Augustin, controverse avec les Donatistes - CONFÉRENCE DU TROISIÈME JOUR.




Livre 3


APRÈS LA CONFÉRENCE


1. Pourquoi donc, ô Donatistes, vous laissez-vous encore séduire par vos évêques, dont les fausses ténèbres ont été dissipées par une lumière éclatante, dont l'erreur s'est révélée dans toute sa nudité, dont l'obstination a fini par être vaincue? Pourquoi vous jettent-ils encore au visage l'inanité de leurs mensonges? Pourquoi croyez-vous encore à des vaincus? Quand ils vous disent que le juge s'est laissé corrompre par l'appât de la récompense, est-ce donc là une objection nouvelle? Tous ceux qui, après avoir été convaincus d'erreur, refusent de reconnaître la vérité, ne trouvent-ils pas toujours dans l'iniquité du juge un prétexte à leurs calomnies et à leurs mensonges? Demandez-leur pourquoi ils sont venus à Carthage, dans quel but ils sont entrés avec nous en conférence; sommez-les de vous répondre, s'ils le peuvent. Depuis plusieurs années nous les invitions publiquement à venir conférer avec nous afin de faire briller la vérité dans tout son éclat, et de faire disparaître toute trace de la dissension qui nous divisait. Mais, fuyant la vérité, ils nous ont toujours répondu par leurs actes: «Il est indigne que des enfants des martyrs se rassemblent en un même lieu avec la génération des traditeurs». Pourquoi donc enfin ont-ils consenti à cette réunion? Je suis assuré qu'ils n'auraient pas voulu se permettre une chose indigne à leurs yeux, et qu'ils ont reconnu que nous ne sommes pas une génération de traditeurs. Ou bien demandez-leur pourquoi, après avoir fait sonner si haut cette parole: «Il est indigne que les enfants des martyrs se réunissent en un même lieu avec une génération de traditeurs», ils ont accepté dans la suite de se réunir avec nous? Quelle nécessité les a donc contraints à faire une chose indigne? Pourtant ils n'y ont pas été conduits enchaînés, ils y sont venus dans une parfaite liberté. Diront-ils qu'ils ont obéi aux ordres de l'empereur? Pour obéir à un empereur, ils consentiraient donc à faire une chose indigne? Pourquoi donc ce courroux qu'ils déploient contre je ne sais quels traditeurs qui ne sont pour rien. dans notre affaire? Oui, sans doute, livrer les manuscrits sacrés à des persécuteurs, c'est indigne, mais cette indignité n'est donc plus un crime quand elle est commandée par l'empereur? Ce langage n'est pas le nôtre, il est la conséquence nécessaire. de leur perversité. Ce sont eux qui l'ont tenu, les actes publics en font foi. Un des leurs, et des plus (597) célèbres, Primianus, leur évêque de Carthage, a osé tenir ce langage. Primianus l'a écrit au magistrat de Carthage, il a ordonné à son diacre de dire et de consigner dans les actes publics: «Il est indigne que les enfants des martyrs se réunissent avec une génération de traditeurs». Et cependant eux et nous, nous nous sommes réunis; qu'ont-ils à répondre? S'ils disent qu'il n'y a à cela aucune indignité, pourquoi ont-ils menti, quand ils ont dit que c'était là une chose indigne? S'ils répondent que c'est une indignité, pourquoi l'ont-ils commise? Pour prouver qu'ils ne l'ont pas commise et qu'ils n'ont pas contredit les paroles de Primianus, qu'ils disent En vérité, il est indigne que les enfants des martyrs se réunissent avec la génération des traditeurs, mais nous savons que vous n'êtes pas une génération,de traditeurs, voilà pourquoi nous consentons à nous assembler avec vous. S'il en est ainsi, pourquoi, au moment où ils se réunissaient à nous, nous avoir jeté ces calomnies outrageantes? était-ce pour nous convaincre qu'ils n'étaient pas les enfants des martyrs? Les martyrs sont des témoins; or, les témoins de Jésus-Christ sont des témoins de la vérité. Pour eux, ne sont-ils pas les témoins du mensonge, puisqu'ils ont osé accuser leurs frères, les uns du crime de tradition, les autres de crimes qui ne leur étaient pas personnels? et quand il s'est agi d'en fournir les preuves, ils ont dû avouer leur impuissance.


