christ, il vous a été donné, non-seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui (2)?» Dans ce passage il s'agit de deux choses différentes, dont l'une a rapport au commencement et l'autre à la fin, mais qui toutes deux cependant sont des dons de Dieu, puisque l'Ecriture enseigne que l'une et l'autre ont été données, comme nous l'avons dit déjà précédemment. A quel moment, en effet, commence-t-on véritablement à être chrétien, si ce n'est lorsque, pour la première fois, on croit en Jésus-Christ? Et pour un chrétien, quelle autre fin meilleure que de souffrir


1. Mt 10,22 - 2. Ph 1,29

350

pour Jésus-Christ? Or, par rapport à la foi en Jésus-Christ, nous avons rencontré je ne sais quelle contradiction; on a prétendu que l'accroissement seul, et non point le commencement de la foi, devait être appelé un don de Dieu: nous avons, avec le secours du Seigneur, réfuté suffisamment et surabondamment cette opinion. Mais comment peut-on dire que la persévérance jusqu'à la fin en Jésus-Christ n'est pas un don, accordé gratuitement à celui à qui il est donné de souffrir pour Jésus-Christ, ou, pour employer une expression plus énergique, à celui à qui il est donné de mourir pour Jésus-Christ?

L'apôtre Pierre établit, lui aussi, que cette persévérance est un don de Dieu, quand il dit: «Il vaut mieux souffrir, si telle est, la volonté de Dieu, en faisant le bien qu'en faisant le mal (1)». En disant: «Si telle est la volonté de Dieu,» il fait voir clairement que les souffrances endurées pour Jésus-Christ; sont un don de la, part de Dieu, mais un don qui n'est pas même accordé à tous les saints. Car ceux de qui la volonté divine, n'exige pas qu'ils subissent .l'épreuve glorieuse des souffrances corporelles, n'obtiennent pas moins le royaume de Dieu, s'ils persévèrent jusqu'à la fin en Jésus-Christ. On dira peut-être que cette persévérance jusqu'à la fin en Jésus-Christ n'est point donnée à ceux qui meurent en Jésus-Christ, soit par l'effet d'une maladie corporelle, soit par suite d'un accident quelconque; par la raison que ce don impose des sacrifices bien plus pénibles à ceux qui souffrent la mort même pour Jésus-Christ. La persévérance devient en effet beaucoup plus difficile, quand on se voit persécuté par des hommes qui ont précisément pour but d'empêcher qu'on ne persévère, et qu'on se trouve ainsi obligé de souffrir la mort même pour persévérer. D'où il suit, que cette dernière sorte de persévérance exige plus de sacrifices que la première: mais Celui à qui rien n'est difficile peut facilement donner l'une et l'autre. Et Dieu les a promises toutes deux, quand il a dit: «Je mettrai dans leur coeur la crainte de mon nom, afin qu'ils. ne s'éloignent point de moi (2)». Que signifient ces paroles, sinon: La crainte de mon nom, que je mettrai dans leur coeur, sera si vive et si profonde, qu'ils s'attacheront à moi avec persévérance?


1. 1P 3,17 - 2. Jr 32,40


3. Pourquoi d'ailleurs demandons-nous à Dieu cette persévérance, si elle n'est point un don accordé par lui? Ou bien est-ce seulement, par un acte de dérision que irons lui demandons ce que nous savons bien qu'il ne donne pas, ce que l'homme peut obtenir par lui-même sans que Dieu le lui donne? Est-ce aussi par une semblable dérision que nous rendons grâces à Dieu de ce qu'il n'a point donné et de ce qu'il n'a point fait lui-même? Mais ce que j'ai dit ailleurs (1), je le dis encore ici avec l'Apôtre: «Ne vous y trompez point, on ne se moque pas de Dieu (2)». O homme! Dieu est témoin, non pas seulement de tes paroles, mais de tes pensées mêmes: si tu demandes avec un coeur sincère et de bonne foi quelque chose à ce Dieu infiniment riche, crois que tu recevras l'objet de ta demande de celui à qui tu la fais. Ne l'honore point des lèvres et ne t'élève point dans ton coeur au-dessus de lui, en croyant pouvoir trouver en toi-même ce que tu feins de lui demander. Mais peut-être qu'on ne lui demande point cette persévérance? Celui qui tient ce langage n'obtiendra pas ici de moi une réfutation en règle: il me suffira, pour l'accabler, de lui opposer le témoignage des prières des saints. Quel est, parmi les saints celui qui ne demande pas pour lui-même à Dieu la grâce de persévérer en lui; puisque, quand ils récitent l'Oraison dominicale, c'est-à-dire l'oraison enseignée par le Seigneur, ils ne font, pour ainsi, dire, aucune autre demande que celle de la persévérance?


