Augustin, Cité de Dieu 1812

1812

CHAPITRE XII.

DU CULTE DES FAUX DIEUX ÉTABLI PAR LES ROIS DE LA GRÈCE, DEPUIS L'ÉPOQUE DE LA SORTIE D'ÉGYPTE JUSQU'A LA MORT DE JÉSUS NAVÉ.

Durant ce temps, c'est-à-dire depuis que le peuple juif fut sorti d'Egypte jusqu'à la mort de Jésus Navé, les rois de la Grèce instituèrent en l'honneur des faux dieux plusieurs solennités qui rappelaient le souvenir du déluge et de ces temps misérables où les hommes tour à tour gravissaient le sommet des montagnes et descendaient dans les plaines. Telle est l'explication que l'on donne de ces courses fameuses des prêtres Luperques 1, montant et descendant tour à tour la Voie sacrée 2. C'est en ce temps que Dionysius, qu'on nomme aussi Liber, se trouvant dans l'Attique, apprit, dit-on, à son hôte l'art de planter la vigne, et fut honoré comme un dieu après sa mort. Alors aussi des jeux de musique furent dédiés à Apollon de Deiphes, suivant son ordre, pour l'apaiser, parce qu'on attribuait la stérilité de la Grèce à ce qu'on n'avait pas garanti son temple du feu, lorsque Danaüs fit irruption dans leur pays. Erichthon fut le premier qui institua en Attique des jeux en son honneur et en l'honneur de Minerve. Le prix en était une branche d'olivier, parce que Minerve avait enseigné la culture de cet arbre, comme Bacchus celle de la vigne. Xanthus, roi de Crète, que d'autres nomment autrement 3,enleva en ce temps-là Europe, dont il eut Rhadamante, Sarpédon et Minos, que l'on fait

1. Sur les Lupercales et les Luperques, voyez Ovide, Fastes, lib. 2,v. 267 et seq
2. La Voie sacrée conduisait de l'arc de Fabius au Capitole en passant par le Forum
3. Il est nommé Astérius par Apollodore (lib. 3,cap. 1,secl. 2), Diodore de Sicile (lib. 4,cap. 60) et Eusèbe (p. 286)

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communément fils de Jupiter. Mais les adorateurs de ces dieux prennent ce que nous avons rapporté du roi de Crète pour historique, et ce qu'on dit de Jupiter et ce qu'on en représente sur les théâtres comme fabuleux, de sorte qu'il ne faudrait voir dans ces aventures que des fictions dont on se sert pour apaiser les dieux, qui se plaisent à la représentation de leurs faux crimes. C'était aussi alors qu'Hercule florissait à Tyrinthe 1, mais un autre Hercule que celui dont nous avons parlé plus haut. Les plus savants dans l'histoire comptent en effet plusieurs Bacchus et plusieurs Hercules. Cet Hercule dont nous parlons, et à qui l'on attribue les douze fameux travaux, n'est pas celui qui tua Antée, mais celui qui se brûla lui-même sur le mont OEta, lorsque cette vertu, qui lui avait fait dompter tant de monstres, succomba sous l'effort d'une légère douleur. C'est vers ce temps que le roi, ou plutôt le tyran Busiris, immolait ses hôtes à ses dieux. Il était fils de Neptune, qui l'avait eu de Lybia, fille d'Epaphus; mais je veux que ce soit une fable inventée pour apaiser les dieux, et que Neptune n'ait pas cette séduction à se reprocher. On dit qu'Erichthon, roi d'Athènes, était fils de Vulcain et de Minerve. Toutefois, comme on veut que Minerve soit vierge, on raconte que Vulcain, la voulant posséder en dépit d'elle, répandit sa semence sur la terre, d'où naquit un enfant qui, à cause de cela, fut nommé Erichthon 2. Il est vrai que les plus savants rejettent ce récit et expliquent autrement la naissance d'Erichthon. Ils disent que dans le temple de Vulcain et de Minerve (car il n'y en avait qu'un pour tous deux à Athènes), on trouva un enfant entouré d'un serpent, et que, ne sachant à qui il était, on l'attribua à Vulcain et à Minerve. Sur quoi je trouve que la fable rend mieux raison de la chose que l'histoire. Mais que nous importe? l'histoire est pour l'instruction des hommes religieux, et la fable pour le plaisir des démons impurs, que toutefois ces hommes religieux adorent comme des divinités. Aussi, encore qu'ils ne veuillent pas tout avouer de leurs dieux, ils ne les justifient pas tout à fait, puisque c'est par leur ordre qu'ils célèbrent des jeux où on représente leurs crimes, et que ces dieux,

1. Tyrinthe, ville du Péloponèse, près d'Argos
2. Erichthon, dit saint Augustin, vient de eris, lutte, et de Xton, terre

disent-ils, s'apaisent par de telles infamies. Les crimes ont beau être faux, les dieux païens n'en sont guère moins coupables, puisque prendre plaisir à des crimes faux est un crime très véritable.

