Augustin, Confessions 1130

CHAPITRE XXX. POINT DE TEMPS SANS OEUVRE.

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40. Et alors en vous, dans votre vérité, type de mon être, je serai ferme et stable; et je n'aurai plus à essuyer les questions des hommes, frappés, par la déchéance, de cette hydropisie de curiosité qui demande: Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre? ou Comment, lui est venu la pensée de faire quelque chose, puisqu'il n'avait jamais rien fait jusque-là? Inspirez-leur, ô mon Dieu, des pensera meilleurs que leurs paroles! Qu'ils reconnaissent que JAMAIS ne saurait être où le TEMPS n'est pas! Ainsi dire qu'on n'a jamais rien fait, n'est- ce pas dire que rien ne se fait que dans le temps? Hommes, concevez donc qu'il ne peut y avoir de temps sans oeuvre, et voyez l'inanité de votre langage! Qu'ils fixent leur attention, Seigneur, «sur ce qui demeure présent devant eux (Phlip. 3,13);» qu'ils comprennent que vous êtes avant tous les temps, Créateur éternel de tous les temps; que vous n'admettez au partage de votre éternité aucun temps, aucune créature, en fût-il une qui eût devancé les temps!

CHAPITRE XXXI. DIEU CONNAÎT AUTREMENT QUE LES HOMMES.

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41. O Seigneur, ô mon. Dieu, combien est profond l'abîme de votre secret! Combien les tristes suites de mon iniquité m'en ont jeté loin! Guérissez mes yeux; qu'ils s'ouvrent à ta joie de votre lumière. Certes, s'il était un esprit assez grand, assez étendu en science et en prescience, pour avoir du passé et de l'avenir une connaissance aussi présente que l'est à ma pensée celle de ce cantique, notre admiration pour lui ne tiendrait-elle pas de l'épouvante? Rien, en effet, rien qui lui fût inconnu dans la vicissitude des siècles, passés ou à venir tous seraient sous son regard, comme ce cantique, que je chante, est tout entier devant moi; car je sais ce qu'il s'en est écoulé de versets depuis le commencement, et ce qu'il en reste à courir jusqu'à la fin. Mais loin de moi la pensée d'assimiler une telle connaissance à la vôtre, ô Créateur du monde, Créateur des âmes et des corps! Loin de moi cette pensée! Votre science du passé et de l'avenir est bien autrement admirable et cachée. Le cantique que je chante ou, que j'entends chanter m'affecte de sentiments divers; ma pensée se partage en attente des paroles futures, en souvenir des paroles expirées; mais rien de tel ne survient dans votre immuable éternité; c'est que vous êtes vraiment éternel, ô Créateur des esprits! Vous avez connu dès le principe le ciel et la -terre, sans succession de connaissance, et vous avez créé dès le principe le ciel et la terre sans division d'action. Que l'esprit ouvert, que l'esprit fermé à l'intelligence de ces pensées confessent votre nom! Oh! que vous êtes grand! et les humbles sont votre famille. Vous les relevez de la poussière (
Ps 142,8); et ils n'ont plus de chute à craindre, car vous êtes leur élévation. (486)



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LIVRE DOUZIÈME. LE CIEL ET LA TERRE


Le Ciel, création des natures spirituelles. - La Terre, création de la matière primitive. - Profondeur de I'Ecriture. -Des divers sens qu'elle peut réunir. - Tous les sens prévus par le Saint-Esprit.

CHAPITRE PREMIER. LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ EST PÉNIBLE.

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1. Sollicité, sous les haillons de cette vie, par les paroles de votre sainte Ecriture, mon coeur, ô Dieu! est en proie aux plus vives perplexités. Et de là ce luxe indigent de langage qu'étale d'ordinaire l'intelligence humaine; car la recherche de la vérité coûte plus de paroles que sa découverte, la demande d'une grâce plus de temps que le succès; et la porte est plus dure à frapper que l'aumône à recevoir. Mais nous avons votre promesse; qui pourrait la détruire? «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?(
Rm 8,31) Demandez, et vous recevrez; cherchez, et vous trouverez; frappez, et il vous sera ouvert: car qui demande, reçoit; qui cherche, trouve, et on ouvre à qui frappe (Mt 7,7-8).» Telles sont vos promesses; et qui craindra d'être trompé, quand la Vérité même s'engage?


CHAPITRE II. DEUX SORTES DE CIEUX.