4. Lisez avec un peu plus d'attention l'explication qu'a donnée de cette oraison le bien, heureux martyr Cyprien dans un livre par lui composé à ce sujet, et qui a pour titre: De l'Oraison dominicale; et vous verrez depuis combien d'années un antidote merveilleux a été préparé contre les poisons que les Pélagiens devaient répandre. Il y a trois choses que l'Eglise catholique enseigne principalement contre ceux-ci: d'abord, que la grâce de Dieu ne nous est point donnée à raison de nos mérites, parce que tous les mérites des justes sont des dons de Dieu, à eux conférés par la grâce divine: ensuite, que personne, à quelque degré de justice qu'il sort parvenu, ne saurait vivre dans cette chair de corruption sans commettre absolument aucun péché: enfin, que les hommes naissent coupables


1. N. 39 du livre précédent. - 2. Ga 6,7

354

du péché d'Adam, et marqués du sceau de la réprobation jusqu'à ce que la souillure de leur origine soit effacée par le sacrement de la régénération. Ce dernier point seul n'est pas traité dans le livre susdit du glorieux martyr: mais les deux autres y sont discutés avec une telle clarté que les hérétiques dont nous venons de parler, ces nouveaux ennemis de la grâce du Christ, y ont été réfutés sans réplique longtemps avant leur naissance. Voici en quels termes le bienheureux Cyprien en soigne que, comme tous les mérites des saints, la persévérance elle-même n'est pas autre chose qu'un don de Dieu.

«Quand nous disons: Que votre nom soit sanctifié, nous ne souhaitons pas précisément que Dieu soit sanctifié par nos prières; nous lui demandons au contraire que son nom soit sanctifié en nous. Par qui du reste Dieu pourrait-il être sanctifié, puisque c'est lui-même qui, sanctifie? Mais parce qu'il a dit expressément: «Soyez saints, parce. que moi-même je suis saint (1)», nous lui demandons dans nos prières la grâce de persévérer dans ce sue nous avons commencé à être lorsque nous avons été sanctifiés par le baptême». Un peu plus loin, traitant toujours le même sujet et voulant nous apprendre à demander au Seigneur la persévérance ( ce qui serait de sa part un contre-sens et une imposture s'il ne considérait point la persévérance comme étant aussi, un don de Dieu), il ajoute: «Nous demandons que cette sanctification demeure en nous: et parce que le Seigneur, qui est aussi notre juge, défendit à celui à qui il venait de rendre la santé et la vie, de pécher de nouveau, sous peine d'être exposé à des malheurs encore plus grands (2), nous formons ce voeu et cette prière continuelle, nous faisons jour et nuit cette demande: Que la sainteté et la vie communiquées à nos âmes par la grâce de Dieu, y soient conservées par la protection. de ce même Dieu». Lors donc que, étant sanctifiés, nous disons: «Que votre nom soit sanctifié», nous demandons à Dieu, d'après le sentiment de ce docteur, la persévérance dans cet état; en d'autres termes, nous demandons à Dieu de persévérer dans la sanctification. Et en effet, demander une chose que nous avons reçue, n'est-ce pas précisément demander qu'on nous


1. Lv 19,2 - 2. Jn 5,14

Accorde aussi la grâce de ne jamais perdre cette chose? Ainsi, quand un saint demande à Dieu d'être saint, il lui demande sans aucun doute de demeurer saint. Mais ce que nous disons ici de la sainteté, on peut le dire de la chasteté, de la virginité, de la justice, de la piété et des autres vertus que nous affirmons contre les Pélagiens être des dons de Dieu. Quand un homme chaste, quand un homme vierge, quand un homme juste, quand un homme pieux demande d'être chaste, d'être vierge, d'être juste, d'être pieux, il est certain qu'il demande de persévérer dans les biens qu'il sait avoir reçus. Et s'il obtient l'objet de sa demande, il reçoit par là même la persévérance, ce don suprême de Dieu qui consiste dans la conservation de tous les autres.


5. Quand nous disons: «Que votre règne arrive», demandons-nous autre chose sinon que ce règne qui doit, nous n'en doutons pas, venir pour tous les saints, vienne aussi pour nous-mêmes? Conséquemment ceux qui sont déjà saints ne demandent pas, ici non plus, autre chose que la grâce de persévérer dans la sainteté qui leur a été donnée. Le règne de Dieu, en effet, ne viendra pour eux qu'à cette condition; ce règne qui doit sans aucun doute venir, non pas pour tous les hommes, mais pour ceux-là seulement qui auront persévéré jusqu'à la fin.



CHAPITRE 3. TROISIÈME DEMANDE DE L'ORAISON DOMINICALE.