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CHAPITRE XIII.

DES SUPERSTITIONS RÉPANDUES PARMI LES GENTILS A L'ÉPOQUE DES JUGES.

Après la mort de Jésus Navé, le peuple de Dieu fut gouverné par des Juges, et éprouva tour à tour la bonne et la mauvaise fortune, selon qu'il était digne de grâces ou de châtiments. Il faut rapporter à cette époque l'invention d'un grand nombre de fables célèbres:Triptolème, porté sur des serpents ailés et distribuant du blé, par ordre de Cérès, dans les pays -affligés de la famine; le Minotaure et ce labyrinthe inextricable d'où il était impossible de sortir; les Centaures, moitié hommes et moitié chevaux; Cerbère, chien à trois têtes, qui gardait l'entrée des enfers; Phryxus et Hellé, sa soeur, s'envolant sur un bélier; la Gorgone, à la chevelure de serpents, qui changeait en pierres ceux qui la regardaient; Bellérophon, porté sur un cheval ailé; Amphion, qui attirait les arbres et les rochers au son de sa lyre; Dédale et son fils, qui se firent des ailes pour traverser les airs; OEdipe, qui résolut l'énigme de Sphinx, monstre à quatre pieds et à visage humain, et le força de se jeter dans son propre abîme; Antée enfin, qu'Hercule étouffa en le soulevant de terre, parce que ce fils de la terre se relevait plus fort toutes les fois qu'il la touchait. Ces fables et autres semblables, jusqu'à la guerre de Troie, où Varron finit son second livre des Antiquités romaines, ont été inventées à l'occasion de quelques événements véritables, et ne sont point honteuses aux dieux. Mais quant à ceux qui ont imaginé que Jupiter enleva Ganymède (crime qui fut commis en effet par le roi Tantalus) et qu'il abusa de Danaé en se changeant en pluie d'or, par où l'on a voulu figurer la séduction d'une femme intéressée, il faut qu'ils aient eu bien mauvaise opinion des hommes pour les avoir crus capables d'ajouter foi à ces rêveries. Cependant ceux qui honorent le plus Jupiter sont les premiers à les soutenir; et, bien loin de s'indigner contre des inventions pareilles, ils appréhenderaient la colère des dieux, si l'on ne les représentait (393) sur le théâtre. En ce même temps, Latone accoucha d'Apollon, non de celui dont on consultait les oracles, mais d'un autre 1 qui fut berger d'Admète du temps d'Hercule, et qui néanmoins a tellement passé pour un dieu que presque tout le monde le confond avec l'autre. Ce fut aussi alors que Bacchus fil la guerre aux Indiens, accompagné d'une troupe de femmes appelées Bacchantes, plus célèbres par leur fureur que par leur courage. Quelques-uns écrivent qu'il fut vaincu et fait prisonnier; et d'autres, qu'il fut même tué dans le combat par Persée, sans oublier le lieu où il fut enseveli; et toutefois les démons ont fait instituer des fêtes en son honneur, qu'on appelle Bacchanales, dont le sénat a eu tant de honte après plusieurs siècles, qu'il les a bannies de Rome 2. Persée et sa femme Andromède vivaient vers le même temps, et, après leur mort, ils furent si constamment réputés pour dieux qu'on ne rougit point d'appeler quelques étoiles de leur nom.


1814

CHAPITRE XIV.

DES POËTES THÉOLOGIENS.

A la même époque, il y eut des poètes qu'on appelait aussi théologiens, parce qu'ils faisaient des vers en l'honneur des dieux; mais quels dieux? des dieux qui, tout grands hommes qu'ils pussent avoir été, n'en étaient pas moins des hommes, ou qui même n'étaient autre chose que les éléments du monde, ouvrage du seul vrai Dieu; ou enfin, si c'étaient des anges, ils devaient ce haut rang moins à leurs mérites qu'à la volonté du Créateur. Que si, parmi tant de fables, ces poètes ont dit quelque chose du vrai Dieu, comme ils en adoraient d'autres avec lui, ils ne lui ont pas rendu le culte qui n'est dû qu'à lui seul; outre qu'ils n'ont pu se défendre de déshonorer ces dieux mêmes par des contes ridicules, comme ont fait Orphée, Musée et Linus. Du moins, si ces théologiens ont adoré les dieux, ils n'ont pas été adorés comme des dieux, quoique la cité des impies fasse présider Orphée aux sacrifices infernaux. Ce fut le temps où Ino, femme du roi Athamas, se jeta dans la muer avec son fils Mélicerte, et où ils furent

