Augustin, Cité de Dieu 526

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CHAPITRE 26.

DE LA FOI ET DE LA PIÉTÉ DE L'EMPEREUR THÉODOSE.

Aussi Théodose ne se borna pas à être fidèle à Gratien vivant, mais après sa mort il prit sous sa protection son frère Valentinien, que Maxime, meurtrier de Gratien, avait chassé du trône; et avec la magnanimité d'un empereur vraiment chrétien, il entoura ce jeune prince d'une affection paternelle, alors qu'il lui eût été très facile de s'en défaire, s'il eût eu plus d'ambition que de justice. Loin de là, il l'accueillit comme empereur et lui prodigua les consolations. Cependant, Maxime étant devenu redoutable par le succès de ses premières entreprises, Théodose, au milieu des inquiétudes que lui causait son ennemi, ne se laissa pas entraîner vers des curiosités sacriléges; il s'adressa à Jean, solitaire d'Egypte, que la renommée lui signalait comme rempli de l'esprit de prophétie, et reçut de lui

1. Les tyrans Maxime et Licinius
2. Constance, Constantin et Constant. Voyez la Vie de Constantin le Grand par Eusèbe
3. Jovien a régné sept mois, Julien dix-huit mois environ. Voyez Eutrope, lib. 10,cap. 9
4. Gratien fut tué par Andragathius, préfet du tyran Maxime. Voyez Orose, Hist., lib. 7,cap. 34
5. Valentinien

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l'assurance de sa prochaine victoire. Il ne tarda pas, en effet, à vaincre le tyran Maxime, et aussitôt il rétablit le jeune Valentinien sur le trône. Ce prince étant mort peu après, par trahison ou autrement, et Eugène ayant été proclamé, sans aucun droit, son successeur, Théodose marcha contre lui, plein de foi en une prophétie nouvelle aussi favorable que la première, et défit l'armée puissante du tyran, moins par l'effort de ses légions que par la puissance de ses prières. Des soldats présents à la bataille m'ont rapporté qu'ils se sentaient enlever des mains les traits qu'ils dirigeaient contre l'ennemi; il s'éleva, en effet, un vent si impétueux du côté de Théodose, que non-seulement tout ce qui était lancé par ses troupes était jeté avec violence contre les rangs opposés, mais que les flèches de l'ennemi retombaient sur lui-même. C'est à quoi fait allusion le poète Claudien, tout ennemi qu'il est de la religion chrétienne, dans ces vers où il loue Théodose:

«O prince trop aimé de Dieu! Éole arme en ta faveur ses légions impétueuses; la nature combat pour toi, et les vents conjurés accourent à l'appel de tes clairons 1»

Au retour de cette expédition, où l'événement avait répondu à sa confiance et à ses prophétiques prévisions, Théodose fit abattre certaines statues de Jupiter, qu'on avait élevées dans les Alpes, en y attachant contre lui je ne sais quels sortiléges, et comme ses coureurs, avec cette familiarité que permet la joie de la victoire, lui disaient en riant que les foudres d'or dont ces statues étaient armées ne leur faisaient pas peur, et qu'ils seraient bien aise d'en être foudroyés, il leur en fit présent de bonne grâce. Ses ennemis morts sur le champ de bataille., moins par ses ordres que par l'emportement du combat, laissaient des fils qui se réfugièrent dans une église, quoiqu'ils ne fussent pas chrétiens; il saisit cette occasion de leur faire embrasser le christianisme, montra pour eux une charité vraiment chrétienne, et loin de confisquer leurs biens, les leur conserva en y ajoutant des honneurs. Il ne permit à personne, après la victoire, d'exercer des vengeances particulières. Sa conduite dans la guerre civile ne ressembla nullement à celle de Cinna, de Marins, de Sylla et de tant d'autres, qui sans cesse recommençaient ce qui était fini; lui, au contraire, déplora la lutte quand elle prit

