Augustin, Cité de Dieu 734

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CHAPITRE XXXIV.

DES LIVRES DE NUMA POMPILIUS, QUE. LE SÉNAT FIT BRULER POUR NE POINT DIVULGUER LES CAUSES DES INSTITUTIONS RELIGIEUSES.

Et cependant, au témoignage de Varron lui-même, on ne put souffrir les livres de Numa, où sont expliqués les principes de ses institutions religieuses, et on les jugea indignes non-seulement d'être lus par les personnes de piété, mais encore d'être conservés par écrit dans le secret des ténèbres. C'est ici le moment de rapporter ce que j'ai promis au troisième livre de placer en son lieu. Voici donc ce qu'on lit dans le traité de Varron sur le culte des dieux: «Un certain Térentius», dit ce savant homme, «possédait une terre au pied du Janicule. Or, il arriva un jour que son bouvier, faisant passer la charrue près du tombeau de Numa Pompilius, déterra les livres où ce roi avait consigné les raisons de u ses institutions religieuses. Térentius s'empressa de les porter au préteur, qui, en ayant lu le commencement, jugea la chose assez importante pour en donner avis au sénat. Les principaux de cette assemblée eurent à peine pris connaissance de quelques-unes des raisons par où chaque institution était expliquée, qu'il fut décidé que, sans toucher aux règlements de Numa, il était de l'intérêt de la religion que ses livres fussent brûlés par le préteur 1». Chacun en pensera ce qu'il voudra, et il sera même permis à quelque habile défenseur d'une si étrange impiété de dire ici tout ce que l'amour insensé de la dispute lui pourra suggérer; pour nous, qu'il nous suffise de faire observer que les explications données sur le culte par son propre fondateur, devaient rester inconnues au peuple, au sénat, aux prêtres eux-mêmes, ce qui fait bien voir qu'une curiosité illicite avait initié Numa Pompilius aux secrets des démons; il les mit donc

1. Ce récit est reproduit, mais avec de différences, dans Tite-Live ( lib. 40,Cap. 29) et dans Plutarque (Vie de Numa). Voyez aussi, Pline l'Ancien (Hist. nat. ., lib. 13,cap. 27

par écrit pour son usage et afin de s'en souvenir; mais il n'osa jamais, tout roi qu'il était et n'ayant personne à craindre, ni les communiquer à qui que ce soit, de peur de découvrir aux hommes des mystères d'abominations, ni les effacer ou les détruire, de peur d'irriter ses dieux, et c'est ce qui le porta à les enfouir dans un lieu qu'il crut sûr, ne prévoyant pas que la charrue dût jamais approcher de son tombeau. Quant au sénat, bien qu'il eût pour maxime de respecter la religion des ancêtres, et qu'il fût obligé par là de ne pas toucher aux institutions de Numa, il jugea toutefois ces livres si pernicieux qu'il ne voulut point qu'on les remît en terre, de peur d'irriter la curiosité, et ordonna de livrer aux flammes ce scandaleux monument. Estimant nécessaire le maintien des institutions établies, il pensa qu'il valait mieux laisser les hommes dans l'erreur en leur en dérobant les causes, que de troubler l'Etat eu les leur découvrant.

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CHAPITRE XXXV.

DE L'HYDROMANCIE 1 DONT LES DÉMONS SE SERVAIENT POUR TROMPER NUMA EN LUI MONTRANT DANS L'EAU LEURS IMAGES.

Comme aucun prophète de Dieu, ni aucun ange ne fut envoyé à Numa, il eut recours à l'hydromancie pour voir dans l'eau les images des dieux ou plutôt les prestiges des démons, et apprendre d'eux les institutions qu'il devait fonder. Varron dit que ce genre de divination a son origine chez les Perses, et que le roi Numa, et après lui le philosophe Pythagore, en ont fait usage. Il ajouce qu'on interroge aussi les enfers en répandant du sang, ce que les Grecs appellent nécromancie 2; mais hydromancie et nécromancie ont ce point commun qu'on se sert des morts pour connaître l'avenir. Comment y réussit-on? cela regarde les experts en ces matières; pour moi, je ne veux pas soutenir que ces sortes de divinations fussent interdites par les lois chez tous les peuples et sous des peines rigoureuses, même avant l'avénement du Christ; je ne dis pas cela, car peut-être étaient-elles permises; je dis seulement que c'est par des pratiques de ce genre que Numa connut les mystères qu'il institua et dont il dissimula les causes,