1. Sur les divers Apollons, voyez Cicéron, De Nat. Deor., lib. 3,cap.23
2. Tite-Live rapporte en effet que Liber et ses mystères furent bannis, non-seulement de Rome, mais de tonte l'Italie (lab. 39,cap. 18). Comp. Tertullien, Apolog., cep. 6. -

tous deux mis au rang des dieux, comme beaucoup d'autres hommes de ce temps-là, et entre autres Castor et Pollux. Les Grecs donnent à la mère de Mélicerte le nom de Leucothée, et les Latins celui de Matuta; mais les uns et les autres la prennent pour une déesse 1.


1815

CHAPITRE XV.

FIN DU ROYAUME DES ARGIENS ET NAISSANCE DE CELUI DES LAURENTINS.

Vers ce temps, le royaume des Argiens prit fin et fut transféré à Mycènes, dont Agamemnon fut roi, et celui des Laurentins commença à s'établir: ils eurent pour premier roi Picus, fils de Saturne. Debbora était alors juge des Hébreux. Cette femme fut élevée à cet honneur par un ordre exprès de Dieu, car elle était prophétesse; mais comme ses prophéties sont obscures, il faudrait trop nous étendre pour faire voir le rapport qu'elles ont à Jésus-Christ. Les Laurentins régnaient donc déjà en Italie, et ce peuple est, après les Grecs, l'origine la plus certaine de Rome 2. Cependant la monarchie des Assyriens subsistait toujours, et ils comptaient Lamparès pour leur vingt-troisième roi, quand Picus fut le premier des Laurentins. C'est aux adorateurs de ces dieux à voir ce qu'ils veulent qu'ait été Saturne, père de ce Picus; car ils disent que ce n'était pas un homme. D'autres ont écrit qu'il avait régné en Italie avant Picus, et Virgile l'a célébré dans ces vers bien connus:

«C'est lui qui rassembla ces hommes indociles errant sur les hautes montagnes; il leur donna des lois et voulut que cette contrée s'appelât Latium, parce qu'il s'y était caché pour éviter la fureur de son fils 3. C'est sous son règne que l'on place l'âge d'or 4»

Mais qu'ils traitent ceci de fiction poétique, et qu'ils disent, s'ils veulent, que le Père de Picus s'appelait Stercé, et qu'il fut ainsi nommé à cause qu'étant fort bon laboureur, il apprit aux hommes à amender la terre avec du fumier a, d'où vient que quelques auteurs l'appellent Stercutius. Quoi qu'il en soit, ils en ont fait pour cette raison le Dieu de l'agriculture. Ils ont mis aussi Picus parmi les

1. Comp. Ovide, Metam., lib. IV, v. 416-540, et Fast., lib. 6,v. 475-550
2. La ville de Laurentum, d'où saint Augustin veut, d'après Eusèbe, que les Romains tirent en partie leur origine, était située entre Ardéa et les bouches du Tibre
3. Latium, de latere, se cacher
4. Enéide, livre 8,v. 521-525.
5. Fumier, en latin, se dit stercus

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dieux, en qualité d'excellent augure et de grand capitaine. Picus engendra Faunus, second roi des Laurentins, qu'ils ont aussi déifié. Avant la guerre de Troie, ces apothéoses étaient fréquentes.


1816

CHAPITRE XVI.

DE DIOMÈDE ET DE SES COMPAGNONS, CHANGÉS EN OISEAUX APRÈS LA RUINE DE TROIE.

Après la ruine de Troie, ce grand désastre illustré par les poëtes et connu même des petits enfants, qui arriva sous le règne de Latinus, fils de Faunus (ce Latinus qui donna aux Laurentins leur nom nouveau de Latins qu'ils portèrent depuis ce moment), les Grecs victorieux regagnèrent leur pays et souffrirent pendant ce retour une infinité de maux. Ils en prirent sujet d'augmenter le nombre de leurs divinités. En effet, ils firent un dieu de Diomède; ce qui ne les empêcha pas de raconter, non comme une fable, mais comme une vérité historique, que les dieux s'opposèrent au retour de ce personnage pour le châtier de ses crimes, et que ses compagnons furent changés en oiseaux 1, sans que Diomède, devenu dieu, leur pût rendre leur première forme, ni obtenir cette grâce de Jupiter pour sa bienvenue. Ils assurent même que Diomède a un temple dans l'île Diomédéa, non loin du mont Garganus en Apulie 2,et qu'autour du lieu sacré volent ces oiseaux, jadis compagnons du héros divinisé, qui remplissent leur bec d'eau et arrosent son temple pour lui faire honneur. Ils ajoutent que lorsque des Grecs viennent en cette île, non-seulement les oiseaux ne s'effarouchent point, mais ils caressent les visiteurs, au lieu que, quand ils voient des étrangers, ils volent contre eux en furie, et souvent les tuent avec leur bec, qui est d'une longueur et d'une force extraordinaires.

