Augustin, Cité de Dieu 14


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LIVRE QUATORZIÈME.:

LE PÉCHÉ ORIGINEL

Saint Augustin traite encore du péché originel, source de la vie charnelle de l'homme et de ses affections vicieuses. Il s'attache surtout à faire voir que la honte qui accompagne en nous la volupté est le juste châtiment de la désobéissance primitive, et cherche comment l'homme, s'il n'eût pas péché, eût engendré des enfants sans aucun mouvement de concupiscence


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CHAPITRE PREMIER.

LA DÉSOBÉISSANCE DU PREMIER HOMME ENTRAÎNERAIT TOUS SES ENFANTS DANS L'ABÎME ÉTERNEL DE LA SECONDE MORT, SI LA GRÂCE DE DIEU N'EN SAUVAIT PLUSIEURS.

Nous avons déjà dit aux livres précédent que Dieu, voulant unir étroitement les hommes non-seulement par la communauté de nature mais aussi par les noeuds de la parenté, les a fait tous sortir d'un seul, et que l'espèce humaine n'eût point été sujette à la mort, si Adam et Eve (celle-ci tirée du premier homme, tiré lui-même du néant) n'eussent mérité ce châtiment par leur désobéissance, qui a corrompu toute la nature humaine et transmis leur péché à leurs descendants, aussi bien que la nécessité de mourir. Or, l'empire de la mort s'est dès lors tellement établi parmi les hommes, qu'ils seraient tous précipités dans la seconde mort qui n'aura point de fin, si une grâce de Dieu toute gratuite n'en sauvait quelques-uns. De là vient que tant de nations qui sont dans le monde, si différentes de moeurs, de coutumes et de langage, ne forment toutes ensemble que deux sociétés d'hommes, que nous pouvons justement appeler cités, selon le langage de l'Ecriture. L'une se compose de ceux qui veulent vivre selon la chair, et l'autre de ceux qui veulent vivre selon l'esprit; et quand les uns et les autres ont obtenu ce qu'ils désirent, ils sont en paix chacun dans son genre.


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CHAPITRE II.

CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR VIVRE SELON LA CHAIR.

Et d'abord, qu'est-ce que vivre selon la chair, qu'est-ce que vivre selon l'esprit? Celui qui ne serait pas fort versé dans le langage de

1. Ce livre a été écrit par saint Augustin avant l'année 420; car il en fait mention dans un autre de ses ouvrages (Contra adversarium Legis et Prophetarum, n. 7) composé vers cette époque


l'Ecriture pourrait s'imaginer que les Epicuriens et les autres philosophes sensualistes, et tous ceux qui, sans faire profession de philosophie, ne connaissent et n'aiment que les plaisirs des sens, sont les seuls qui vivent selon la chair, parce qu'ils mettent le souverain bien de l'homme dans la volupté du corps, tandis que les Stoïciens, qui le mettent dans l'âme, vivent selon l'esprit; mais il n'en est point ainsi, et, dans le sens de l'Ecriture, les uns et les autres vivent selon la chair. En effet, elle n'appelle pas seulement chair le corps de tout animal mortel et terrestre, comme quand elle dit: «Toute chair n'est pas la même chair; car autre est la chair de l'homme, autre celle des bêtes, autre celle des oiseaux, autre celle des poissons 1»; elle donne encore à ce mot beaucoup d'autres acceptions; elle lui fait entre autres signifier l'homme même, en prenant la partie pour le tout, comme dans ce passage de l'Apôtre «Nulle chair ne sera justifiée par les oeuvres «de la loi 2»; où par nulle chair on doit entendre nul homme, ainsi que saint Paul le déclare lui-même dans son épître aux Galates 3 «Nul homme ne sera justifié parla loi», et peu après: «Sachant que nul homme ne sera justifié par les oeuvres de la loi». C'est en ce sens que doivent se prendre ces paroles de saint Jean 4: «Le Verbe s'est fait chair», c'est-à-dire homme. Quelques-uns, pour avoir mal entendu ceci, ont pensé que Jésus-Christ n'avait point d'âme humaine 5. De même, en effet, que l'on entend la partie pour le tout dans ces paroles de Marie-Madeleine: «Ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais où ils l'ont mis 6»; par où elle n'entend parler que de son corps, qu'elle croyait enlevé du tombeau, de même on entend quelquefois le tout pour la partie, comme dans les expressions que nous venons de rapporter.