2. Pourquoi prêter l'oreille à des mensonges humains et rester sourds aux oracles divins Pourquoi croire à des hommes vaincus et ne pas croire à la vérité qui est toujours victorieuse? Comme nous l'avons prouvé dans la conférence, la vérité de Dieu a rendu témoignage à son Eglise parla doctrine des saintes Écritures, par les Prophètes et les Évangiles; elle a même désigné le lieu où l'Église devait commencer, et les confins de la terre jusqu'où elle doit s'étendre. Le Seigneur a dit de son Eglise que, commençant à Jérusalem, elle doit se répandre chez toutes les nations (1). Lisons les Écritures et nous verrons qu'elle a commencé à Jérusalem, au moment où le Saint-Esprit a été envoyé du ciel à tous les fidèles rassemblés (2). Lisons l'Écriture et nous verrons qu'après avoir commencé à Jérusalem, l'Eglise s'est répandue de proche en


1. Lc 24,47 - 2. Ac 2

proche jusqu'aux contrées les plus lointaines. Nous connaissons le nom des lieux et des cités dans lesquels l'Église de Jésus-Christ a été fondée au prix des labeurs apostoliques. Ces hameaux et ces cités ont mérité la faveur de recevoir les lettres des Apôtres; ces lettres, vos évêques les lisent encore dans vos assemblées, et cependant ils ne sont pas en communion avec les lieux et les cités qui ont eu le bonheur de recevoir ces lettres. Pour expliquer leur séparation, ils objectent je ne sais quels crimes commis par des Africains, et par la contagion desquels tous auraient péri. Et toutefois, dans la conférence que nous avons eue a Carthage, la vérité a arraché de leurs lèvres cette parole qui condamne leur système: «La cause ne préjuge pas la cause, la personne ne préjuge pas la personne (1)».

3. C'est ainsi qu'ils nous répondirent quand nous leur disions: Le concile que vous nous alléguez contre Cécilianus est à l'égard de celui-ci, pendant son absence, ce qu'a été, dans l'affaire de Maximien, le concile dans lequel on a également condamné Primianus pendant son absence. En effet, ils citèrent soixante-dix évêques qui condamnèrent-Cécilianus pendant son absence, et on en cite environ un cent de leur parti qui condamnèrent . également Primianus pendant son absence. A ce sujet nous leur avons dit que Cécilianus et Primianus se trouvaient dans une situation absolument semblable, puisque les deux conciles s'étaient prononcés dans le même sens contre des absents. Ne sachant que répondre à cette observation, ils se mirent dans un grand embarras et s'écrièrent: «La cause ne préjuge pas la cause, et la personne ne préjuge pas la personne». C'est la réponse que. l'Église catholique ne cesse d'opposer à toutes les calomnies humaines; mais voici que cette parole, sanctionnée déjà par l'ascendant de la vérité, se trouve confirmée par l'aveu même des adversaires et en reçoit un accroissement de force et d'autorité. Qui donc ne serait saisi d'une tristesse profonde? Qui pourrait étouffer, les gémissements de son âme? Qui pourrait ne pas verser des larmes et des cris de douleur en contemplant ce triste spectacle? Voici que Primianus, condamné par les, évêques du parti de Donat, ne perd point son épiscopat; cette condamnation n'inquiète d'aucune manière


1. 3e réunion, ch. 16,28.

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le parti de Donat, car la cause ne préjuge pas la cause, et la personne ne préjuge pas la personne. Au contraire, voici Cécilianus également condamné pendant son absence, mais cette fois par ses propres ennemis; et aussitôt il doit perdre son épiscopat, son crime souille toutes les nations chrétiennes jusqu'aux extrémités de la terre, et ici la cause préjuge la cause, et la personne préjuge la personne.