1817

CHAPITRE XVII.

SENTIMENT DE VARRON SUR CERTAINES MÉTAMORPHOSES.

Varron, à l'appui de cette tradition, en rapporte d'autres qui ne sont pas moins incroyables: celle de Circé, par exemple, la fameuse magicienne, qui changea en bêtes les

1. Voyez Servius, ad Aeneid., lib. 11,v. 247
2. Voyez Strabon. Lib. 6,cap. 3,§ 9

compagnons d'Ulysse; et encore, celle de ces Arcadiens, désignés par le sort pour passer à la nage un certain étang où ils se transformaient en loups, vivant ensuite dans les forêts avec les animaux de leur espèce. Varron ajoute que si ces loups s'abstenaient de chair humaine, ils repassaient l'étang au bout de neuf ans, et reprenaient leur première forme. Il parle en outre d'un certain Demaenetus qui, ayant goûté du sacrifice d'un petit enfant que les Arcadiens font à leur dieu Lycaeus, fut changé en loup; dix ans après, il. redevint homme et remporta le prix aux jeux olympiens. Le même auteur estime qu'en Arcadie on ne donne le nom de Lycaeus à Pan et à Jupiter qu'à cause de ces changements d'hommes en loups, attribués par le peuple à un miracle de la volonté divine; car les Grecs appellent un loup lycos 1, d'où le nom de Lycaeus est dérivé. Enfin, selon Varron, c'est de là que les Luperques de Rome tirent leur origine.


1818

CHAPITRE XVIII.

CE QU'IL FAUT CROIRE DES MÉTAMORPHOSES.

Ceux qui lisent ces pages attendent peut-être que je donne mon sentiment; mais que pourrais-je dire, sinon qu'il faut fuir du milieu de Babylone, c'est-à-dire sortir de la cité du monde, qui est la société des anges et des hommes impies, et nous retirer vers le Dieu vivant, sur les pas de la foi -rendue féconde par la charité? Plus nous voyons que la puissance des démons est grande ici-bas, plus nous devons nous attacher au Médiateur, qui nous retire des choses basses pour nous élever aux objets sublimes. En effet, si nous disons qu'il ne faut point ajouter foi à ces sortes de phénomènes, il ne manquera pas, même aujourd'hui, de gens qui assureront en avoir appris ou expérimenté de semblables. Comme nous étions en Italie, on nous assura que certaines hôtelières de notre voisinage, initiées aux arts sacriléges, se vantaient de donner aux passants d'un certain fromage qui les changeait sur-le-champ en bêtes de somme dont elles se servaient pour transporter leurs bagages, après quoi elles leur rendaient leur première forme. Pendant la métamorphose, ils conservaient toujours leur raison, comme Apulée le raconte de lui-même dans son récit ou son roman de l'Ane d'or.

1. Lukos.

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Je tiens tout cela pour faux, ou du moins ce sont là des phénomènes si rares qu'on a raison de n'y pas ajouter foi. Ce qu'il faut croire fermement, c'est que Dieu, l'être tout-puissant, peut faire tout ce qu'il veut, soit pour répandre ses grâces, soit pour punir, et que les démons, qui sont des anges, mais corrompus, ne peuvent rien au-delà de ce que leur permet celui dont les jugements sont quelquefois secrets, jamais injustes. Quand donc ils opèrent de semblables phénomènes, ils ne créent pas de nouvelles natures, mais se bornent à changer celles que le vrai Dieu a créées et à les faire paraître autres qu'elles ne sont. Ainsi, non-seulement je ne crois pas que les démons puissent changer l'âme d'un homme en celle d'une bête, mais, à mon avis, ils ne peuvent pas même produire dans leurs corps cette métamorphose. Ce qu'ils peuvent, c'est de frapper l'imagination, qui tout incorporelle qu'elle soit, est susceptible de mille représentations corporelles; appelant d'ailleurs à leur aide l'assoupissement ou la léthargie, ils parviennent, je ne sais comment, à imprimer dans les âmes une forme toute fantastique, assez fortement pour qu'elle semble réelle à nos faibles yeux. Il peut même arriver que celui dont ils se jouent de la sorte se croie tel qu'il paraît, tout comme il lui semble en dormant qu'il est un cheval et qu'il porte quelque fardeau. Si ces fardeaux sont de vrais corps, ce sont les démons qui les portent, afin de surprendre les hommes par cette illusion et de leur faire croire que la bête qu'ils voient est aussi réelle que le fardeau dont elle est chargée. Un certain Praestantius racontait que son père, ayant par hasard mangé de ce singulier fromage dont nous parlions tout à l'heure; demeura comme endormi sur son lit sans qu'on le pût éveiller; quelques jours après, il revint à lui comme d'un profond sommeil, disant qu'il était devenu cheval et qu'il avait porté à l'armée de ces vivres qu'on appelle retica à cause des filets qui les enveloppent; or, le fait s'était passé, dit-on, comme il le décrivait, bien qu'il prît tout cela pour un songe. Un autre rapportait qu'une nuit, avant de s'endormir, il avait vu venir à lui un philosophe platonicien de sa connaissance, qui lui avait expliqué certains sentiments de Platon qu'il avait refusé auparavant de lui éclaircir. Comme on demandait à ce