1. 1Co 15,39 -2. Rm 3,20 -3. Ga 2,16 -4. Jn 1,14
2. Allusion à l'hérésie des Apollinaires. Voyez le livre de saint .Augustin De haeresibus, haer. 55, et son écrit Contre les Ariens, n. 7.
3. Jn 20,13

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Puis donc que l'Ecriture prend ce mot de chair en plusieurs façons qu'il serait trop long de déduire, si nous voulons savoir ce que c'est que vivre selon la chair, considérons attentivement cet endroit de saint Paul aux Galates, où il dit: «Les oeuvres de la chair sont aisées à connaître, comme l'adultère, la fornication, l'impureté, l'impudicité, l'idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les contentions, les jalousies, les animosités, les dissensions, les hérésies, les envies, l'ivrognerie, les débauches, et autres semblables dont je vous ai dit et vous dis encore que ceux qui commettent ces crimes ne posséderont point le royaume de Dieu 1». Parmi les oeuvres de la chair que l'Apôtre dit qu'il est aisé de connaître et qu'il condamne, nous ne trouvons pas seulement celles qui concernent la volupté du corps, comme la fornication, l'impureté, l'impudicité, l'ivrognerie, la gourmandise, mais encore celles qui ne regardent que l'esprit. En effet, qui ne demeurera d'accord que l'idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les contentions, les jalousies, les animosités, les dissensions, les hérésies et les envies, sont plutôt des vices de l'âme que dû corps? Il se peut faire qu'on s'abstienne des plaisirs du corps pour se livrer à l'idolâtrie ou pour former quelque hérésie, et cependant un homme de la sorte est convaincu par l'autorité de l'Apôtre de ne pas vivre selon l'esprit, et, dans son abstinence même des voluptés de la chair, il est certain qu'il pratique les oeuvres damnables de la chair. Les inimitiés ne sont-elles pas dans l'esprit? Qui s'aviserait de dire à son ennemi: Vous avez une mauvaise chair contre moi, pour dire une mauvaise volonté? Enfin, il est clair que les animosités se rapportent à l'âme, comme les ardeurs charnelles à la chair. Pourquoi donc le Docteur des Gentils appelle-t-il tout cela oeuvres de la chair, si ce n'est en usant de cette façon de parler qui fait qu'on exprime le tout par la partie, c'est-à-dire par la chair l'homme tout entier?


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CHAPITRE 3.

LA CHAIR N'EST PAS CAUSE DE TOUS LES PÉCHÉS.

Prétendre que la chair est cause de tous les vices, et que l'âme ne fait le mal que parce

1. Ga 5,19-21


qu'elle est sujette aux affections de la chair, ce n'est pas faire l'attention qu'il faut à toutela nature de l'homme. Il est vrai que «le corps corruptible appesantit l'âme»; d'oùvient que l'Apôtre, parlant de ce corps corruptible, dont il avait dit un peu auparavant:«Quoique notre homme extérieur se corrompe 2», ajoute: «Nous savons que si cette
maison de terre vient à se dissoudre, Dieu doit nous donner dans le ciel une autre
maison qui ne sera point faite de la main des hommes. C'est ce qui nous fait soupirer après
le moment de nous revêtir de la gloire de cette maison céleste, si toutefois nous sommes trouvés vêtus, et non pas nus. Car, pendant que nous sommes dans cette demeure mortelle, nous gémissons sous le faix; et néanmoins nous ne désirons pas être dépouillés, mais revêtus par dessus, en sorte que ce qu'il y a de mortel en nous soit absorbé par la vie 3».Nous sommes donc tirés en bas par ce corps corruptible comme par un poids; mais parce que nous savons que cela vient de la corruption du corps et non de sa nature et de sa substance, nous ne voulons pas en être dépouillés, mais être revêtus d'immortalité. Car ce corps demeurera toujours; mais comme il ne sera pas corruptible, il ne nous appesantira point. Il reste donc vraiqu'ici-bas «le corps corruptible appesantit l'âme, et que cette demeure de terre abat l'esprit qui pense beaucoup», et, en même temps, c'est une erreur de croire que tous lesdéréglements de l'âme viennent du corps. Vainement Virgile exprime-t-il en ces beauxvers la doctrine platonicienne:

«Filles du ciel, les âmes sont animées d'une flamme divine, tant qu'une enveloppe corporelle ne vient pas engourdir leur activité sous le poids de terrestres organes et de membres moribonds 4».