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2. L'humilité de ma langue confesse à votre majesté sublime que vous avez fait le ciel que je vois, cette terre que je fouie, et dont vous avez façonné la terre que je porte avec moi. Mais, Seigneur, où est ce ciel du ciel dont le Psalmiste parle ainsi: ((Le ciel du ciel est au Seigneur, et il a donné la terre aux enfants des «hommes (
Ps 113,16)?» Où est ce ciel invisible, auprès duquel le visible n'est que terre? Car cet ensemble matériel n'est pas revêtu dans toutes ses parties d'une égale beauté, et surtout aux régions inférieures dont ce monde est la dernière. Mais à l'égard de ce ciel des cieux, les cieux de notre terre ne sont que terre. Et l'on peut affirmer sans crainte que ces deux grands corps ne sont que terre par rapport à ce ciel inconnu qui est au Seigneur, et non aux enfants des hommes.


CHAPITRE 3. DES TÉNÈBRES RÉPANDUES SUR LA SURFACE DE L'ABÎME.

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3. «Or la terre était invisible et informe,»espèce d'abîme profond, sur qui ne planait aucune lumière, chaos inapparent. C'est pourquoi vous avez dicté ces paroles: «Les ténèbres étaient à la surface de l'abîme (
Gn 1,2)» Qu'est-ce que les ténèbres, sinon l'absence de la lumière? Et si la lumière eût été déjà, où donc eût-elle été, sinon au-dessus des choses, les dominant de ses clartés? Et si la lumière n'étant pas encore, la présence des ténèbres c'est son absence. Les ténèbres étaient, - c'est-à-dire, la lumière n'était pas, comme il y a silence où il n'y a point de son. Qu'est-ce en effet que le règne du silence, sinon la vacuité du son? N'est-ce pas vous, Seigneur, qui enseignez ainsi cette âme qui vous parle? n'est-ce. pas vous qui lui enseignez qu'avant de recevoir de vous la forme et l'ordre, cette. matière n'était, qu'une confusion, sans couleur, sans figure, sans corps, sans esprit; non pas un pur néant toutefois, mais je ne sais quelle informité dépourvue d'apparence? (487)


CHAPITRE IV. MATIÈRE PRIMITIVE.

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4. Et cela, comment le désigner pour être compris des intelligences plus lentes, autrement que par une dénomination vulgaire? Où trouver, dans toutes les parties du monde, quelque chose de plus analogue à cette informité vague, que la terre et l'abîme? car, placés l'un et l'autre au dernier échelon de l'existence, sont-ils comparables aux créatures supérieures, revêtues de gloire et de lumière? Pourquoi donc n'admettrais-je pas que, par complaisance pour la faiblesse de l'homme, 1'Ecriture ait nommé «terre invisible et sans «forme,» cette informité matérielle, que vous aviez créée d'abord dans cette aride nudité, pour en faire un monde paré de formes et de beauté?


CHAPITRE V. SA NATURE.

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5. Et lorsque notre pensée y cherche ce que les sens en peuvent atteindre, en se disant Ce n'est ni une forme intelligible, comme la vie, comme la justice, puisqu'elle est matière des corps; ni une forme sensible, puisque ni la vue, ni le sens n'ont de prise sur ce qui est invisible et sans forme; quand l'esprit de l'homme, dis-je, se parle ainsi, il faut qu'il se condamne à l'ignorance pour la connaître, et se résigne à l'ignorer en la connaissant.


CHAPITRE VI. COMMENT IL FAUT LA CONCEVOIR.