4. Mais que ce cri de l'unité s'échappe à la fois de toutes les églises du Pont, de la Bithynie, de l'Asie, de la Cappadoce, et de toutes les contrées orientales auxquelles le bienheureux apôtre Pierre écrit (1): O secte de Donat, nous ne savons pas ce que vous dites; pourquoi n'êtes-vous point en communion avec nous? Que Cécilianus soit criminel, et c'est là ce qui ne nous est ni prouvé ni démontré, en quoi sa cause préjuge-t-elle la nôtre? Si vous refusez de nous entendre, écoutez-vous vous-mêmes quand vous dites: «La cause ne préjuge pas la cause, la personne ne préjuge «pas la personne u. Portez-vous donc la perversité jusqu'à admettre que ces paroles conservent pour vous toute leur efficacité pour empêcher que la personne de Primianus ne préjuge pas la vôtre, tandis qu'elles sont sans valeur pour empêcher que la cause de Cécilianus ne préjuge la nôtre? Qu'un grand cri s'élève des sept églises orientales d'Ephèse, de Smyrne, de Thyatire, de Sardes, de Philadelphie, de Laodicée et de Pergame, auxquelles écrit l'apôtre saint Jean; qu'elles disent d'une commune voix . Frères, que vous avons-nous fait, pour que vous soyez en communion avec Donat, plutôt qu'avec nous? Si Cécilianus a péché, jusque-là cependant vous ne pouvez pas prouver son crime, car, comme votre Primianus, il a été condamné pendant son absence; quelque criminel qu'il ait été, pour nous, que vous avons-nous fait? Pourquoi, vous chrétiens, ne voulez-vous pas vivre en paix avec des chrétiens? Pourquoi nous retrancher de la communauté des sacrements? Que vous avons-nous fait? Si la cause de Primianus ne préjuge pas le parti de Donat, n'est-ce pas parce que vous avez dit vrai: «La cause ne préjuge pas la cause, la personne ne préjuge pas la personne?» Pourquoi donc la cause de Cécilianus préjuge-t-elle l'héritage du Christ,

1. 1P 1,1

dans lequel nous avons été plantés par les travaux des Apôtres? A l'un d'entre nous l'apôtre saint Jean écrit qu'il y a à Sardes peu de personnes qui n'aient pas souillé leurs vêtements (1), et cependant les vêtements de ce petit nombre n'ont pas été souillés par ceux qui étaient impurs, car vous avez dit la vérité La cause ne préjuge pas la cause, et la personne ne préjuge pas la personne. Comment donc la cause et la personne de Cécilianus peuvent-elles nous préjuger? Et si elles ne nous préjugent pas, pourquoi vous séparer de nous? Que les églises des Romains, des Corinthiens, des Philippiens, des Thessaloniciens, car j'ai déjà parlé des Galates et des Ephésiens, que ces églises auxquelles l'apôtre saint Paul écrit, élèvent la voix et disent Frères, vous qui voulez encore être du parti de Donat, vous lisez chaque jour les lettres que nous avons reçues. Dans ces lettres, l'Apôtre nous saluait par ces paroles de paix: «Que la grâce et la paix vous soient données par Dieu le Père et par Notre-Seigneur Jésus-Christ». Pourquoi donc, vous qui avez appris la paix en lisant nos épîtres, ne voulez-vous pas vivre en paix avec nous? A nous qui habitons des plages lointaines au-delà de la mer, vous nous objectez un Africain, Cécilianus: pourtant elle est bien vraie cette parole: «La cause ne préjuge pas la cause, la personne ne préjuge pas la personne». En vertu donc de quel privilège et de quelle sanctification peut-il se faire que la cause de l'Africain Primianus ne préjuge pas en Afrique le parti de Donat ou que la personne de Félicianus de Mustitanum ne préjuge pas la personne du Carthaginois Primianus, et que nous, à une aussi grande distance, nous soyons responsables de crimes commis en Afrique et que la cause de Cécilianus préjuge la nôtre?