Vainement rattache-t-il au corps ces quatre passions bien connues de l'âme: le désir et la crainte, la joie et la tristesse, où il voit la source de tous les vices:

«Et de là, dit-il, les craintes elles désirs, les tristesses et les joies de ces âmes captives qui du fond de leurs ténèbres et de leur épaisse prison, ne peuvent plus élever leurs regards vers le ciel 5»

Notre foi nous enseigne toute autre chose. Elle nous dit que la corruption du corps qui appesantit l'âme n'est pas la cause, mais là peine

1. Sg 9,15 -2. 2Co 4,16 -3. 2Co 5,1-4 -4. Enéide, livre 6,v. 730-732. - 4. Ibid. v. 733, 731

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du premier péché; de sorte qu'il ne faut pas attribuer tous les désordres à la chair, encore qu'elle excite en nous certains désirs déréglés; car ce serait justifier le diable, qui n'a point de chair. On ne peut assurément pas dire qu'il soit fornicateur, ni ivrogne, ni sujet aux autres péchés de la chair; et cependant il ne laisse pas d'être extrêmement superbe et envieux; il l'est au point que c'est pour cela que, selon l'apôtre saint Pierre, il a été précipité dans les prisons obscures de l'air et destiné à des supplices éternels 1. Or, ces vices qui ont établi leur empire chez le diable, saint Paul les attribue à la chair, bien qu'il soit certain que le diable n'a point de chair. Il dit que les inimitiés, les contentions, les jalousies, les animosités et les envies sont les oeuvres de la chair, aussi bien que l'orgueil, qui est la source de tous ces vices, et celui qui domine particulièrement dans le diable 2. En effet, qui est plus ennemi des saints que lui? qui a plus d'animosité contre eux? qui est plus jaloux de leur gloire? tous ces vices étant eu lui sans la chair, comment entendre que ce sont les oeuvres de la chair, sinon parce que ce sont les oeuvres de l'homme, identifié par saint Paul avec la chair? Ce n'est pas, en effet, pour avoir une chair (car le diable n'en a point), mais pour avoir voulu vivre selon lui-même, c'est-à-dire selon l'homme, que l'homme est devenu semblable au diable. Le diable a voulu vivre aussi selon lui-même, quand il n'est pas demeuré dans la vérité; en sorte que quand il mentait, cela ne venait pas de Dieu, mais de lui-même, de lui qui n'est pas seulement menteur, mais aussi le père du mensonge 3; de lui qui a menti le premier, et qui n'est l'auteur du péché que parce qu'il est l'auteur du mensonge.


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CHAPITRE IV.

CE QUE C'EST QUE VIVRE SELON L'HOMME ET QUE VIVRE SELON DIEU.

Lors donc que l'homme vit selon l'homme, et non selon Dieu, il est semblable au diable, parce que l'ange même ne devait pas vivre selon l'ange, mais selon Dieu, pour demeurer dans la vérité et pour parler le langage de la vérité qui vient de Dieu, et non celui du mensonge

1. Sur le supplice du diable, comp. saint Augustin, De Agone Christ., n. 3-5, et De natura Boni cont. Man., cap. 33
2. Ga 5,20-21 - Jn 8,44


songe qu'il tire de son propre fond. Si le même Apôtre dit dans un autre endroit: «La vérité a éclaté davantage par mon mensonge1»; n'est-ce pas déclarer que le mensonge est de l'homme, et la vérité de Dieu? Ainsi, quand l'homme vit selon la vérité, il ne vit pas selon lui-même, mais selon Dieu; car c'est Dieu qui a dit: «Je suis la vérité'». Quand il vit selon lui-même, il vit selon le mensonge, non qu'il soit lui-même mensonge, ayant pour auteur et pour créateur un Dieu qui n'est point auteur ni créateur du mensonge, mais parce que l'homme n'a pas été créé innocent pour vivre selon lui-même, mais pour vivre selon celui qui l'a créé, c'est-à-dire pour faire plutôt la volonté de Dieu que la sienne. Or, ne pas vivre de la façon pour laquelle il a été créé, voilà le mensonge. Car il veut certainement être heureux, même en ne vivant pas comme il faut pour l'être, et quoi de plus mensonger que cette volonté? Aussi peut-on fort bien dire que tout péché est un mensonge. Nous ne péchons en effet que par la même volonté qui nous porte à désirer d'être heureux, ou à craindre d'être malheureux. Il y a donc mensonge, quand ce que nous faisons pour devenir heureux ne seul qu'à nous rendre malheureux. Et d'où vient cela, sinon de ce que l'homme ne saurait trouver son bonheur qu'en Dieu, qu'il abandonne en péchant, et non en soi-même?Nous avons dit que tous les hommes sont partagés en deux cités différentes et contraires, parce que les uns vivent selon la chair, et les autres selon l'esprit; on peut aussi exprimer la même idée en disant que les uns vivent selon l'homme, et les autres selon Dieu. Saint Paul use même de cette expression dans son épître aux Corinthiens, quand il dit: «Puis- qu'il y a encore des rivalités et des jalousies parmi vous, n'est-il pas visible que vous êtes charnels et que vous marchez encore selon l'homme 3?» C'est donc la même chose de marcher selon l'homme et d'être charnel, en prenant la chair, c'est-à-dire une partie de l'homme pour l'homme tout entier. Il avait appelé un peu auparavant animaux ceux qu'il nomme ici charnels: «Qui des hommes, dit-il, connaît ce qui est en l'homme, si ce n'est l'es prit même de l'homme qui est en lui? Ainsi personne ne connaît ce qui est en Dieu que l'esprit de Dieu. Or, nous n'avons pas reçu