1. Hydromancie, divination par l'eau ( d'udor, eau, et divination
2. Nekromanteia, divination par les morts

(154)tant il avait peur lui-même de ce qu'il avait appris. Que vient donc faire ici Varron avec ses explications tirées de la physique? Si les livres de Numa n'en eussent renfermé que de cette espèce, on ne les eût pas brûlés, ou bien on eût brûlé également les livres de Varron, lesquels sont dédiés au souverain pontife César. La vérité est que le mariage prétendu de Numa Pompilius avec la nymphe Egérie vient de ce qu'il puisait de l'eau 1 pour ses opérations d'hydromancie, ainsi que Varron lui-même le rapporte. Et voilà comme le mensonge fait une fable d'un fait réel. C'est donc par l'hydromancie que ce roi trop curieux fut initié, soit aux mystères qu'il consigna dans les livres des pontifes, soit aux causes de ces mystères dont il se réserva à lui le secret et qu'il fit pour ainsi dire mourir avec lui, en prenant soin de les ensevelir dans son tombeau. Il faut assurément, ou que ces livres continssent des choses assez abominables pour révolter ceux-là mêmes qui avaient déjà reçu des démons bien des rites honteux, ou qu'ils fissent connaître que toutes ces divinités prétendues n'étaient que des hommes morts dont le temps avait consacré le culte chez la plupart des peuples, à la grande joie des démons

1. Il y a ici un rapport intraduisible entre le nom d'Egérie et le mot latin egere, puiser

qui se faisaient adorer sous le nom de ces morts transformés en dieux. Qu'est-il arrivé? c'est que, par une secrète providence de Dieu, Numa s'étant fait l'ami des démons, grâce à l'hydromancie, ils lui ont tout révélé, sans toutefois l'avertir de brûler en mourant ses livres plutôt que de les enfouir. Ils n'ont pu même empêcher qu'ils n'aient été découverts par un laboureur, et que Varron n'ait fait passer jusqu'à nous cette aventure. Après tout, ils ne peuvent que ce que Dieu leur permet, et Dieu, par un conseil aussi profond qu'équitable, ne leur donne pouvoir que sur ceux qui méritent d'être tentés par leurs prestiges ou trompés par leurs illusions. Ce qui montre, au surplus, à quel point ces livres étaient dangereux et contraires au culte du Dieu véritable, c'est que le sénat passa par-dessus la crainte qui avait arrêté Numa et les fit brûler. Que ceux donc qui n'aspirent point, même en ce monde, à une vie pieuse, demandent la vie éternelle à de tels mystères! mais pour ceux qui ne veulent point avoir de société avec les démons, qu'ils sachent bien que toutes ces superstitions n'ont rien qui leur puisse être redoutable, et qu'ils embrassent la religion vraie par qui les démons sont dévoilés et vaincus.

(155)




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LIVRE HUITIÈME

THÉOLOGIE NATURELLE.

Saint Augustin en vient à la troisième espèce de théologie, dite naturelle, et la question étant toujours de savoir si le culte de cette sorte de dieux est de quelque usage pour acquérir la vie éternelle, il entre en discussion à ce sujet avec les platoniciens, les plus éminents entre les philosophes et les plus proches de la foi chrétienne. Il réfute en ce livre Apulée et tous ceux qui veulent qu'on rende un culte aux démons à titre de messagers et d'intermédiaires entre les dieux et les hommes, faisant voir que les hommes ne peuvent en aucune façon avoir pour intercesseurs utiles auprès de bonnes divinités, des démons convaincus de tous les vices et qui inspirent et favorisent les fictions des poëtes, les scandales de la scène, les maléfices coupables de la magie, toutes choses odieuses aux gens de bien


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CHAPITRE PREMIER.

