Augustin, Cité de Dieu 1721

1721

CHAPITRE XXI.

DES ROIS DE JUDA ET D'ISRAËL APRÈS SALOMON.

Peu de paroles ou d'actions des autres rois qui viennent après Salomon, soit dans Juda,

1. Si 7,5 -2. Si 10,16 -3. Rm 5,5 -4. Ps 24,3 -5. Ct 1,3 -6. Ct 7,6

soit dans Israël, peuvent se rapporter à Jésus-Christ et à son Eglise. Je dis dans Juda ou dans Israël, parce que ce furent les noms que portèrent ces deux parties du peuple, depuis que Dieu l'eut divisé pour le crime de Salomon sous son fils Roboam qui lui succéda. Les dix tribus 1 dont Jéroboam, esclave de Salomon, fut établi roi, et dont Samarie était la capitale, retinrent le nom d'Israël, qui était celui de tout le peuple. Les deux autres tribus, Juda et Benjamin, qui étaient demeurées à Roboam en considération de David dont Dieu ne voulait pas entièrement détruire le royaume, et qui avaient Jérusalem pour capitale, s'appelèrent le royaume de Juda, parce que Juda était la tribu d'où David était issu. La tribu de Benjamin, dont était sorti Saül, prédécesseur de David, faisait aussi partie du royaume de Juda, qui s'appelait ainsi pour se distinguer du royaume d'Israël qui comprenait dix tribus. Celle de Lévi, comme sacerdotale et consacrée au service de Dieu, ne faisait partie ni de l'un ni de l'autre royaume, et était comptée pour la treizième. Or, ce nombre impair des tribus Venait de ce que, des douze enfants de Jacob qui en avaient établi chacun une, Joseph en avait fondé deux, Ephraïm et Manassé. Toutefois, on peut dire que la tribu de Lévi appartenait plutôt au royaume de Juda, à cause du temple de Jérusalem où elle exerçait son ministère. Après ce partage du peuple, Roboam, fils de Salomon, fut le premier roi de Juda, et établit le siége de son empire à Jérusalem; et Jéroboam, son serviteur, fut le premier roi d'Israël, et fixa sa résidence à Samarie. Comme Roboam voulait faire la guerre à Israël sous prétexte de rejoindre à son empire cette partie que la violence d'un usurpateur avait démembrée, Dieu l'en empêcha et lui fit dire par son prophète que lui-même avait conduit tout cela; ce qui montra que ni Israël ni Jéroboam n'étaient coupables de cette division, mais qu'elle était arrivée par la seule volonté de Dieu, qui avait ainsi vengé le crime de Salomon. Lors donc que les deux partis eurent reconnu que c'était un coup du ciel, ils demeurèrent en paix; d'autant plus que ce n'était qu'une division de royaume, et non pas de religion.

1. 1R 12,24

(385)

1722

CHAPITRE XXII.

IDOLÂTRIE DE JÉROBOAM.

Mais Jéroboam, roi d'Israël, assez malheureux pour se défier de la bonté de Dieu, bien qu'il l'eût éprouvé fidèle et reçu de sa main la couronne qu'il lui avait promise, appréhenda que Roboam ne séduisît ses sujets, lorsqu'ils iraient au temple de Jérusalem; où tout le peuple juif était obligé par la loi de se rendre tous les ans pour sacrifier, et que les siens ne se remissent sous l'obéissance de la lignée royale de David. Pour empêcher cela, il introduisit l'idolâtrie dans son royaume et fut cause que son peuple sacrifia aux idoles avec lui. Toutefois, Dieu ne laissa pas de reprendre par ses Prophètes, non-seulement ce prince, mais ses successeurs héritiers de son impiété, et tout le peuple. Parmi ces prophètes s'élevèrent Elie et Elisée, qui firent beaucoup de miracles; et comme Eue disait à Dieu: «Seigneur, ils ont égorgé vos Prophètes, ils ont renversé vos autels, je suis resté seul, et ils me cherchent pour me faire mourir 1»; il lui fut répondu qu'il y avait encore sept mille hommes qui n'avaient point plié le genou devant Baal.

1723

CHAPITRE XXIII.

DE LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE ET DU RETOUR DES JUIFS.