1. Rm 3,7 -2. Jn 14,6 – 3. 1Co 3,3 (287)

l'esprit prit du monde, mais l'esprit de Dieu, pour connaître les dons que Dieu nous a faits; et
nous les annonçons, non dans le docte langage de la sagesse humaine, mais comme des hommes instruits par l'esprit de Dieu et qui parlent spirituellement des choses spirituelles. Pour l'homme animal, il ne conçoit point ce qui est l'esprit de Dieu; car cela passe à son sens pour une folie 1». Il s'adresse à ces sortes d'hommes qui sont encore animaux, lorsqu'il dit un peu après: «Aussi, mes frères, n'ai-je pu vous parler comme à des personnes spirituelles, mais comme à des hommes qui sont encore charnels 2»; ce que l'on doit encore entendre de la même manière, c'est-à-dire la partie pour le tout. L'homme tout entier peut être désigné par l'esprit ou par la chair, qui sont les deux parties qui le composent; et dès lors l'homme animal et l'homme charnel ne sont point deux choses différentes, mais une même chose, c'est-à-dire l'homme vivant selon l'homme. Et c'est ainsi qu'on ne doit entendre que l'homme, soit en ce passage: «Nulle chair ne sera justifiée par les oeuvres de la loi 3»; soit en celui-ci: «Soixante et quinze âmes 4 descendirent en Egypte avec Jacob 5». Toute chair veut dire tout homme, et soixante-quinze âmes est pour soixante-quinze hommes. L'Apôtre dit: «Je ne vous parlerai pas le docte langage de la sagesse humaine»; il aurait pu dire: de la sagesse charnelle. Il dit aussi: «Vous marchez selon l'homme»; dans le même sens où il aurait dit: selon la chair. Mais cela paraît plus clairement dans ces paroles: «Lorsque l'un dit: Je suis à Paul, et l'autre: Je suis à Apollo, n'êtes-vous pas encore des hommes 6?» . Il appelle hommes ceux qu'il avait auparavant appelés charnels et animaux. Vous êtes des hommes, dit-il, c'est-à-dire vous vivez selon l'homme, et non pas selon Dieu; car si vous viviez selon Dieu, vous seriez des dieux.

1. 1Co 2,11-14 - 2 1Co 3,1 - 3. Rm 3,20
2. Saint Augustin suit en cet endroit la version des Septante, car la Vulgate porte soixante-dix âmes, et non soixante-quinze. Les Actes des Apôtres (7, 14) sont d'accord avec les Septante. Voyez plus bas, livre 16,ch. 40
3. Gn 46,27 -4. 1Co 3,4



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CHAPITRE V.

L'OPINION DES PLATONICIENS TOUCHANT LA NATURE DE L'ÂME ET CELLE DU CORPS EST PLUS SUPPORTABLE QUE CELLE DES MANICHÉENS; TOUTEFOIS NOUS LA REJETONS EN CE POINT QU'ELLE FAIT VENIR DU CORPS TOUS LES DÉSIRS DÉRÉGLÉS.