5. Que l'Eglise catholique fondée en Afrique et unie à toutes ces autres Eglises par la paix et l'unité du Christ, qu'elle dise elle-même, et sans aucune hésitation: Ma cause n'est pas préjugée par celle de Cécilianus, contre lequel et pendant son absence soixante-dix évêques ont porté une sentence de condamnation, car cette cause ne préjuge pas celle de l'Eglise répandue sur toute la terre et dans la communion de laquelle je demeure et persévère: ou bien il faut avouer que la cause du parti de


1. 1P 3,4

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Donat a été, elle aussi, préjugée par la cause de Primianus, qui a été condamné en concile par un nombre encore plus grand de ses collègues. Si la cause du parti de Donat n'est point préjugée par cette raison que la cause ne préjuge point la cause, et que la personne ne préjuge point la personne, à combien plus forte raison cette règle d'équité ne doit-elle pas être suivie à l'égard de l'unité catholique du Christ? Voici ce que proclame cette Eglise catholique d'Afrique: O parti de Donat, voici des paroles que tu as prononcées, que tu as souscrites, dont tu as reconnu la vérité: «La cause ne préjuge point la cause, et la personne ne préjuge pas la personne». Si je prie pour l'âme de Cécilianus, qui depuis longtemps repose dans le sein du Seigneur, toi, tu peux voir encore au nombre des vivants Félicianus qui a condamné Primianus. Dans la cause de Primianus, tu as condamné Félicianus et tu as réintégré Primianus dans l'épiscopat dont il jouissait auparavant, et tous deux aujourd'hui sont en communion avec toi. Si donc en vertu de ce principe que la cause ne préjuge pas la cause, et que la personne ne préjuge pas la personne, la communion de Félicianus, encore vivant, ne préjuge en aucune manière votre cause; comment la mienne peut-elle être préjugée par le souvenir seul de Cécilianus, depuis longtemps descendu dans les champs de la mort?


6. A cela que répondent ceux qui font sonner à vos oreilles d'indignes mensonges qui entraîneront leur perte éternelle, s'ils rie se corrigent pas? Pourquoi disent-ils encore que nous avons gagné la sentence du juge qui s'était laissé corrompre par l'appât des récompenses? Se peut-il que cet évêque qui, même dans vos rangs, jouit d'une admiration si méritée, se soit laissé corrompre et gagner à notre cause? Ce que nous voulions, ce que nous demandions de toutes nos forces, c'est que la cause et la personne de Cécilianus, quel qu'il soit, fussent parfaitement distinguées de la cause et de la personne de l'Eglise que Dieu a fondée et affermie sur l'infaillibilité de sa parole. Invoquant alors différentes paraboles de l'Evangile, nous demandions que la cause et la personne de la zizanie ne préjugeassent pas la cause et la personne du froment, quoique plantés tous deux dans le même champ et croissant sous l'influence de la même pluie, jusqu'à la moisson où ils devront être séparés. Nous demandions que la cause et la personne de la paille ne préjugeassent pas la cause et la personne du bon grain, quoique battus dans la même aire jusqu'à la dernière ventilation. Nous demandions que la cause et la personne des boucs ne préjugeassent pas la cause et la personne des brebis, quoique réunis tous ensemble dans les mêmes pâturages, jusqu'à ce que le pasteur suprême, au jugement dernier, les séparât les unes à droite et les autres à gauche. Nous demandions que la cause et la personne des mauvais poissons ne préjugeassent pas la cause et la personne des bons, quoique retenus tous dans les mêmes filets jusqu'à la séparation qui doit se faire au rivage, c'est-à-dire sur la limite de la mer, qui signifie la fin du siècle (1). Ces paraboles et ces figures nous enseignent que jusqu'à la fin du inonde l'Eglise sera formée du mélange des bons et des méchants, de telle sorte que les bons soient soustraits à toute souillure involontaire de la part des méchants, soit que ceux-ci soient ignorés, soit qu'on les tolère pour la paix et la tranquillité de l'Eglise, pourvu cependant qu'il ne devienne pas nécessaire de les révéler ou de les accuser. En effet, ce désir de la paix ne doit pas dégénérer en abus jusqu'à endormir toute vigilance, jusqu'à suspendre entièrement toute correction, toute dégradation, toute excommunication, et en général toute coercition licite et permise dont l'Eglise, sans briser l'unité de la paix, sait se servir chaque jour, selon ce précepte de l'Apôtre: «Si quelqu'un ne se soumet pas à notre parole révélée par cette lettre, notez-le avec soin; n'ayez aucune relation avec lui, afin qu'il rougisse de sa faute; toutefois ne le regardez pas comme un ennemi, mais corrigez-le comme un frère (2)». C'est ainsi que la discipline sauvegarde la patience, et la patience tempère la discipline; toutes deux s'inspirent de la charité pour empêcher que la patience sans la discipline ne favorise l'iniquité, et que la discipline sans la patience ne brise l'unité.