DE LA THÉOLOGIE NATURELLE ET DES PHILOSOPHES QUI ONT SOUTENU SUR CE POINT LA MEILLEURE DOCTRINE.


Nous arrivons à une question qui réclame plus que les précédentes toute l'application de notre esprit. Il s'agit de la théologie naturelle, et nous n'avons point affaire ici à des adversaires ordinaires; car la théologie qu'on appelle de ce nom n'a rien à démêler, ni avec la théologie fabuleuse des théâtres, ni avec la théologie civile, l'une qui célèbre les crimes des dieux, l'autre qui dévoile les désirs encore plus criminels de ces dieux ou plutôt de ces démons pleins de malice. Nos adversaires actuels, ce sont les philosophes, c'est-à-dire ceux qui font profession d'aimer la sagesse. Or, si la sagesse est Dieu même, Créateur de toutes choses, comme l'attestent la sainte Ecriture et la vérité, le vrai philosophe es celui qui aime Dieu. Toutefois,les plus dignes d'être discutés. Je ivinité; et encore, parmi ceston; mais avant de toucher rapidement les points essentiels du sujet, je dirai un mot de ses devanciers.

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CHAPITRE II.

DES DEUX ÉCOLES PHILOSOPHIQUES, L'ÉCOLE ITALIQUE ET L'ÉCOLE IONIENNE, ET DE LEURS CHEFS.

Si l'on consulte les monuments de la langue grecque, qui passe pour la plus belle de toutes les langues des gentils, on trouve deux écoles de philosophie, l'une appelée italique, de cette partie de l'Italie connue sous le nom de grande Grèce, l'autre ionique, du pays qu'on appelle encore aujourd'hui la Grèce. Le chef de l'école italique fut Pythagore de Samos, de qui vient, dit-on, le nom même de philosophie. Avant lui on appelait sages ceux qui paraissaient pratiquer un genre de vie supérieur à celui du vulgaire; mais Pythagore, interrogé sur sa profession, répondit qu'il était philosophe, c'est-à-dire ami de la sagesse, estimant que faire profession d'être sage, c'était une arrogance extrême. Thalès de Muet fut le chef de (156) la secte ionique. On le compte parmi les sept sages, tandis que les six autres ne se distinguèrent que par leur manière de vivre et par quelques préceptes de morale, Thalès s'illustra par l'étude de la nature des choses, et, afin de propager ses recherches, il les écrivit. Ce qui le fit surtout admirer, c'est qu'ayant saisi les lois de l'astronomie, il put prédire les éclipses du soleil et aussi celles de la lune. Il crut néanmoins que l'eau était le principe de toutes choses, des éléments du monde, du monde lui-même et de tout ce qui s'y produit, sans qu'aucune intelligence divine préside à ce grand ouvrage, qui paraît si admirable à quiconque observe l'univers 1. Après Thalès vint Anaximandre 2,son disciple, qui se forma une autre idée de la nature des choses. Au lieu de faire venir toutes choses d'un seul principe, tel que l'humide de Thalès, il pensa que chaque chose naît de principes propres. Et ces principes, il en admet une quantité infinie, d'où résultent des mondes innombrables et tout ce qui se produit en chacun d'eux; ces mondes se dissolvent et renaissent pour se maintenir pendant une certaine durée, et il n'est pas non plus nécessaire qu'aucune intelligence divine prenne part à ce travail des choses. Anaximandre eut pour disciple et successeur Anaximène, qui ramena toutes les causes des êtres à un seul principe, l'air. Il ne contestait ni ne dissimulait l'existence des dieux; mais, loin de croire qu'ils ont créé l'air, c'est de l'air qu'il les faisait naître. Telle ne fut point la doctrine d'Anaxagore, disciple d'Anaximène; il comprit que le principe de tous ces objets qui frappent nos yeux est dans un esprit divin. Il pensa qu'il existe une matière infinie, composée de particules homogènes, et que de là sortent tous les genres d'êtres, avec la diversité de leurs modes et de leurs espèces, mais tout cela par l'action de l'esprit divin 3. Un autre disciple d'Anaximène,