1. Paneg. de tert. Honor. cons., v. 96-98.

naissance, et ne voulut en abuser contre personne quand elle prit fin. Au milieu de tant de soucis, il fit dès le commencement de son règne des lois très justes et très saintes en faveur de l'Eglise, que l'empereur Valens, partisan des Ariens, avait violemment persécutée; c'était à ses yeux un plus grand honneur d'être un des membres de cette Eglise que d'être le maître de l'univers. Il fit abattre partout les idoles, persuadé que les biens mêmes de la terre dépendent de Dieu et non des démons. Mais qu'y a-t-il de plus admirable que son humilité, quand, après avoir promis, à la prière des évêques, de pardonner à la ville de Thessalonique, et s'être laissé entraîner à sévir contre elle par les instances bruyantes de quelques-uns de ses courtisans, rencontrant tout à coup devant lui la courageuse censure de l'Eglise, il fit une telle pénitence de sa faute que le peuple, intércédant pour lui avec larmes, fut plus affligé de voir la majesté de l'empereur humiliée qu'il n'avait été effrayé de sa colère. Ce sont ces bonnes oeuvres et d'autres semblables, trop longues à énumérer, que Théodose a emportées avec lui quand, abandonnant ces grandeurs humaines qui ne sont que vapeur et fumée, il est allé chercher la récompense que Dieu n'a promise qu'aux hommes vraiment pieux. Quant aux biens de cette vie, honneurs ou richesses, Dieu les donne également aux bons et aux méchants, comme il leur donne le monde, la lumière, l'air, l'eau, la terre et ses fruits, l'âme, le corps, les sens, la raison et la vie; et dans ces biens il faut comprendre aussi les empires, si grands qu'ils soient, que Dieu dispense selon -les temps dans les conseils de sa providence.Il s'agit maintenant de répondre à ceux qui, étant convaincus par les preuves les plus claires que la multitude des faux dieux ne sert de rien pour obtenir les biens temporels, seuls objets que désirent les hommes de peu de sens, se réduisent à prétendre qu'il faut les adorer, non en vue des avantages de la vie présente, mais dans l'intérêt de la vie future. Quant aux païens obstinés qui persistent à les servir pour les biens de ce monde, et se plaignent de ce qu'on ne leur permet pas de s'abandonner à ces vaines et ridicules superstitions, je crois leur avoir assez répondu dans ces cinq livres. Au moment où je publiais les trois premiers, et quand ils étaient déjà entre (116) les mains de tout le monde, j'appris qu'on y préparait une réponse, et depuis j'ai été informé qu'elle était prête, mais qu'on attendait l'occasion de pouvoir la faire paraître sans danger. Sur quoi je dirai à mes contradicteurs de ne pas souhaiter une chose qui ne saurait leur être avantageuse. On se flatte aisément d'avoir répondu, quand on n'a pas su se taire. Et quelle source de paroles plus fertile que la vanité! mais de ce qu'elle peut toujours crier plus fort que la vérité, il ne s'ensuit pas qu'elle soit la plus forte. Qu'ils y pensent donc sérieusement; et si, jugeant la chose sans esprit de parti, ils reconnaissent par hasard qu'il est plus aisé d'attaquer nos principes par un bavardage impertinent et des plaisanteries dignes de la comédie ou de la satire, que par de solides raisons, qu'ils s'abstiennent de publier des sottises et préfèrent les remontrances des personnes éclairées aux éloges des esprits frivoles; que s'ils attendent l'occasion favorable, non pour dire vrai avec toute liberté, mais pour médire avec toute licence, à Dieu ne plaise qu'ils soient heureux à la manière de cet homme dont Cicéron dit si bien: «Malheureux, à qui il est permis de mal faire 1». Si donc il y a quelqu'un de nos adversaires qui s'estime heureux d'avoir la liberté de médire, nous pouvons l'assurer qu'il sera plus heureux d'en être privé, d'autant mieux que rien ne l'empêche, dès à présent, de venir discuter avec nous tant qu'il voudra, non pour satisfaire une vanité stérile, mais pour s'éclairer; et il ne dépendra pas de nous qu'il ne reçoive, dans cette controverse amicale, une réponse digne, grave et sincère.

1. Saint Augustin fait probablement allusion à un passage des Tusculanes, (lib. 5,cap. 19)

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LIVRE SIXIÈME.:

LES DIEUX PAÏENS.

Après avoir réfuté, dans les cinq livres qui précèdent, ceux qui veulent qu'on adore les dieux en vue des intérêts de la vie temporelle, saint Augustin discute contre ceux qui les adorent pour les avantages de la vie éternelle. C'est à quoi sont consacrés les cinq livres qui suivent. L'objet particulier de celui-ci est de faire voir quelle basse idée se faisait des dieux Varron lui-même, le plus autorisé entre les théologiens du paganisme. Saint Augustin, s'appuyant sur la division que fait cet écrivain de la théologie en trois espèces la théologie mythique, la théologie naturelle et la théologie civile, démontre que la théologie mythique et la théologie civile ne servent de rien pour la félicité de la vie future.


PRÉFACE.

