Augustin, Confessions 1024

CHAPITRE XXIV. DIEU SE TROUVE DANS LA MÉMOIRE.

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35. Ai-je assez dévoré les espaces de ma mémoire à vous chercher, mon Dieu? et je ne vous ai pas trouvé hors d'elle! Non, je n'ai rien trouvé de vous que je ne me sois rappelé, depuis le jour où vous m'avez été enseigné. Depuis ce jour, je ne vous ai pas oublié. Où j'ai trouvé la vérité, là j'ai trouvé mon Dieu, la vérité même, alors connue, dès lors présente À ma mémoire. Et, depuis que je vous sais, vous n'en êtes pas sorti, et je vous y trouve toutes les fois que votre souvenir me convie à vos délices. Voilà mes voluptés saintes, don de votre miséricorde, qui a jeté un regard sur ma pauvreté. (462)

CHAPITRE XXV. DANS QUELLE PARTIE DE LA MÉMOIRE TROUVONS-NOUS DIEU?

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36. Mais où demeurez-vous dans ma mémoire, vous, Seigneur? où y demeurez-vous? Quelle chambre vous y êtes-vous faite? Quel sanctuaire vous êtes-vous bâti? Vous lui avez fait cet honneur d'habiter en elle, je le sais; mais c'est votre logement que j'y cherche. Lorsque mon coeur s'est rappelé mon Dieu, j'ai traversé toutes ces régions de souvenir qui me sont communes avec les bêtes; ne vous trouvant pas entre les images des objets sensibles, je vous ai demandé à la résidence où je mets en dépôt les affections de mon esprit; mais vainement: j'ai pénétré au siége même de l'esprit, hôte de ma mémoire, car l'esprit ‘se souvient aussi de soi-même; et vous n'y étiez pas, parce que vous n'êtes ni une image sensible, ni une affection du principe vivant en nous, comme la joie, la tristesse, le désir, la crainte, le souvenir, l'oubli, ni l'esprit lui-même, mais le Seigneur, Dieu de l'esprit.
Instabilité que tout cela, et pourtant vous, éternel et immuable, vous avez daigné demeurer dans ma mémoire depuis que je vous ai connu. Et je demande encore où vous habitez en elle, comme si elle était lieu? Mais certes vous habitez en elle, puisque je me souviens de vous depuis l'heure où je vous ai connu, et c'est en elle que je vous retrouve, lorsque votre souvenir se représente à mon coeur.


CHAPITRE 26. DIEU EST LA VÉRITÉ QUE LES HOMMES CONSULTENT.

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37. Mais où donc vous ai-je trouvé pour vous apprendre? Vous n'étiez pas dans ma mémoire avant de m'être connu. Où donc vous ai-je trouvé, sinon en vous, au-dessus de moi? Entre vous et nous le lieu n'existe pas, et nous nous approchons, nous nous éloignons de vous sans distance. Vérité, oracle universel, vous siégez partout pour répondre à ceux qui vous consultent; vos réponses fournissent en tous lieux à tant de consulteurs divers! Vous parlez clairement, mais tous n'entendent pas de même. Tous conforment leurs demandes à leurs volontés, mais vous n'y conformez pas toujours vos réponses. Celui-là seul est votre zélé serviteur, qui a moins en vue d'entendre de vous ce qu'il veut, que de vouloir ce qu'il a entendu de vous.


CHAPITRE 27. RAVISSEMENT DE COEUR DEVANT DIEU.

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38. Je vous ai aimée tard, beauté si ancienne, beauté si nouvelle, je vous ai aimée tard. Mais quoi! vous étiez au dedans, moi au dehors de moi-même; et c'est au dehors que je vous cherchais; et je poursuivais de ma laideur la beauté de vos créatures. Vous étiez avec moi, et je n'étais pas avec vous; retenu loin de vous par tout ce qui, sans vous, ne serait que néant. Vous m'appelez, et voilà que votre cri force la surdité de mon oreille; votre splendeur rayonne, elle chasse mon aveuglement; votre parfum, je le respire, et voilà que je soupire pour vous; je vous ai goûté, et me voilà dévoré de faim et de soif; vous m'avez touché, et je brûle du désir de votre paix.


CHAPITRE 28. MISÉRE DE CETTE VIE.