1. Cette exposition du système de Thalès est parfaitement conforme à celle d'Aristote en sa Métaphysique, livre 1,ch. 3
2. Ici saint Augustin expose autrement qu'Aristote la suite et l'enchaînement des systèmes de l'école ionique. Au premier livre de la Métaphysique, Aristote réunit étroitement Thalès, Anaximène et Diogène, comme ayant enseigné des systèmes analogues; mais il ne parle pas d'Anaximandre. Réparant cet oubli au livre 12,ch. 2,il rapproche ce philosophe, non de Thalès et d'Anaximène, mais d'Anaxagore et de Démocrite, dont les théories physiques présentent en effet une ressemblance notable avec celles d'Anaximandre. Comp. Aristote, Phys. Ausc., 3,4. Voyez aussi Ritter, Hist. De la philisophie ancienne, tome 1, Livre 3,chap. 7
3. Voyez, sur Anaxagore, les grands passages de Platon (Phédon, trad. franç., tome 1,p. 273 et suiv.) et d'Aristote (Métaph., livre 1,ch. 3

Diogène, admit aussi que l'air est la matière où se forment toutes choses, l'air lui-même étant animé par une raison divine, sans laquelle rien n'en pourrait sortir. Anaxagore eut pour successeur son disciple Archélaüs, lequel soutint, à son exemple, que les éléments constitutifs de l'univers sont des particules homogènes d'où proviennent tous les êtres particuliers par l'action d'une intelligence partout présente, qui, unissant et séparant les corps éternels, je veux dire ces particules, est le principe de tous les phénomènes naturels. On assure qu'Archélaüs eut pour disciple Socrate 1, qui fut le maître de Platon, et c'est pourquoi je suis rapidement remonté jusqu'à ces antiques origines.


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CHAPITRE 3.

DE LA PHILOSOPHIE DE SOCRATE.

Socrate voulait-il arracher les âmes aux passions impures de la terre, en les excitant à s'élever aux choses divines? c'est une question qu'il me semble impossible d'éclaircir complétement. Il voyait les philosophes tout occupés de découvrir les causes premières, et, persuadé qu'elles dépendent de la volonté d'un Dieu supérieur et unique, il pensa que les âmes purifiées peuvent seules les saisir; c'est pourquoi il voulait que le premier soin du philosophe fût de purifier son âme par de bonnes moeurs, afin que l'esprit, affranchi des passions qui le courbent vers la terre, s'élevât par sa vigueur native vers les choses éternelles, et pût contempler avec la pure intelligence cette lumière spirituelle et immuable où les causes de toutes les natures créées ont

1. Camp. Diogène Laërce, 1,14; 2,19 et 23
2. Comp. Xénophon (Memor., 1,3 et 4) et Aristote (Métaph., liv. 1,ch. 5,et livre 13,ch. 4

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un être stable et vivant 1. Il est constant qu'il poursuivit et châtia, avec une verve de dialectique merveilleuse et une politesse pleine de sel, la sottise de ces ignorants qui prétendent savoir quelque chose; confessant, quant à lui, son ignorance, ou dissimulant sa science, même sur ces questions morales où il paraissait avoir appliqué toute la force de son esprit. De là ces inimitiés et ces accusations calomnieuses qui le firent condamner à mort. Mais cette même Athènes, qui l'avait publiquement déclaré criminel, le réhabilita depuis par un deuil public, et l'indignation du peuple alla si loin contre ses accusateurs, que l'un d'eux fut mis en pièces par la multitude, et l'autre obligé de se résoudre à un exil volontaire et perpétuel, pour éviter le même traitement 2. Egalement admirable par sa vie et par sa mort, Socrate ne se montrait pas très clairement au milieu de ces discussions contradictoires, où il agite, soutient et renverse tous les systèmes, chaque disciple y prit ce qui lui convenait et résolut à sa façon la question, de la fin suprême, par où ils entendent ce qu'il faut posséder pour être heureux. Ainsi se formèrent, parmi les socratiques, plusieurs systèmes sur le souverain bien, avec une opposition si incroyable entre ces disciples d'un même maître, que les uns mirent le souverain bien dans la volupté, comme Aristippe, les autres dans la vertu, comme Antisthène, et d'autres dans d'autres fins, qu'il serait trop long de rapporter.