7. En agissant ainsi, les bons ne sont nullement souillés par leur mélange avec les méchants. En effet, ils peuvent être en communion avec les personnes sans consentir à leurs péchés; bien plus, s'il y a entre eux l'union corporelle, il y a surtout une séparation


1. Mt 3,13-25 - 2. 2Th 3,14-15

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spirituelle fondée sur une différence réelle de conduite et d'actions; et c'est ainsi qu'ils réalisent parfaitement cette parole du Seigneur: «Sortez de là et ne touchez pas à ce qui est impur (1)». Ceux qui n'entendent pas ce passage dans son sens spirituel, tombent, par l'effet même de leur orgueil, sous les coups de cette menace du Seigneur: «Ceux qui disent: Gardez-vous de me toucher parce que je suis pur, se rendent dignes du feu de mon indignation (2)». C'est là cependant la conduite tenue par vos évêques, quand après l'invitation que le président nous faisait à tous de nous asseoir, ils refusèrent de s'asseoir avec nous, alléguant pour raison un passage de l'Ecriture qui leur défendait de s'asseoir avec de tels adversaires. Au lieu d'interpréter spirituellement, ils prenaient dans un sens tout charnel ces paroles du psaume: «Je ne m'assoirai pas avec les impies». Et cependant ils se sont permis ce qui est défendu dans ce même passage du psaume: «Et je n'entrerai pas», dit le Prophète, «avec ceux qui commettent l'iniquité (3)». Si c'est parce qu'ils nous connaissaient comme des pécheurs qu'ils ont refusé de s'asseoir avec nous, pourquoi donc des hommes d'une sainteté aussi parfaite sont-ils entrés avec nous qui ne sommes que des pécheurs? N'est-ce point parce qu'ils ne comprennent pas les saintes Ecritures? n'est-ce point aussi parce qu'ils n'y voient qu'un sens charnel, qu'ils rompent l'unité chrétienne?

Quoique placés dans le même champ, dans la même aire, dans les mêmes pâturages, dans les mêmes filets que les bons, les méchants ne peuvent donc souiller les bons, car ce n'est pas avec eux que les bons sont en communion, mais avec l'autel et les sacrements de Dieu. Il n'y a pour communiquer avec les méchants que ceux qui consentent au mal qu'ils accomplissent, car il est écrit: «Non-seulement ceux qui font le mal, mais encore ceux qui applaudissent à ceux qui le font (4)».