Le royaume de Juda, dont Jérusalem était la capitale, ne manqua pas non plus de prophètes, qui parurent de temps en temps, selon qu'il plaisait à Dieu de les envoyer, ou pour annoncer ce qui était nécessaire, ou pour reprendre les crimes et recommander la justice. Là se trouvèrent aussi des rois, quoiqu'en moins grand nombre que dans Israël, qui commirent contre Dieu d'énormes péchés qui attirèrent le courroux du ciel sur eux et sur Jeur peuple qui les imitait; mais en récompense il y en eut d'autres d'une vertu signalée: au lieu que tous les rois d'Israël ont été méchants, les uns plus, les autres moins. L'un et l'autre parti éprouvait donc diversement la bonne ou la mauvaise fortune, ainsi que la divine Providence t'ordonnait ou le permettait; et ils étaient affligés non-seulement de guerres étrangères, mais de discordes civiles, où l'on voyait éclater tantôt la justice et tantôt

1. 1R 19,10

la miséricorde de Dieu, jusqu'à ce que sa colère, s'allumant de plus en plus, toute cette nation fût entièrement vaincue par les Chaldéens, et emmenée captive en Assyrie, d'abord le peuple d'Israël, et ensuite celui de Juda, après la ruine de Jérusalem et de son temple fameux. Ils demeurèrent dans cette captivité l'espace de soixante-dix années; après, ils furent renvoyés dans leur pays, où ils rebâtirent le temple; et bien que plusieurs d'entre eux demeurassent en des régions étrangères et reculées, ils ne furent plus depuis divisés en deux partis, mais ils n'eurent qu'un roi qui résidait à Jérusalem; et tous les Juifs, quelque éloignés qu'ils fussent, se rendaient au temple à un certain temps de l'année. Mais ils ne manquèrent pas non plus alors d'ennemis qui leur firent la guerre; et quand le Messie vint au monde, il les trouva déjà tributaires des Romains.

1724

CHAPITRE XXIV.

DES DERNIERS PROPRÈTES DES JUIFS.

Tout le temps qui s'écoula depuis leur retour jusqu'à l'avénement du Sauveur, c'est-à-dire depuis Malachie, Aggée, Zacharie et Esdras, ils n'eurent point de prophètes parmi eux. Zacharie, père de saint Jean-Baptiste, et Elisabeth, sa femme, prophétisèrent au temps de la naissance du Messie avec Siméon et Anne. On peut y joindre saint Jean-Baptiste, qui fut le dernier des Prophètes, et qui montra Jésus-Christ, s'il ne le prédit; ce qui a fait dire à Notre-Seigneur que «la loi et les Prophètes ont duré jusqu'à Jean1».L'Evangile nous apprend aussi que là Vierge même prophétisa avec saint Jean; mais les Juifs infidèles ne reçoivent point ces prophéties, quoique reçues par tous ceux d'entre eux qui ont embrassé notre religion. C'est véritablement à cette époque qu'Israël a été divisé en deux, de cette division immuable prédite par Samuel et Saut. Pour Malachie, Aggée, Zacharie et Esdras, tous les Juifs les mettent au nombre des livres canoniques; et il ne sera pas hors de propos d'en rapporter quelques témoignages qui concernent Jésus-Christ et son Eglise. Mais cela se fera plus commodément au livre suivant, et il est temps de mettre un terme àcelui-ci.

1. Mt 11,13

(386)





18

LIVRE DIX-HUITIÈME:

HISTOIRE DES DEUX CITÉS

Saint Augustin expose. le développement des deux cités depuis l'époque d'Abraham jusqu'à la fin du monde; il signale en même temps les oracles qui ont annoncé Jésus-Christ, soit chez les sibylles, soit principalement chez les prophètes qui ont écrit depuis la naissance de l'empire romain, tels qu'Osée, Amos, Isaïe, Michée et les suivants



1801

CHAPITRE PREMIER.

RÉCAPITULATION DE CE QUI A ÉTÉ TRAITÉ DANS LES LIVRES PRÉCÉDENTS.

J'ai promis de parler de la naissance, du progrès et de la fin des deux cités, après avoir réfuté, dans les dix premiers livres de cet ouvrage, les ennemis de la Cité de Dieu, qui préfèrent leurs dieux à Jésus-Christ, et dont l'âme dévorée d'une pernicieuse envie a conçu contre les chrétiens la plus implacable inimitié. J'ai fait voir en quatre livres, depuis le onzième jusqu'au quatorzième, la naissance des deux cités. Le quinzième en a montré le progrès, depuis le premier homme jusqu'au déluge, et depuis le déluge jusqu'à Abraham. Mais depuis Abraham jusqu'aux rois des Juifs, période exposée dans le seizième livre, et depuis ces rois jusqu'à la naissance du Sauveur, où nous conduit le dix-septième, il semble que la seule Cité de Dieu se soit montrée dans notre récit, quoique celle du inonde n'ait pas laissé de continuer son cours. J'ai procédé de la sorte, afin que le progrès de la Cité de Dieu parût plus distinctement, depuis que les promesses de l'avènement du Messie ont commencé à être plus claires; et toutefois il est vrai de dire que, jusqu'à la publication du Nouveau Testament, cette cité ne s'est montrée qu'à travers des ombres. Il faut donc reprendre maintenant le cours de la cité du monde depuis Abraham, afin qu'on puisse comparer ensemble le développement des deux cités.


