Augustin, Confessions 1037

CHAPITRE XXXVII. DISPOSITION DE SON ÂME TOUCHANT LE BLÂME ET LA LOUANGE.

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60. Voilà les tentations dont nous sommes assaillis, Seigneur, chaque jour, sans relâche. Chaque jour la langue humaine est la fournaise de notre épreuve. C'est, encore ici que vous nous commandez la continence. Donnez-moi ce que vous m'ordonnez; ordonnez-moi ce qu'il vous plaît. Vous savez ici les gémissements que mon coeur exhale, et les torrents de larmes que roulent mes yeux. Inhabile à discerner jusqu'à quel point je suis allégé de ce fardeau de corruption, je tremble pour mes maux secrets (
Ps 18,3), connus de votre regard, et que le mien ignore. Les autres tentations me laissent toujours quelque moyen de m'examiner, celle-ci presque jamais; car pour les voluptés charnelles, pour les convoitises de la vaine science, je vois l'empire que j ‘ai gagné sur mon esprit, par la privation volontaire ou l'absence de ces impressions. Et je m'interroge alors, en mesurant le degré de vide que j'éprouve. Quant à la richesse, que l'on ne poursuit que pour satisfaire l'une de ces trois concupiscences, ou deux ou toutes ensemble, l'esprit se trouve-t-il dans l'impossibilité de deviner s'il la méprise en la possédant, qu'il la congédie pour s'éprouver. Est-ce à dire que, pour nous assurer de notre force à supporter le jeûne de la louange, il faille vivre mal, et en venir à un tel cynisme, que personne ne puisse nous connaître sans horreur? Qui pourrait penser ou dire pareille extravagance? Mais si la louange est la compagne ordinaire et obligée d'une vie exemplaire et de bonnes oeuvres, il ne faut pas plus renoncer à la vertu qu'à son cortége. Et cependant, sans privation et sans absence, puis-je avoir le secret de ma résignation?

61. Que vais-je donc ici vous confesser, Seigneur? Eh bien! je vous dirai que je me plais à la louange, mais encore plus à la vérité qu'à la louange. Car s'il m'était donné de choisir la louange des hommes pour salaire d'erreur ou de démence, ou leur blâme pour prix de mon inébranlable attachement à la vérité, mon choix ne serait pas douteux. Je voudrais bien, toutefois, que le suffrage des lèvres d'autrui n'ajoutât rien à la joie que je ressens de ce peu de bien qui est en moi. Mais, je l'avoue, le bon témoignage l'augmente et le blâme la diminue. Et quand cette affliction, d'esprit me trouble, il me vient une excuse; ce qu'el1e vaut, vous le savez, mon Dieu; pour moi, elle me laisse dans le doute. Or, vous ne nous avez pas seulement ordonne la continence qui enseigne ce dont notre amour doit s'abstenir, mais encore la justice qui lui montre où il se doit diriger; et vous nous commandez d'unir à votre amour celui du prochain, Il me semble donc que c'est l'avancement de l'un de mes frères que j'aime ou que j'espère, quand je me plais aux louanges intelligentes qu'il donne, et que c'est encore pour lui que je m'afflige quand je l'entends prononcer un blâme ignorant ou injuste. Quelquefois,même je m'attriste des témoignages flatteurs que l'on me rend, soit que l'on approuve en moi ce qui me déplaît de moi-même, soit que l'on estime au delà de leur valeur des avantages secondaires. Eh! que sais-je? Ce sentiment ne vient-il pas de ma répugnance aux éloges en désaccord avec l'opinion que j'hi de moi? Non qu'alors je sois touché de l'intérêt du prochain; mais c'est que le bien que j'aime en moi m'est encore plus agréable quand je ne suis pas seul à l'aimer. Et, en effet, est-ce donc me louer que de contredire mes sentiments sur moi, en louant ce qui me déplaît, en exaltant des (470) qualités indifférentes? Suis-je donc ici un mystère pour moi-même?

62. Mais ne vois-je pas en vous, ô Vérité, que l'intérêt seul du prochain doit me rendre sensible à la louange? Est-ce ainsi que je suis? je l'ignore. Et, en cela, je vous connais mieux que moi-même. Oh! révélez-moi à moi, mon Dieu; que je signale aux prières de mes frères les secrètes blessures de mon âme. Encore un retour sur moi: je veux me sonder plus à fond. Si la seule utilité du prochain me fait agréer la louange, d'où vient que le blâme jeté à un autre m'intéresse moins que celui qui me touche? Pourquoi suis-je plus vivement blessé du trait qui m'atteint que de celui dont une même injustice frappe un frère en ma présence? Est-ce encore là un secret qui m'échappe? Et que n'ai-je déjà pris mon parti de me tromper moi-même, et de trahir devant vous la vérité et de coeur et de bouche! Eloignez de moi, Seigneur, cette folie, de peur que mes paroles ne soient pour moi l'huile qui parfume la tête du pécheur (Ps 140,5)!