6. La troisième demande est ainsi conçue: «Que votre volonté soit faite au ciel et sur la terre»; ou bien, comme portent la plupart des textes, et comme les fidèles récitent plus communément: «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel», c'est-à-dire, suivant le plus grand nombre des interprètes; que nous fassions nous-mêmes votre volonté comme les saints anges l'accomplissent. Le docteur et martyr Cyprien veut que, par les mots de ciel et de terre, on entende l'esprit et la chair; et, suivant lui, nous demandons ici la grâce de faire la volonté de Dieu, en triomphant des révoltes de celle-ci contre celui-là. Cependant il a vu aussi dans ces paroles un autre sens conforme à la foi la plus saine, et que nous avons déjà exposé précédemment: Ces paroles, dit-il, signifient (352) que les fidèles, revêtus de l'homme céleste et auxquels le nom de ciel s'applique avec justesse, prient pour les infidèles qui sont encore terre et qui n'ont reçu dans leur première naissance que l'homme terrestre. En s'exprimant ainsi, il fait voir de la manière la plus évidente que le commencement même de la foi est un don de Dieu, par cette raison que la sainte Eglise prie non-seulement pour les fidèles, afin que la foi s'accroisse ou persévère en eux, mais aussi pour les infidèles, afin qu'ils commencent à avoir la foi qu'ils n'avaient en aucune manière, et contre laquelle même leurs coeurs nourrissaient des sentiments hostiles. Mais il ne s'agit pas ici du commencement de la foi, dont nous avons déjà parlé longuement dans le livre précédent: nous discutons au contraire sur cette persévérance qu'il faut avoir jusqu'à la fin, et que les saints eux-mêmes, quoiqu'ils accomplissent la volonté de Dieu, demandent encore en disant dans l'oraison: «Que votre volonté soit faite». Car, puisque cette volonté est déjà accomplie en eux, lorsqu'ils demandent qu'elle s'accomplisse encore, ils demandent par là même de persévérer dans ce qu'ils ont commencé d'être. On pourrait, à la vérité, dire ici: Les saints ne demandent pas que la volonté de Dieu soit faite dans le ciel, mais bien qu'elle soit faite sur la terre comme au ciel; en d'autres termes, que la terre imite le ciel, c'est-à-dire que l'homme imite l'ange, que l'infidèle imite le fidèle: et par là môme les saints demandent que ce qui n'est pas encore soit, et non pas que ce qui est, persévère. Car, à quelque degré de sainteté que les nommes soient parvenus, ils ne sont pas encore égaux aux anges de Dieu conséquemment la volonté de Dieu ne s'accomplit pas encore en eux comme dans le ciel. Si tel est réellement le sens de ces paroles, d'une part nous demandons que les hommes cessent d'être infidèles pour devenir fidèles, et alors ce n'est point la persévérance, mais le commencement qui semble être l'objet de nos voeux; mais, d'autre part, nous demandons aussi que les hommes accomplissent la volonté divine avec autant de perfection que les anges de Dieu; et quand les saints récitent ces paroles, il est évident que leur prière a pour objet la persévérance; car personne ne parvient à cette béatitude souveraine qui existe dans le royaume, s'il n'a persévéré jusqu'à la fin dans la sainteté qu'il a commencé à pratiquer sur la terre.



CHAPITRE IV. QUATRIÈME DEMANDE.


7. La quatrième demande est celle-ci: «Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien». Le bienheureux Cyprien montre comment, ici encore, la persévérance doit être regardée comme l'objet de notre prière. Il dit entre autres choses: «Nous demandons chaque jour que ce pain nous soit donné, de peur que nous, qui sommes en Jésus-Christ et qui recevons chaque jour l'Eucharistie comme l'aliment du salut, nous ne venions à commettre quelque faute plus grave, et qu'étant pour cette raison privés du pain céleste et éloignés de la communion, nous ne soyons séparés du corps de Jésus-Christ». Ces paroles d'un homme de Dieu, d'un saint, font voir clairement que les saints demandent la persévérance au Seigneur, puisqu'ils disent: «Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien», pour obtenir de n'être point séparés du corps de Jésus-Christ, mais de demeurer constamment dans une sainteté telle qu'ils ne commettent aucune faute capable de les en séparer.



CHAPITRE V. DERNIÈRES DEMANDES.


8. Nous disons en cinquième lieu dans cette oraison: «Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés». C'est la seule invocation où la persévérance n'est pas de. mandée. Car les péchés que nous prions Dieu de nous pardonner sont passés; tandis que la persévérance, par laquelle on obtient le salut éternel, est nécessaire à la vie présente, non point par rapport au temps déjà écoulé, mais seulement par rapport au temps qui doit s'écouler encore jusqu'à la fin de cette vie. Toutefois il n'est pas sans utilité de considérer un instant comment, à propos de cette demande, la parole de Cyprien, semblables un trait enflammé, frappait déjà mortellement les hérétiques qui devaient naître longtemps après lui. Les Pélagiens, en effet, portent la témérité jusqu'à dire que l'homme juste en cette vie n'a absolument aucun péché, (353) et que les hommes de cette sorte forment dès le temps présent une Eglise qui n'a point de tache, ni de ride, ni rien de semblable (1), et qui est la seule et unique épouse du Christ comme si l'Eglise, qui sur toute la surface de la terre redit ces paroles qu'elle a apprises de la bouche du Christ: «Pardonnez-nous nos offenses», n'était point son épouse. Mais remarquez comment le très-glorieux Cyprien porte à ces hérétiques un coup mortel. Expliquant ces mêmes paroles de l'Oraison dominicale, il dit entre autres choses: «Combien il est nécessaire, combien il est sage et salutaire de notes avertir que notes sommes pécheurs, en nous obligeant à demander pardon de nos péchés! afin qu'au moment même où nous implorons la miséricorde divine, le souvenir de l'état de notre conscience soit présent à notre esprit. De peur que personne ne se complaise en soi-même en se croyant innocent, de peur que l'orgue il ne nous fasse périr sans ressource, «on nous avertit, on nous rappelle que nous péchons chaque jour, en nous ordonnant ode demander chaque jour pardon de nos péchés. Enfin, saint Jean déclare lui-même dans une de ses épîtres, que si nous disons a que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes; et la vérité n'est a point en nous (2)»; mais il serait trop long de citer ici le reste de ce passage.