Je crois avoir assez réfuté, dans les cinq livres précédents, ceux qui pensent qu'on doit honorer d'un culte de latrie 1, lequel n'est dû qu'au seul vrai Dieu, toutes ces fausses divinités, convaincues par la religion chrétienne d'être de vains simulacres, des esprits immondes ou des démons, en un mot, des créatures et non le Créateur. Je n'ignore pas toutefois que ces cinq livres et mille autres ne puissent suffire à satisfaire les esprits opiniâtres. La vanité ne se fait-elle pas un point d'honneur de résister à toutes les forces de la vérité? et cependant le vice hideux de l'obstination tourne contre les malheureux mêmes qui en sont subjugués. C'est une maladie incurable, non par la faute du médecin, mais par celle du malade. Quant à ceux qui pèsent ce qu'ils ont lu et le méditent sans opiniâtreté, ou du moins sans trop d'attachement à leurs vieilles erreurs, ils jugeront, j'espère, que nous avons plus que suffisamment résolu la question pro. posée, et que le seul reproche qu'on nous puisse adresser est celui d'une surabondance excessive. Je crois aussi qu'ils se convaincront aisément que cette haine, qu'on excite contre la religion chrétienne à l'occasion des calamités et des bouleversements du monde, passion aveugle ressentie par des ignorants, mais que des hommes très savants, possédés par une rage impie, ont soin de fomenter contre le témoignage de leur conscience, toute cette haine est l'ouvrage de la légèreté et du dépit, et n'a aucun motif raisonnable.

1. Nous avons dit plus haut (livre 5,ch. 15) que la théologie chrétienne distingue deux sortes de cultes: le culte de dulie (du grec douleia), et le culte de latrie (du grec latreia). Sans insister sur les différences d'étymologie, nous emprunterons à saint Augustin lui-même (Quoest. in Exod., qu. 94) la définition précise de ces deux cultes On doit à Dieu, dit-il, le culte de doue à titre de Seigneur; on lui doit celui de latrie à titre de Dieu et à ce titre seul» . - Voyez plus loin le livre 10,chap. 1

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CHAPITRE PREMIER.

DE CEUX QUI PRÉTENDENT ADORER LES DIEUX, NON EN VUE DE LA VIE PRÉSENTE, MAIS EN VUE DE LA VIE ÉTERNELLE.

Ayant donc à répondre maintenant, selon l'ordre que je me suis prescrit, à ceux qui soutiennent qu'il faut servir les dieux dans l'intérêt de la vie à venir et non pour les biens d'ici-bas, je veux entrer en matière par cet oracle véridique du saint psalmiste: «Heureux celui qui a mis son espérance dans le Seigneur et n'a point arrêté ses regards aux choses vaines et aux trompeuses folies 1». Toutefois, au milieu des vanités et des folies du paganisme, ce qu'il y a de plus supportable, c'est la doctrine des philosophes qui ont méprisé les superstitions vulgaires, tandis que la foule se prosternait aux pieds des idoles et,tout en leur attribuant mille indignités, les appelait dieux immortels et leur offrait un culte et des sacrifices. C'est avec ces esprits d'élite qui, sans proclamer hautement leur pensée, l'ont au moins murmurée à demi-voix dans leurs écoles, c'est avec de tels hommes qu'il peut convenir de discuter cette question: faut-il adorer, en vue de la vie future, un seul Dieu, auteur de toutes les créatures spirituelles et corporelles, ou bien cette multitude de dieux qui n'ont été reconnus par les plus excellents et les plus illustres de ces philosophes qu'à titre de divinités secondaires créées par le Dieu suprême et placées de sa propre main dans les régions supérieures de l'univers 2?Quant à ces dieux bien différents sur lesquels je me suis expliqué au quatrième livre 3,et dont l'emploi est restreint aux plus minces