CHAPITRE XXXVIII. VAINE GLOIRE, POISON SUBTIL.

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63. Je suis pauvre et dénué, et tout ce que j'ai de mieux, c'est cette déplaisance de moi-même dont le gémissement intérieur me rend témoignage, et qui ne se lassera de poursuvre votre miséricorde, que vous n'ayez soulagé mes défaillances, en consommant ma régénération dans la paix ignorée de l'oeil superbe. Les paroles de notre bouche, nos actions qui se produisent à la connaissance des hommes, amènent la plus dangereuse tentation, cet amour de la louange, qui recrute, au profit de certaine qualité personnelle, des suffrages mendiés, et trouve encore à me séduire par les reproches mêmes que je me fais. Souvent l'homme tire une vanité nouvelle du mépris même de la vaine gloire; et la vaine gloire rentre en lui par ce mépris dont il se glorifie.

CHAPITRE XXXIX. COMPLAISANCE EN SOI-MÊME.

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64. Il est encore en nous un autre ennemi, une tentation de même nature; cette complaisance en soi qui se repaît de son inanité, se souciant peu de plaire ou déplaire au prochain. Or, celui qui se plaît à lui-même, vous déplaît souverainement, soit qu'il prenne en lui pour bien ce qui n'est pas bien, ou qu'il revendique comme son bien propre celui qu'il tient de vous; soit que, reconnaissant votre don, il l'attribue à ses mérites, ou qu'enfin il confesse votre grâce, mais avec cette joie de l'égoïsme qui envie aux autres les mêmes faveurs. Parmi tant de périls et d'épreuves, vous le voyez, mon coeur tremble; et, si le mal s'est apaisé, c'est bien moins absence de blessures que célérité de la main dont j'ai senti l'action salutaire.


CHAPITRE XL. COUP D'OEIL SUR TOUT CE QU'IL A DIT.

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65. Dans ce long pèlerinage de ma pensée, où ne m'avez-vous pas accompagné, ô Vérité? avez-vous cessé de m'enseigner ce qu'il fallait rechercher ou fuir, quand je vous consultais, en vous communiquant selon mon pouvoir les découvertes de l'oeil intérieur? J'ai voyagé hors de moi-même par le sens qui m'ouvre le monde; j'ai observé la vie de mon corps et l'action de mes sens. Et je suis entré dans les profondeurs de ma mémoire, dans ces nombreuses et immenses retraites, peuplées d'une infinité d'images; et je les ai considérées avec épouvante; et j'ai vu que je ne pouvais rien distinguer sans vous, et j'ai reconnu que vous étiez fort différent de tout cela. Fort différent aussi de moi-même, de moi, qui, dans cette exploration intérieure, cherchais à faire le discernement exact, et la juste appréciation de mes découvertes: soit que les réalités me fussent transmises par les sens, soit que, mêlées à ma nature, je les interrogeasse en moi-même; soit que je m'attachasse au nombre et au signalement de leurs introducteurs, et que, repassant tous ces trésors enfermés dans ma mémoire, ma pensée exhumât les uns et mît les autres en réserve. Oui, vous êtes fort différent de moi, qui fais cela, et de la puissance intérieure par qui je le fais; et vous n'êtes pas cette puissance, parce que vous êtes la lumière immuable que je consulte sur l'être, la qualité, la valeur de toutes choses. Ainsi j'écoutais, et j'écoute souvent vos leçons et vos commandements. Votre voix fait mes délices, et, dans ce peu de loisirs que me laisse la nécessité de mes travaux, cette joie sainte est mon asile. (471). Et, dans tous ces objets que je parcours à la clarté de votre lumière, je ne trouve de lieu sûr pour mon âme qu'en vous; il n'est que vous, où mon être épars puisse se rassembler pour y demeurer à jamais tout entier. Et parfois vous me pénétrez d'un sentiment étrange, douceur inconnue, qui, devenant en moi parfaite et durable, serait je ne sais quoi .qui ne serait plus cette vie. Mais je retombe sous le poids de ma chaîne, et le torrent m'entraîne, et je suis lié; et je pleure, et mes larmes ne relâchent pas mes liens. Le fardeau de l'habitude m'emporte au fond. Où je puis être, je ne veux; où je veux, je ne puis; double misère.