1028 39. Quand je vous serai uni de tout moi-même, plus de douleur alors, plus de travail; ma vie sera toute vivante, étant toute pleine de vous. L'âme que vous remplissez devient légère; trop vide encore de vous, je pèse sur moi.
Mes joies déplorables combattent mes tristesses salutaires, et de quel côté demeure la victoire? je l'ignore. Hélas! Seigneur, ayez pitié de moi. Mes tristesses coupables sont aux prises avec mes saintes joies; et de quel côté demeure la victoire? je l'ignore encore. Hélas! Seigneur, ayez pitié de moi! pitié, Seigneur! vous voyez; je ne vous dérobe point mes plaies. O médecin, je suis malade! ô miséricorde, vous voyez- ma misère! Ah! n'est-ce pas une tentation continuelle que la vie de l'homme sur la terre (
Jb 7,1)? Qui veut les afflictions et les épreuves? Vous ordonnez de les souffrir, et non de les aimer. On n'aime point ce que l'on souffre, quoiqu'on en aime la souffrance. On se réjouit de souffrir, mais on choisirait de n'avoir pas tel sujet de joie. Dans le malheur, je désire la prospérité; heureux, je crains le malheur. Entre ces deux (463) écueils, est-il pour la vie humaine un abri contre la tentation? Malheur, oui, malheur aux prospérités du siècle livrées à la crainte de l'adversité et aux séductions de la joie! Malheur, trois fois malheur aux adversités du siècle, livrées au désir de la prospérité! dures à souffrir, écueil où la patience fait naufrage! N'est-ce pas une tentation continuelle que la vie de l'homme sur la terre?

CHAPITRE XXIX. LA GRÂCE DE DIEU EST NOTRE SEUL APPUI.

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40. Et toute mon espérance n'est que dans la grandeur de votre miséricorde. Donnez-moi ce que vous m'ordonnez, et ordonnez-moi ce qu'il vous plaît. Vous me commandez, la continence. «Et je sais, dit votre serviteur, que «nul ne peut l'avoir, si Dieu ne la lui donne. Et savoir même d'où vient ce don en est un de la sagesse (
Sg 8,21).» La continence nous recompose et ramène à l'unité les fractions multiples de nous-mêmes. Car ce n'est pas assez vous aimer que d'aimer avec vous quelque chose que l'on n'aime pas pour vous. O amour toujours brûlant sans jamais s'éteindre; amour, mon Dieu, embrasez-moi! Vous m'ordonnez la continence; donnez-moi ce que vous m'ordonnez, et ordonnez-moi ce qu'il vous plaît.


CHAPITRE XXX. TRIPLE TENTATION DE LA VOLUPTÉ, DE LA CURIOSITÉ ET DE L'ORGUEIL.

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41. Vous m'ordonnez formellement de proscrire la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux, et l'ambition du siècle (
Jn 2,16).Vous défendez l'amour illégitime; et, quant au mariage, si vous l'avez permis, vous avez conseillé mieux. Et vous m'avez donné de faire selon votre désir, avant même d'être appelé au ministère de vos sacrements.
Mais elles vivent encore dans ma mémoire, dont j'ai tant parlé, ces images qu'une triste accoutumance y a fixées. Faibles et pâles, tant que je veille, elles attendent mon sommeil pour m'insinuer un plaisir, pour me dérober une ombre de consentement et d'action. Vaines illusions, assez puissantes toutefois sur mon âme et sur ma chair pour obtenir de moi, quand je dors, ce que les réalités demandent en vain à mon réveil. Suis-je donc alors autre que moi-même, Seigneur mon Dieu? Et cependant quelle différence entre moi et moi, dans cet instant de passage au sommeil, de retour à la veille! Où est cette raison vigilante contre de telles séductions? Supérieure aux atteintes des réalités mêmes, se ferme-t-elle avec les yeux? s'assoupit-elle avec les sens? D'où vient donc que souvent nous résistons endormis, fidèles au souvenir de nos bonnes résolutions? Nul attrait flatteur ne triomphe alors de notre chaste persévérance. Et toutefois, quand il en arrive autrement, nous sommes si absents de nous-mêmes que nous retrouvons, au réveil, le repos de notre conscience: la douleur de ce qui s'est passé en nous n'est point un remords pour la volonté qui dormait.