Il ne faut donc pas, lorsque nous péchons, accuser la chair eu elle-même, et faire retomber ce reproche sur le Créateur, puisque la chair est bonne en son genre; ce qui n'est pas bon, c'est d'abandonner le Créateur pour vivre selon un bien créé, soit qu'on veuille vivre selon la chair, ou selon l'âme, ou selon l'homme tout entier, qui est composé des deux ensemble. Celui qui glorifie l'âme comme le souverain bien et qui condamne la chair comme un mal, aime l'une et fuit l'autre charnellement, parce que sa haine, aussi bien que son amour, ne sont pas fondés sur la vérité, mais sur une fausse imagination. Les Platoniciens, je l'avoue, ne tombent pas dans l'extravagance des Manichéens et ne détestent pas avec eux les corps terrestres comme une nature mauvaise 1, puisqu'ils font venir tous les éléments dont ce monde visible est composé et toutes leurs qualités de Dieu comme créateur. Mais ils croient que le corps mortel fait de telles impressions sur l'âme, qu'il engendre en elle la crainte, le désir, la joie et la tristesse, quatre perturbations, pour parler avec Cicéron 2,ou, si l'on veut se rapprocher du grec, quatre passions, qui sont la source de la corruption des moeurs. Or, si cela est, d'où vient qu'Enée, dans Virgile, entendant dire à son père que les âmes retourneront dans les corps après les avoir quittés, est surpris et s'écrie:

«O mon père, faut-il croire que les âmes, après être montées au ciel, quittent ces sublimes régions pour revenir dans des corps grossiers? Infortunés! d'où leur vient ce funeste amour de la lumière 3?»

Je demande à mon tour si, dans cette pureté tant vantée où s'élèvent ces âmes, le funeste amour de la lumière peut leur Venir de ces organes terrestres et de ces membres moribonds? Le poëte n'assure-t-il pas qu'elles ont été délivrées de toute contagion charnelle alors qu'elles veulent retourner dans des corps? Il résulte de là que cette révolution

1. Voyez le traité de saint Augustin De haeres., haers. 46, et tous ses écrits contre les Manichéens
2. Tusc. Quoest., lib. 4,cap. 6 et alibi
3. Enéide, liv, vi,v. 719-721

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éternelle des âmes, fût-elle aussi vraie qu'elle est fausse, on ne pourrait pas dire que tous leurs désirs déréglés leur viennent du corps, puisque, selon les Platoniciens et leur illustre interprète, le funeste amour de la lumière ne vient pas du corps, mais de l'âme, qui en est saisie au moment même où elle est libre de tout corps et purifiée de toutes les souillures de la chair. Aussi conviennent-ils que ce n'est pas seulement le corps qui excite dans l'âme des craintes, des désirs, des joies et des tristesses, mais qu'elle peut être agitée par elle-même de tous ces mouvements.


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CHAPITRE VI.

LES MOUVEMENTS DE L'ÂME SONT BONS OU MAUVAIS, SELON QUE LA VOLONTÉ EST BONNE OU MAUVAISE.

Ce qui importe, c'est de savoir quelle est la volonté de l'homme. Si elle est déréglée, ces mouvements seront déréglés, et si elle est droite, ils seront innocents et même louables. Car c'est la volonté qui est en tous ces mouvements, ou plutôt tous ces mouvements ne sont que des volontés. En effet, qu'est-ce que le désir et la joie, sinon une volonté qui consent à ce qui nous plaît? et qu'est-ce que la crainte et la tristesse, sinon une volonté qui se détourne de ce qui nous déplaît? Or, quand nous consentons à ce qui nous plaît en le souhaitant, ce mouvement s'appelle désir, et quand c'est en jouissant, il s'appelle joie. De même, quand nous nous détournons de l'objet qui nous déplaît avant qu'il nous arrive, cette volonté s'appelle crainte, et après qu'il est arrivé, tristesse. En un mot, la volonté de l'homme, selon les différents objets qui l'attirent ou qui la blessent, qu'elle désire ou qu'elle fuit, se change et se transforme en ces différentes affections. C'est pourquoi il faut que l'homme qui ne vit pas selon l'homme, mais selon Dieu, aime le bien, et alors il haïra nécessairement le mal; or, comme personne n'est mauvais par nature, mais par vice, celui qui vit selon Dieu doit avoir pour les méchants une haine parfaite 1, en sorte qu'il ne haïsse pas l'homme à cause du vice, et qu'il n'aime pas le vice à cause de l'homme, mais qu'il haïsse le vice et aime l'homme. Le vice guéri, tout ce qu'il doit aimer restera, et il ne restera rien de ce qu'il doit haïr.

1. Ps 138,22


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CHAPITRE VII.

LES MOTS AMOUR ET DILECTION SE PRENNENT INDIFFÉREMMENT EN BONNE ET EN MAUVAISE PART DANS LES SAINTES LETTRES.