CHAPITRE XLI. CE QUI LE REJETAIT LOIN DE DIEU.

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66. Et j'ai reconnu dans cette triple convoitise la source de mes coupables infirmités, et j'ai demandé mon salut à votre bras. Car j'ai vu votre gloire avec un coeur blessé, et, tout ébloui, j'ai dit: Qui peut voir jusque-là? Et j'étais rejeté loin de la splendeur de vos regards (
Ps 30,23). Vous êtes la Vérité qui préside sur toutes choses. Et mon insatiable avarice ne voulait pas vous perdre; elle voulait posséder le mensonge avec vous. Ainsi le menteur ne veut pas que la vérité lui soit inconnue. Je vous avais donc perdu, parce que vous ne souffrez pas qu'on vous possède sans répudier l'héritage du mensonge.


CHAPITRE XLII. ÉGAREMENT DES SUPERBES QUI ONT EU RECOUES AUX ANGES DÉCHUS COMME MÉDIATEURS ENTRE DIEU ET LES HOMMES.

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67. Qui trouver, capable de me réconcilier avec vous? Devais-je solliciter les anges? et par quelles prières? par quels sacrifices? Plusieurs, ai-je ouï dire, travaillant pour revenir à vous, et ne le pouvant d'eux-mêmes, ont tenté cette voie, et, tombés bientôt dans un désir curieux de visions étranges, ils ont mérité d'être livrés à l'illusion. Superbes, ils vous cherchaient avec tout le faste de la science, le coeur haut et non contrit; la conformité d'esprit a attiré sur eux lei complices de leur orgueil, les puissances de l'air (
Ep 2,2), dont les prestiges les ont égarés lorsqu'ils cherchaient un médiateur, médecin de leur âme, sans le trouver; car ils n'avaient devant eux que le diable transfiguré en ange de lumière (2Co 11,14). Chair superbe, ce qui l'a séduite, c'est que le séducteur n'était pas revêtu de chair! Hommes mortels et pécheurs! Mais vous, Seigneur, dont ils cherchaient la paix avec orgueil, vous êtes indépendant de la mort et du péché. Or, il fallait au médiateur entre l'homme et Dieu ( I Tim. 2,5) une ressemblance avec Dieu et une ressemblance avec l'homme. Entièrement semblable à l'homme, il était loin de Dieu; entièrement semblable à Dieu, il était loin de l'homme -; il n'était plus médiateur. Ainsi ce faux médiateur, à qui votre justice secrète permet de séduire l'orgueil, a quelque chose de commun avec l'homme: c'est le péché; il prétend quelque chose de commun avec Dieu: libre du vêtement charnel de la mortalité, il se donne pour immortel. Mais, comme «la mort est la solde du péché (Rm 6,23), il entre, par la communauté du péché, dans la communauté de la mort.

CHAPITRE XLIII. JÉSUS-CHRIST SEUL MÉDIATEUR.

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68. Mais le Médiateur de vérité, que le secret de votre miséricorde a fait connaître aux humbles, et que vous avez envoyé pour leur enseigner, par son exemple, l'humilité même, ce Médiateur de Dieu et des hommes, JÉSUS-CHRIST homme, est apparu entre les pécheurs mortels et le JUSTE immortel, mortel avec les hommes, Juste avec Dieu; et comme la vie et la paix sont la solde de la justice, par la justice qui l'unit à Dieu, il est venu ruiner dans les impies justifiés la mort dont il voulut être comme eux tributaire. C'est lui qui a été montré de loin aux saints des anciens jours, pour qu'ils fussent sauvés par la foi au sang qu'il devait répandre, comme nous le sommes par la foi en son sang répandu. Car ce n'est qu'en sa qualité d'homme qu'il est médiateur; en tant que Verbe, il n'est plus terme MOYEN, il est ÉGAL à Dieu, Dieu en Dieu, et avec le Saint-Esprit un seul Dieu.