9. Maintenant, quand les saints disent: «Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal (3)», que demandent-ils, sinon la grâce de persévérer dans la sainteté? En effet, quand les saints ont obtenu ce don de Dieu (il est suffisamment et manifestement prouvé que c'est un don de Dieu par le fait seul qu'on le lui demande); une fois donc que les saints ont obtenu ce dors de Dieu, de n'être pas induits en tentation, ils persévèrent nécessairement jusqu'à la fin dans la sainteté. Car jamais on ne cesse de persévérer dans une conduite chrétienne, sans avoir été auparavant induit en tentation. Si donc celui qui demande de n'y être pas induit, obtient l'effet de sa prière, il demeurera certainement, avec le secours de Dieu, dans l'état de sainteté où il a été placé par un premier bienfait de Dieu.


1. Ep 5,27 - 2. Jn 1,9 - 3. Mt 6,9-13



CHAPITRE VI. ON NE SAURAIT PERDRE, MAIS ON PEUT OBTENIR LA PERSÉVÉRANCE.


10. Vous m'écrivez: «Mais ces frères ne veulent pas qu'on dise de cette persévérance qu'elle ne peut ni être méritée par des supplications, ni être perdue par des actes d'une volonté perverse (1)». Ils ne prêtent pas ici une attention sérieuse à leurs propres paroles. Nous traitons (le la persévérance par laquelle on persévère jusqu'à latin; de cette persévérance que for doit considérer comme ayant été donnée ou comme n'ayant pas été donnée à un homme, suivant que cet homme a persévéré ou n'a point persévéré jusqu'à la fin, ainsi. que nous J'avons déjà expliqué suffisamment ci-dessus (2) . Les hommes ne doivent donc point dire que la persévérance jusqu'à la fin est donnée à quelqu'un, si ce n'est quand cette fin même est arrivée, et que celui à qui cette persévérance a été donnée est reconnu avoir persévéré jusqu'à la fin. Nous appelons chaste un homme dont la chasteté nous est connue, soit qu'il doive conserver, soit qu'il ne doive pas conserver cette vertu; s'il possède quelque autre don de la munificence divine qui puisse être ou conservé ou perdu, nous disons qu'il possède ce don, aussi longtemps qu'il le possède -réellement; s'il vient à le perdre, nous disons qu'il l'a possédé: quant à la persévérance finale au contraire, nul ne la possède, sinon celui qui persévère jusqu'à la fin; c'est pourquoi beaucoup peuvent la posséder, mais personne ne saurait la perdre. Il n'y a pas lieu, eu effet, de craindre qu'un nomme, après avoir persévéré jusqu'à la fin, voie naître en lui quelque volonté mauvaise qui l'empêche de persévérer jusqu'à la fin. Ce don de Dieu peut donc être obtenu par voie de supplication; mais quand il a été donné, il ne peut plus être perdu par aucune désobéissance. Quand une personne a persévéré jusqu'à la fin, elle ne peut plus perdre ni ce don, ni les autres qu'elle pouvait perdre avant cette fin. Comment donc pourrait-on perdre une chose qui rend impossible la perte même de ce qui, sans elle, pourrait être perdu?


11. Et qu'on ne vienne point dire: La persévérance finale ne saurait, à la vérité, être perdue, quand elle a été donnée, c'est-à-dire