1. Ps 39,5
2. Allusion à Platon. Voyez le Tirade, traduction française, pages 131 et suiv
3. Chap. 11 e 21

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objets, qui pourrait être reçu à soutenir qu'ils soient capables de donner la vie éternelle? En effet, ces hommes si habiles et si ingénieux, qui croient que le monde leur est fort obligé de lui avoir appris ce qu'il faut demander à chaque dieu, de peur que, par une de ces méprises ridicules dont on se divertit à la comédie, on ne soit exposé à demander de l'eau à Bacchus ou du vin aux nymphes 1, voudraient-ils que celui qui s'adresse aux nymphes pour avoir du vin, sur cette réponse: Nous n'avons que de l'eau à donner, adressez-vous à Bacchus, - s'avisât de répliquer: Si vous n'avez pas de vin, donnez-moi la vie éternelle? - Se peut-il concevoir rien de plus absurde? et en supposant que les nymphes, au lieu de chercher, en leur qualité de démons, à tromper le malheureux suppliant, eussent envie de rire (car ce sont de grandes rieuses 2), ne pourraient-elles pas lui répondre: «Tu crois, pauvre homme, que nous disposons de la vie, nous qui ne disposons même pas de la vigne!» C'est donc le comble de la folie d'attendre la vie éternelle de ces dieux, dont les fonctions sont tellement partagées, pour les objets mêmes de cette vie misérable, et dont la puissance est si restreinte et si limitée qu'on ne saurait demander à l'un ce qui dépend de la fonction de l'autre, sans se charger d'un ridicule digne de la comédie. On rit quand des auteurs donnent sciemment dans ces méprises, mais il y a bien plus sujet de rire, quand des superstitieux y tombent par ignorance. Voilà pourquoi de savants hommes ont écrit des traités où ils déterminent pertinemment à quel dieu ou à quelle déesse il convient de s'adresser pour chaque objet qu'on peut avoir à solliciter: dans quel cas, par exemple, il faut avoir recours à Bac-chus, dans quel autre cas aux nymphes ou à Vulcain, et ainsi de tous les autres dont j'ai fait mention au quatrième livre, ou que j'ai cru devoir passer sous silence. Or, si c'est une erreur de demander du vin à Cérès, du pain à Bacchus, de l'eau à Vulcain et du feu aux nymphes, n'est-ce pas une extravagance de demander à aucun de ces dieux la vie éternelle?Et en effet, si nous avons établi, en traitant aux livres précédents des royaumes de la

1. Voyez plus haut, livre 4,chap. 22
2. Allusion à ce ver, de Virgile (Egl., 3,V. 9): Et faciles nymphoe risere... Il est douteux que faciles ait ici le sens que lui donne saint Augustin. Voyez Servius ad . Aeneid., 1,1


terrre, que les plus grandes divinités du paganisme ne peuvent pas même disposer des grandeurs d'ici-bas, je demande s'il ne faut pas pousser l'impiété jusqu'à la folie pour croire que cette foule de petits dieux seront capables de disposer à leur gré de la vie éternelle, supérieure, sans aucun doute et sans aucune comparaison, à toutes les grandeurs périssables? Car, qu'on ne s'imagine pas que leur impuissance à disposer des prospérités de la terre tient à ce que de tels objets sont au-dessous de leur majesté et indignes de leurs soins, non; si peu de prix qu'on doive attacher aux choses de ce monde, c'est l'indignité de ces dieux qui les a fait paraître incapables d'en être les dispensateurs. Or, si aucun d'eux, comme je l'ai prouvé, ne peut, petit ou grand, donner à un mortel des royaumes mortels comme lui, à combien plus forte raison ne saurait-il donner à ce mortel l'immortalité?Il y a plus, et puisque nous avons maintenant affaire à ceux qui adorent les dieux, non pour la vie présente, mais pour la vie future, ils doivent tomber d'accord qu'il ne faut pas du moins les adorer en vue de ces objets particuliers qu'une vaine superstition assigne à chacun d'eux comme son domaine propre; car ce système d'attributions particulières n'a aucun fondement raisonnable, et je crois l'avoir assez réfuté. Ainsi, alors même que les adorateurs de Juventas jouiraient d'une jeunesse plus florissante, et que les contempteurs de cette déesse mourraient ou se flétriraient avant le temps; alors même que la Fortune barbue couvrirait d'un duvet agréable les joues de ses pieux serviteurs et refuserait cet ornement à tout autre ou ne lui donnerait qu'une barbe sans agrément, nous aurions toujours raison de dire que le pouvoir de ces divinités est enfermé dans les limites de leurs attributions, et par conséquent qu'on ne doit demander la vie éternelle ni à Juventas, qui ne peut même pas donner de la barbe, ni à la Fortune barbue, incapable aussi de donner cet âge où la barbe vient au menton. Si donc il n'est pas nécessaire de servir ces déesses pour obtenir les avantages dont on leur attribue la disposition (car combien ont adoré Juventas qui ont eu une jeunesse peu vigoureuse, tandis que d'autres, qui ne l'adorent pas, jouissent de la plus grande vigueur? et combien aussi invoquent la Fortune barbue sans avoir de barbe, ou l'ont si laide qu'ils (119) prêtent à rire à ceux qui l'ont belle sans l'avoir demandée?), comment croire que le culte de ces dieux, inutile pour obtenir des biens passagers, où ils président uniquement, soit réellement utile pour obtenir la vie éternelle? Ceux-là mêmes ne l'ont pas osé dire, qui, pour les faire adorer du vulgaire ignorant, ont distribué à chacun son emploi, de peur sans doute, vu leur grand nombre, qu'il n'y en eût quelqu'un d'oisif.


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CHAPITRE II.