69. Oh! de quel amour nous avez-vous donc aimés, Père infiniment bon? vous n'épargnez pas votre Fils unique, vous le livrez pour nous, pécheurs que nous sommes (
Rm 8,32). De quel amour (472) nous avez-vous donc aimés? Pour nous, «Celui qui n'a point regardé comme une usurpation d'être égal à vous, s'est rendu obéissant jusqu'à la mort de la croix (Ph 2,6), lui seul libre entre les morts (Ps 27,6-8), ayant la puissance de «quitter son âme et la puissance de la reprendre (Jn 10,18);» pour nous, en votre nom, vainqueur et victime, et vainqueur parce qu'il est victime; pour nous, en votre nom, sacrificateur et sacrifice, et sacrificateur parce qu'il est sacrifice, lui qui, d'esclaves, nous fait vos enfants, parce qu'il est votre Fils et pour nous esclave. Oh! c'est avec justice que sur lui repose cette ferme espérance que vous guérirez toutes mes langueurs, par lui qui est assis à votre droite, et sans cesse y intercède pour nous (Rm 8,34); autrement je tomberais dans le désespoir; car nombreuses et grandes sont mes infirmités, nombreuses et grandes! mais plus grande encore est la vertu de vos remèdes. Nous eussions pu croire votre Verbe trop éloigné de l'alliance de l'homme, et désespérer de nous s'il ne s'était fait chair, s'il n'eût demeuré parmi nous.

70. Plié sous la crainte de mes péchés et le fardeau de ma misère, j'avais délibéré dans mon coeur et presque résolu de fuir au désert; mais vous m'en avez empêché, me rassurant par cette parole: «Le CHRIST est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus à eux-mêmes, mais à celui qui est mort pour eux (1Co 5,15).» Eh bien! Seigneur, je jette tous mes soucis en votre sein, pour vivre, pour goûter les merveilles de votre loi (Ps 118,18). Vous savez mon ignorance et ma faiblesse; enseignez-moi, guérissez-moi. Ce Fils unique «en qui sont cachés tous les «trésors de la sagesse et de la science m'a «racheté de son sang (Col 2,3).» Loin de moi les calomnies des superbes. Je médite ma rançon, et je la mange, et je la bois, et je la distribue; pauvre encore, je désire en être rassasié avec ceux qui la mangent et en sont rassasiés; qui louent le Seigneur parce qu'ils le cherchent (Ps 21,27). (473)




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LIVRE ONZIÈME. LA CRÉATION ET LE TEMPS

Il demande à Dieu l'intelligence des Ecritures. - Il cherche à expliquer les premières paroles de la Genèse: «Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre.» - Il répond à cette question: «Que faisait Dieu avant la création du monde?» - Point de temps avant la création. - Qu'est-ce que le temps? - Quelle est la mesure du temps?


CHAPITRE PREMIER. LA CONFESSION DE NOS MISÈRES DILATE NOTRE AMOUR.

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1. Eh quoi! ce que je vous dis, l'ignorez-vous donc, ô Dieu, possesseur de l'éternité? L'ignorez-vous, ou avez-vous besoin du temps, pour voir ce qui se passe dans le temps? Pourquoi donc vous présenter le cours et la suite de tant de choses? Non pour vous les apprendre, sans doute, mais pour susciter vers vous dans mon coeur et dans les coeurs qui me liront de nouvelles flammes, afin qu'un seul cri s'élève: «Le Seigneur est grand et infiniment digne de louanges (
Ps 95,4)»Je l'ai dit, et je le dis encore; c'est l'amour de votre amour qui m'a suggéré cette pensée. Nous prions, et cependant la Vérité nous dit: «Votre Père sait ce qu'il vous faut, avant même que vous lui demandiez rien (Mt 6,8).» Ainsi la confession de nos misères et de vos miséricordes dilate notre amour pour vous; elle appelle sur nous cette grâce qui doit consommer notre délivrance et nous sortir de nous-mêmes, séjour de malheur, pour nous faire entrer en vous, souveraine béatitude. Car vous nous avez appelés à la pauvreté volontaire, à la douceur, à la faim et à la soif de la justice, à l'amour des larmes, et de la compassion, et de la pureté intérieure, et de la paix (Mt 5,3-9). Et je vous ai tout raconté, suivant mes forces et ma volonté, car vous avez voulu le premier que j'élevasse jusqu'à vous, Seigneur mon Dieu, les louanges de votre bonté et de vos miséricordes éternelles (Ps 117,1).


CHAPITRE II. IL DEMANDE A DIEU L'INTELLIGENCE DES ÉCRITURES.

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2. Et ma plume serait-elle un organe capable de publier par quelles inspirations quelles saintes terreurs, par quelles consolations, quelles secrètes conduites vous m'avez amené au ministère de votre parole et à la dispensation de vos sacrements? Et puis, eussé-je la force d'être un narrateur fidèle, chaque goutte de temps me coûte si cher! Et depuis longtemps je brûle de méditer votre loi, et de vous confesser à cet égard mes lumières et mon ignorance; les premiers reflets de vos rayons, et la lutte des ténèbres qui règnent encore dans mon âme, jusqu'à ce que ma faiblesse soit absorbée par votre force. Et je ne veux pas répandre sur d'autres soins les heures de loisir que me laissent les besoins de la nature, le délassement nécessaire de l'esprit, et le service que nous devons aux hommes, ou que nous leur rendons sans leur devoir.