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6. S'il faut, Seigneur, que ma voix et ma plume publient à votre gloire tout ce que vous m'avez appris sur cette matière primitive j'avoue qu'autrefois entendant son nom dans la bouche de gens qui m'en parlaient, sans pouvoir m'en donner une intelligence qu'ils n'avaient pas eux-mêmes, ma pensée se la représentait sous une infinité de formes diverses; ou plutôt ce n'était pas elle que ma pensée se représentait, c'était un pêle-mêle de formes horribles, hideuses, mais pêle-mêle de formes que je nommais informe, non pour être dépourvu de formes, mais pour en affecter d'inouïes, d'étranges, et telles qu'une réalité semblable offerte à mes yeux eût rempli ma faible nature de trouble et d'horreur. Cet être de mon imagination n'était donc pas informe par absence de formes, mais par rapport à des formes plus belles. Et cependant la raison me démontrait que, pour concevoir un être absolument informe, il fallait le dépouiller des derniers restes de forme, et je ne pouvais; j'avais plutôt fait de tenir pour néant l'objet auquel la forme était refusée, que de concevoir un milieu entre la forme et rien, entre le néant et la réalité formée, une informité, un presque néant. Et ma raison cessa de consulter mon esprit tout rempli d'images formelles, qu'il varie et combine à son gré. J'attachai sur les corps eux-mêmes un regard plus attentif, et je méditai plus profondément sur cette mutabilité qui les fait cesser d'être ce qu'ils étaient, et devenir ce qu'ils n'étaient pas; alors je soupçonnai que ce passage d'une forme à l'autre se faisait par je ne sais quoi d'informe, qui n'était pas absolument rien. Mais le soupçon ne me suffisait pas; je désirais une connaissance certaine. Et maintenant, si ma voix et ma plume vous confessaient toutes les lumières dont vous avez éclairé pour moi ces obscurités, quel lecteur pourrait prêter une attention assez durable? Et toutefois mon coeur ne laissera pas de vous glorifier et de vous chanter un cantique d'actions de grâces; car les paroles me manquent pour exprimer ce que vous m'avez révélé. Il est donc vrai que la mutabilité des choses est la possibilité de toutes les formes qu'elles subissent. Elle-même, qu'est-elle donc? Un esprit? un corps? esprit, corps, d'une certaine nature? Si l'on pouvait dire un certain néant qui est et n'est pas, je la définirais ainsi. Et pourtant il fallait bien qu'elle eût une sorte d'être pour revêtir ces formes visibles et harmonieuses.


CHAPITRE VII. LE CIEL PLUS EXCELLENT QUE LA TERRE.

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7. Et cette matière, quelle qu'elle fût, d'où pouvait-elle tirer son être, sinon de vous, par qui toutes choses sont tout ce qu'elles sont? Mais d'autant plus éloignées de vous qu'elles vous sont moins semblables; car cet éloignement n'est point une distance. Ainsi donc, ô Seigneur, toujours stable au-dessus de la mobilité des temps et de la diversité des lieux, le même, toujours le même; saint, saint, saint; Seigneur, Dieu tout-puissant (Isaïe)! c'est dans le Principe procédant (488) de vous, dans votre sagesse née de votre substance, que vous avez créé, créé quelque chose de rien. Vous avez fait le ciel et la terre, sans les tirer de vous. Car ils seraient égaux à votre Fils unique, et par conséquent à vous; et ce qui ne procède pas de vous ne saurait, sans déraison, être égal à vous. Existait-il donc hors de vous, ô Dieu, trinité une, unité trinitaire, existait-il rien dont vous les eussiez pu former? C'est donc de rien que vous avez fait le ciel et la terre, tant et si peu. Artisan tout puissant et bon de toute espèce de biens, vous avez fait le ciel si grand, la terre si petite. Vous étiez; et rien avec vous dont vous pussiez les former tous deux; l'un si près de vous, l'autre si près du néant; l'un qui n'a que vous au-dessus de lui, l'autre qui n'a rien au-dessous d'elle.

CHAPITRE VIII. MATIÈRE PRIMITIVE FAITE DE RIEN.

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8. Mais ce ciel du ciel est à vous, Seigneur; et cette terre, que vous avez donnée aux enfants des hommes (
Ps 113,15) pour la voir et la toucher, n'était pas alors telle que nos yeux la voient, et que notre main la touche; elle était invisible et informe, abîme que nulle lumière ne dominait. «Les ténèbres étaient répandues sur l'abîme (Gn 1,2)»c'est-à-dire nuit plus profonde qu'au plus profond de l'abîme aujourd'hui. Car cet abîme des eaux, visible maintenant, reçoit dans ses gouffres mêmes un certain degré de lumière sensible aux poissons et aux êtres animés qui rampent dans son sein. Mais tout cet abîme primitif était presque un néant dans cette entière absence de la forme. Toutefois, il était déjà quelque chose qui pût la recevoir. Ainsi donc vous formez le monde d'une matière informe, convertie par vous de rien en un presque rien, dont vous faites sortir ces chefs-d'oeuvre qu'admirent les enfants des hommes. Chose admirable, en effet, que ce ciel corporel, ce firmament étendu entre les eaux et les eaux, oeuvre du second jour qui suivit la naissance de la lumière; création d'un mot «Qu'il soit! et il fut (Gn 1,6-7);» firmament nommé par vous ciel, mais ciel de cette terre, de cette mer que vous fîtes le troisième jour, en douant d'une forme visible cette matière informe que vous aviez créée avant tous les jours. Un ciel était déjà, qui les avait précédés, mais c'était le ciel de nos cieux: car, dans le principe, vous créâtes le ciel et la terre. Pour cette terre dès lors créée, ce n'était qu'une matière informe, puisqu'elle était invisible, sans ordre, abîme ténébreux. C'est de cette terre obscure, inordonnée, de cette informité, de ce presque rien, que vous deviez produire tous les êtres par qui subsiste ce monde instable et changeant. Et c'est en ce monde que commence à paraître la mutabilité qui nous donne le sentiment et la mesure des temps; car ils naissent de la succession des choses, de. la vicissitude et de l'altération des formes dont l'origine est cette matière primitive, cette terre invisible.