1802

CHAPITRE II.

QUELS ONT ÉTÉ LES ROIS DE LA CITÉ DE LA TERRE PENDANT QUE SE DÉVELOPPAIT LA SUITE DES SAINTSDEPUIS ABRAHAM.

La société des hommes répandue par toute la terre, dans les lieux et les climats les plus différents, ne cherchant qu'à satisfaire ses besoins

1. Ce livre a été écrit vers l'an 426

ou ses convoitises, et l'objet de ses désirs n'étant capable de suffire ni à tous, ni à personne, parce que ce n'est pas le bien véritable, il arrive d'ordinaire qu'elle se divise contre elle-même et que le plus faible est opprimé par le plus fort. Accablé par le vainqueur, le vaincu achète la paix aux dépens de l'empire, et même de la liberté, et c'est un rare et admirable spectacle que celui d'un peuple qui aime mieux périr que de se soumettre. En effet, la nature crie en quelque sorte à l'homme qu'il vaut mieux subir le joug du vainqueur que de s'exposer aux dernières fureurs de la guerre. Et c'est ainsi que dans la suite des temps, non sans un conseil de la providence de Dieu, qui règle le sort des batailles, quelques peuples ont été les maîtres des autres. Or, entre tous les empires que les divers intérêts de la cité de la terre ont établis, il en est deux singulièrement puissants, celui des Assyriens et celui des Romains, distincts l'un de l'autre par les lieux comme par les temps. Celui des Assyriens, situé en Orient, a fleuri le premier; et celui des Romains, qui n'est venu qu'après, s'est étendu en Occident: la fin de l'un a été le commencement de l'autre. On peut dire que les autres royaumes n'ont été que des rejetons de ceux-là.Ninus, second roi des Assyriens, qui avait succédé à son père Bélus 1, tenait l'empire, quand Abraham naquit en Chaldée. En ce temps-là florissait aussi le petit royaume des Sicyoniens, par lequel le docte Varron commei1ce son histoire romaine 2 . Des rois des Sicyoniens, il descend aux Athéniens, de ceux-ci aux Latins, et des Latins aux Romains. Mais, comme je l'ai

1. Sur Bélus, voyez Hérodote, lib. 1,cap. 181 et seq. La plupart des historiens font commencer l'empire d'Assyrie à Nions. Bélus a été ajouté par les historiens postérieurs, notamment par Eusèbe dans sa Chronique
2. Voyez plus haut (livre 6,ch. 2) le témoignage éclatant que rend saint Augustin à la science de Varron. - L'histoire romaine don il est question ici et qui est entièrement perdue, est mentionnée par les grammairiens Charisius et Servius et par Arnobe (Adv. Gent., lib. 5,p. 143 de l'édition de Stewech )

(387)