1. Voir la lettre d'Hilaire, n. 3. - 2. N. 1.

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quand on a persévéré jusqu'à la fin; mais elle est perdue d'une certaine manière, quand un homme se met par sa désobéissance dans l'impossibilité de l'obtenir: comme nous disons d'un homme qui n'a pas persévéré jusqu'à la fin, qu'il a perdu la vie éternelle ou le royaume de Dieu; non pas en ce sens qu'il avait déjà reçu et qu'il possédait la vie éternelle, mais en ce sens qu'il l'aurait reçue et possédée, s'il avait persévéré: afin donc que personne ne tienne ce langage, et pour faire cesser toute dispute de mots, nous reconnaîtrons qu'on peut perdre certaines choses qu'on n'a pas encore, mais qu'on espère avoir. Mais qui donc osera me dire que Dieu ne peut donner ce qu'il a fait un précepte de lui demander? Certes, un homme qui raisonnerait ainsi, je ne dis pas qu'il manquerait de jugement, je dis qu'il aurait perdu la raison. Or, Dieu a commandé aux saints de lui dire à lui-même dans leurs prières: «Ne nous induisez pas en tentation». Donc celui qui est exaucé dans cette demande, n'est point induit en une tentation de désobéissance qui lui donnerait le pouvoir ou qui le rendrait digne de perdre la persévérance dans la sainteté.


12. «Mais, dira-t-on, l'homme abandonne Dieu par sa propre volonté, pour être justement abandonné de Dieu». Qui est-ce qui le nie? Nous demandons au contraire de n'être pas induits en tentation, précisément afin que cela n'arrive pas. Et si nous sommes exaucés, en réalité cela n'arrive pas, par la raison que Dieu rie le permet pas. Car rien ne se fait sans que Dieu le fasse ou sans qu'il permetce qu'on le fasse. Ainsi il a le pouvoir de détourner les volontés du mal pour les porter vers le bien, de redresser celles qui déjà s'inclinent pour tomber, et de les diriger dans la voie qu'il lui plaît. Ce n'est pas en vain qu'on lui dit: «O Dieu! vous nous convertirez pour nous rendre la vie (1)»; ce n'est pas en vain qu'on lui dit: «Ne faites point chanceler mes pieds (2)»; et encore: «Seigneur, ne me livrez pas au pécheur suivant mes désirs (3)»; enfin, pour ne pas multiplier les citations, quand peut-être une foule de textes se présentent à votre esprit, ce n'est pas en vain qu'on lui dit: «Ne nous induisez pas en tentation». En effet, quand on n'est pas induit en tentation, on n'est par là même induit en aucune tentation venant de la mauvaise


1. Ps 124,7 - 2. Ps 115,9 - 3. Ps 139,9

volonté propre; et celui qui n'est induit en aucune tentation venant de sa mauvaise volonté propre, n'est induit en aucune tentation absolument. Car, ainsi qu'il est écrit, «chacun est tenté par sa propre concupiscence, qui l'entraîne et le séduit; Dieu, au contraire, ne tente personne (1)», au moins d'une tentation nuisible. La tentation, en effet, devient véritablement utile, quand, au lieu de nous aveugler et de nous vaincre, elle sert à nous éprouver, suivant cette parole: «Eprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi (2)». Conséquemment, par rapport à cette tentation nuisible que l'Apôtre dépeint d'un seul trait: «De peur que celui qui tente ne vous eût peut-être tentés, et que notre trava il ne fût inutile (3)»; Dieu, comme je l'ai dit, n'emploie jamais ce genre de tentation; en d'autres termes, il n'induit ou ne fait entrer personne dans la tentation. Car être tenté, mais sans entrer dans la tentation, ce n'est pas un mal, c'est au contraire un bien, puisque c'est en cela que consiste l'épreuve. Aussi, quand nous disons à Dieu: «Ne nous induisez prit en tentation», nous ne disons pas autre; chose que ceci: Ne permettez pas que nous soyons induits. C'est pour cela que beaucoup, de fidèles récitent ainsi cette prière: «Ne souffrez pas que nous soyons induits en tentation»; on trouve aussi ces paroles dans un grand nombre de textes, et le bienheureux Cyprien les a écrites dans ses livres. Cependant j'ai trouvé constamment dans l'Evangile grec ces mots seuls: «Ne nous induisez pas, en tentation». Nous vivons donc dans une sécurité plus parfaite, quand nous donnons tout à Dieu, au lieu d'appuyer notre confiance en partie sur lui et en partie sur nous-mêmes. Ce vénérable martyr l'avait bien compris. Car, expliquant ces mêmes paroles de l'oraison, il dit après plusieurs autres réflexions: «Quand nous demandons dans nos prières de ne pas entrer dans la tentation, nous sommes avertis de notre faiblesse et de notre impuissance. Alors, en effet, l'objet de notre prière est que personne ne s'élève démesurément, que personne ne s'attribue quelque chose à soi-même, par orgueil ou par présomption; que personne ne regarde comme sienne la gloire, soit d'une confession qu'il a faite, soit des souffrances qu'il a endurées. Car le Seigneur lui-même a dit


1. Jc 1,13-14 - 2. Ps 25,2 - 3. 1Th 3,5

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pour nous enseigner l'humilité: Veillez et priez, de peur que vous n'entriez en tentation: à la vérité, l'esprit est prompt, mais la chair est faible (1). Quand nous aurons ainsi fait une confession pleine d'humilité et de soumission, quand nous aurons donné tout à Dieu, tout ce que nous demanderons d'une voix suppliante et avec la crainte de Dieu, nous sera accordé par la divine miséricorde».