CHAPITRE IX. LE CIEL DU CIEL.

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9. Aussi le Maître de votre grand serviteur, en racontant que vous avez créé dans le principe le ciel et la terre, l'Esprit-Saint ne dit mot des temps, est muet sur les jours. Car, ce ciel du ciel, que vous avez fait dans le principe, est une créature spirituelle, qui sans vous être coéternelle, ô Trinité, participe néanmoins à votre éternité. L'ineffable bonheur de contempler votre présence arrête sa mobilité, et depuis son origine, invinciblement attachée à vous, elle s'est élevée au-dessus des vicissitudes du temps. Et cette terre invisible, informe, n'a pas été non plus comptée dans l'oeuvre des jours; car, où l'ordre, où la forme ne sont pas, rien n'arrive, rien ne passe, et dès lors point de jours, point de succession de temps.


CHAPITRE X. INVOCATION.

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10. O vérité, lumière de mon coeur! ne laissez pas la parole à mes ténèbres. Entraîné au courant de l'instabilité, la nuit m'a pénétré; mais c'est du fond de ma chute que je me suis senti renaître à votre amour. Egaré, j'ai retrouvé votre souvenir; j'ai entendu votre voix me rappeler; et le bruit des passions rebelles, me permettait à peine de l'entendre. Et me voici, maintenant, tout en nage, hors d'haleine, revenu à votre fontaine sainte. Oh! ne souffrez pas qu'on m'en repousse. Que je m'y désaltère, que j'y puise la vie, que je ne sois pas ma vie à moi-même. De ma propre vie j'ai mal vécu, j'ai été ma mort; en vous je (489) revis. Parlez-moi, instruisez-moi! Je crois au témoignage de vos livres saints; mais quels profonds mystères sous leurs paroles!


CHAPITRE 11. CE QUE DIEU LUI A ENSEIGNÉ.

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11. Seigneur, vous m'avez déjà dit à l'oreille du coeur, d'une voix forte, que vous êtes éternel, «seul en possession de l'immortalité ( I Tim. 6,16);»parce que rien ne change en vous, ni forme, ni mouvement; que votre volonté n'est point sujette à l'inconstance des temps; car une volonté variable ne saurait être une volonté immortelle. Je vois clairement cette vérité en votre présence; qu'elle m'apparaisse chaque jour plus claire, je vous en conjure! et qu'à l'ombre de vos ailes, je demeure humblement dans cette connaissance que vous m'avez révélée! Seigneur, vous m'avez encore dit à l'oreille du coeur, d'une voix forte, que vous êtes l'auteur de toutes les natures, de toutes les substances qui ne sont pas ce que vous êtes, et sont néanmoins; qu'il n'est rien qui ne soit votre ouvrage, hors le néant et ce mouvement de la volonté qui, s'éloignant de vous, abandonne l'être par excellence pour l'être inférieur: car ce mouvement est une défaillance et un péché; qu'enfin nul péché, soit au faîte, soit au dernier degré de votre création, ne saurait vous nuire ou troubler votre ordre souverain. Je vois clairement cette vérité en votre présence; qu'elle m'apparaisse chaque jour plus claire, je vous en conjure! et qu'à l'ombre de vos ailes, je demeure humblement dans cette connaissance que vous m'avez révélée!