1. Is 53,2 - 2. Is 60,5 - 3. Ps 25,4-5 - 4. Rm 1,32



8. Quand donc on tolère les méchants, c'est pour le bien de la paix, et non dans le but de s'approprier les iniquités qu'ils commettent: le froment permet à la zizanie d'aspirer avec lui la pluie bienfaisante, mais il prétend conserver sa propre fécondité sans s'approprier aucunement la stérilité de la zizanie; tous deux doivent croître jusqu'à la moisson, de crainte qu'en arrachant la zizanie, on n'arrache en même temps le froment. De tout cela, il résulte qu'en réalité les méchants n'ont avec les bons aucune participation de salut ou de perdition. «Car quelle participation peut-il y avoir entre l'injustice et l'iniquité?» Les méchants n'ont avec les bons aucune société du royaume ou du feu éternel. Car «quelle société peut-il y avoir entre la lumière et les ténèbres?» Les méchants n'ont avec les bons aucune conformité de vie ou de volonté. Car «quelle conformité peut-il y avoir entre Jésus-Christ et Bélial?» Les bons n'ont avec les méchants aucune part ni dans le châtiment du crime, ni dans la récompense de la piété. Car «quelle part le fidèle peut-il avoir avec l'infidèle (1)?» Jusqu'à ce que tous ensemble parviennent au rivage dans les mêmes filets, ils ont en commun les mêmes sacrements, mais les bons s'y associent et les méchants s'en séparent; les bons ont avec eux une conformité véritable, les méchants une difformité réelle; les bons ont part à la miséricorde, les méchants au jugement. L'Eglise, en effet, célèbre dans le Seigneur tout à la fois la miséricorde et le jugement (2); celui qui communie indignement, mange pour lui-même, et non pour un autre, son jugement et sa condamnation (3). Judas et Pierre n'ont-ils pas reçu le même pain de la propre main du Seigneur? et cependant quelle société, quelle conformité, quelle part Pierre pouvait-il avoir avec Judas? Tout cela se résume dans ce mot: La cause ne préjuge pas la cause, et la personne ne préjuge pas la personne.

S'ils sortent, on peut leur appliquer cette parole: «Ils nous ont quittés, mais ils n'étaient pas des nôtres (4)». S'ils restent, on peut leur appliquer cette autre parole de saint Cyprien: «Il est certain que l'Eglise renferme de la zizanie, mais la foi et la charité nous défendent de l'arracher; ah! gardons-nous de quitter l'Eglise parce que nous y voyons de la zizanie (5)». A ces paroles voici la seule réponse que, vos évêques aient pu faire malgré des efforts inouïs pour sortir de leur embarras: «Ce n'est pas dans l'Eglise qu'il doit


1. 2Co 6,14-15 - 2. Ps 100,1 - 3. 1Co 11,49 - 4. 1Jn 2,19 - 5. Epit. à Maximus.

601

se trouver de la zizanie, car le Sauveur a dit: Le champ, c'est ce monde (1); mais il n'a pas dit: Le champ c'est l'Église». De notre côté, nous soutenons que le monde dont il est parlé ici désigne l'Église, par la raison que l'Église était désignée comme devant se répandre dans le monde tout entier; c'est du reste l'interprétation que saint Cyprien en donnait lui-même. Vos évêques soutenaient donc que le monde se prend toujours dans le mauvais sens; ils apportaient, comme preuve, ces paroles de l'Ecriture: «Si quelqu'un aime le monde, la charité du Père n'est pas en lui (2)» et autres passages semblables. Nous, au contraire, nous affirmons que dans l'Écriture, cette expression: «le monde», doit être prise tantôt dans un mauvais sens, tantôt dans un sens favorable; nous citions en particulier ces paroles: «Dieu était dans le Christ, se réconciliant le monde (3)». Ce que Dieu réconciliait, n'est-ce pas son Eglise?


9. Soit donc que les méchants se séparent, soit qu'ils restent dans l'Église, qu'ils y soient inconnus ou visibles, c'est le propre de la miséricorde et de la justice, de Dieu de faire que les méchants ne nuisent d'aucune manière aux bons qui refusent de consentir à leurs iniquités, en sorte que chacun n'a à porter que son propre fardeau. Le fils ne porte pas la responsabilité des péchés de son père, à moins qu'il n'imite ses dérèglements; l'âme seule qui a péché mourra (4). Quand donc un homme fait le mal de concert avec les méchants, sa cause se confond avec la leur et il devient une seule personne avec toute la société des méchants;, et comme ils périssent et se damnent tous ensemble, chacun répond de sa propre cause et de sa propre personne, et non de celle des autres. Au contraire, quand les bons et les méchants entendent ensemble la parole de Dieu et ensemble reçoivent les sacrements divins, malgré la similitude de leurs actions extérieures, ils apportent dans ces actions des motifs bien différents et des dispositions de volonté aussi diverses que leurs personnes; les uns reçoivent la sainte nourriture dignement, les autres indignement, et de cette manière la cause ne préjuge pas la cause et la personne ne préjuge pas la personne.