On dit de celui qui ale ferme propos d'aimer Dieu et d'aimer son prochain comme lui- même, non pas selon l'homme, mais selon Dieu, qu'il a une bonne volonté. Cette bonne volonté s'appelle ordinairement charité dans l'Ecriture sainte, qui la nomme aussi quelquefois amour. En effet, l'Apôtre veut que celui dont on fait choix pour gouverner le peuple aime le bien 1; et nous lisons aussi dans l'Evangile que Notre-Seigneur ayant dit à Pierre: «Me chéris-tu 2 plus que ne font «ceux-ci?» Pierre répondit: «Seigneur, «vous savez que je vous aime» Et le Seigneur lui ayant demandé de nouveau, non pas s'il l'aimait, mais s'il le chérissait 3,Pierre lui répondit encore: «Seigneur, vous savez que je vous aime». Enfin, le Seigneur lui ayant demandé une troisième fois s'il le chérissait, l'évangéliste ajoute: «Pierre fut contristé de ce que le Seigneur lui avait dit trois fois: M'aimes-tu?» Et cependant le Seigneur ne lui avait fait la question en ces termes qu'une seule fois, s'étant servi les deux autres fois du mot chérir. D'où je conclus que le Seigneur n'attachait pas au mot chérir (diligere) un autre sens qu'au mot aimer (amare). Aussi bien Pierre répond sans avoir égard à cette différence d'expressions: «Seigneur, vous savez tout; vous savez donc bien que je vous aime 4».J'ai cru devoir m'arrêter sur ces deux mots, parce que plusieurs imaginent une différence entre dilection et charité ou amour. A leur avis, la dilection se prend en bonne part et l'amour en mauvaise part. Mais il est certain que les auteurs profanes n'ont jamais fait cette distinction, et je laisse aux philosophes le soin de résoudre le problème. Je remarquerai seulement que, dans leurs livres, ils ne manquent pas de relever l'amour qui a pour objet le bien et Dieu même 5. Quant à l'Ecriture sainte, dont l'autorité surpasse infiniment celle de tous les monuments humains, nulle

1. 1Tm 3,1-102. Le latin dit: «As-tu pour moi de la dilection (diligis me) P3. Toujours la même opposition entre amo et diligo, amor et dilectio.4. Jn 21,15-175. Voyez le Phèdre et, dans le Banquet, le discoura de Diotime.

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part elle n'insinue la moindre différence entre l'amour et la dilection ou charité. J'ai déjà prouvé que l'amour y est pris en bonne part; et si l'on s'imagine que l'amour y est pris, à la vérité, en bonne et en mauvaise part, mais que la dilection s'y prend en bonne part exclusivement, il suffit, pour se convaincre du contraire, de se souvenir de ce passage du Psalmiste: «Celui qui chérit (diligit ) l'iniquité hait son âme», et cet autre de l'apôtre saint Jean: «Celui qui chérit le monde (si quis dilexerit), la dilection du Père n'est pas en lui 1». Voilà, dans un même passage, le mot diligere pris tour à tour en mauvaise et en bonne part. Et qu'on ne me demande pas si l'amour, que j'ai montré entendu en un sens favorable, peut aussi être pris dans le sens opposé; car il est écrit «Les hommes deviendront amoureux d'eux-mêmes, amoureux de l'argent 3»,La volonté droite est donc le bon amour, et la volonté déréglée est le mauvais, et les différents mouvements de cet amour font toutes les passions. S'il se porte vers quelque objet, c'est le désir; s'il en jouit, c'est la joie; s'il s'en détourne, c'est la crainte; s'il le sent malgré lui, c'est la tristesse. Or, ces passions sont bonnes ou mauvaises, selon que l'amour est bon ou mauvais. Prouvons ceci par l'Ecriture. L'Apôtre «désire de sortir de cette vie et d'être avec Jésus-Christ 4». Ecoutez maintenant le Prophète: «Mon âme languit dans le désir dont elle brûle sans cesse pour votre loi 5». Et encore: «La concupiscence de la sagesse mène au royaume de Dieu 6». L'usage toutefois a voulu que le mot concupiscence, employé isolément, fût pris en mauvaise part. Mais la joie est prise en bonne part dans ce passage du Psalmiste: «Réjouissez-vous dans le Seigneur; justes, tressaillez de joie 7». Et ailleurs: «Vous avez versé la joie dans mon coeur 8». Et encore: «Vous me remplirez de joie en me dévoilant votre face 9».Maintenant, ce qui prouve que la crainte est bonne, c'est ce mot de l'Apôtre: «Opérez votre salut avec crainte et frayeur 10». Et cet autre passage: «Gardez-vous de viser plus haut qu'il ne convient, et craignez 11». Et encore: «Je crains que, comme le serpent séduisit Eve, vous ne