12. Seigneur, vous m'avez dit encore à l'oreille du coeur, d'une voix forte, que cette créature même ne vous est pas coéternelle, qui n'a d'autre volonté que la vôtre, qui, s'enivrant des intarissables délices d'une possession chaste et permanente, ne trahit nulle part et jamais sa mutabilité de nature, et, liée de tout son amour à votre présente éternité, n'a point d'avenir à attendre, point de passé dont la fuite ne lui laisse qu'un souvenir, supérieure à la vicissitude, étrangère aux atteintes du temps. O créature bienheureuse! si elle existe; heureuse de cet invincible attachement à votre béatitude; heureuse d'être à jamais la demeure de votre éternité, et le miroir de votre lumière! Et qui mérite mieux le nom de ciel du ciel que ce temple spirituel, plongé dans l'ivresse de votre joie sans que rien incline ailleurs sa défaillance; pure intelligence, unie par le lien d'une paix divine aux esprits de sainteté, habitants de votre cité sainte, cité céleste, et par delà tous les cieux.

13. De là vienne à l'âme la grâce de comprendre jusqu'où on malheureux pèlerinage l'a éloignée de vous, et si elle a déjà soif de vous; si ses larmes sont devenues son pain, quand chaque jour on lui demande: Où est ton Dieu (
Ps 41,3-11)? Si elle ne vous adresse d'autre voeu, d'autre prière, qu'afin d'habiter votre maison tous les jours de sa vie (Ps 26,4). Et quelle est sa vie que vous-même, et quels sont vos jours que votre éternité; puisque vos années ne manquent jamais, et que vous êtes le même (Ps 101,28)? Que l'âme qui le peut comprenne donc combien votre éternité plane au-dessus de tous les temps, puisque les intelligences, votre temple, qui n'ont pas voyagé aux régions étrangères, demeurent par leur fidélité à votre amour affranchies des caprices du temps. Je vois clairement cette vérité en votre présence; qu'elle m'apparaisse chaque jour plus claire, je vous en conjure! et, qu'à l'ombre de vos ailes, je demeure humblement dans cette connaissance que vous m'avez révélée!

14. Mais je ne sais quoi d'informe se trouve dans les changements qui altèrent les choses de l'ordre inférieur. Et quel autre que l'insensé, égaré dans le vide, et flottant sur les vagues chimères de son coeur, pourrait me dire que, si toute forme était arrivée par réduction successive à l'anéantissement, la seule existence de cette informité, support réel de toute transformation, suffirait à produire les vicissitudes du temps? Chose impossible: car, point de temps, sans variété de mouvements, et point de variété, sans formes.


CHAPITRE XII. DEUX ORDRES DE CRÉATURES.

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15. J'ai considéré ces vérités, mon Dieu, autant que vous m'en avez fait la grâce; autant que vous m'avez excité à frapper, autant qu'il vous a plu de m'ouvrir; et je trouve deux créatures, que vous avez faites hors du temps; quoiqu'elles ne vous soient, ni l'une ni l'autre, coéternelles: l'une si parfaite, que, dans la joie non interrompue de votre contemplation, (490) inaccessible à l'impression de l'inconstance, elle demeure sans changer, malgré sa mutabilité naturelle, et jouit de votre immuable éternité; et l'autre si informe, que, dépourvue de l'être suffisant pour accuser le mouvement ou le repos, elle n'offre aucune prise à la domination du temps. Mais vous ne l'avez pas laissée dans cette informité, puisque dans le principe, avant les jours, vous avez formé ce ciel et cette terre, dont je parle. «Or, la terre était invisible, informe, et les ténèbres couvraient l'abîme (
Gn 1,2).» Par ces paroles s'insinue peu à peu, dans les esprits qui ne peuvent concevoir la privation de la forme autrement que comme l'absence de l'être, la notion de cette informité, germe d'un autre ciel, d'une terre visible et ordonnée, source des eaux transparentes, et de toutes les merveilles que la tradition comprend dans l'oeuvre des jours, parce que les évolutions de formes et de mouvements, prescrites à leur nature, la soumettent aux vicissitudes des temps.

CHAPITRE XIII. CRÉATURES SPIRITUELLES; MATIÈRE INFORME.

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16. Lorsque la voix de votre Ecriture parle ainsi: «Dans le principe, Dieu créa le ciel et «la terre: or, la terre était invisible, informe; et les ténèbres couvraient la face de «l'abîme (Ibid. 2);» sans assigner aucun jour à cette création; je pense que par ce ciel, ciel de nos cieux, on doit entendre le ciel spirituel où l'intelligence n'est qu'une intuition qui voit tout d'un coup, non pas en partie, ni en énigme, ou comme en un miroir, mais de pleine évidence, face à face (
1Co 13,12), d'un regard invariable et fixe; claire vue, sans succession, sans instabilité de temps; et par cette terre, la terre invisible et informe que le temps ne pouvait atteindre. Ceci, puis cela, telle est la pâture de la vicissitude; mais le changement peut-il être où la forme n'est pas? C'est donc, suivant moi, de ces deux créatures, produites, l'une dans la perfection, l'autre dans l'indigence de la forme; ciel d'une part, mais ciel du ciel; terre de l'autre, mais terre invisible et informe, que l'Ecriture dit sans mention de jour: «Dans le «principe, Dieu fit le ciel et la terre.» Car elle dit aussitôt quelle terre. Et comme elle rapporte au second jour la création du firmament, qui fut appelé ciel, elle insinue la distinction de cet autre ciel né avant les jours.