SENTIMENT DE VARRON TOUCHANT LES DIEUX DU PAGANISME, QU'IL NOUS APPREND A SI BIEN CONNAÎTRE, QU'IL LEUR EUT MIEUX MARQUÉ SON RESPECT EN N'EN DISANT ABSOLUMENT RIEN.

Où trouver, sur cette matière, des recherches plus curieuses, des découvertes plus savantes, des études plus approfondies que dans Marcus Varron, en un mot, un traité mieux divisé, plus soigneusement écrit et plus complet? Malgré l'infériorité de son style, qui manque un peu d'agrément, il a tant de sens et de solidité, qu'en tout ce qui regarde les sciences profanes, que les païens nomment libérales, il satisfait ceux qui sont avides de choses, autant que Cicéron charme ceux qui sont avides de beau langage. J'en appelle à Cicéron lui-même, qui, dans ses Académiques nous apprend qu'il a discuté la question qui fait le sujet de son ouvrage, avec Varron 1, «l'homme, dit-il, le plus pénétrant du monde et sans aucun doute le plus savant». Remarquez qu'il ne dit pas le plus éloquent ou le plus disert, parce qu'à cet égard l'infériorité de Varron est grande, mais il dit le plus pénétrant, et ce n'est pas tout: car il ajoute, dans un livre destiné à prouver qu'il faut douter de tout: et sans aucun doute le plus savant, comme si le savoir de Varron était la seule vérité dont il n'y eût pas à douter, et qui pût faire oublier à l'auteur, au moment de discuter le doute académique, qu'il était lui-même académicien.Dans l'endroit du premier livre où il vante les ouvrages de Varron, il s'adresse ainsi à cet écrivain: «Nous étions errants et comme étrangers dans notre propre pays; tes livres ont été pour nous comme des hôtes qui nous ont ramenés à la maison et nous ont

1. Les quatre livres des Académiques dédiés à Varron sont perdus sauf un fragment du livre premier


appris à reconnaître notre nom et notre demeure. Par toi nous avons connu l'âge de notre patrie; par toi, l'ordre et la suite des temps; par toi, les lois du culte et les attributions des pontifes; par toi, la discipline privée et publique; par toi, la situation des lieux et des empires; par toi, les noms, les espèces et les fonctions des dieux; en un mot, les causes de toutes les choses divines et humaines 1». Si donc ce personnage si excellent et si rare, dont Térentianus a dit, dans un vers élégant et précis 2,qu'il était savant de tout point; si ce grand auteur, qui a tant lu qu'on s'étonne qu'il ait eu le temps d'écrire, et qui a plus écrit que personne ait peut-être jamais lu; si cet habile et savant homme avait entrepris de combattre et de ruiner les institutions dont il traite comme de choses divines, s'il avait voulu soutenir qu'il se trouvait en tout cela plus de superstition que de religion, je ne sais, en vérité, s'il aurait relevé plus qu'il n'a fait de choses ridicules, odieuses et détestables. Mais comme il adorait ces mêmes dieux, comme il croyait à la nécessité de les adorer, jusque-là qu'il avoue dans son livre la crainte qu'il a de les voir périr, moins par une invasion étrangère que par la négligence de ses concitoyens, et déclare expressément n'avoir d'autre but que de les sauver de l'oubli en les mettant sous la sauvegarde de la mémoire des gens de bien (précaution plus utile, en effet, que le dévouement de Métellus pour arracher la statue de Vesta à l'incendie 3,ou que celui d'Énée pour dérober ses dieux pénates à la ruine de Troie), comme une laisse pas toutefois de conserver à la postérité des traditions contraires à la piété, et à ce titre également réprouvées par les savants et par les ignorants, que pouvons-nous penser, sinon que cet écrivain, d'ailleurs si habile et si pénétrant, mais que le Saint-Esprit n'avait pas rendu à la liberté, succombait sous le poids de la coutume et des lois de son pays, et toutefois, sous prétexte de rendre la religion plus respectable, ne voulait pas faire ce qu'il y trouvait à blâmer?


1. Cicéron, Acad. quaest., lib. 1,cap. 3
2. Voyez le traité de Térentianus; De metris, section des vers phaleuques
3. Voyez plus haut, livre 3,ch, 18

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CHAPITRE 3.

PLAN DES ANTIQUITÉS DE VARRON.