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CHAPITRE IV.

DE PLATON, PRINCIPAL DISCIPLE DE SOCRATE, ET DE SA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE EN TROIS PARTIES.

Mais entre tous les disciples de Socrate, celui qui à bon droit effaça tous les autres par l'éclat de la gloire la plus pure, ce fut Platon. Né athénien, d'une famille honorable, son merveilleux génie le mit de bonne heure au premier rang. Estimant toutefois que la doctrine de Socrate et ses propres recherches ne

1. Saint Augustin prête à Socrate la théorie platonicienne des idées, bien qu'elle ne fût contenue qu'en germe dans son enseignement
2. Comp. Diogène Laërce, 2,5

suffisaient pas pour porter la philosophie à sa perfection, il voyagea longtemps et dans les pays les plus divers, partout où la renommée lui promettait quelque science à recueillir. C'est ainsi qu'il apprit en Egypte toutes les grandes choses qu'on y enseignait; il se dirigea ensuite vers les contrées de l'Italie où les pythagoriciens étaient en honneur 1, et là, dans le commerce des maîtres les plus éminents, il s'appropria aisément toute la philosophie de l'école italique. Et comme il avait pour Socrate un attachement singulier, il le mit en scène clans presque tous ses dialogues, unissant ce qu'il avait appris d'autres philosophes, et même ce qu'il avait trouvé par les plus puissants efforts de sa propre intelligence, aux grâces de la conversation de Socrate et à ses entretiens familiers sur la morale, Or, si l'étude de la sagesse consiste dans l'action et dans la spéculation, ce qui fait qu'on peut appeler l'une de ses parties, active et l'autre spéculative, la partie active se rapportant à la conduite de la vie, c'est-à-dire aux moeurs, et la partie spéculative à la recherche des causes naturelles et de la vérité en soi, on peut dire que l'homme qui avait excellé dans la partie active, c'était Socrate, et que celui qui s'était appliqué de préférence à la partie contemplative avec toutes les forces de son génie, c'était Pythagore. Platon réunit ces deux parties, et s'acquit ainsi la gloire d'avoir porté la philosophie àsa perfection. Il la divisa en trois branches la morale, qui regarde principalement l'action; la physique, dont l'objet est la spéculation; la logique enfin, qui distingue le vrai d'avec le faux; or, bien que cette dernière science soit également nécessaire pour la spéculation et pour l'action, c'est à la spéculation toutefois qu'il appartient plus spécialement d'étudier la nature du vrai, par où l'on voit que la division de la philosophie en trois parties s'accorde avec la distinction de la science spéculative et de la science pratique 2,De savoir maintenant quels ont été les sentiments de Platon sur

1. Des différents biographes de Platon, saint Augustin paraît ici suivre de préférence Apulée, qui place le voyage de Platon en Egypte avant ses voyages en Sicile et en Italie. (De dogm. Plat., init.) - Diogène Laërce (livre 3) et Olympiodore (Vie de Platon, dans le Comment. sur le premier Alcibiade, publié par M. Creuzer) conduisent Platon en Sicile et le mettent en communication avec les pythagoriciens avant le voyage en Egypte
2. On chercherait vainement dans les dialogues de Platon cette division régulière de la philosophie en trois parties, qui n'a été introduite que pins tard, après Piston et même après Aristote. Il semble que saint Augustin n'ait pas soue les yeux les écrits de Piston et ne juge sa doctrine que sur la foi de ses disciples et à l'aide d'ouvrages de seconde main(158)