dit, tous ces empires qui ont précédé la fondation de Borne étaient peu de chose en comparaison de celui des Assyriens; et Salluste, tout en reconnaissant que les Athéniens ont été célèbres dans la Grèce, croit pourtant que la renommée a exagéré leur puissance. «Les faits d'armes d'Athènes, dit-il, ont été grands et glorieux, je n'en disconviens pas; mais toutefois je les crois un peu au-dessous de ce qu'on en publie. L'éloquence des historiens a beaucoup contribué à leur éclat, et la vertu de ses héros a été rehaussée de toute la grandeur de ses beaux génies 1». Ajoutez à cela qu'Athènes a été l'école des lettres et de la philosophie, ce qui n'a pas peu contribué à sa gloire. Mais à ne considérer que la puissance matérielle, il n'y avait point en ce temps-là d'empire plus fort ni plus étendu que celui d'Assyrie, En effet, on dit que Ninus subjugua toute l'Asie, c'est-à-dire la moitié du monde, et porta ses conquêtes jusques aux confins de la Libye. Les Indiens furent les seuls de tous les peuples d'Orient qui demeurèrent libres de sa domination; encore, après sa mort, furent-ils soumis par sa femme Sémiramis 2. Ce fut donc alors, sous le règne de Ninus 3,qu'Abraham naquit chez les Chaldéens; mais, comme l'histoire des Grecs nous est bien plus connue que celle des Assyriens, ayant passé jusqu'à nous par les Latins, et, après ceux-ci, par les Romains, qui en sont descendus, j'estime qu'il ne sera pas hors de propos de rappeler à l'occasion les rois des Assyriens, afin qu'on voie comment Babylone, ainsi que l'ancienne Home, s'avance dans le cours des siècles avec la Cité de Dieu, étrangère ici-bas. Quant aux faits qui doivent nous servir à mettre en parallèle les deux cités, il vaut mieux les emprunter aux Grecs et aux Latins, parmi lesquels je comprends Rome, comme une seconde Babylone.Or, à la naissance d'Abraham, Ninus était le second roi des Assyriens, et Europs le second roi des Sicyoniens; l'un avait succédé à Bélus, et l'autre à Aegialeus 4. Quand Dieu promit à Abraham une postérité nombreuse, après qu'il fut sorti de Babylone, les Assyriens en étaient à leur quatrième roi, et les Sicyoniens à leur cinquième: Alors le fils de Ninus régnait chez les

1. Catil. ch. 8
2. Voyez Diodore de Sicile, d'après Ctésias (lib. u, cap. 15 et seq
3. Saint Augustin suit la Chronique d'Eusèbe; d'autres font naître Abraham la vingtième année du règne de Sémiramis
4. Ces synchronismes sont établis d'après Eusèbe

Assyriens après sa mère Sémiramis, qu'il tua, dit-on, parce qu'elle voulait former avec lui une union incestueuse1. Quelques-uns croient qu'elle fonda Babylone, peut-être parce qu'elle la rebâtit 2; car nous avons montré au seizième livre quand et comment Babylone fut fondée. Pour ce fils de Sémiramis, les uns le nomment Ninus comme son père, les autres Ninyas. Telxion tenait alors le sceptre des Sicyoniens, et son règne fut si tranquille que ses sujets, après sa mort, firent de lui un dieu et lui décernèrent des jeux et des sacrifices.


1803

CHAPITRE 3.

SOUS QUELS ROIS DES ASSYRIENS ET DES SICYONIENS NAQUIT ISAAC, ABRAHAM ÉTANT ALORS ÂGÉ DE CENT ANS, ET A QUELLE ÉPOQUE DE CES MÊMES EMPIRES ISÂAC, ÂGÉ DE SOIXANTE ANS, EUT DE RÉBECCA DEUX FILS, ÊSAÜ ET JACOB.

Ce fut sous le règne de Teixion que naquit Isaac, selon la promesse que Dieu en avait faite à son père Abraham, qui l'eut à l'âge de cent ans de sa femme Sarra, à qui la stérilité et le grand âge avaient ôté l'espérance d'avoir des enfants: Arrius 3,cinquième roi des Assyriens, régnait alors. Isaac, âgé de soixante ans, eut de sa femme Rébecca deux 1enfants jumeaux, Esaü et Jacob, Abraham étant encore vivant et âgé de cent soixante ans; mais il mourut quinze ans après, sous le règne de l'ancien Xerxès, roi des Assyriens, surnommé Baléus, et de Thuriacus ou Thurimachus, roi des Sicyoniens, tous deux septièmes souverains de leurs peuples. Le royaume des Argiens prit naissance sous les petits-fils d'Abraham, et Inachus en fut le premier roi. Il ne faut pas oublier, qu'au rapport de Varron, les Sicyoniens avaient coutume de sacrifier sur le sépulcre de Thurimachus. Sous les règnes d'Armamitres et de Leucippus, huitièmes rois des Assyriens et des Sicyoniens, et sous celui d'Inachus, premier roi des Argiens, Dieu parla à lsaac et lui promit, comme il avait fait à son père, qu'il donnerait la terre de Chanaan à sa

1. C'est le récit de Justin, abréviateur de Trogne-Pompée, qui écrivait probablement d'après Ctésias. Comp. Agathias, Hist., lib. 2,cap.24
2. Diodore de Sicile et Justin, d'après Ctésias (page 396 et seq. de l'édition de Baehr), font bâtir Babylone par Sémiramis. Suivant Josèphe et Eusèbe, Bélus serait le fondateur de Babylone, et Sémiramis n'aurait fait que la restaurer et la fortifier
3. L'édition bénédictine donnait Arabius, auquel la nouvelle édition de 1838 substitue Arrius. Voyez la note du savant éditeur, tome 7,page 776