42. Mais votre main, Dieu tout-puissant, n'a-t-elle pas le pouvoir de guérir toutes les langueurs de mon âme, et de verser une grâce abondante sur les mouvements impurs de mon sommeil? Une nouvelle effusion de miséricordes, Seigneur, pour que mon âme, dégagée des appâts de la concupiscence, me suive, et que je vous l'amène; qu'elle ne se révolte. plus contre soi; que, loin de se livrer, endormie, aux imaginations impures et brutales, jusqu'à séduire la chair, elle refuse la moindre adhésion! Eloignez de moi toute surprise, la plus faible même, celle qui fuirait devant un souffle de chasteté exhalé dans mon sommeil: il vous en coûtera peu de m'accorder cette grâce en cette vie, à l'âge où je suis; ô vous, qui êtes assez puissant pour nous, exaucer au delà de nos prières, au delà de nos pensées (Ep 3,20). Et j'ai dit à mon bon Maître ce que je suis encore dans ces ressentiments de ma misère; et, pénétré d'une joie craintive (Ps 2,11), je me réjouis, Seigneur, de ce que vous m'avez donné, et je m'afflige de rester inachevé, et j'espère que vous accomplirez en moi votre oeuvre de clémence, jusqu'à la paix définitive que mes puissances intérieures et extérieures feront avec vous, au jour où la mort sera engloutie dans la victoire (1Co 15,54). (464)


CHAPITRE XXXI. DE LA VOLUPTÉ DANS LES ALIMENTS.

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43. Le jour me suggère un autre ennemi; et plût à Dieu qu'il pût lui suffire! Nous réparons, par le boire et le manger, les ruines journalières du corps, jusqu'au moment où, détruisant l'aliment et l'estomac, vous éteindrez mon indigence par une admirable plénitude, et revêtirez cette chair corruptible d'une éternelle incorruptibilité (
1Co 15,53). Aujourd'hui toutefois, cette nécessité m'est douce, et je combats cette douceur pour ne pas m'y laisser prendre: guerre de tous les instants que je me fais par le jeûne, et les rigueurs qui réduisent le corps en servitude (1Co 9,27); et pourtant je ne puis éviter le plaisir qui chasse les douleurs du besoin: car la faim et la soif sont aussi des douleurs, brûlantes et meurtrières comme la fièvre, si les aliments ne les soulagent; et votre bonté consolante mettant à la disposition de-nôtre misère les tributs du ciel, de la terre et des eaux, nos angoisses deviennent des délices.

44. Vous n'avez enseigné à ne prendre les aliments que comme des remèdes. Mais quand je passe de l'inquiétude du besoin au repos qui eh suit la satisfaction, le piége de la concupiscence m'attend au, passage; car ce passage lui-même est un plaisir; et il n'est pas d'autre voie, et c'est la nécessité qui m'y pousse. L'entretien de la vie est la seule raison du boire et du manger, et néanmoins un dangereux plaisir marche de compagnie; esclave qui trop souvent cherche à devancer son maître, revendiquant pour lui-même ce que je prétends n'accorder qu'à l'intérêt légitime. Et puis, les limites de l'un ne sont pas celles de l'autre; ce qui suffit à la nécessité ne suffit pas au plaisir; et parfois, il devient difficile de reconnaître si nous accordons un secours à la requête du besoin, ou un excès aux perfides sollicitations de la convoitise. Notre pauvre âme sourit à cette incertitude, charmée d'y trouver une excuse pour couvrir, du prétexte de la santé, une complaisance coupable. A ces tentations, je résiste chaque jour avec effort, et j'appelle à mon secours votre bras salutaire; et je vous remets toutes mes perplexités: car je n'ai pas encore sur ce point la stabilité du conseil.