chacun de ces trois objets, c'est-à-dire où il a mis la fin de toutes les actions, la cause de tous les êtres et la lumière de toutes les intelligences, ce serait une question longue à discuter et qu'il ne serait pas convenable de trancher légèrement. Comme il affecte constamment de suivre la méthode de Socrate, interlocuteur ordinaire de ses dialogues, lequel avait coutume, comme on sait, de cacher sa science ou ses opinions, il n'est pas aisé de découvrir ce que Platon lui-même pensait sur un grand nombre de points. Il nous faudra pourtant citer quelques passages de ses écrits, où, exposant tour à tour sa propre pensée et celle des autres, tantôt il se montre favorable à la religion véritable, à celle qui a notre foi et dont nous avons pris la défense, et tantôt il y paraît contraire, comme quand il s'agit, par exemple, de l'unité divine et de la pluralité des dieux, par rapport à la vie véritablement heureuse qui doit commencer après la mort. Au surplus, ceux qui passent pour avoir le plus fidèlement suivi ce philosophe, si supérieur à tous les autres parmi les gentils, et qui sont le mieux entrés dans le fond de sa pensée véritable, paraissent avoir de Dieu une si juste idée, que c'est en lui qu'ils placent la cause de toute existence, la raison de toute pensée et la fin de toute vie: trois principes dont le premier appartient à la physique, le second à la logique, et le troisième à la morale; et véritablement, si l'homme a été créé pour atteindre, à l'aide de ce qu'il y a de plus excellent en lui, ce qui surpasse tout en excellence, c'est-à-dire un seul vrai Dieu souverainement bon, sans lequel aucune nature n'a d'existence, aucune science de certitude, aucune action d'utilité, où faut-il donc avant tout le chercher, sinon où tous les êtres ont un fondement assuré, où toutes les vérités deviennent certaines, et où se rectifient toutes nos affections?


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CHAPITRE V.

IL FAUT DISCUTER DE PRÉFÉRENCE AVEC LES PLATONICIENS EN MATIÈRE DE THÉOLOGIE, LEURS OPINIONS ÉTANT MEILLEURES QUE CELLES DE TOUS LES AUTRES PHILOSOPHES.

Si Platon a défini le sage celui qui imite le vrai Dieu, le connaît, l'aime et trouve la béatitude dans sa participation avec lui, à quoi bon discuter contre les philosophes? il est clair qu'il n'en est aucun qui soit plus près de nous que Platon. Qu'elle cède donc aux platoniciens cette théologie fabuleuse qui repaît les âmes des impies des crimes de leurs dieux! qu'elle leur cède aussi cette théologie civile où les démons impurs, se donnant pour des dieux afin de mieux séduire les peuples asservis aux voluptés de la terre, ont voulu consacrer l'erreur, faire de la représentation de leurs crimes une cérémonie du culte, et trouver ainsi pour eux-mêmes, dans les spectateurs de ces jeux, le plus agréable des spectacles: théologie impure où ce que les temples peuvent avoir d'honnête est corrompu par son mélange avec les. infamies du théâtre, et où ce que le théâtre a d'infâme est justifié par les abominations des temples! Qu'elles cèdent encore À ces philosophes les explications de Varron qui a voulu rattacher le paganisme à la terre et au ciel, aux semences et aux opérations de la nature; car, d'abord, les mystères du culte païen n'ont pas le sens qu'il veut leur donner, et par conséquent la vérité lui échappe en dépit de tous ses efforts; de plus, alors même qu'il aurait raison, l'âme raisonnable ne devrait pas adorer comme son Dieu ce qui est au-dessous d'elle dans l'ordre de la nature, ni préférer à soi, comme des divinités, des êtres auxquels le vrai Dieu l'a préférée. Il faut en dire autant de ces écrits que Numa consacra en effet aux mystères sacrés 1, mais qu'il prit soin d'ensevelir avec lui, et qui, exhumés par la charrue d'un laboureur, furent livrés aux flammes par le sénat; et pour traiter plus favorablement Numa, mettons au même rang cette lettre 2 où Alexandre de Macédoine, confiant à sa mère les secrets que lui avaient dévoilés un certain Léon, grand-prêtre égyptien, lui faisait voir non-seulement que Picus, Faunus, Enée, Romulus, ou encore Hercule, Esculape, Liber, fils de Sémélé, les Tyndarides et autres mortels divinisés, mais encore les grands dieux, ceux dont Cicéron a l'air de parler dans les Tusculanes 3 sans les nommer, Jupiter, Junon, Saturne, Vulcain, Vesta et plusieurs autres dont Varron a fait les symboles des éléments et des parties du monde, on été des hommes, et rien de plus; or, ce prêtre égyptien craignant, lui aussi,