(388)

postérité, et qu'en elle toutes les nations seraient bénies. Il promit la même chose à son fils Jacob, appelé depuis Israël, sous le règne de Bélocus, neuvième roi des Assyriens, et de Phoronée, fils d'Inachus, deuxième roi des Argiens; car Leucippus, huitième roi des Sicyoniens, vivait encore. Ce fut sous ce Phoronée 1, roi d'Argos, que la Grèce commença à devenir célèbre par ses lois et ses institutions. Phegoiis, cadet de Phoronée, fut honoré comme un dieu après sa mort, et on lui bâtit un temple sur son tombeau. J'estime qu'on lui déféra cet honneur, parce que, dans la partie du royaume que son père lui avait laissée, il avait élevé des chapelles aux dieux, et divisé les temps par mois et par années. Surpris de ces nouveautés, les hommes encore grossiers crurent qu'il était devenu dieu après sa mort, ou le voulurent croire. On dit qu'Io, fille d'Inachus, appelée depuis Isis, fut honorée en Egypte comme une grande déesse; d'autres pourtant la font venir d'Ethiopie en Egypte, où elle gouverna avec tant de sagesse et de justice que les Egyptiens, qui lui devaient en outre l'invention des lettres et beaucoup d'autres choses utiles, la révérèrent comme une divinité, et défendirent, sous peine de la vie, de dire qu'elle avait été une simple mortelle.


1804

CHAPITRE IV.

DES TEMPS DE JACOB ET DE SON FILS JOSEPH.

Pendant que Baléus, dixième roi des Assyriens, occupait le trône sous le règne de Mes-sapas, surnommé Céphisus, neuvième roi des Sicyoniens (si toutefois ce ne sont point là deux noms différents), et sous celui d'Apis, troisième roi des Argiens, Isaac mourut âgé de cent quatre-vingts ans, et laissa ses deux jumeaux qui en avaient cent vingt. Le plus jeune des deux, Jacob, qui appartenait à la Cité de Dieu, à l'exclusion de l'aîné, avait douze fils. Joseph, l'un d'eux, ayant été vendu par ses frères du vivant d'Isaac, leur aïeul, à des marchands qui trafiquaient en Egypte, fut tiré de la prison où l'avait fait mettre sa chasteté, courageusement défendue contre la passion d'une femme adultère, et présenté à l'âge de trente ans à Pharaon, roi d'Egypte. Ce

1. Pausanias fait honneur à Phoronée d'avoir initié son peuple à l'usage du feu (lib. 2,cap. 15); ce que saint Augustin dit de ce personnage et de son frère Phegoüs est très probablement emprunté à Vairon. Comp. Platon, Timée, init


prince le combla d'honneurs et de biens, parce qu'il lui avait expliqué ses songes et prédit les sept années d'abondance, qui devaient être suivies des sept autres années de stérilité. Cc fut à la seconde de ces années stériles que Jacob vint en Egypte avec toute sa famille, âgé de cent trente ans, comme il le dit lui-même au roi Pharaon. Joseph en avait alors trente-neuf, attendu que les sept années d'abondance et les deux de stérilité s'étaient écoulées, depuis qu'il avait commencé à être en faveur.



1805

CHAPITRE V.

D'APIS, TROISIÉME ROI DES ARGIENS, DONT LES ÉGYPTIENS FIRENT LEUR DIEU SÉRÂPIS.

En ce temps, Apis, roi des Argiens, qui était venu par mer en Egypte et qui y était mort, devint ce fameux Sérapis, le plus grand de tous les dieux des Egyptiens. Pourquoi ne fut-il pas nommé Apis après sa mort, mais Sérapis? Varron en rend une raison fort claire, qui est que les Grecs appelant un cercueil soros 1, et celui d'Apis ayant été honoré avant qu'on lui eût bâti un temple, on le nomma d'abord Sorapis, et puis, en changeant une lettre, comme cela arrive souvent, Sérapis. Il fut ordonné que quiconque l'appellerait homme serait puni du dernier supplice; et Varron dit que c'était pour signifier cette défense que les statues d'Isis et de Sérapis avaient toutes un doigt sur les lèvres. Quant à ce boeuf que l'Egypte, par une merveilleuse superstition, nourrissait si délicatement 2 en l'honneur du dieu, comme ils l'adoraient vivant et non pas dans le cercueil, ils l'appelèrent Apis et non Sérapis. A la mort de ce boeuf, on en mettait un autre à sa place, marqué pareillement de certaines taches blanches, où le peuple voyait une grande merveille et un don de la divinité; mais, en vérité, il n'était pas difficile aux démons, qui prenaient plaisir à tromper ces peuples, de représenter à une vache pleine un taureau pareil à Apis, comme fit Jacob 3,qui obtint des chèvres et des brebis de la même couleur que les baguettes bigarrées qu'il mettait devant les yeux de leurs mères. Ce que les hommes font avec des couleurs véritables, les démons le peuvent faire très aisément par le moyen de couleurs fausses et fantastiques.