45. J'entends la voix de mon Dieu: «Ne laissez pas appesantir vos coeurs par l'intempérance et l'ivrognerie (Lc 21,34).» Ce dernier vice est loin de moi; votre miséricorde ne lui permettra jamais de m'approcher. Mais la sensualité s'insinue quelquefois chez votre serviteur. Que votre miséricorde la tienne éloignée de lui. Nul ne peut être continent, si vous ne lui en donnez la grâce. Vous accordez beaucoup à nos prières; le bien même que nous avons reçu avant de vous prier, c'est vous qui nous l'avez donné, c'est de vous que nous tenons encore de nous savoir redevables. Je n'ai jamais été sujet à l'intempérance, mais j'ai connu des intempérants que vous avez rendus sobres. Vous faites les uns ce qu'ils ont toujours été, les autres ce qu'ils n'ont pas été toujours, pour qu'ils sachent, les uns et les autres, à qui ils doivent rendre grâces. Vous me dites encore: «Ne marche pas à la suite de tes convoitises, et détourne-toi de ta volonté (Si 18,30).» Votre grâce m'a fait entendre cette autre parole que j'aime: «Que nous mangions, ou ne mangions pas, rien de plus pour nous, rien de moins (1Co 8,8),» c'est-à-dire que je ne trouverai là ni mon opulence, ni ma détresse. Et cette parole encore: «J'ai appris à me contenter de l'état où je suis; je sais vivre dans l'abondance, et je sais souffrir le besoin. Je peux tout en celui qui me fortifie (Ph 4,11-13).» Voilà comme parle un soldat du ciel; est-ce notre langage, poussière que nous sommes? Mais souvenez-vous, Seigneur, que nous sommes poussière; que c'est de poussière que vous avez fait cet homme, perdu et retrouvé (Ps 102,14 Gn 3,19 Lc 15,24-32). Et ce n'est pas en lui qu'il a trouvé sa force, celui-là, poussière comme nous, qui darde au souffle de votre inspiration ces paroles brûlantes dans mon coeur: « Je peux tout en celui qui me fortifie.» Oh! fortifiez-moi, pour que je puisse! Donnez-moi ce que vous m'ordonnez; et ordonnez-moi ce qu'il vous plaît. Et il confesse, lui, qu'il a tout reçu, et que toute sa gloire est dans le Seigneur (1Co 1,30-31). Il veut recevoir aussi, cet autre, que j'entends vous adresser cette prière: «Délivrez-moi des désirs de la sensualité (Si 23,6).» N'est-il pas évident, ô Dieu saint, que vous donnez tout, jusqu'à l'obéissance à vos commandements?

46. Vous m'avez enseigné, ô bon Père, «que tout est pur pour les coeurs purs;» mais que c'est un mal de se mettre à table au scandale de son frère (Rm 14,20); que toutes vos créatures sont ( 465) bonnes; «qu'il ne faut rien refuser de ce que l'on peut recevoir en action de grâces (1Tm 4,4);»que ce n'est point «notre aliment qui nous rend recommandables à Dieu (1Co 8,8), que l'on se garde de juger sur le manger et le boire (Col 2,16); que celui qui mange ne méprise pas celui qui s'abstient; que celui qui s'abstient ne méprise pas celui qui mange (Rm 14,3).» Grâces à vous de tous ces enseignements que j'ai retenus; louanges à vous, mon Dieu, qui avez frappé à mon oreille pour introduire la lumière dans mon coeur. Délivrez-moi de toute tentation. Non que je craigne l'impureté de l'aliment, je crains l'impureté de la convoitise. Je sais qu'il a été permis à Noé de se nourrir de toute chair (Gn 9,2-3); qu'Hélie a demandé à la chair l'apaisement de sa faim (III Rois, 17,6); que l'abstinence admirable de Jean n'a pas été souillée de sa pâture de sauterelles (Mt 3,4); je sais aussi qu'Esaü s'est laissé surprendre par un désir de lentilles (Gn 25,34); que David s'est accusé lui-même d'avoir désiré un peu d'eau ( II Rois, 13,15-17); que notre Roi a été tenté, non de chair, mais de pain (Mt 4,3). Aussi le peuple, dans le désert, mérita-t-il d'être réprouvé, non pour avoir eu désir de la chair, mais parce que ce désir le fit murmurer contre le Seigneur (Nb 11).

47. Entouré de ces tentations, je lutte chaque jour contre la concupiscence du boire et du manger. Car ce n'est pas chose que je puisse me retrancher pour jamais, comme le désir de la femme. Il me faut donc tenir à ma bouche un frein qui se relâche et se retire à propos. Et, Seigneur, quel est celui qui ne s'emporte quelquefois au delà des barrières de la nécessité? S'il en est un, il est grand, qu'il vous glorifie de sa perfection! Moi, je ne suis pas cet homme; je suis un pécheur, et je glorifie pourtant votre nom, assuré que Celui qui a vaincu le siècle (Jn 16,33) intercède auprès de vous pour mes péchés (Rm 8,34), qu'il m'a compté entre les membres infirmes de son corps, dont vos yeux ne dédaignent pas les imperfections, et qui sont tous inscrits au livre de vie (Ps 138,16).


CHAPITRE 32. PLAISIR DE L'ODORAT.