1. Voyez le livre précédent au ch. 33.2. Sur cette. lettre évidemment apocryphe d'Alexandre le Grand, voyez Sainte-Croix, Examen critique des historiens d'Alexandre, 2e édition, p. 292.3. Livre 1,ch. 13.

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que ces mystères ne vinssent à être divulgués, pria Alexandre de recommander à sa mère de jeter sa lettre au feu. Que cette théologie donc, civile et fabuleuse, cède aux philosophes platoniciens qui ont reconnu le vrai Dieu comme auteur de la nature, comme source de la vérité, comme dispensateur de la béatitude! et je ne parle pas seulement de la théologie païenne, mais que sont auprès de ces grands adorateurs d'un si grand Dieu tous les philosophes dont l'intelligence asservie au corps n'a donné à la nature que des principes corporels, comme Thalès qui attribue tout à l'eau, Anaximène à l'air, les stoïciens au feu, Epicure aux atomes, c'est-à-dire à de très petits corpuscules invisibles et impalpables, et tant d'autres qu'il est inutile d'énumérer, qui ont cru que des corps, simples ou composés, inanimés ou vivants, mais après tout des corps, étaient la cause et le principe des choses. Quelques-uns, en effet, ont pensé que des choses vivantes pouvaient provenir de choses sans vie: c'est le sentiment des Epicuriens; d'autres ont admis que choses vivantes et choses sans vie proviennent d'un vivant; mais ce sont toujours des corps qui proviennent d'un corps; car pour les stoïciens, c'est le feu, c'est-à-dire un corps un des quatre éléments qui constituent l'univers visible, qui est vivant, intelligent, auteur du monde et de tous les êtres, en un mot, qui est Dieu. Voilà donc les plus hautes pensées où aient pu s'élever ces philosophes et tous ceux qui ont cherché la vérité d'un coeur assiégé par les chimères des sens. Et cependant ils avaient en eux, d'une certaine manière, des objets que leurs sens ne pouvaient saisir; ils se représentaient au dedans d'eux-mêmes les choses qu'ils avaient vues au dehors, alors même qu'ils ne les voyaient plus par les yeux, mais seulement par la pensée. Or, ce qu'on voit de la sorte n'est plus un corps, mais son image, et ce qui perçoit dans l'âme cette image n'est ni un corps ni une image; enfin, le principe qui juge cette image comme étant belle ou laide, est sans doute supérieur à l'objet de son jugement. Ce principe, c'est l'intelligence de l'homme, c'est l'âme raisonnable; et certes il n'a rien de corporel, puisque déjà l'image qu'il perçoit et qu'il juge n'est pas un corps. L'âme n'est donc ni terre, ni eau, ni air, ni feu, ni en général aucun de ces quatre corps nommés éléments qui forment le monde matériel. Et comment Dieu, Créateur de l'âme, serait-il un corps? Qu'ils cèdent donc, je le répète, aux platoniciens, tous ces philosophes, et je n'en excepte pas ceux qui, à la vérité, rougissent de dire que Dieu est un corps, mais qui le font de même nature que nos âmes. Se peut-il qu'ils n'aient point vu dans l'âme humaine cette étrange mutabilité, qu'on ne peut attribuer à Dieu sans crime? Mais, disent-ils, c'est le corps qui rend l'âme changeante, car de soi elle est immuable. Que ne disent-ils aussi que ce sont les corps extérieurs qui blessent la chair et qu'elle est invulnérable de soi? La vérité est que rien ne peut altérer l'immuable; d'où il suit que ce qui peut être altéré par un corps n'est pas véritablement immuable.

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CHAPITRE VI.

SENTIMENTS DES PLATONICIENS TOUCHANT LA PHYSIQUE.