Les Antiquités de Varron 1 forment quarante et un livres: vingt-cinq sur les choses humaines et seize sur les choses divines. Le Traité des choses humaines est divisé en quatre parties, suivant que l'on considère les personnes, les temps, les lieux et les actions. Sur chacun de ces objets il y a six livres; en tout vingt-quatre, plus un premier livre, qui est une introduction générale. Varron suit le même ordre pour les choses divines: considérant tour à tour les personnes qui sacrifient aux dieux, les temps, les lieux où elles sacrifient et les sacrifices eux-mêmes, il maintient exactement cette distinction subtile et emploie trois livres pour chacun de ces quatre objets; ce qui fait en tout douze livres. Mais comme il fallait dire aussi à qui sont offerts les sacrifices, car c'est là le point le plus intéressant, il aborde cette matière dans les trois derniers livres, où il parle des dieux. Ajoutez ces trois livres aux douze précédents, et joignez-y encore un livre d'introduction sur les choses divines considérées en général, voilà les seize livres dont j'ai parlé. Dans ce qui regarde les choses divines, sur les trois livres qui traitent des personnes, le premier parle des pontifes; le second, des augures; le troisième, des quindécemvirs 2. Aux trois suivants, qui concernent les lieux, Varron traite premièrement des autels privés; secondement, des temples; troisièmement, des lieux sacrés. Viennent ensuite les trois livres sur les temps, c'est-à-dire sur les jours de fêtes publiques, où il parle d'abord des jours fériés, puis des jeux scéniques. Enfin, les trois livres qui concernent les sacrifices traitent successivement des consécrations, des sacrifices domestiques et des sacrifices publics. Tout cela forme une espèce de pompe religieuse où les dieux marchent les derniers à la suite du cortége; car il reste encore trois livres pour terminer l'ouvrage: l'un sur les dieux certains, l'autre sur les dieux incertains et le dernier sur les dieux principaux et choisis.

1.Cet ouvrage est perdu, sauf quelques rares et courts fragments, tirés pour la plupart de saint Augustin
2. On préposa d'abord deux magistrats nommés duumviri sacroram à la lecture des livres sacrés et à l'interprétation des oracles sibyllins. (Voyez Denys d'Halic., Antiq. lib. 4,cap. 62) Enfin vers le temps de Sylla, il y eut quinze magistrats nommées quindecemviri sacrorum. Ce sont ceux dont parlent Vairon et salut Augustin. (Voyez Servius ad Aeneid., lib. 6,V. 73





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CHAPITRE IV.

IL RÉSULTE DES DISSERTATIONS DE VARRON QUE LES ADORATEURS DES FAUX DIEUX REGARDAIENT LES CHOSES HUMAINES COMME PLUS ANCIENNES QUE LES CHOSES DIVINES.