CHAPITRE XIV. PROFONDEUR DES ÉCRITURES.

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17. Etonnante profondeur de vos Ecritures! leur surface semble nous sourire, comme à des petits enfants; mais quelle profondeur, ô mon Dieu! insondable profondeur! A la considérer, je me sens un vertige d'effroi, effroi de respect, tremblement d'amour! Oh! de quelle haine je hais ses ennemis! Que ne les passez-vous au fil de votre glaive doublement acéré, afin de les retrancher du nombre de vos ennemis? Que j'aimerais les voir ainsi frappés de mort à eux-mêmes pour vivre à vous! Il en est d'autres, non plus détracteurs, mais admirateurs respectueux de la Genèse, qui me disent: «Le Saint-Esprit, qui a dicté ces paroles à Moïse, son serviteur, n'a pas voulu qu'elles fussent prises dans le sens où tu les interprètes, mais dans celui-ci, dans le nôtre.» Seigneur, notre Dieu, je vous prends pour arbitre! voilà ma réponse.


CHAPITRE XV. VÉRITÉS CONSTANTES, MALGRÉ LA DIVERSITÉ DES INTERPRÉTATIONS.

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18. Taxerez-vous de fausseté ce que la vérité m'a dit d'une voix forte à l'oreille du coeur; tout ce qu'elle m'a révélé de l'éternité du Créateur, à savoir que sa substance ne varie point dans le temps et que sa volonté n'est point hors de sa substance? Volonté sans succession, une, pleine et constante; sans contradiction et sans caprice, car le caprice, c'est le changement, et ce qui change n'est pas éternel. Or, notre Dieu est l'éternité même. Démentirez-vous encore la même voix, qui m'a dit: L'attente des choses à venir devient une vision directe quand' elles sont présentes. Sont-elles passées? cette vision n'est plus que mémoire. Mais toute connaissance qui varie est muable; et ce qui est muable n'est pas éternel. Or, notre Dieu est l'éternité même. Je rassemble, je réunis ces vérités, et vois que ce n'est point une survenance de volonté en Dieu, qui a créé le monde, et que sa science ne souffre rien d'éphémère.

19. Contradicteurs, qu'avez-vous à répondre? Ai-je avancé une erreur? - Non, - Quoi (491) donc? Est-ce une erreur de prétendre que toute nature formée, que toute matière capable de forme, ne tiennent leur être que de Celui qui est la souveraine bonté, parce qu'il est le souverain être? Non, dites-vous. Quoi donc? Que niez-vous? serait-ce l'existence d'une créature supérieure, dont le chaste amour embrasse si étroitement le vrai Dieu, le Dieu de l'éternité, que, sans lui être coéternelle, elle ne se détache jamais de lui pour tomber dans le torrent des jours, et se repose dans la contemplation de son unique vérité? Aimé de cette heureuse créature, de tout l'amour que vous exigez, ô Dieu, vous vous montrez à elle, et vous lui suffisez, et elle ne se détourne jamais de vous, pas même pour se tourner vers elle. Voilà cette maison de Dieu, qui n'est faite d'aucun élément emprunté à la terre, ou aux cieux corporels; demeure spirituelle; admise à la jouissance de votre éternité, parce qu'elle demeure dans une pureté éternelle. Vous l'avez fondée à jamais; tel est votre ordre, et il ne passe point (
Ps 148,6). Et cependant elle ne vous est point coéternelle; elle a commencé, car elle a été créée.