1. Zorós, cercueil, urne funéraire, sarcophage
2. Sur la nourriture du boeuf Apis, voyez Strabon, lib. 17,cap. 1. § 31
3. Gn 30,39

(389)





1806

CHAPITRE VI.

SOUS QUELS ROIS ARGIENS ET ASSYRIENS JACOB MOURUT EN ÉGYPTE.


Apis, roi des Argiens et non des Egyptiens, mourut donc en Egypte, et son fils Argus lui succéda. C'est de lui que les Argiens prirent leur nom, car on ne les appelait pas ainsi auparavant. Sous le règne d'Argus, la Grèce commença à cultiver son sol et à semer du blé. Argus, après sa mort, fut adoré comme un dieu, et on lui décerna des temples et des sacrifices: honneur suprême déjà rendu avant lui sous son propre règne à un particulier nommé Homogyrus, qui fut tué d'un coup de foudre, et qui le premier avait attelé des boeufs à la charrue,


1807

CHAPITRE VII.

SOUS QUELS ROIS MOURUT JOSEPH EN ÉGYPTE.

Sous le règne de Mamitus, douzième roi des Assyriens, et de Plemnaeus, le onzième des Sicyoniens, temps où Argus était encore roi des Argiens, Joseph mourut en Egypte, âgé de cent dix ans. Après sa mort, le peuple de Dieu, qui s'accroissait d'une façon prodigieuse, demeura en Egypte l'espace de cent quarante-cinq ans, assez tranquillement d'abord, tant que vécurent ceux qui avaient vu Joseph; mais depuis, le grand nombre des Hébreux étant devenu suspect aux Egyptiens, ils persécutèrent cruellement cette race et lui firent souffrir mille maux; ce qui n'en diminua pas la fécondité. Pendant ce temps, nul changement de règne en Assyrie ni en Grèce.

1. Gn 49,10


1808

CHAPITRE VIII.

DES ROIS SOUS LESQUELS NAQUIT MOÏSE, ET DES DIEUX DONT LE CULTE COMMENÇA A S'INTRODUIRE EN CE MÊME TEMPS.

Ainsi, au temps de Saphrus 1, quatorzième roi des Assyriens, et d'Orthopolis, le douzième des Sicyoniens, lorsque les Argiens comptaient Criasus pour leur cinquième roi, naquit en Egypte 2 ce Moïse qui délivra le peuple de Dieu de la captivité sous laquelle il gémissait et où Dieu le laissait languir pour lui faire désirer l'assistance de son Créateur. Quelques-uns croient que Prométhée vivait alors; et comme il faisait profession de sagesse, on dit qu'il avait formé des hommes avec de l'argile. On ne sait pas néanmoins quels étaient les sages de son temps. Son frère Atlas fut, dit-on, un grand astrologue; ce qui adonné lieu de dire qu'il portait le ciel sur ses épaules, quoiqu'il existe une haute montagne du nom d'Atlas, d'où ce conte a bien pu tirer son origine. En ce temps-là beaucoup de fables commencèrent à avoir cours dans la Grèce; et sous le règne de Cécrops, roi des Athéniens, la superstition des Grecs mit plusieurs morts au rang des dieux: Mélantomice, femme de Criasus, et Phorbas, leur fils, sixième roi des Argiens, furent de ce nombre, aussi bien que Jasus et Sthénélas, Sthénéléus ou Sthénélus (car les historiens ne s'accordent pas sur son nom), l'un fils de Triopas, septième roi, et l'autre de Jasus, neuvième roi des Argiens. Alors vivait Mercure, petit-fils d'Atlas par Maïa, suivant le témoignage de presque tous les historiens. Il apprit aux hommes beaucoup d'arts utiles à la vie, ce qui fut cause qu'ils en firent un Dieu après sa mort. Vers le même temps, mais après lui, vint Hercule, que quelques-uns néanmoins mettent auparavant, en quoi je pense qu'ils se trompent. Mais quoi qu'il en soit de l'époque de ces deux personnages, les plus graves historiens tombent d'accord que tous deux furent des hommes qui reçurent les honneurs divins pour avoir trouvé quantité de choses propres au soulage. ment de la condition humaine. Pour Minerve, elle est bien plus ancienne qu'eux, puisqu'on la vit, dit-on, jeune fille du temps d'Ogygès auprès du lac Triton, d'où elle fut surnommée