Il résulte déjà très clairement de ce que nous avons dit, une conséquence qui deviendra plus claire encore par ce qui nous reste à dire: c'est que pour tout homme qui n'est point opiniâtre jusqu'à devenir ennemi de soi-même, il y aurait de l'impudence à s'imaginer que toutes ces belles et savantes divisions de Varron aient quelque pouvoir pour faire espérer la vie éternelle. Qu'est-ce, en effet, que tout cela, sinon des institutions tout humaines ou des inventions des démons? Et je ne parle pas des démons que les païens appellent bons démons; je parle de ces esprits immondes et sans contredit malfaisants, qui répandent en secret dans l'esprit des impies des opinions pernicieuses, et quelquefois les confirment ouvertement par leurs prestiges, afin d'égarer les hommes de plus en plus, et de les empêcher de s'unir à la vérité éternelle et immuable. Varron lui-même l'a si bien senti qu'il a placé dans son livre les choses humaines avant les choses divines, donnant pour raison que ce sont les sociétés qui ont commencé à s'établir, et qu'elles ont ensuite établi les cultes. Or, la vraie religion n'est point une institution de quelque cité de la terre; c'est elle qui forme la Cité céleste, et elle est inspirée par le vrai Dieu, arbitre de la vie éternelle, qui enseigne lui-même la vérité à ses adorateurs.Varron avoue donc que s'il a placé les choses humaines avant les divines, c'est que celles-ci sont l'ouvrage des hommes, et voici comment il raisonne: «De même, dit-il, que le peintre existe avant son tableau et l'architecte avant son édifice, ainsi les sociétés existent avant les institutions sociales». Il ajoute qu'il aurait parlé des dieux avant de parler des hommes, s'il avait voulu dans son livre embrasser toute la nature divine; comme s'il ne traitait que d'une partie de la nature divine et non de cette nature tout entière! et comme si même une partie de la nature divine ne devait pas être mise avant la nature (121) humaine! Mais puisque dans les trois livres qui terminent son ouvrage, il classe les dieux d'une façon si exacte en certains, incertains et choisis, ne semble-t-il pas avoir voulu ne rien omettre dans la nature divine? Que vient-il donc nous dire, que s'il eût embrassé la nature divine tout entière, il eût parlé des dieux avant de parler des hommes?car enfin, de trois choses l'une: ou il traite de touts la nature divine, ou bien il traite d'une partie, ou enfin ce dont il traite n'est rien de la nature divine. S'il traite de la nature divine tout entière, elle doit sans nul doute avoir sur la nature humaine la priorité; s'il traite d'une partie de la nature divine, pourquoi la priorité ne lui serait-elle pas acquise également? Est-ce que toute partie quelconque de la nature divine ne doit pas être mise au-dessus de la nature humaine? En tout cas, si c'est trop faire pour une partie de la nature divine que de la préférer à la nature humaine tout entière, du moins fallait-il la préférer à ce qui n'est qu'une partie des choses humaines, je veux dire aux institutions des Romains; car les livres de Varron regardent Rome et non pas toute l'humanité. Et cependant il croit bien faire d'ajourner les choses divines, sous prétexte que le peintre précède son tableau et l'architecte son édifice; n'est-ce pas avouer nettement que ce qu'il appelle choses divines n'est à ses yeux, comme la peinture et l'architecture, que l'ouvrage des hommes? Il ne reste donc plus que la troisième hypothèse, savoir, que l'objet de son traité n'est rien de divin, et voilà ce dont il ne serait pas convenu ouvertement, mais ce qu'il a peut-être voulu faire entendre aux esprits éclairés. En effet, il se sert d'une expression équivoque, qui veut dire, dans le sens ordinaire, que l'objet de son traité n'est pas toute la nature- divine, mais qui peut signifier aussi que ce n'est rien de vraiment divin. Dans le fait, s'il avait traité de toute la nature divine, le véritable ordre était, il en convient lui-même, de la placer avant la nature humaine; et comme il est clair d'ailleurs, sinon par le témoignage de Varron, du moins par l'évidence de la vérité, que dans le cas même où il n'aurait voulu traiter que d'une partie de la nature divine, elle devait encore avoir la priorité, il s'ensuit finalement que l'objet dont il traite n'a rien de véritablement divin. Dès lors, il ne faut pas dire que Varron a voulu préférer les choses humaines aux choses divines; il faut dire qu'il n'a pas voulu préférer des choses fausses à des choses vraies. Car dans ce qu'il écrit touchant les choses humaines, il suit l'ordre des événements, au lieu qu'en traitant des choses divines, qu'a-t-il suivi, sinon des opinions vaines et fantastiques? Et c'est ce qu'il a voulu finement insinuer, non-seulement par l'ordre qu'il a suivi, mais encore par la raison qu'il en donne. Peut-être, s'il eût suivi cet ordre sans en dire la raison, nierait-on qu'il ait eu aucune intention semblable; mais, parlant comme il fait, on ne peut lui supposer aucune autre pensée, et il a fait assez voir qu'il a voulu placer les hommes avant les institutions des hommes, et non pas la nature humaine avant la nature des dieux. Ainsi il a reconnu que l'objet de son traité des choses divines n'est pas la vérité qui a son fondement dans la nature, mais la fausseté qui a le sien dans l'erreur. C'est ce qu'il a déclaré ailleurs d'une façon plus formelle encore, comme je l'ai rappelé dans mon quatrième livre 1, quand il dit que s'il avait à fonder un Etat nouveau, il traiterait des dieux selon les principes de la nature; mais que, vivant dans un Etat déjà vieux, il ne pouvait que suivre la coutume.


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CHAPITRE V.

DES TROIS ESPECES DE THEOLOGIES DISTLNGUEES PAR VARRON, L'UNE MYTHIQUE L'AUTRE NATURELLE, ET L'AUTRE CIVILE.

Que signifie-cette division de la théologie ou science des dieux en trois espèces: l'une mythique, l'autre physique, et l'autre civile? Le nom de théologie fabuleuse conviendrait assez à la première espèce, mais je veux bien l'appeler mythique, du grec muthos, qui signifie fable. Appelons aussi la seconde espèce indifféremment physique ou naturelle, puisque l'usage l'autorise 2 et, quant à la troisième espèce, à-la théologie politique, nommée par Varron civile, il n'y a pas de difficulté. Voici comment il s'explique à cet égard: «On appelle mythique la théologie des poëtes, physique, celle des philosophes, et civile, celle des peuples».- «Or», poursuit-il, «dans la première espèce de théologie, il se rencontre beaucoup de fictions contraires à la dignité