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48. Les odeurs me hissent assez indifférent à leur charme. Absentes, je ne les recherche pas, je ne répudie pas leur présence; je suis disposé à m'en passer. Du moins me semble-t-il ainsi, et je me trompe peut-être. Car ne faut-il pas gémir sur cette nuit profonde qui, nous voilant les ressorts de notre être, interdit à l'esprit, lorsqu'il se consulte lui-même sur sa puissance, toute créance facile à ses réponses, parce qu'il ignore d'ordinaire ce qu'il recèle en lui, si l'expérience ne le lui découvre? Et nul homme ne doit être en sécurité dans cette vie qui n'est, tout entière, qu'une tentation (
Jb 7,1); de mauvais devenu meilleur, rien ne garantit que de meilleur il ne devienne pire. Il n'est qu'un espoir, qu'une confiance, qu'une promesse sûre, votre miséricorde.


CHAPITRE XXXIII. PLAISIR DE L'OUÏE. - DU CHANT D'ÉGLISE.

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49. Les voluptés de l'oreille m'avaient captivé par des liens plus forts; mais vous les avez brisés; vous m'avez délivré de cet esclavage. Cependant, je l'avoue, aux accents que vivifient vos paroles chantées par une voix douce et savante, je ne puis me défendre d'une certaine complaisance, impuissante toutefois à me retenir quand il me plaît de me retirer. Suaves mélodies, n'est-ce pas justice qu'admises avec les saintes pensées qui sont leur âme, je leur fasse dans la mienne une place d'honneur? mais j'ai peine à garder une juste mesure. Car il me semble que je leur accorde parfois plus qu'il ne convient, sentant que par cette harmonie, les paroles sacrées pénètrent mon esprit d'une plus vive flamme d'amour; et je vois que les affections de l'âme et leurs nuances variées retrouvent chacune sa note dans les modulations de la voix, et je ne sais quelle secrète sympathie qui les réveille. Mais le charme sensible, à qui il ne faut pas laisser le loisir d'énerver l'âme, me trompe souvent, quand la sensation se lasse de marcher après la raison, et prétend autoriser de là faveur d'être admise à sa suite, ses efforts pour la précéder et la conduire. C'est là que je pèche sans m'en apercevoir, mais bientôt je m'en aperçois.

50. D'autres fois, un excès de précautions (466) contre de telles surprises me jette dans un excès de rigidité, et je voudrais éloigner de mon oreille et de l'Eglise même ces touchantes harmonies, compagnes ordinaires des psaumes de David. Il me parait alors plus sûr de s'en tenir à ce que j'ai souvent ouï dire d'Athanase, évêque d'Alexandrie, qu'il les faisait réciter avec une légère inflexion de voix, plus semblable à une lecture qu'à un chant. Et cependant quand je me rappelle ces larmes que les chants de votre Eglise me firent répandre aux premiers jours où je recouvrai la foi, et qu'aujourd'hui même je me sens encore ému, non de ces accents, mais des paroles modulées avec leur expression juste par une voix pure et limpide, je reconnais de nouveau la grande utilité de cette institution. Ainsi je flotte entre le danger de l'agréable et l'expérience de l'utile, et j'incline plutôt, sans porter toutefois une décision irrévocable, au maintien du chant dans l'Eglise, afin que le charme de l'oreille élève aux mouvements de la piété l'esprit trop faible encore. Mais pourtant, lorsqu'il m'arrive d'être moins touché du verset que du chant, c'est un péché, je l'avoue, qui mérite pénitence: je voudrais alors ne pas entendre chanter. Voilà où j'en suis. Pleurez avec moi, pleurez pour moi, vous qui sondez en vous-mêmes la source vive des bonnes oeuvres; car, pour vous, qui la négligez, ces plaintes ne vous ton client guère. Mais, Seigneur mon Dieu, témoin de cette laborieuse étude de moi-même, ma langueur est sous vos yeux; voyez, entendez-moi; donnez-moi un regard de pitié, guérissez-moi.

CHAPITRE XXXIV. VOLUPTÉ DES YEUX.