1. Les manuscrits et les éditions donnent Saphrus; c'est probablement une erreur. Julius Africanus, Eusèbe et le Syncelle s'accordent à donner Sphaerus, Sphairos.2. Ex 2

(390)

Tritonienne. On lui doit beaucoup d'inventions rares et utiles, et l'on inclina d'autant plus à la croire une déesse que son origine n'était pas connue. Car ce que l'on raconte, qu'elle sortit de la tête de Jupiter, est plutôt une fiction de poëte qu'une vérité historique. Toutefois, les historiens ne sont pas d'accord sur l'époque où vivait Ogygès, qui a donné son nom à un grand déluge, non pas à celui qui submergea tout le genre humain, à l'exception du petit nombre sauvé dans l'arche, car l'histoire grecque ni l'histoire latine n'ont point connu celui-là 1, mais à un autre, plus grand que celui de Deucalion 2 . Varron n'a rien trouvé de plus ancien dans l'histoire que le déluge d'Ogygès, et c'est à ce temps qu'il commence son livre des Antiquités romaines. Mais nos chronologistes, Eusèbe, et Jérôme après lui, qui sans doute ici s'appuient sur le témoignage d'historiens antérieurs, reculent le déluge d'Ogygès de plus de trois cents ans, jusque sous Phoronée, second roi des Argiens. Quoi qu'il en soit, Minerve était déjà adorée comme une déesse du temps de Cécrops, roi des Athéniens, sous le règne duquel Athènes fut fondée ou rebâtie.


1809

CHAPITRE IX.

ORIGINE DU NOM DE LA VILLE D'ATHÈNES, FONDÉE OU REBÂTIE SOUS CÉCROPS.

Voici, selon Varron, la raison pour laquelle cette ville fut nommée Ahènes, qui est un nom tiré de celui de Minerve, que les Grecs appellent Athena. Un olivier étant tout à coup sorti de terre, en même temps qu'une source d'eau jaillissait en un autre endroit, ces prodiges étonnèrent le roi, qui députa vers Apollon de Delphes pour savoir ce que cela signifiait et ce qu'il fallait faire. L'oracle répondit que l'olivier signifiait Minerve, et l'eau Neptune, et que c'était aux habitants de voir à laquelle de ces deux divinités ils emprunteraient son nom pour le donner à leur ville. Là-dessus Cécrops assemble tous les citoyens, tant hommes que femmes, car les femmes parmi eux avaient leur voix alors dans les délibérations. Quand il eut pris les suffrages, il

1. Platon dans le Timée (trad. Franç., tom. 12,page 109,) fait dire à Solon par un prêtre égyptien qu'il y a eu, non pas un déluge, mais plusieurs
2. Eusèbe (Chron., p. 273, Proep. Evang., lib. 10,Cap. 10, p. 488 et seq.) et Orose (Hist., lib. 1,cap. 7) placent entre le déluge d'Ogygès et celui de Deucalion un intervalle de deux siècles

se trouva que tous les hommes étaient pour Neptune, et toutes les femmes pour Minerve mais comme il y avait une femme de plus, Minerve l'emporta. Alors Neptune irrité ravagea de ses flots les terres des Athéniens; et, en effet, il n'est pas difficile aux démons de répandre telle masse d'eaux qu'il leur plaît. Pour apaiser le dieu, les femmes, à ce que dit le même auteur, furent frappées de trois sortes de peines: la première, que désormais elles n'auraient plus voix dans les assemblées; la seconde, qu'aucun de leurs enfants ne porterait leur nom; et la troisième enfin, qu'on ne les appellerait point Athéniennes. Ainsi, cette cité, mère et nourrice des arts libéraux et de tant d'illustres philosophes, à qui la Grèce n'a jamais rien eu de comparable, fut appelée Athènes par un jeu des démons qui se moquèrent de sa crédulité, obligée de punir le vainqueur pour calmer le vaincu et redoutant plus les eaux de Neptune que les armes de Minerve. Cependant Minerve, qui était demeurée victorieuse, fut vaincue dans ces femmes ainsi châtiées, et elle n'eut pas seulement le pouvoir de faire porte-r son nom à celles qui lui avaient donné la victoire. On voit assez tout ce que je pourrais dire là-dessus, s'il ne valait mieux passer à d'autres objets.