1. Au chap. 31
2. On sait que le latin physicus vient du grec phusikos, naturel, dont la racine est phusis, nature

(122)

et à la nature des dieux immortels, comme, par exemple, la naissance d'une divinité qui
sort du cerveau d'une autre divinité, ou de sa cuisse, ou de quelques gouttes de son sang;
ou bien encore un dieu voleur, un dieu adultère, un dieu serviteur de l'homme. Et pour tout dire, on y attribue aux dieux tous les désordres où tombent les hommes et même les hommes les plus infâmes 1». Ainsi, quand Varron le peut, quand il l'ose, quand il parle avec la certitude de l'impunité, il s'explique sans détour sur l'injure faite à la divinité par les fables mensongères; car il ne s'agit pas ici de la théologie naturelle ou de la théologie civile, mais seulement de la théologie mythique, et c'est pourquoi il a cru pouvoir la censurer librement. Voyons maintenant son opinion sur la théologie naturelle: «La seconde espèce de théologie que j'ai distinguée, dit-il, a donné matière à un grand nombre de livres où les philosophes font des recherches suries dieux, sur leur nombre, le lieu de leur séjour, leur nature et leurs qualités: sont-ils éternels ou ont-ils commencé? tirent-ils leur origine du feu, comme le croit Héraclite, ou des nombres, suivant le système de Pythagore, ou des atomes, ainsi qu'Épicure le soutient? et autres questions semblables, qu'il est plus facile de discuter dans l'intérieur d'une école que dans le forum». On voit que Varron ne trouve rien à redire dans cette théologie naturelle, propre aux philosophes; il remarque seu1ement la diversité de leurs opinions, qui a fait naître tant de sectes opposées, et cependant il bannit la théologie naturelle du forum et la renferme dans les écoles, tandis qu'il n'interdit pas au peuple la première espèce de théologie, qui est toute pleine de mensonges et d'infamies. O chastes oreilles du peuple, et surtout du peuple romain! elles ne peuvent entendre les discussions des philosophes sur les dieux immortels; mais que les poètes chantent leurs fictions, que- des histrions les jouent, que la nature des dieux soit altérée, que leur majesté soit avilie par des récits qui les font- tomber au niveau des hommes les, plus infâmes, on supporte tout cela; que dis-je? on l'écoute avec joie; et on s'imagine que ces scandales sont agréables aux dieux et contribuent à les rendre favorables!

1. Comparez le sentiment de Varron sur les diverses espèces de théologie, avec celui du pontife Scévola (plus haut, livre 4,ch. 27)

On me dira peut-être: Sachons distinguer la théologie mythique ou fabuleuse et la théologie physique ou naturelle de la théologie civile, comme fait Varron lui-même, et cherchons ce qu'il pense de celle-ci. Je réponds qu'en effet il y a de bonnes raisons de mettre à part la théologie fabuleuse: c'est qu'elle est fausse, c'est qu'elle est infâme, c'est qu'elle est indigne; mais séparer la théologie naturelle de la théologie civile, n'est-ce pas avouer que la théologie civile est fausse? Si, en effet, la théologie civile est conforme à la nature, pourquoi écarter la théologie naturelle? Si elle ne lui est pas conforme, à quel titre la reconnaître pour vraie-? Et voilà pourquoi Varron a fait passer les choses humaines avant les choses divines; c'est qu'en traitant de celles-ci, il ne s'est pas conformé à la nature des dieux, mais aux institutions des hommes. Examinons toutefois cette théologie civile: «La troisième espèce de théologie, dit-il, est celle que les citoyens, et surtout les prêtres, doivent connaître et pratiquer. Elle consiste à savoir quels sont les dieux qu'il faut adorer publiquement, et à quelles cérémonies, à quels sacrifices chacun est, obligé». Citons encore ce qu'ajoute Varron: «La première espèce de théologie convient au théâtre, la seconde au monde, la troisième à la cité». Qui ne voit à laquelle des trois il donne la préférence? Ce ne peut être qu'à la seconde, qui est celle des philosophes. Elle se rapporte en effet au monde, et, suivant les philosophes, il n'y a rien de plus excellent que le monde. Quant aux deux autres espèces de théologie, celle du théâtre et celle de la cité, on ne sait s'il les distingue ou s'il les confond. En effet, de ce qu'un ordre de choses appartient à la cité, il ne s'ensuit pas qu'il appartienne au monde, quoique la cité soit dans le monde, et il peut arriver que sur de fausses opinions on croie et on adore dans la cité des objets qui ne sont ni dans le monde, ni hors du monde. Je demande en outre où est le théâtre, sinon dans la cité? et pourquoi on l'a établi, sinon à cause des jeux scéniques? et à quoi se rapportent les jeux scéniques, sinon aux choses divines, qui ont tant exercé la sagacité de Varron?


Augustin, Cité de Dieu 526