1. Mt 13,38 - 2. 1Jn 2,15 - 3. 2Co 5,19- 4. Ez 18,4


10. Quand donc vos évêques nous citent certains passages de l'Écriture pour nous prouver (601) que l'Église doit rester pure de tout mélange avec les méchants, comment ne voient-ils pas qu'il s'agit alors de l'Église, non pas telle qu'elle est dans la condition présente, mais telle qu'elle sera dans la vie éternelle après cette misérable mortalité? Ils allèguent aussi certains passages où la cause des enfants se trouve confondue avec celle de leurs pères, parce qu'ils ont imité leur iniquité et leur malice. Mais comme ils ne comprennent pas l'Ecriture, ils la mettent souvent en contradiction avec elle-même; peut-il en être autrement, puisqu'ils ne savent faire la part ni des temps, ni des causes, ni des personnes? aussi sont-ils toujours en opposition avec nous, et mettent-ils sans cesse l'Écriture en opposition avec elle-même. Je ne m'en étonne pas; car du moment qu'ils n'ont pas la paix avec l'Église, ils ne peuvent comprendre la paix de l'Écriture divine et la concorde qui y règne.


11. Nous agissons autrement, et en acceptant tous les témoignages de la révélation, nous savons montrer la conformité qui en est le plus sublime caractère. Ainsi nous n'avons pas rejeté ce passage dont nos adversaires faisaient, dans leurs lettres, l'application à l'Église: «Il n'arrivera plus que l'homme incirconcis et impur séjourne au milieu de vous (1)»; mais nous acceptons également ces autres paroles: «Laissez-les l'un et l'autre croître jusqu'à la moisson (2)»; seulement nous disons que ces dernières paroles regardent la vie présente comparée à un champ, et les premières la vie future comparée à un grenier. Ils se sont obstinés à soutenir que «s'il est permis à la zizanie de croître avec le froment jusqu'à la moisson, ce n'est pas dans l'Église, mais dans le monde». C'était se mettre en contradiction évidente avec ces paroles du bienheureux Cyprien: «S'ils voient de la zizanie dans l'Église, que notre foi et notre charité n'en soient point ébranlées, et parce que nous remarquons de la zizanie dans l'Église, gardons-nous de quitter l'Eglise». Ils refusaient également de convenir que l'Église pût être désignée par cette expression: «le monde», et se mettaient ainsi en contradiction avec ces, paroles: «Dieu était dans le Christ, se réconciliant le monde», et avec ces autres paroles prononcées par le Sauveur lui-même: «Le Fils de l'homme n'est pas venu pour juger le monde, mais


1. Is 53,1 - 2. Mt 13,30

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pour le sauver (1)». Pour que le monde puisse être réconcilié avec Dieu et sauvé par Jésus-Christ, ne faut-il pas que le monde désigne ici l'Église qui seule a pu être réconciliée avec Dieu, et sauvée? Nous avons surtout insisté sur la parabole évangélique des bons et des mauvais poissons, renfermés pêle-mêle dans les mêmes filets et conduits au rivage pour être séparés, comme les bons et les méchants le seront à la fin du siècle (2). Vaincus par l'évidence de la vérité, vos évêques ont dû avouer que les méchants sont mêlés dans l'Église jusqu'à la fin des siècles; mais ils soutenaient qu'il ne s'agit que des pécheurs occultes, qui échappent ainsi au discernement des prêtres, comme les poissons enfermés par les filets dans la mer échappaient aux regards des pêcheurs. D'abord cette distinction n'est nullement fondée, mais du moment qu'ils l'acceptent, comment donc peuvent-ils la concilier avec ces paroles prophétiques qu'ils appliquent à l'Église: «Il n'arrivera plus que l'homme incirconcis et impur habite parmi vous»; s'ils veulent les entendre du temps présent pendant lequel ils avouent que l'Eglise est comparée aux filets encore placés dans la mer et renfermant de mauvais poissons mêlés aux bons? Il est donc évident que si l'incirconcis et le pécheur ne doivent plus habiter dans l'Église, ce n'est que dans le siècle futur et après le dernier jugement qu'il en sera ainsi. O force irrésistible de la vérité qui tourmente ses ennemis, non pas dans leur corps, mais dans leur coeur, et les contraint malgré eux à la confesser!