1. Retia, filets.

philosophe pourquoi il avait accordé hors de chez lui ce que chez lui il avait refusé: «Je n'ai pas fait cela, dit-il, mais j'ai songé que je le faisais». Et ainsi, l'un vit en veillant, par le moyen d'une image fantastique, ce que l'autre avait rêvé.Ces faits nous ont été rapportés, non par des témoins quelconques, mais par des personnes dignes de foi. Si donc ce que l'on dit des Arcadiens et de ces compagnons d'Ulysse dont parle Virgile1:

«Transformés par les enchantements de Circé»;

si tout cela est vrai, j'estime que les choses se sont passées comme je viens de l'expliquer. Quant aux oiseaux de Diomède, comme on dit que la race en subsiste encore, je pense que les compagnons du héros grec ne furent pas métamorphosés en oiseaux, mais que ces oiseaux furent mis à leur place, comme la biche à celle d'Iphigénie. Il était facile aux démons, avec la permission de Dieu, d'opérer de semblables prestiges. Mais, comme Iphigénie fut trouvée vivante après le sacrifice, on jugea aisément que la biche avait été supposée en sa place; tandis que les compagnons de Diomède n'ayant point été trouvés depuis, parce que les mauvais anges les exterminèrent par l'ordre de Dieu, on a cru qu'ils avaient été changés en ces oiseaux que les démons eurent l'art de leur substituer. Maintenant, que ces oiseaux arrosent d'eau le temple de Diomède, qu'ils caressent les Grecs et déchirent les étrangers, c'est un stratagème des mêmes démons, auxquels il importe de faire croire que Diomède est devenu dieu, afin de tromper les simples, et d'obtenir pour des hommes morts, qui n'ont pas même vécu en hommes, ces temples, ces autels, ces sacrifices, ces prêtres, tout ce culte enfin qui n'est dû qu'au Dieu de vie et de vérité.


1819

CHAPITRE XIX.

ÉNÉE EST VENU EN ITALlE AU TEMPS OU LABDON ÉTAIT JUGE DES HÉBREUX.

Après la ruine de Troie, Enée aborda en Italie avec vingt navires qui portaient les restes des Trôyens. Latinus était roi de cette contrée, comme Mnesthéus l'était des Athéniens, Polyphidès des Sicyoniens, Tantanès des Assyriens; Labdon était juge des Hébreux.

1. Eclog. 8,v. 70

(396)

Après la mort de Latinus, Enée régna trois ans en Italie, tous les rois dont nous venons de parler étant encore vivants, à la réserve de Polyphidès, roi des Sicyoniens, à qui Pélasgus avait succédé. Samson était juge des Hébreux à la place de Labdon, et comme il était extraordinairement fort, on le prit pour Hercule. Enée ayant disparu après sa mort, les Latins en firent un dieu. Les Sabins mirent aussi au rang des dieux Sancus ou Sanctus, leur premier roi. Environ vers le même temps, Codrus, roi des Athéniens, se fit tuer volontairement par les Péloponésiens, et ce dévouement sauva son pays. Ceux du Péloponèse avaient reçu de l'oracle cette réponse, qu'ils vaincraient les Athéniens s'ils ne tuaient point leur roi. Codrus les trompa en changeant d'habit et leur disant des injures pour les provoquer à le tuer; c'est cette querelle de Codrus à laquelle Virgile fait quelque part allusion 1. Des Athéniens honorèrent ce roi comme un dieu. Sous le règne de Sylvius, quatrième roi des Latins et fils d'Enée (non de Créusa, de laquelle naquit Ascanius, troisième roi de ces peuples, mais de Lavinia, fille de Latinus, qui accoucha de Sylvius après la mort d'Enée), Onéus étant le vingt-neuvième roi des Assyriens, Mélanthus le seizième d'Athènes, et le grand prêtre Héli jugeant le peuple hébreu, la monarchie des Sicyoniens fut éteinte, après avoir duré l'espace de neuf cent cinquante-neuf ans.