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51. Reste la volupté des yeux de ma chair, dont je vais publier les confessions à l'oreille de votre temple, des âmes fraternelles et pieuses; ainsi j'aurai parlé de toutes les tentations charnelles qui me frappent encore, tandis que je gémis, «et soupire après cette habitation céleste dont Je brûle d'être revêtu comme d'un second vêtement (
2Co 5,2).» La beauté, la variété des formes, l'agrément et la vivacité des couleurs charment les yeux. Que mon âme ne demeure pas attachée à ces objets; que Dieu la retienne, Dieu leur auteur, «dont toutes les oeuvres sont bonnes ( Ecclési. XXXIX,39);» mais lui seul est mon bien, et non pas elles. Et elles me sollicitent, tant que je veille pendant la durée du jour; et il ne m'est pas donné de m'en reposer, comme je me repose des chants qui ont cessé, quelquefois de tout bruit, dans un profond silence. Car la reine des couleurs elle-même, cette lumière qui inonde tout ce que nous voyons, se glisse partout où je suis pendant le jour, me pénètre par mille insinuations charmeresses, alors même que je porte ailleurs l'activité de ma pensée. Elle s'insinue si profondément, qu'à sa disparition soudaine nous la recherchons avec inquiétude; et son absence prolongée nous attriste l'âme.

52. O lumière que voyait Tobie l'aveugle, lorsqu'il enseignait à son fils le chemin de la vie, et, sans s'égarer, y marchait devant lui d'un pied sûr, du pied de la charité ( Tb 4)! Lumière que voyait Isaac, malgré la nuit pesante dont la vieillesse avait voilé ses yeux! lumière par laquelle il sut connaître, en les bénissant, ses fils qu'il bénissait sans les connaître (Gn 26,1)! Lumière que voyait Jacob, dont le grand âge, aussi, avait éteint la vue, quand son coeur, rayonnant de clartés, mesura d'un regard toutes les générations du peuple futur, désignées dans ses fils; quand ses mains mystérieusement croisées sur les enfants de Joseph, se refusèrent à l'ordre extérieur que leur père voulait rétablir; car elles étaient imposées selon le discernement intérieur (Gn 44). Voilà la lumière même; elle est une; elle ne fait qu'un de tous ceux qui la voient et qui l'aiment. Mais cette lumière corporelle, dont je parlais, assaisonne la vie pour les aveugles amants du siècle, d'enivrantes et perfides douceurs. Et à ceux toutefois qui savent vous en rendre hommage, ô Dieu créateur de toutes choses, elle sert de degré pour monter à votre gloire, et non pour descendre au fond de leur sommeil. C'est ainsi que je veux être. Je lutte contre les séductions des yeux, de peur que mes pieds ne s'y embarrassent à l'entrée de vos voies; et j'élève vers vous mes yeux invisibles, afin que les noeuds qui arrêtent mes pas soient rompus (Ps 24).Vous les dégagez souvent, car souvent ils s'engagent. Vous ne cessez de me délivrer, et je ne cesse de nie prendre aux piéges semés partout; vigilant défenseur d'Israël, vous ne dormez, vous ne sommeillez jamais (Ps 140,4). (467)

53. Que de séductions sans nombre dans les oeuvres de l'art et de l'industrie, vêtements, vases, tableaux, statues; abus d'une nécessité, abus même d'une intention pieuse; nouveaux enivrements que les hommes ajoutent aux convoitises des yeux; répandus au dehors à la suite de leurs oeuvres, oubliant en eux-mêmes Celui qui les a faits, ils gâtent en se défigurant le chef-d'oeuvre divin. Ici même, ô mon Dieu! ô ma gloire! ici je trouve à glorifier votre nom; ô mon sanctificateur! je vous offre un sacrifice de louanges! car ces beautés que vous faites passer de l'âme à la main de l'artiste, procèdent de cette beauté, supérieure à nos âmes, et vers laquelle mon âme soupire nuit et jour. Mais ces amateurs, ces fabricants de beautés extérieures, empruntent à l'invisible la- lumière qui les leur fait agréer, et non la règle qui en dirige l'usage. Elle est présente, et ils ne la voient pas. C'est en vain qu'elle leur dit de ne pas aller plus loin, et de vous conserver toute leur force (Ps 58,10), au lieu de la dissiper dans ces délices énervantes. Et moi qui en parle ainsi, qui en parle avec discernement, j'engage encore mes pas aux filets de ces beautés; mais vous me délivrez, Seigneur, vous me délivrez, «parce que votre miséricorde est toujours présente à mes «yeux (Ps 25,3).» Ma faiblesse se laisse prendre, votre miséricorde me délivre; parfois sans souffrance, quand je tombe par mégarde; parfois avec douleur, quand le lien s'est resserré.

CHAPITRE XXXV. CURIOSITÉ.