3. Seigneur mon Dieu, prêtez l'oreille à ma prière; que votre clémence exauce mon désir. Ce n'est pas pour moi seul que ce coeur palpite; il se passionne encore pour l'intérêt de ses frères. Et vous voyez dans ce coeur qu'il est ainsi. Oh! que je vous offre en sacrifice ce servage de pensées et de paroles dont je suis redevable; et donnez-moi de quoi vous offrir. «Je suis indigent et pauvre (
Ps 85,1), et vous êtes «riche; et vous versez vos libéralités sur tous «ceux qui vous invoquent (Rm 10,12)» ô vous dont la Providence ne trouble pas la Sécurité. Retranchez en moi toute témérité, tout mensonge, (474) par la circoncision du coeur et des lèvres. Que vos Ecritures soient mes chastes délices. Que je n'y trouve ni à m'égarer, ni à égarer les autres. Voyez, Seigneur; ayez pitié, Seigneur mon Dieu, lumière des aveugles, vertu des faibles; encore leur lumière et leur vertu, quand ils ont recouvré la vue et la force; voyez mon âme, entendez ses cris du fond de l'abîme. Car, là même, si vous n'y êtes pas aux écoutes, où adresser nos pas et nos cris? «A vous est le jour, à vous est la nuit (Ps 73,16)» D'un coup d'oeil, vous réglez le vol des moments. Faites-moi largesse de temps pour méditer les secrets de votre loi; ne la fermez pas à ceux qui frappent. Car ce n'est pas en vain que vous avez dicté tant de pages mystérieuses: forêts sacrées, n'ont-elles pas aussi leurs cerfs qui se retirent, s'abritent, courent, se reposent, paissent et ruminent sous leur ombre? Seigneur, amenez-moi à votre perfection; révélez-moi ces mystères. Oh! votre parole est ma joie; votre voix m'est plus douce que le charme des voluptés. Donnez-moi ce que j'aime; votre voix est mon amour, et vous m'avez donné de l'aimer. Ne soyez pas infidèle à vos dons; ne dédaignez pas votre pauvre plante que la soif dévore. Que je proclame à votre gloire toutes mes découvertes dans vos saints livres! Que j'écoute la voix, de vos louanges (Ps 25,7)! Que je m'enivre de vous, en considérant les merveilles de votre loi, depuis ce jour premier-né des jours où vous avez fait le ciel et la terre, jusqu'à notre avènement au royaume de votre cité sainte

4. Seigneur, ayez pitié de moi, exaucez mes voeux. Rien de la terre, je crois, n'est leur objet; ni l'or, ni l'argent, ni les pierres précieuses, ni le luxe, ni les honneurs, ni la puissance, ni les plaisirs de la chair, ni les besoins qui nous suivent dans le trajet de la vie; toutes choses d'ailleurs données par surcroît à qui cherche votre royaume et votre justice (Mt 6,33). Voyez, Seigneur mon Dieu, où s'élance mon désir. «Les impies m'ont raconté leur ivresse; mais qu'est-ce auprès de votre loi, Seigneur (Ps 98)?» Et voilà où mes voeux aspirent. Voyez, ô Père, regardez, voyez et agréez; que sous l'oeil propice de votre miséricorde, je frappe à la porte de vos paroles saintes, et que la grâce m'ouvre leur sanctuaire. Je vous en conjure par Notre-Seigneur Jésus-Christ, votre Fils, l'homme de votre droite, fils de l'homme, que vous vous êtes fait (Ps 79,18) médiateur entre vous et nous, par qui vous nous avez cherchés, quand nous n'étions plus en quête de vous, afin que cette sollicitude réveillât la nôtre. Je vous en conjure, au nom de votre Verbe, par qui vous avez fait toutes vos créatures, dont je suis; au nom de votre Fils unique, par qui vous avez appelé à l'adoption le peuple des croyants, dont je suis encore; au nom de Celui qui est assis à votre droite et y intercède pour nous; «en qui sont cachés tous les trésors de «la sagesse et de la science (Col 2,3);» c'est lui que je cherche dans vos livres saints. Moïse a écrit de lui (Jn 5,46): C'est lui-même, c'est la Vérité, qui l'a dit.