1820

CHAPITRE XX.

SUCCESSION DES ROIS DES JUIFS APRÈS LE TEMPS DES JUGES.

Ce fut vers ce temps-là que le gouvernement des Juges étant fini parmi les Juifs, ils élurent pour leur premier roi Saül, sous lequel vivait le prophète Samuel. Les rois latins commencèrent alors à s'appeler Sylviens, de Sylvius fils d'Enée, comme depuis on appela Césars tous les empereurs romains qui succédèrent à Auguste. Après la mort de Saiil, qui régna quarante ans, David fut le second roi des Juifs. Depuis la mort de Codrus, les Athéniens n'eurent plus de rois, et confièrent à des magistrats le soin de gouverner leur république. A David, dont le règne dura aussi quarante ans, succéda son fils Salomon, qui bâtit ce fameux temple de Jérusalem. De son temps, les Latins fondèrent Albe, qui donna son nom à leurs rois. Salomon laissa son royaume à son fils Roboam, sous qui la Judée fut divisée en deux royaumes.

1. Eclog. 5,v. 11




1821

CHAPITRE XXI.

DES ROIS DU LATIUM, DONT LE PREMIER ET LE DOUZIÈME, C'EST-A-DIRE ÉNÉE ET AVENTINUS, FURENT MIS AU RANG DES DIEUX.

Les Latins eurent après Enée onze rois qu'ils ne mirent point comme lui au nombre des dieux; mais Aventinus, qui fut le douzième, ayant été tué dans un combat et enseveli sur le mont qui porte encore aujourd'hui son nom, eut rang parmi ces étranges divinités. Selon d'autres historiens, il ne serait pas mort dans la bataille, mais il n'aurait plus reparu depuis, et ce n'est pas de lui que le mont Aventin aurait pris son nom, mais des oiseaux qui venaient s'y reposer 1 .Après Aventinus, les Latins ne firent plus d'autre dieu que Romulus, fondateur de Rome. Mais entre ces deux rois, il s'en trouve deux autres, dont le premier est, pour parler avec Virgile:

«Procas, la gloire de la nation troyenne 2»

Ce fut sous le règne de celui-ci, tandis que se faisait l'enfantement de Rome, que la grande monarchie des Assyriens termina sa longue carrière. Elle passa aux Mèdes après avoir duré plus de treize cents ans, en la faisant commencer à Bélus, père de Ninus. Amulius succéda à Procas. On dit que Rhéa ou Ilia, fille de son frère Numitor, et mère de Romulus, qu'il avait faite vestale, conçut deux jumeaux du dieu Mars; la preuve qu'il donne de cette paternité divine imaginée pour la gloire ou l'excuse de la vestale, c'est que, les deux enfants ayant été exposés par ordre d'Amnulius, une louve les allaita. Or, la louve est consacrée au dieu Mars, et on veut qu'elle ait reconnu les enfants de son maître; mais il ne manque pas de gens pour soutenir que les deux jumeaux furent recueillis par une femme publique (on appelait cette sorte de femmes louves, lupae d'où est venu lupanar), laquelle les allaita et les mit ensuite entre les mains de Faustulus, l'un des bergers du roi, qui les fit soigner par

1. Oiseaux, en latin Aves, d'où Aventinus. Voyez les diverses étymologies que donne Varron, De lingua lat., lib. 5,§ 43
2. Enéide, livre 6,v. 767

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sa femme Acca. Mais quand Dieu aurait permis que des bêtes farouches eussent nourri ces enfants qui devaient fonder un si grand empire, pour faire plus de honte à ce roi cruel qui les avait fait jeter dans la rivière, qu'y aurait-il en cela de si merveilleux? Numitor, grand-père de Romulus, succéda à son frère Amulius, et Rome fut bâtie la première année de son règne. Ainsi il gouverna conjointement avec son petit-fils Romulus.


1822

CHAPITRE XXII.

FONDATION DE ROME A L'ÉPOQUE OU L'EMPIRE D'ASSYRIE PRIT FIN ET OU ÉZÉCHIAS ÉTAIT ROI DE JUDA.