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54. Ajoutez une autre tentation qui nous environne de périls multipliés. Outre la concupiscence de la chair, mêlée à toutes les impressions sensibles, à toutes les voluptés dont le fol amour consume ceux qui se retirent de vous, il se glisse encore dans l'âme, par les sens, un nouveau désir, ne demandant plus du plaisir à la chair, mais des expériences; vaine curiosité qui se couvre du nom de connaissance et de savoir. Or, comme elle consiste dans l'appétit de connaître, et que la vue est le premier organe de nos connaissances, l'Esprit-Saint l'a nommée concupiscence des yeux (
1Jn 2,16). Voir appartient aux yeux, mais nous attribuons cette expression aux autres sens, quand nous les appliquons à connaître. Car nous ne disons pas d'un objet: Ecoute comme il rayonne, sens comme il brille, goûte comme il resplendit, touche comme il éclate. Un seul mot pour tout cela, vois; et non-seulement, vois quelle lumière, ce qui est exclusivement du ressort des yeux, mais encore, vois quel son, vois quelle odeur, vois quelle saveur, vois quelle dureté. Aussi l'expérience générale des sens, avons-nous dit, est-elle nommée concupiscence des yeux. Quoique, en effet, la vision soit leur fonction particulière, les autres sens l'usurpent néanmoins, quand, à l'exemple des yeux, ils explorent quelque vérité.

55. Or, on discerne sans peine si l'intérêt du plaisir ou celui de la curiosité fait agir les sens. Le plaisir recherche la beauté, l'harmonie, les odeurs, les saveurs, les doux attouchements, la curiosité veut essayer même de leurs contraires, non pour affronter une impression pénible, mais par fantaisie d'éprouver et de savoir. Quel plaisir, en effet, peut nous offrir l'aspect d'un cadavre déchiré, qui fait horreur? En est-il un gisant, tous accourent pour rapporter de cette vue la consternation, la pâleur. Ils craignent maintenant de le revoir dans leur sommeil. Eh! qui les a contraints, éveillés, de le voir? Quel ouï-dire leur a donné l'espérance d'y trouver quelque beauté? - Ainsi des autres sens; mais il serait trop long de poursuivre. C'est cette maladie qui invente les raffinements des spectacles; c'est elle qui prétend pénétrer les secrets les plus cachés de la nature, inutiles à connaître, et dont les hommes ne désirent rien que la connaissance; c'est elle qui sollicite les efforts prévaricateurs de la magie; c'est elle enfin qui, dans la religion même, va jusqu'à tenter Dieu, et lui demande des prodiges par fantaisie, et non par charité.

56. Dans cette immense forêt, remplie d'embûches et de périls, combien de coupes n'ai-je pas déjà faites? que n'ai-je pas retranché dans mon coeur? grâce à votre assistance, ô Dieu de mon salut! Et cependant, la vie de chaque jour étant assaillie de ces essaims d'objets qui bourdonnent autour d'elle, quand oserai-je dire que nul d'entre eux ne fixe mon regard, et que je défie tous les piéges d'une vaine curiosité? .A cette heure, il est vrai, je suis indifférent au plaisir du théâtre; je me soucie peu de connaître le cours des astres; jamais mon âme n'a interrogé les ombres; et j'abhorre tout (468) pacte sacrilége. Mais, ô Seigneur mon Dieu, à qui je dois le service du plus humble esclave, par quelles insinuations perfides l'ennemi ne me suggère-t-il pas de vous demander quelque miracle? Et je vous conjure, par notre Roi, par notre patrie sainte, la chaste et pure Jérusalem, qu'un coupable consentement, jusqu'à présent éloigné de mon âme, s'en éloigne de plus en plus chaque jour. Mais quand je vous sollicite pour la santé d'un frère, le but de mes instances est bien différent; vous faites comme il vous plaît, et vous me donnez la grâce, vous ne me la refuserez jamais, d'embrasser votre volonté.