20. Nous ne trouvons pas, il est vrai, de temps avant elle, selon cette parole: «La sagesse a été créée la première (Si 1,4),» non pas cette Sagesse dont vous êtes le père, ô mon Dieu, égale et coéternelle à vous-même, par qui toutes choses ont été créées, principe en qui vous avez fait le ciel et la terre. Mais cette sagesse créature, substance intelligente, lumière par la contemplation de votre lumière, car, toute créature qu'elle est, elle porte aussi le nom de sagesse mais la lumière illuminante diffère de la lumière illuminée; la sagesse créatrice, de la sagesse créée; comme la justice justifiante, de la justice opérée par la justification. Ne sommes-nous pas appelés aussi votre justice? L'un de vos serviteurs n'a-t-il pas dit: «Afin que nous «soyons la justice de Dieu en lui (2Co 5,21)?» Il est donc une sagesse créée la première; et cette sagesse n'est autre chose que ces essences intelligentes, membres de votre Ville Sainte, notre mère, qui est en haut, libre (Ga 4,26), éternelle dans les cieux; et quels cieux, sinon ces cieux sublimes, vos hymnes vivantes; ce ciel des cieux (Ps 148,4) qui est à vous? Sans doute, nous ne trouvons pas de temps qui précède cette sagesse. Créée la première, elle devance la création du temps; mais avant elle préexiste l'éternité du Créateur dont elle tire sa naissance, non pas selon le temps, qui n'était pas encore, mais suivant sa condition d'être créée.

21. Elle procède donc de vous, ô mon Dieu! toutefois bien différente de vous, loin d'être vous-même. Il est vrai que, ni avant elle, ni en elle, nous ne trouvons aucun temps; que, demeurant toujours devant votre face, sans défaillance, sans infidélité, cette constance l'élève au-dessus du changement; mais sa nature, qui le comporte, ne serait plus qu'une froide nuit, si son amour ne trouvait dans l'intimité de votre union un éternel midi de lumière et de chaleur. Rayonnante demeure, palais resplendissant; oh! que ta beauté m'est chère, résidence de la gloire de mon Dieu (Ps 25,8)! sublime ouvrier qui réside dans son ouvrage, combien je soupire vers toi du fond de ce lointain exil, et je conjure ton Créateur de me posséder aussi, de me posséder en toi; car ce Créateur est le mien. Je me suis égaré comme une brebis perdue (Ps 118,16), mais je compte sur les épaules du bon pasteur, ton divin architecte, pour être reporté dans ton enceinte (Lc 15,5).

22. Que répondez-vous maintenant, contradicteurs à qui je parlais, vous qui pourtant reconnaissez Moïse pour un fidèle serviteur de Dieu, et ses livres pour les oracles du Saint-Esprit? Dites, n'est-ce pas là cette maison de Dieu qui, sans lui être coéternelle, a néanmoins son éternité propre dans les cieux? Vainement vous cherchez en elle la vicissitude et le temps, vous ne les trouverez jamais; n'est-elle pas exaltée au-dessus de toute étendue fugitive la créature qui puise sa félicité dans une permanente union avec Dieu (Ps 62,28)? Oui sans doute. Eh bien! que trouvez-vous donc à reprendre dans toutes ces vérités que le cri de mon coeur a fait remonter vers mon Dieu, quand je prêtais l'oreille intérieure à la voix de ses louanges? Dites, où est donc l'erreur? Est-ce dans cette opinion que la matière était informe; que, là où la forme n'est pas, l'ordre ne saurait être; que l'absence de l'ordre faisait l'absence du temps, et qu'il n'y avait pourtant là qu'un presque néant, qui, doué toutefois d'une sorte d'être, ne le pouvait tenir que du principe de tout être, et de toute existence? C'est ce que nous accordons encore, dites-vous. (492)


CHAPITRE XVI. CONTRE LES CONTRADICTEURS DE LA VÉRITÉ.