CHAPITRE 3. IL IMPLORE LA VÉRITÉ, QUI A PARLÉ PAR MOÏSE.

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5. Oh! que j'entende, que je comprenne comment, dans le PRINCIPE, vous avez créé le ciel et la terre (Gen,. 1,1)! Moïse l'a écrit; il l'a écrit et s'en est allé; il a passé outre, allant de vous à vous; et il n'est plus là devant moi. Que n'est-il encore ici-bas! je m'attacherais à lui, et je le supplierais, et je le conjurerais en votre nom de me dévoiler ces mystères, et j'ouvrirais une oreille aride aux accents de ses lèvres. S'il me répondait dans la langue d'Héber, ce ne serait qu'un vain bruit qui frapperait mon organe, sans faire impression à mon esprit; s'il me parlait dans la mienne, je l'entendrais; mais d'où saurais-je qu'il me dirait la vérité? et, quand je le saurais, le saurais-je de lui? Non, ce serait au dedans de moi, dans la plus secrète résidence de ma pensée, que la vérité même, qui n'est ni hébraïque, ni grecque, ni latine, ni barbare, parlant sans organe, sans voix, sans murmure de syllabes, me dirait: Il dit vrai; et aussitôt, dans une pleine certitude, je dirais à ce saint serviteur: Tu dis vrai. Mais je ne puis l'interroger; c'est donc vous, ô Vérité! dont il était plein; c'est vous, mon Dieu, que j'implore; oubliez mes offenses, et ce que vous avez donné d'écrire à votre grand Prophète, oh! donnez-moi de l'entendre. (475)


CHAPITRE IV. LE CIEL ET LA TERRE NOUS CRIENT QU'ILS ONT ÉTÉ CRÉÉS.

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6. Et voilà donc le ciel et la terre! Ils sont. Ils crient qu'ils ont été faits; car ils varient et changent. Or ce qui est, sans avoir été créé, n'a rien en soi qui précédemment n'ait point été; caractère propre du changement et de la vicissitude. Et ils ne se sont pas faits; leur voix nous crie: C'est parce que nous avons été faits que nous sommes; nous n'étions donc pas, avant d'être, pour nous faire nous-mêmes. L'évidence est leur voix. Vous les avez donc créés, Seigneur; vous êtes beau, et ils sont beaux; vous êtes bon, et ils sont bons; vous êtes, et ils sont. Mais ils n'ont ni la beauté, ni la bonté, ni l'être de la même manière que vous, ô Créateur; car, auprès de vous, ils n'ont ni beauté, ni bonté, ni être. Nous savons cela grâce à vous; et notre science, comparée à la vôtre, n'est qu'ignorance.


CHAPITRE V. L'UNIVERS CRÉÉ DE RIEN.

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7. Comment donc avez-vous fait le ciel et la terre? et quelle machine avez-vous appliquée à cette construction sublime? L'artiste modèle un corps sur un autre, suivant la fantaisie de l'âme qui a la puissance de réaliser l'idéal que l'oeil intérieur lui découvre en elle. Et d'où lui viendrait ce pouvoir, si elle-même n'était votre ouvrage? L'artisan façonne une matière préexistante, ayant en soi de quoi devenir ce qu'il la fait, comme la terre, la pierre, le bois ou l'or, etc. Et d'où ces objets tiennent-ils leur être, si vous n'en êtes le créateur? C'est vous qui avez créé le corps de l'ouvrier, et l'esprit qui commande à ses organes; vous êtes l'auteur de cette matière qu'il travaille, de cette intelligence qui conçoit l'art, et voit en elle ce qu'elle veut produire au dehors; de ces sens interprètes fidèles qui font passer dans l'ouvrage les conceptions de l'âme, et rapportent à l'âme ce qui s'est accompli, afin qu'elle consulte la vérité, juge intérieur, sur la valeur de l'ouvrage. Toutes ces créatures vous glorifient, et vous proclament le Créateur du monde. Mais vous, comment les avez-vous faites? cornaient avez-vous fait le ciel et la terre? O Dieu! Ce n'est ni sur la terre, ni dans le ciel, que vous avez fait le ciel et la terre; ni dans les airs, ni dans les eaux qui en dépendent. Ce n'est pas dans l'univers que vous avez créé l'univers; où pouvait-il être, pour être créé, avant d'être créé pour être? Et vous n'aviez rien aux mains qui vous fût matière du ciel et de la terre. Eh! d'où vous serait venue cette matière, que vous n'eussiez pas créée pour en former votre ouvrage? Que dire, enfin, sinon que cela est, parce que vous êtes? Et vous avez parlé, et cela fut, et votre seule parole a tout fait (
Ps 32,6-9).