Pour abréger le plus possible, je dirai que Rome fut bâtie comme une autre Babylone, ou comme la fille de la première, et qu'il a plu à Dieu de s'en servir pour dompter l'univers et réduire toutes les nations à l'unité de la même république et des mêmes lois. Il y avait alors des peuples puissants et aguerris, qui ne se soumettaient pas aisément, et ne pouvaient être vaincus sans qu'il en coûtât beaucoup de peine et de sang aux vainqueurs. En effet, lorsque les Assyriens conquirent presque toute l'Asie, les peuples n'étaient ni en si grand nombre ni si exercés aux armes, de sorte qu'ils en eurent bien meilleur marché. Depuis ce grand déluge, dont il ne se sauva que huit personnes, jusqu'à Ninus qui se rendit maître de toute l'Asie, il ne s'était écoulé qu'environ mille ans. Mais Rome ne vint pas si aisément à bout de l'Orient et de l'Occident et de tant de nations que nous voyons aujourd'hui soumises à son empire, iarce qu'elle trouva de toutes parts des ennemis puissants et belliqueux. Lors donc qu'elle fut fondée, il y avait déjà sept cent dix-huit ans que les Juifs dominaient dans la terre promise, Jésus Navé ayant gouverné ce peuple vingt-sept ans, les Juges trois cent vingt-neuf ans, et les Rois trois cent soixante-deux. Achaz régnait alors en Juda, ou, selon d'autres, son successeur Ezéchias, prince excellent en vertu et en piété, qui vivait du temps de Romulus; Osée tenait le sceptre d'Israël.


1823

CHAPITRE XXIII.

DE LA SIBYLLE D'ÉRYTHRA, BIEN CONNUE ENTRE TOUTES LES AUTRES SIBYLLES POUR AVOIR FAIT LES PROPHÉTIES LES PLUS CLAIRES TOUCHANT JÉSUS-CHRIST.

Plusieurs historiens estiment que ce fut en ce temps que parut la sibylle d'Erythra. On sait qu'il y a eu plusieurs sibylles, selon Varron. Celle-ci a fait sur Jésus-Christ des prédictions très claires que nous avons d'abord lues en vers d'une mauvaise latinité et se tenant à peine sur leurs pieds, ouvrage de je ne sais quel traducteur maladroit, ainsi que nous l'avons appris depuis. Car le proconsul Flaccianus 1, homme éminent par l'étendue de son savoir et la facilité de son éloquence, nous montra, un jour que nous nous entretenions ensemble de Jésus-Christ, l'exemplaire grec qui a servi à cette mauvaise traduction. Or, il nous fit en même temps remarquer un certain passage, où en réunissant les premières lettres de chaque vers, on forme ces mots: Iesous Kreistos Theou Uios Soter, c'est-à-dire Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur 2. Or, voici le sens de ces vers, d'après une autre traduction latine, meilleure et plus régulière:

«Aux approches du jugement, la terre se couvrira d'une sueur glacée. Le roi immortel viendra du ciel et paraîtra revêtu d'une chair pour juger le monde, et alors les bons et les méchants verront le Dieu tout-puissant accompagné de ses saints. Il jugera les âmes aussi revêtues de leurs corps, et la terre n'aura plus ni beauté ni verdure. Les hommes effrayés laisseront à l'abandon leurs trésors et ce qu'ils avaient de plus précieux. Le feu brûlera la terre, la mer et le ciel, et ouvrira les portes de l'enfer. Les bienheureux jouiront d'une lumière pure et brillante, et les coupables seront la proie des flammes éternelles. Les crimes les plus cachés seront découverts et les consciences mises à nu. Alors il y aura des pleurs et des grincements de dents. Le soleil perdra sa lumière et les étoiles seront éteintes. La lune s'obscurcira, les cieux seront ébranlés sur leurs pôles, et les plus hautes montagnes abattues et égalées aux vallons. Plus rien dans les choses humaines de sublime ni de grand. Toute la machine de l'univers sera détruite, et le feu consumera l'eau des fleuves et des fontaines. Alors on entendra sonner la trompette, et tout retentira de cris et de plaintes. La terre s'ouvrira jusque dans ses abîmes; les rois paraîtront tous devant le tribunal du souverain Juge, et les cieux verseront un fleuve de feu et de soufre 3».

Ce passage comprend en grec vingt-sept vers, nombre qui compose le cube de trois.