Ces philosophes, si justement supérieurs aux autres en gloire et en renommée, ont compris que nul corps n'est Dieu, et c'est pourquoi ils ont cherché Dieu au-dessus de tous les corps. Ils ont également compris que tout ce qui est muable n'est pas le Dieu suprême, et c'est pourquoi ils ont cherché le Dieu suprême au-dessus de toute âme et de tout esprit sujet au changement. Ils ont compris enfin qu'en tout être muable, la forme qui le fait ce qu'il est, quels que soient sa nature et ses modes, ne peut venir que de Celui qui est en vérité, parce qu'il est immuablement. Si donc vous considérez tour à tour le corps du monde entier avec ses figures, ses qualités, ses mouvements réguliers et ses éléments qui embrassent dans leur harmonie le ciel, la terre et tous les êtres corporels, puis l'âme en général, tant celle qui maintient les parties du corps et le nourrit, comme dans les arbres, que celles qui donnent en outre le sentiment, comme dans les animaux, et celle qui ajoute au sentiment la pensée, comme dans les hommes, et celle enfin qui n'a pas besoin de la faculté nutritive et se borne à maintenir, sentir et penser, comme chez les anges, rien de tout cela, corps ou âme, ne peut tenir l'être que de Celui qui est; car, en lui, être n'est pas une chose, et vivre, une autre, comme s'il pouvait être sans être vivant; et de même, la vie en lui n'est pas une chose et (160) la pensée une autre, comme s'il pouvait vivre et vivre sans penser, et enfin la pensée en lui n'est pas une chose et le bonheur une autre, comme s'il pouvait penser et ne pas être heureux; mais, pour lui, vivre, penser, être heureux, c'est simplement être. Or, ayant compris cette immutabilité et cette simplicité parfaites, les Platoniciens ont vu que toutes choses tiennent l'être de Dieu, et que Dieu ne le tient d'aucun. Tout ce qui est, en effet, est corps ou âme, et il vaut mieux être âme que corps; de plus, la forme du corps est sensible, celle de l'âme est intelligible; d'où ils ont conclu que la forme intelligible est supérieure à la forme sensible. Il faut entendre par sensible ce qui peut être saisi par la vue et le tact corporel, par intelligible ce qui peut être atteint par le regard de l'âme. La beauté corporelle, en effet, soit qu'elle consiste dans l'état extérieur d'un corps, dans sa figure, par exemple, soit dans son mouvement, comme cela se rencontre en musique, a pour véritable juge l'esprit. Or, cela serait impossible s'il n'y avait point dans l'esprit une forme supérieure, indépendante de la grandeur, de la masse, du bruit des sons, de l'espace et du temps. Admettez maintenant que cette forme ne soit pas muable, comment tel homme jugerait-il mieux que tel autre des choses sensibles, le plus vif d'esprit mieux que le plus lent, le savant mieux que l'ignorant, l'homme exercé mieux que l'inculte, la même personne une fois cultivée mieux qu'avant de l'être? Or, ce qui est susceptible de plus et de moins est muable; d'où ces savants et pénétrants philosophes, qui avaient fort approfondi ces matières, ont conclu avec raison que la forme première ne pouvait se rencontrer dans des êtres convaincus de mutabilité. Voyant donc que le corps et l'âme ont des formes plus ou moins belles et excellentes, et que, s'ils n'avaient point de forme,. ils n'auraient point d'être, ils ont compris qu'il y a un être où se trouve La forme première et immuable, laquelle à ce titre n'est comparable avec aucune autre; par suite, que là est le principe des choses, qui n'est fait par rien et par qui tout est fait. Et c'est ainsi que ce qui est connu de Dieu, Dieu lui-même l'a manifesté à ces philosophes, depuis que les profondeurs invisibles de son essence, sa vertu créatrice et sa divinité éternelle, sont devenues visibles par ses ouvrages 1. J'en ai dit assez sur cette partie de la philosophie qu'ils appellent physique, c'est-à-dire relative à la nature.

1. Rm 1,19-20




Augustin, Cité de Dieu 734