CHAPITRE VI. COMMENT DIEU A PARLÉ.

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8. Mais quelle a été cette parole? S'est-elle formée comme cette voix descendue de la nue: «Celui-ci est mon Fils bien-aimé(
Mt 3,17 Mt 17,5)?» Cette voix retentit et passe; elle commence et finit; ses syllabes résonnent et s'évanouissent, la seconde après la première, la troisième après la seconde, ainsi de suite, jusqu'à la dernière, et le silence après elle. Il est donc évident et clair que cette voix fut l'expression d'une créature, organe temporel de votre éternelle volonté. Et l'oreille extérieure transmet ces paroles, formées dans le temps, à l'âme intelligente dont l'oreille intérieure s'approche de votre Verbe éternel. Et l'âme a comparé ces accents fugitifs à l'éternité silencieuse de votre Verbe, et elle s'est dit: «Quelle différence! les uns sont infiniment au-dessous de moi; ils ne sont même pas, car ils fuient, car ils passent; mais au-dessus de moi, le Verbe de mon Dieu demeure éternellement (1P 1,25).» Que si vous avez commandé par des paroles passagères comme leur son l'existence du ciel et de la terre; si c'est ainsi que vous les avez faits, il y avait donc déjà, avant le ciel et la terre, quelque créature corporelle, dont l'acte mesuré par le temps fit vibrer cette voix dans la mesure du temps. Or, nulle substance corporelle n'était avant le ciel et la terre; ou, s'il en existait une, il faut reconnaître que vous aviez formé sans parole successive l'être qui devait articuler votre commandement: Que le ciel et la terre soient. Car cet organe de vos desseins, quel qu'il fût, ne pouvait être, si vous ne l'eussiez fait. Or, pour produire le corps dont ces paroles devaient sortir, de quelle parole vous êtes-vous servi? (476)


CHAPITRE VII. LE VERBE DIVIN, FILS DE DIEU, COÉTERNEL AU PÈRE.

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9. Vous nous appelez donc plus haut; vous nous appelez à l'intelligence du Verbe-Dieu, Dieu en vous, Verbe qui se prononce et prononce tout de toute éternité; parole sans fin, sans succession, sans écoulement; qui dit éternellement, et tout à la fois, toutes choses. Autrement le temps et la vicissitude seraient en vous, et, dès lors, plus de véritable éternité, plus de véritable immortalité. C'est ainsi, je le sais, mon Dieu, et grâces à vous! Je le sais, et vous bénis, Seigneur, et, avec moi, quiconque n'a pas un coeur ingrat au bienfait éclatant de votre lumière. Nous savons, Seigneur, nous savons que, n'être plus ce qu'on était, qu'être ce qu'on n'était pas, c'est là naître et mourir. Aussi, rien en votre Verbe ne passe, rien ne succède, parce qu'il est immortel, parce qu'il est éternel eu vérité. Et c'est par ce Verbe, coéternel avec vous, que vous dites, de toute éternité, et tout à la fois, toute ce que vous dites, et qu'il est ainsi que vous dites. Et votre parole est votre seule action; et néanmoins ce n'est ni tout à la fois, ni de toute éternité, que s'est accomplie l'oeuvre de votre parole.

CHAPITRE VIII. LE VERBE ÉTERNEL EST NOTRE UNIQUE MAÎTRE.

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10. Eh! comment cela, Seigneur mon Dieu? J'entrevois bien quelque chose, mais comment l'exprimer? je l'ignore. N'est-ce point que tout être qui commence et finit, ne commence et ne finit d'être qu'au temps où la raison, en qui rien ne finit, rien ne commence, la raison éternelle connaît qu'il doit commencer ou finir? Et, cette raison, c'est votre Verbe, le principe de tout, la voix intérieure qui nous parle (
Jn 8,25); comme lui-même l'a dit dans l'Evangile par la voix de la chair; comme il l'a fait entendre humainement à l'oreille des hommes, afin que l'on crût en lui, qu'on le cherchât intérieurement, et qu'on le trouvât dans l'éternelle vérité, où ce bon, cet unique maître des âmes enseigne tous ses disciples. C'est là, Seigneur, que j'entends votre voix me dire: Que la vraie parole est celle qui nous enseigne; et que la parole qui n'enseigne pas, n'est plus une parole. Or, qui nous enseigne, sinon l'immuable vérité? car la créature changeante ne nous instruit qu'en tant qu'elle nous amène à cette vérité stable, notre lumière, notre appui, notre joie; la voix de l'Epoux (Jn 3,29), qui nous réunit à notre principe. Et il est ce principe, et sans son immuable permanence nous ne saurions où revenir de nos égarements. Or, quand nous revenons de l'erreur, c'est la connaissance qui nous ramène; et il nous enseigne cette connaissance, parce qu'il est le principe et la voix qui nous parle.