CHAPITRE VII. DIEU VEUT QU'ON LUI DEMANDE LA PERSÉVÉRANCE AU NOM DE JÉSUS-CHRIST.


13. Ainsi, quand même nous n'aurions point d'autre preuve, cette oraison dominicale nous suffirait, à elle seule, pour défendre la cause de la grâce que nous défendons car elle ne nous laisse rien en quoi nous puissions nous glorifier comme nous appartenant en propre. Elle nous montre, en effet, que la grâce même de ne pas nous éloigner de Dieu, De saurait nous être donnée que par Dieu, puisque c'est à lui qu'elle nous apprend à la demander. Or, ne pas s'éloigner de Dieu et ne pas être induit en tentation, sont une seule et même chose. Mais cette chose est absolument au-dessus des forces du libre arbitre, telles qu'elles sont aujourd'hui: elle fut le privilège de l'homme avant sa chute. L'histoire des anges nous apprend quelle fut la puissance de la libre volonté dans la perfection de cette condition première. Pendant que le démon tombait avec les siens, les anges demeurèrent dans la vérité et méritèrent de parvenir à cette sécurité contre toute chute future où nous sommes tout à fait certains qu'ils vivent aujourd'hui. Mais après la chute de l'homme, Dieu a voulu qu'il appartînt à sa grâce seule de rapprocher l'homme de lui; il a voulu aussi qu'il appartînt à sa grâce seule d'empêcher l'homme de s'éloigner de lui.


14. Il a placé la source de cette grâce dans celui par qui nous avons obtenu d'être, appelés au christianisme, après avoir été prédestinés suivant les desseins de l'auteur de toutes choses. Conséquemment, de même que c'est Dieu qui opère notre rapprochement, c'est lui aussi qui empêche notre éloignement. C'est pour cela que le Prophète lui disait: «Que o votre main s'étende sur l'homme de votre


1. Mt 26,41

droite, et sur le fils de l'homme que vous a avez affermi pour vous-même; et nous ne nous éloignerons plus de vous (1)». Certainement cet homme n'est pas le premier Adam, par qui nous avons été éloignés de Dieu: c'est au contraire le nouvel Adam, sur qui la main de Dieu s'étend pour nous empêcher de nous éloigner de lui. Le Christ en effet ne forme avec ses membres qu'un seul tout, à cause de l'Eglise qui est son corps, qui lui donne son intégrité parfaite. Et ainsi, quand la mails de Dieu s'étend sur lui pour nous empêcher de nous éloigner de Dieu, cette action de Dieu (car on peut appeler ainsi la main de Dieu) nous atteint aussi nous-mêmes: et c'est grâce à cette action de Dieu, que par l'intermédiaire du Christ nous demeurons unis à Dieu, tandis qu'Adam n'avait fait que nous en éloigner. Car c'est par le Christ que nous avons obtenu notre vocation, après avoir été prédestinés suivant les desseins de celui qui fait toutes choses. Cette main donc qui nous empêche de nous éloigner de Dieu, est la main de Dieu et non pas la nôtre. C'est, dis-je, la main de celui qui a prononcé ces paroles: «Je mettrai dans leur coeur la crainte de mon nom, afin qu'ils ne s'éloignent point de moi (2)».


15. C'est pour cela que Dieu a voulu aussi qu'on lui demandât de n'être pas induit en tentation: car, dès lors que nous n'y sommes pas induits, nous ne nous éloignons de lui en aucune manière. Ce bienfait pouvait nous être accordé, même sans aucune prière de notre part; mais il a voulu que notre prière nous rappelât de qui nous le recevons. De quel autre, en effet, le recevons-nous, sinon de celui qui nous a fait un précepte de le lui demander? L'Eglise n'a nullement besoin d'attendre que ce sujet ait été traité dans des discussions laborieuses: il lui suffit d'être attentive aux prières qu'elle récite chaque jour. Elle prie pour que les incrédules deviennent des croyants: c'est donc Dieu qui convertit à la foi. Elle prie pour que ceux qui ont. la foi persévèrent: c'est donc Dieu qui donne la persévérance finale. Dieu savait dans sa prescience qu'il ferait tout cela: voilà précisément cette prédestination des saints, «qu'il a élus en Jésus-Christ avant la formation du monde, afin qu'ils fussent saints et sans tache en sa présence dans la charité; les

1. Ps 79,18-19 - 2. Jr 32,40

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prédestinant à l'adoption de ses enfants par Jésus-Christ, selon le dessein de sa volonté, pour rendre plus éclatante la gloire de sa grâce qu'il leur a accordée par son Fils bien-aimé; par ce Fils dont le sang les a rachetés et leur a procuré la rémission de leurs péchés, suivant les richesses de la grâce divine, qui a été abondamment répandue sur eux, en toute sagesse et toute prudence; pour leur dévoiler le mystère de sa volonté, mystère dicté par cette bienveillance qui lui avait spontanément inspiré le dessein, lorsque les temps seraient accomplis et le moment opportun arrivé, de restaurer tout ce qui est au ciel et tout ce qui est sur la terre, dans le Christ, dans celui par qui nous avons aussi obtenu l'héritage, après avoir été prédestinés suivant les desseins de celui qui fait toutes choses (1)». Quel est l'homme attentif et désireux de ne pas s'égarer dans sa foi, qui admettrait jamais une parole humaine contraire à ce langage si précis et si solennel de la vérité?