57. Et cependant combien de bagatelles et de frivolités méprisables séduisent encore chaque jour notre curiosité? Qui pourrait compter nos tentations et nos chutes? Combien de fois souffrons-nous, par certaine condescendance pour les faibles, de vains récits que, peu à peu, nous écoutons avec plaisir? Je ne vais plus au cirque voir un .chien courir après un lièvre; mais que le hasard dans le champ où je passe, m'en donne le spectacle, me voilà peut-être détourné d'une méditation profonde; cette chasse inattendue m'attire; elle ne m'oblige pas de tourner bride, mais de laisser courre mon coeur. Et si, en me donnant la preuve de ma faiblesse, vous ne m'inspirez aussitôt de ramener mon esprit de cette vue à une pensée qui m'élève jusqu'à vous, ou bien de passer outre avec mépris, je reste amusé de cette puérile distraction. Que dis-je? sans sortir de ma maison, un lézard, qui prend des mouches, une araignée, qui les enveloppe de ses fils, n'est-ce pas assez pour captiver mes yeux? La petitesse de ces animaux diminue-t-elle donc l'action de ma curiosité? Je passe de là à vous louer, Créateur, ordonnateur admirable de toutes choses; mais cette fin n'était pas le principe de mon attention: autre chose est de se relever prompte, ment ou de ne tomber jamais. Et toute ma vie est pleine de faux pas; et la grandeur de votre clémence est mon unique espoir. Car, dès lors que notre âme, prostituée à ces vains objets, se remplit de conceptions frivoles, il arrive que nos prières sont souvent interrompues et troublées; et en votre présence, la voix de notre coeur veut-elle monter jusqu'à vous, une irruption de pensées misérables, accourues je ne sais d'où, vient traverser un acte si important.

CHAPITRE XXXVI. ORGUEIL.

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58. Et ceci, est-ce pure bagatelle dont il faille tenir peu de compte? Et notre espérance peut-elle être ailleurs que dans la miséricorde bien connue, qui a commencé l'oeuvre de notre conversion? Et vous savez à quel point vous m'avez changé, me guérissant d'abord de la passion de la vengeance, pour devenir secourable à mes autres iniquités, dissiper toutes mes langueurs, racheter ma vie de la corruption, pour me donner la couronne de grâce et de miséricorde, et prodiguer vos biens à la merci de mes désirs (
Ps 103,3-5). Vous m'avez inspiré votre crainte, qui éteint l'orgueil, et apprivoisé ma tête à votre joug. Et je le porte aujourd'hui, et ce fardeau m'est doux; vous me l'aviez promis, vous tenez votre promesse (Mt 11,30) et il était en effet léger, à mon insu, quand je craignais de m'y soumettre. Mais dites-moi, Seigneur, seul dominateur exempt d'orgueil, parce que vous êtes le seul Maître véritable, et qui n'en connaît point d'autre, dites-moi, suis-je délivré, ou pourrai-je l'être jamais dans cette vie, de ce troisième genre de tentation?

59. Vouloir être craint et aimé des hommes, sans autre raison que le désir d'une joie qui n'est pas vraie, c'est une vie misérable, c'est une honteuse insolence. Et voilà pourquoi notre coeur est sans amour pour vous, et notre crainte sans pureté. Aussi, vous répandez sur les humbles la grâce que vous refusez aux superbes (1P 5,5); vous tonnez sur les ambitions du siècle, et les fondements des montagnes tremblent. Or, comme l'intérêt de la société humaine y fait un devoir de l'amour et de la crainte, l'ennemi de notre véritable félicité nous presse, et par tous les piéges qu'il sème sous nos pas, il nous crie: Courage, courage! Il veut que notre avidité à recueillir nous laisse surprendre; il veut que nos joies se déplacent et quittent votre vérité pour se fixer au mensonge des hommes; il veut que nous prenions plaisir à nous faire aimer et craindre, non pour vous, mais au lieu de vous. Et, nous rendant semblables à lui-même, il veut nous gagner, non pas à l'union de la charité, mais au partage de son supplice, lui qui a mis son trône sur l'aquilon, afin que vos coupables et difformes imitateurs (469) tombent dans ses fers (Is 14,13-15) ténébreux et glacés. Mais nous, Seigneur, nous sommes votre petit troupeau (Lc 12,32); nous voilà; prenez votre houlette. Etendez vos ailes sur nous; que leur ombre soit notre asile. Soyez notre gloire; que l'on ne nous aime que pour vous; que votre Verbe seul se fasse craindre en nous. Celui qui veut être loué des hommes, malgré votre blâme, ne trouvera pas d'homme pour le défendre à votre tribunal, ni pour le soustraire à votre arrêt. Et il ne s'agit point d'un pécheur flatté dans les mauvais instincts de son âme, ni d'un impie dont on bénit l'iniquité (Ps 10,13), mais d'un homme loué pour quelque grâce reçue de vous; s'il jouit plutôt de la louange que de cette faveur divine qui, en est l'objet, votre blâme accompagne ces louanges; et celui qui les donne vaut mieux que celui qui les reçoit; l'un aime dans l'homme le don de Dieu, l'autre préfère au don de Dieu celui de l'homme.



Augustin, Confessions 1024