CHAPITRE IX. LE VERBE PARLE A NOTRE COEUR.

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11. C'est dans ce Principe, ô Dieu, que vous avez fait le ciel et la terre; c'est dans votre Verbe, votre Fils, votre vertu, votre sagesse, votre vérité; par une parole, par une opération admirable. Qui pourra comprendre cette mer-veille? qui pourra la raconter? Quelle est cette lumière qui par intervalle m'éclaire, et frappe mon coeur sans le blesser; le glace d'épouvante, et l'embrase d'amour: épouvante, en tant que je suis si loin; amour, en tant que je suis plus près d'elle? C'est la sagesse, la sagesse elle-même, dont le rayon déchire par intervalle les nuages de mon âme, qui, souvent infidèle à cette lumière, retombe dans ses ténèbres, sous le fardeau de son supplice: car ma détresse a épuisé mes forces (
Ps 30,2); je suis incapable même de porter mon bonheur, tant que votre pitié, Seigneur, secourable à mes iniquités, n'aura pas «guéri toutes mes langueurs. Mais vous rachèterez ma vie de la corruption; vous me couronnerez de compassion et de miséricorde; vous rassasierez de vos biens tout mon désir; et ma jeunesse sera renouvelée comme celle de l'aigle (Ps 102,3-5);» car l'espérance est notre salut; et nous attendons vos promesses en patience (Rm 8,24-25). Entende en soi qui pourra votre parole intérieure, moi je m'écrie, sur la foi de votre oracle: «Que vos oeuvres sont glorieuses, Seigneur! Vous avez tout fait dans votre Sagesse (Ps 103,24).»Elle est le principe; et c'est dans ce principe que vous avez créé le ciel et la terre. (477)

CHAPITRE X. LA VOLONTÉ DE DIEU N'A PAS DE COMMENCEMENT.

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12. Ne sont-ils pas tous remplis des ruines de leur vétusté, ceux qui nous disent: Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre? S'il demeurait dans l'inaction, pourquoi eu est-il sorti, pourquoi y est-il rentré? S'il s'est accompli en Dieu un acte nouveau, une volonté nouvelle, pour donner l'être à une créature qui n'était pas sortie du néant, est-il une éternité vraie là où naît une volonté qui n'était pas? car la volonté de Dieu n'est pas la créature. Elle est antérieure à la créature. Nulle création sans préexistence de la volonté créatrice. La volonté de Dieu appartient donc à sa substance. Que s'il est survenu dans la substance divine quelque chose de nouveau, on ne peut plus en vérité la dire éternelle. Et si Dieu a voulu de toute éternité l'existence de la créature, pourquoi, elle aussi, n'est-elle pas éternelle?


CHAPITRE 11. LE TEMPS NE SAURAIT ÊTRE LA MESURE DE L'ÉTERNITÉ.

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13. Ceux qui parlent ainsi ne vous comprennent pas encore, ô Sagesse de Dieu lumière des esprits; ils ne comprennent pas comment vous créez, en vous, et par vous-même, et ils aspirent à la science de votre éternité; mais leur coeur flotte sur les vagues du passé et de l'avenir, à la merci de la vanité. Qui l'arrêtera, ce coeur, qui le fixera pour qu'il s'ouvre stable un instant, à l'intuition des splendeurs de l'immobile éternité, qu'il la compare à la mobilité des temps, et trouve toute comparaison impossible; qu'il ne voie dans la durée qu'une succession de mouvements qui ne peuvent se développer à la fois; observant, au contraire, que rien de l'éternité ne passe, et qu'elle demeure toute présente, tandis qu'il n'est point de temps qui soit tout entier présent; car l'avenir suit le passé qu'il chasse devant lui; et tout passé, tout avenir tient son être et son cours de l'éternité toujours présente? Qui fixera le coeur de l'homme, afin qu'il demeure et considère comment ce qui demeure, comment l'éternité, jamais passée, jamais future, dispose et du passé et de l'avenir? Est-ce ma main, est-ce ma parole, la main de mon esprit, qui aurait cette puissance?


Augustin, Confessions 1037