CHAPITRE VIII. DIEU DONNE AUX UNS LA GRACE PARCE QU'IL EST MISÉRICORDIEUX, IL LA REFUSE AUX AUTRES SANS ÊTRE INJUSTE.


16. Mais, dira-t-on, pourquoi la grâce rte Dieu n'est-elle point donnée suivant les mérites des pommes? Je réponds: parce que Dieu est miséricordieux. On ajoutera: Pourquoi donc n'est-elle pas donnée à tous? Et ici je réponds: parce que Dieu est juge. Voilà comment, d'une part, la grâce est donnée par lui gratuitement, tandis que, d'autre part, son juste jugement à l'égard des autres fait voir le prix du bienfait que la grâce confère à ceux à qui elle est donnée. Ne trouvons donc pas mauvais que, suivant le bon plaisir de sa volonté, et pour rendre plus éclatante la gloire de sa grâce, Dieu par sa miséricorde délivre un si grand nombre d'hommes d'une perdition trop méritée et dont il pourrait, sans injustice, ne délivrer personne. Car, par le fait d'un seul, tous ont été condamnés à subir un châtiment qui, loin d'être injuste, est parfaitement conforme à la justice. C'est pourquoi celui qui est délivré doit bénir la grâce avec amour; celui qui n'est pas délivré doit reconnaître ce qu'il mérite. Si la bonté se révèle dans la remise, et l'équité dans 1e paiement


1. Ep 1,4-11

exigé d'une dette, il est donc impossible de découvrir en Dieu aucune injustice.


17. «Mais», dit-on, «pourquoi des jugements si différents à l'égard, non-seulement de plusieurs petits enfants, mais à l'égard de plusieurs enfants jumeaux dont la condition est parfaitement identique?» Ne pourrait-on pas, avec autant de raison, demander aussi: Pourquoi un jugement identique pour des causes différentes? Rappelons-nous donc ces ouvriers qui travaillèrent à la vigne pendant tout le jour, et ceux qui y travaillèrent seulement pendant une heure: les causes ou les travaux accomplis étaient différents, et cependant, au paiement du salaire, le jugement fut le même. Est-ce que ceux qui murmuraient reçurent alors du père de famille, d'autre réponse que celle-ci: Telle est ma volonté? Et, en effet, sa libéralité à l'égard des uns ne donnait lieu à aucune injustice vis-à-vis des autres. Il est vrai que tous recevaient une récompense proprement dite; mais, pour ce qui regarde la justice et la grâce, on peut, au sujet du coupable qui est délivré, dire avec raison au coupable condamné: «Prenez ce qui vous appartient, et allez-vous-en; je veux donner à celui-ci ce qui ne lui est point dû. Ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux? Et votre oeil est-il mauvais, parce que moi-même je suis bon (1)?» Si ce coupable condamné disait alors: Pourquoi ne m'accordez-vous pas aussi à moi-même cette faveur? il recevrait cette réponse parfaitement juste: «O homme, qui êtes-vous pour contester avec Dieu (2)?» Vous le voyez libéral et bienfaisant au-delà de toute mesure vis-à-vis d'un de vos semblables, tandis qu'il exige dans la limites de la plus rigoureuse justice le paiement de votre dette; mais certainement vous ne le voyez injuste à l'égard de personne. Car il pourrait, sans cesser d'être juste, punir l'un et l'autre; et conséquemment, celui qui est délivré n'a que des actions de grâces à lui rendre; celui qui est condamné n'a pas droit de lui faire des reproches.


18. «Mais alors», direz-vous, «si Dieu, quoi qu'il ne condamnât point tous les hommes, devait cependant montrer ce que tous méritaient, afin de faire mieux connaître là le prix du bienfait de la grâce accordée par lui aux vases de miséricorde, pourquoi


1. Mt 20,1-15 - 2. Rm 9,20

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me punira-t-il plutôt qu'un autre dont la cause est la même que la mienne, ou bien a pourquoi me délivrera-t-il plutôt que cet a autre?» Ici je ne fais aucune réponse: si vous en voulez savoir la raison, c'est parce que je m'avoue impuissant à en trouver une. Et si vous me demandez encore la raison de cette impuissance, je vous dirai: A cet égard, de même que sa colère est juste et sa miséricorde immense, de même aussi ses jugements sont impénétrables.