1. Ps 10,6 -2. 1Jn 9,15 -3. 2Tm 3,2 -4. Ph 1,23 -5. Ps 118,20 -6. Sg 6,21 -7. Ps 31,11 -8. Ps 4,7 -9. Ps 15,11 -10. Ph 2,12 -11. Rm 11,20

vous écartiez de cet amour chaste qui est en Jésus-Christ 1» Enfin, quant à la tristesseque Cicéron appelle une maladie 2 et que Virgile assimile à la douleur en disant: «Et de là leurs douleurs et leurs joies 3», peut-elle se prendre aussi en bonne part? c'est unequestion plus délicate.


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CHAPITRE VIII.

DES TROIS SEULS MOUVEMENTS QUE LES STOÏCIENS CONSENTENT A ADMETTRE DANS L'ÂME DU SAGE, A L'EXCLUSION DE LA DOULEUR OU DE LA TRISTESSE, QU'ILS CROIENT INCOMPATIBLES AVEC LA VERTU.

Les Stoïciens substituent dans l'âme du sage aux perturbations trois mouvements de l'âme que la langue grecque appelle eupathies 4, et Cicéron constantioe 5: ils remplacent le désir par la volonté, la joie par le contentement, et la crainte par la précaution; quant à la souffrance ou à la douleur, que nous avons de préférence appelée tristesse afin d'éviter toute ambiguïté, ils prétendent que rien de semblable ne peut se rencontrer dans l'âme du sage. La volonté, disent-ils, se porte vers le bien, qui est ce que fait le sage; le contentement est la suite du bien accompli, et le sage accomplit toujours le bien; enfin la précaution évite le mal, et le sage le doit constamment éviter; mais la tristesse naissant du mal qui survient, comme il ne peut survenir aucun mal au sage, rien dans l'âme du sage ne peut tenir la place de la tristesse. Ainsi, dans leur langage, volonté, entendement, précaution, voilà qui n'appartient qu'au sage, et le désir, la joie, la crainte et la tristesse, sont le partage de l'insensé. Les trois premières affections sont ce que Cicéron appelle constantiae, les quatre autres, sont ce que le même philosophe appelle perturbations, et le langage ordinaire passions, et cette distinction des affections du sage et de celles du vulgaire est marquée en grec par les mots d'eupatheiai et de pathe. J'ai voulu examiner si ces manières de parler des Stoïciens étaient conformes à l'Ecriture, et j'ai trouvé que le Prophète dit «qu'il n'y a pas de contentement d'esprit

1. 2Co 11,3
2. Tusculanes, livre 3,ch. 10 et ailleurs
3. Enéide, livre 6,v. 733
4. Bonnes passions, de eù et de páthos
5. Tusculanes, livre IV

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pour les impies 1»; le propre des méchants étant plutôt de se réjouir du mal que d'être contents, ce qui n'appartient qu'aux gens de bien. J'ai aussi trouvé dans l'Evangile«Faites aux hommes tout ce que vous voulez qu'ils vous fassent 2»; comme si l'on ne pouvait vouloir que le bien, le mal étant l'objet des désirs, mais non celui de la volonté. Il est vrai que quelques versions portent: «Tout le bien que vous voulez qu'ils vous fassent», par où on a coupé court à toute interprétation mauvaise, de crainte par exemple que dans le désordre d'une orgie, quelque débauché ne se crût autorisé à l'égard d'autrui à une action honteuse sous la seule condition de la subir à son tour; mais cette version n'est pas conforme à l'original grec, et j'en conclus qu'en disant: Tout ce que vous voulez qu'ils vous fassent, l'Apôtre a entendu tout le bien, car il ne dit pas: Que vous désirez qu'ils vous fassent, mais: Que vous voulez.Au surplus, bien que ces sortes d'expressions soient les plus propres, il ne faut pas pour cela s'y assujétir; il suffit de les prendre en cette acception dans les endroits de l'Ecriture où elles n'en peuvent avoir d'autre, tels que ceux que je viens d'alléguer. Ne dit-on pas en effet que les impies sont transportés de joie, bien que le Seigneur ait dit: «Il n'y a pas de contentement pour les impies 3» D'où vient cela, sinon de ce que contentement veut dire autre chose que joie, quand il est employé proprement et dans un sens étroit? De même, il est clair que le précepte de l'Evangile, ainsi exprimé «Faites aux autres ce que vous désirez qu'ils vous fassent 4», n'impliquerait pas la défense de désirer des choses déshonnêtes, au lieu qu'exprimé de la sorte: «Faites aux autres ce que vous voulez qu'ils vous fassent», il est salutaire et vrai. Encore une fois, d'où vient cela, sinon de ce que la volonté, prise en un sens étroit, ne peut s'entendre qu'en bonne part? Et cependant, il est certain que cette manière de parler ne serait point passée en usage: «Ne veuillez point mentir 5»; s'il n'y avait aussi une mauvaise volonté, profondément distincte de celle que les anges ont recommandée par ces paroles: «Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté». Ce