1. Saint Augustin a parlé de ce Flaccianus dans son livre Contre les Académiciens, livre 1,n. 18-21
2. On attribuait déjà aux sibylles de ces vers en acrostiches au temps de Cicéron, qui fit remarquer avec une justesse parfaits combien cette forme régulière et travaillée a peu le caractère de l'inspiration. Ce sont là, dit-il, les jeux d'esprit d'un homme de lettres et non les accents d'une âme en délire. Voyez le De divinat., lib. 2,cap. 54
3. On trouvera le texte grec de ces vers sibyllins dans la dernière édition de saint Augustin, tome 7,p. 807

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Ajoutez à cela que, si l'on joint ensemble les premières lettres de ces cinq mots grecs que nous avons dit signifier Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur, on trouvera Ichthus, qui veut dire en grec poisson, nom mystique du Sauveur, parce que lui seul a pu demeurer vivant, c'est-à-dire exempt de péché, au milieu des abîmes de notre mortalité, semblables aux profondeurs de la mer.D'ailleurs, que ce poëme, dont je n'ai rapporté que quelques vers, soit de la sibylle d'Erythra ou de celle de Cumes, car on n'est pas d'accord là-dessus, toujours est-il certain qu'il ne contient rien qui favorise le culte des faux dieux; au contraire, il parle en certains endroits si fortement contre eux et contre leurs adorateurs qu'il me semble qu'on peut mettre cette sibylle au nombre des membres de la Cité de Dieu. Lactance a aussi inséré dans ses oeuvres quelques prédictions d'une sibylle (sans dire laquelle) touchant Jésus-Christ, et ces témoignages, qui se trouvent dispersés en divers endroits de son livre, m'ont paru bons à être ici réunis: «Il tombera, dit la sibylle, entre les mains des méchants, qui lui donneront des soufflets et lui cracheront au visage. Pour lui, il présentera sans résistance son dos innocent aux coups de fouet, et il se laissera souffleter sans rien dire, afin que personne ne connaisse quel Verbe il est, ni d'où il vient pour parler aux enfers et être couronné d'épines. Les barbares, pour toute hospitalité, lui ont donné du fiel à manger et du vinaigre à boire. Tu n'as pas reconnu ton Dieu, nation insensée! ton Dieu qui se joue de la sagesse des hommes; tu l'as couronné d'épines et nourri de fiel. Le voile du temple se rompra, et il y aura de grandes ténèbres en plein jour pendant trois heures. Il mourra et s'endormira durant trois jours. Et puis retournant à la lumière, il montrera aux élus les prémices de la résurrection».Voilà les textes sibyllins que Lactance rapporte en plusieurs lieux de ses ouvrages et que nous avons réunis. Quelques auteurs assurent que la sibylle d'Erythra ne vivait pas à l'époque de Romulus, mais pendant la guerre de Troie.

1. Voyez Lactance, Instit., lib. 4,cap. 18 et 19


1824

CHAPITRE XXIV.

LES SEPT SAGES ONT FLEURI SOUS LE RÈGNE DE ROMULUS, DANS LE TEMPS OU LES DIX TRIBUS D'ISRAËL FURENT MENÉES CAPTIVES EN CHALDÉE.

Sous le règne de ce même Romulus vivait Thalès le Milésien 1, l'un des Sages qui succédèrent à ces poëtes théologiens parmi lesquels Orphée tient le premier rang. Environ au même temps, les dix tribus d'Israël furent vaincues par les Chaldéens et emmenées captives, tandis que les deux autres restaient paisibles à Jérusalem. Romulus ayant disparu d'une façon mystérieuse, les Romains le mirent au rang des dieux, ce qui ne se pratiquait plus depuis longtemps, et ne se fit dans la suite à l'égard des Césars que par flatterie. Cicéron prend de là occasion de donner de grandes louanges à Romulus pour avoir mérité cet honneur, non à ces époques de grossièreté et d'ignorance où il était si aisé de tromper les hommes, mais dans un siècle civilisé, déjà plein de lumières, bien que l'ingénieuse et subtile loquacité des philosophes ne se fût pas encore répandue de toutes parts. Mais si les-époques suivantes n'ont pas transformé les hommes morts en dieux, elles n'ont pas laissé d'adorer les anciennes divinités, et même d'augmenter la superstition en construisant des idoles, usage inconnu à l'antiquité. Les démons portèrent les peuples à représenter sur les théâtres les crimes supposés des dieux et à consacrer des jeux en leur honneur, pour renouveler ainsi ces vieilles fables, le monde étant trop civilisé pour en introduire de nouvelles. Numa succéda à Romulus; et bien qu'il eût peuplé Rome d'une infinité de dieux, il n'eut pas le bonheur, après sa mort, d'être de ce nombre, peut-être parce qu'on crut que le ciel en était si plein qu'il n'y restait pas de place pour lui. On dit que la sibylle de Samos vivait de son temps, vers le commencement du règne de Manassès, roi des Juifs, qui fit mourir cruellement le prophète Isaïe.

1. Thalès est moins ancien d'un siècle que ne le fait saint Augustin. Il florissait 600 avant J.-C

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Augustin, Cité de Dieu 1812