19. Vous poursuivrez encore en disant: «Pourquoi n'a-t-il pas donné la persévérance finale à certains hommes qui l'adoraient sincèrement?» Pourquoi, dites-moi, sinon parce qu'il ne ment point, celui qui a dit: «Ils sont sortis d'avec nous, mais ils n'étaient pas des nôtres; car s'ils avaient été des nôtres ils seraient certainement demeurés avec nous (1)?» Est-ce à dire pour cela qu'il y a deux natures humaines différentes? A Dieu ne plaise! Si ces deux natures existaient, il n'y aurait aucune grâce, par la raison que la délivrance ne serait donnée gratuitement à personne, dès lors qu'elle serait payée comme une dette à l'une de ces deux natures. Il semble aux hommes que tous ceux qui paraissent être de véritables fidèles, auraient dû recevoir la persévérance finale. Mais Dieu a jugé qu'il serait mieux de mêler au nombre.déterminé de ses saints quelques hommes qui ne doivent pas persévérer, afin de rendre toute sécurité impossible à ceux à qui il n'est pas utile de vivre exempts de crainte au milieu des épreuves de cette vie. Car cette parole de l'Apôtre réprime dans beaucoup de coeurs un funeste penchant à l'orgueil: «C'est pourquoi», dit-il, «que celui qui paraît être ferme, prenne garde de tomber (2)». Celui au contraire qui tombe ne doit imputer sa chute qu'à sa propre volonté; tandis que celui qui reste debout, est redevable de sa fermeté à la volonté de Dieu. «Car Dieu a le pouvoir de l'affermir (3)». Ce n'est donc pas à lui-même, mais à Dieu, qu'il est redevable de sa fermeté. Aussi il est avantageux de ne pas chercher à s'élever, mais de craindre (4). Nos propres pensées sont la cause immédiate de nos chutes ou de notre fermeté. Mais,suivant une parole de saint Paul que j'ai rappelée dans le livre précédent: «Nous ne sommes pas capables de former aucune pensée comme de


1. Jn 2,19 - 2. 1Co 10,12 - 3. Rm 14,4 - 4. Rm 11,20

nous-mêmes: c'est Dieu qui nous donne ce pouvoir (1)». Le bienheureux Ambroise ne craint pas de dire, en s'appuyant sur l'autorité de l'Apôtre: «Notre coeur et nos pensées ne sont pas en notre pouvoir». Et quiconque a une piété humble et sincère, doit sentis que cela est parfaitement vrai.


20. L'évêque de Milan a choisi, pour s'exprimer ainsi, un livre écrit par lui sur la fuite du siècle, et où il enseigne que cette fuite doit se faire non pas de corps, mais de coeur: et il a prouvé que cela n'est possible que par le secours de Dieu. «Nous parlons fréquemment», dit-il, «de la nécessité de fuir ce siècle; et plût à Dieu que notre sollicitude à cet égard fût aussi active et aussi prudente que nos paroles sont abondantes!» mais, ce qu'il y a de plus déplorable, le charme des convoitises terrestres s'insinue à chaque instant clans nos esprits, qui se trouvent ainsi envahis par une multitude de frivolités; et de cette manière la pensée de a ce que nous cherchons à éviter est sans cesse présente à notre âme. Il est difficile à l'homme de se mettre en garde contre ce a piége, et il lui est impossible de s'en garantir complètement. Enfin le Prophète déclare que c'est là un voeu plutôt qu'une réalité: Inclinez mon coeur vers votre loi, et non point vers l'avarice (2) . Notre coeur, en effet, et nos pensées ne sont pas en notre pouvoir; ils envahissent d'une manière imprévue notre esprit et notre âme, et après y avoir jeté ainsi le trouble, nous entraînent là où nous n'avions pas dessein d'aller: ils nous rappellent aux choses du siècle, nous suggèrent des sentiments mondains, allument en nous les flammes de la volupté, présentent à nos regards des attraits séducteurs, et au moment même où nous sommes disposés à élever nos esprits, nous nous trouvons le plus souvent ramenés vers les choses de la terre par les pensées vaines a qui nous captivent (3)». Le pouvoir de devenir enfants de Dieu n'appartient donc pas aux hommes: c'est Dieu qui le leur donne (4). Ils reçoivent en effet ce pouvoir de celui qui fait naître dans le coeur humain ces pensées pieuses qui d'abord forment en nous la foi, pour que cette foi agisse ensuite par la charités; mais pour acquérir ce bien précieux, et le conserver,


1. 2Co 3,5 - 2. Ps 118,36 - 3. De la Fuite du siècle, ch. I. - 4. Jn 1,12 - 5. Ga 5,6

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pour le faire croître avec persévérance jusqu'à la fin, nous sommes incapables de former aucune pensée comme de nous-mêmes: notre pouvoir à cet égard vient de Dieu, qui tient en sa puissance notre coeur et nos pensées.




Augustin, du don de la persévérance.