1810

CHAPITRE X.

ORIGINE DU NOM DE L'ARÉOPAGE SELON VARRON, ET DÉLUGE DE DEUCALION SOUS CÉCROPS.

Cependant Varron refuse d'ajouter foi aux fables qui sont au désavantage des dieux, de peur d'adopter quelque sentiment indigne de leur majesté. C'est pour cela qu'il ne veut pas que l'Aréopage, où l'apôtre saint Paul discuta avec les Athéniens 1 et dont les juges son appelés Aréopagites, ait été ainsi nommé de ce que Mars, que les Grecs appellent Arès, accusé d'homicide devant douze dieux qui le jugèrent au lieu où le célèbre tribunal est aujourd'hui placé, fut renvoyé absous, ayant eu six voix pour lui, et le partage alors étant toujours favorable à l'accusé. Il rejette donc cette opinion commune et tâche d'établir une autre origine qu'il va déterrer dans de vieilles histoires surannées, sous prétexte qu'il est injurieux aux divinités de leur attribuer des querelles ou des procès; et il soutient que cette histoire de Mars n'est pas moins

1. Ac 17,19 et seq

(391)

fabuleuse que ce qu'on dit de ces trois déesses, Junon, Minerve et Vénus, qui disputèrent devant Pâris le prix de la beauté, et ainsi de tous les mensonges semblables qui se débitent sur la scène au détriment de la majesté des dieux. Mais ce même Varron, qui se montre si scrupuleux à cet égard, ayant à donner une raison historique et non fabuleuse du nom d'Athènes, nous raconte qu'il survint un si grand différend entre Neptune et Minerve au sujet de ce nom, qu'Apollon n'osa s'en rendre l'arbitre, mais en remit la décision au jugement des hommes, à l'exemple de Jupiter, qui renvoya les trois déesses à la décision de Pâris; et Varron ajoute que Minerve l'emporta par le nombre des suffrages, mais qu'elle fut vaincue en la personne de celles qui l'avaient fait vaincre, et n'eut pas le pouvoir de leur faire porter son nom! En ce temps-là, sous le règne de Cranaüs, successeur de Cécrops, selon Varron, ou, selon Eusèbe et Jérôme, sous celui de Cécrops même, arriva le déluge de Deucalion, appelé ainsi parce que le pays où Deucalion commandait fut principalement inondé; mais ce déluge ne s'étendit point Jusqu'en Egypte, ni jusqu'aux lieux circonvoisins.


1811

CHAPITRE 11.

SOUS QUELS ROIS ARRIVÈRENT LA SORTIE D'ÉGYPTE DIRIGÉE PAR MOÏSE ET LA MORT DE JÉSUS NAVÉ, SON SUCCESSEUR.

Moïse tira d'Egypte le peuple de Dieu sur la fin du règne de Cécrops, roi d'Athènes, Ascatadès étant roi des Assyriens, Marathus des Sicyoniens, et Triopas des Argiens. li donna ensuite aux Israélites la loi qu'il avait reçue de Dieu sur le mont Sinaï et qui s'appelle l'Ancien Testament, parce qu'il ne contient que des promesses temporelles, au lieu que Jésus-Christ promet le royaume des cieux dans le Nouveau. Il était nécessaire de garder cet ordre qui, selon l'Apôtre, s'observe en tout homme qui s'avance dans la vertu, et qui consiste en ce que la partie corporelle précède la spirituelle: «Le premier homme, dit-il avec raison, le premier homme est le terrestre formé de la terre, et le second «homme est le céleste descendu du ciel 1».Or, Moïse gouverna le peuple dans le désert l'espace de quarante années, et mourut âgé

1. 1Co 15,47

de cent vingt ans, après avoir aussi prophétisé le Messie par les figures des observations légales, par le tabernacle, le sacerdoce, les sacrifices et autres cérémonies mystérieuses. A Moïse succéda Jésus, fils de Navé, qui établit le peuple dans la terre promise, après avoir exterminé, par l'ordre de Dieu, les peuples qui habitaient ces contrées. Il mourut après vingt-sept années de commandement, sous les règnes d'Amnyntas, dix-huitième roi des Assyriens, de Corax, le seizième des Sicyoniens, de Danaüs, le dixième des Argiens, et d'Erichthon, le quatrième des Athéniens.



Augustin, Cité de Dieu 1721