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23. Je veux m'entretenir un instant en votre présence, ô mon Dieu! avec ceux qui reconnaissent pour véritables toutes les révélations dont la parole de votre vérité a éclairé mon âme. Pour ceux qui les nient, qu'ils s'assourdissent eux-mêmes tant qu'ils voudront de leurs aboiements; je les inviterai de toutes mes forces à rentrer dans le calme, pour préparer en eux la voie à votre Verbe. S'ils s'y refusent, s'ils me repoussent, je vous en supplie, mon Dieu, «ne me laissez pas dans votre silence (
Ps 27,1);» oh! parlez à mon coeur en vérité: car il n'appartient qu'à vous de parler ainsi; et ces insensés, qu'ils restent dehors soulevant de leur souffle la terre poudreuse qui aveugle leurs yeux; et j'entrerai dans le plus secret de mon âme; et mes chants vous diront mon amour; et mes gémissements, les ineffables souffrances de mon pèlerinage, et mon coeur, toujours élevé en haut dans la chère souvenance de Jérusalem, n'aura de soupirs que pour Jérusalem, ma patrie, Jérusalem, ma mère, Jérusalem et vous, son roi, son soleil, son père, son protecteur, son époux, ses chastes et puissantes délices, son immuable joie; joie au-dessus de toute parole; sa félicité parfaite, son bien unique et véritable, vous, le seul bien, le bien en vérité et par excellence; non, mes soupirs ne se tairont pas que vous ne m'ayez reçu dans la paix de cette mère chérie, dépositaire des prémic6s de mon esprit, foyer d'où s'élancent vers moi toutes ces lumières; et que votre main n'ait rassemblé les dissipations, réformé les difformités de mon âme, pour la soutenir dans une impérissable beauté, ô ma miséricorde! O mon Dieu! Quant à ceux qui ne contestent point ces vérités, dont la vénération, d'accord avec la nôtre, élève au plus haut point d'autorité les saintes Ecritures tracées par Moïse, votre saint serviteur, mais qui trouvent à reprendre dns mes paroles, voici ce que je leur réponds: «Seigneur notre Dieu, soyez l'arbitre entre mes humbles révélations et leurs censures.»

CHAPITRE XVII. CE QUE L'ON DOIT ENTENDRE PAR LE CIEL ET LA TERRE.

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24. Tout cela est vrai, disent-ils; mais ce n'est pas ces deux ordres de créatures que Moïse avait en vue lorsqu'il écrivait sous la dictée du Saint-Esprit: «Dans le principe, Dieu fit le ciel «et la terre (
Gn 1,1).» Non, il n'a pas désigné par le ciel une essence spirituelle ou intelligente, ravie dans l'éternelle contemplation de Dieu, ni par la terre une matière informe. - Qu'entend-il donc? - Ce que nous disons, répondent-ils; il n'entend pas, il n'exprime pas autre chose que nous. - Quoi donc enfin? - Sous les noms de ciel et de terre, il a d'abord compris sommairement et en peu de mots tout ce monde visible, pour distinguer ensuite en détail, selon le nombre des jours, ce qu'il a plu au Saint-Esprit de nommer en général le ciel et la terre. Car, s'adressant au peuple juif, à ce troupeau d'hommes grossiers et charnels, il ne voulait lui signaler que la partie visible des oeuvres de Dieu. Mais par «cette terre invisible et informe, par cet abîme de ténèbres» qui servit de matière à l'oeuvre successive des six jours, à la création et à l'ordonnance de ce monde visible, ils m'accordent que l'on peut entendre cette matière informe dont j'ai parlé.

25. Un autre dira peut-être que cette confusion de matière informe a été d'abord désignée sous le nom de ciel et terre, parce qu'elle est comme la matière de ce monde visible et de l'ensemble des natures qui s'y manifestent, souvent appelées ainsi. Ne peut-on pas dire aussi que c'est avec assez de raison que toutes les substances invisibles et visibles sont dénommées ciel et terre; et que ces deux termes comprennent la création entière accomplie dans le Principe, c'est-à-dire dans la Sagesse divine; mais que tous les êtres étant sortis du néant, et non de la substance de Dieu, puisqu'ils ne participent pas à sa nature et qu'ils ont en eux-mêmes le principe de la mutabilité, soit qu'ils demeurent comme l'éternelle maison du Seigneur, soit qu'ils changent comme l'âme et le corps de l'homme; la matière de toutes choses visibles et invisibles encore dénuée de la forme, capable toutefois de la recevoir pour devenir le ciel et la terre, a été justement nommée «terre invisible et informe, abîme de ténèbres,» sauf cette distinction nécessaire entre la terre (493) invisible et sans ordre ou la matière corporelle avant l'investiture de la forme; et les ténèbres répandues sur l'abîme ou la matière spirituelle avant la compression de sa fluide mobilité et le «FIAT LUX)) de votre sagesse.

26. Un autre peut dire encore, s'il lui plaît, que ces paroles de l'Ecriture: «Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre,» ne sauraient s'entendre des créatures invisibles et visibles arrivées à la perfection de leur être; mais qu'elles désignent une informe ébauche de forme et de création, germe obscur où s'agitaient confusément, sans distinction de formes et de qualités, les substances qui, dans l'ordre où elles sont aujourd'hui disposées, s'appellent le ciel ou le monde des esprits, la terre ou le monde des corps.



Augustin, Confessions 1130