1. Is 57,21 sec. LXX. - 2.Mt 7,12 -3. Is 57,21 sec. LXX. -4. Mt 7,12 -5. Si 7,14 -6. Lc 2,14


serait inutilement que I'Evangile ajouterait bonne, s'il n'y en avait aussi une mauvaise. D'ailleurs, quelle si grande louange l'Apôtre aurait-il donnée à la charité, lorsqu'il a dit «qu'elle ne prend point son contentement «dans le mal 1», si la malignité ne l'y prenait? Nous voyons aussi que les auteurs profanes se servent indifféremment de ces termes: «Je désire, Pères conscrits», dit le grand orateur Cicéron, «ne point sortir des voies de la douceur 2». Il prend ici le désir en bonne part. Dans Térence, au contraire, le désir est pris en mauvaise part. Il introduit un jeune libertin qui, brûlant d'assouvir sa convoitise, s'écrie:

«Je ne veux rien que Philuména 3.»

La preuve que cette volonté n'est qu'une ardeur brutale, c'est la réponse du vieux serviteur

«Ah! qu'il vaudrait mieux prendre soin d'éloigner cet amour de votre coeur que d'irriter inutilement votre passion par de pareils discours».

Quant au contentement, que les auteurs païens l'aient aussi employé en mauvaise part, Virgile seul suffit pour le prouver, dans ce vers si plein et si précis où il embrasse les quatre passions de l'âme

«Et de là leurs craintes et leurs désirs, leurs douleurs et leurs contentements 4».

Le même poëte dit encore:

«Les mauvais contentements de l'esprit 5».

C'est donc un trait commun des bons et des méchants de vouloir, de se tenir en garde et d'être contents, ou pour m'exprimer d'une autre sorte: Les bons et les méchants désirent, craignent et se réjouissent également, mais les uns bien, les autres mal, selon que leur volonté est bonne ou mauvaise. La tristesse même, à laquelle les Stoïciens n'ont pu rien substituer dans l'âme de leur sage, se prend aussi quelquefois en bonne part, surtout dans nos auteurs. L'Apôtre loue les Corinthiens de s'être attristés selon Dieu. Quelqu'un dira peut-être que cette tristesse dont saint Paul les félicite venait du repentir de leurs fautes; car c'est en ces termes qu'il s'exprime: «Quoique ma lettre vous ait attristés

1. 1Co 13,6
2. Catilinaires, 1,ch. 2
3. Andrienne, act. 2,scen. 1,v. 6-8
4. Enéide, livre 6,v. 733 - 5. Ibid v. 278, 279
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pour un peu de temps, je ne laisse pas maintenant de me réjouir, non de ce que vous avez été tristes, mais de ce que votre tristesse vous a portés à faire pénitence. Votre tristesse a été selon Dieu, et ainsi vous n'avez pas sujet de vous plaindre de nous; car la tristesse qui est selon Dieu produit un repentir salutaire dont on ne se repent point, au lieu que la tristesse du monde cause la mort. Et voyez déjà combien cette tristesse selon Dieu a excité votre vigilance 1». A ce compte, les Stoïciens 2 peuvent répondre que la tristesse est, à la vérité, utile pour se repentir, mais qu'elle ne peut pas tomber en l'âme du sage, parce qu'il est incapable de pécher pour se repentir ensuite et que nul autre mal ne peut l'attrister. On rapporte qu'Alcibiade, qui se croyait heureux, pleura, quand Socrate lui eut prouvé qu'il était misérable, parce qu'il était fou. La folie donc fut cause en lui de cette tristesse salutaire qui fait que l'homme s'afflige d'être autre qu'il ne devrait; or, ce n'est pas au fou que les Stoïciens interdisent la tristesse, mais au sage.



Augustin, Cité de Dieu 14