1. Jn 3,17 - 2. Mt 13,47-50


12. Il est donc évident, comme nous le disions, qu'il faut distinguer dans l'Église différentes époques. Elle n'est pas aujourd'hui ce qu'elle sera après la résurrection. Maintenant dans son sein les méchants sont mêlés aux bons, il n'en sera plus ainsi dans la vie future. Or, c'est à cette pureté future, et non au mélange du temps présent, que s'appliquent tous les passages où le Seigneur annonce que son Eglise sera pure de tout mélange avec les méchants. N'en sont-ils pas convenus eux-mêmes quand, vaincus par l'évidence évangélique, ils ont avoué que dans cette vie les pécheurs occultes sont mêlés aux justes? Il est donc vrai de dire que dans la condition présente l'homme impur, fût-il occulte, habite dans son sein. Nous ne sommes donc pas encore à cette époque prédite par le Prophète, quand il a dit: «II n'arrivera plus que l'homme incirconcis et impur habite au milieu de vous u, puisque les pécheurs occultes jouissent de ce privilège? Remarquez ces paroles: «Il n'arrivera plus»; n'indiquent-elles pas que ce qui ne doit plus se faire, se faisait précédemment? Se, prenant alors de haine contre nous, vos évêques nous demandaient comment, dans l'Église de Jésus-Christ, le démon a pu semer la zizanie; mais n'avouaient-ils pas eux-mêmes que, dans l'Église, aux bons se trouvent mêlés des pécheurs occultes? Pourquoi donc ne veulent-ils pas voir que ces pécheurs n'ont pu être semés que par le démon?


13. Ce qui leur paraissait un trait d'esprit, devenait ainsi contre eux un argument irrésistible. En effet, dans cette parabole où l'Église est comparée à des filets qui contiennent à la fois des poissons bons et mauvais, si le Seigneur voulait nous faire entendre que l'Église ne renferme de pécheurs que ceux qui sont occultes et ignorés des prêtres, comme les pêcheurs ignoraient les mauvais poissons que leurs filets rassemblaient sous les flots; que peut signifier l'aire à laquelle l'Église est comparée, sinon que dans son sein les bons se trouveront mêlés à des méchants connus comme tels? La paille qui dans l'aire est mêlée au bon grain, n'est plus ici cachée comme les mauvais poissons sous les flots; on peut même dire que c'est le grain qui est caché, et qu'il n'y a de visible que la paille. Or, nous avons cité cette parabole également tirée de l'Évangile; mais à l'argument que nous en avons déduit ils n'ont répondu que par cette parole du prophète Jérémie: «Qu'y a-t-il de commun entre la paille et le froment (Jr 23,28)?» Le Prophète voulait dire simplement qu'ils ne se ressemblent pas, mais il ne prétendait pas qu'ils ne puissent être mêlés; de ce qu'ils ne sont pas mêlés sur le grenier, il ne s'ensuit pas que dans l'aire ils ne sont pas battus ensemble. D'un autre côté, quand Jérémie s'exprimait ainsi, il ne parlait pas du peuple de Dieu, mais des songes des hommes et des visions des Prophètes, songes et visions qui n'ont pas plus de ressemblance réciproque qu'il n'y en a entre le froment, substance pleine et solide, et la paille, substance creuse et fragile.


14. Vos évêques pont essayé certainement de nier que dans l'Évangile l'Église fût comparée à une aire. Mais vaincus bientôt par l'évidence (603) des termes évangéliques, ils ont eu recours à leur premier expédient et ont prétendu qu'il n'était question que des pécheurs occultes dans ces paroles: «Il viendra portant le van dans sa main et il nettoiera son aire; il entassera le froment dans ses greniers et brûlera la paille dans un feu inextinguible (1)». Vous donc, soyez les juges, ouvrez les yeux, prêtez l'oreille à la vérité. En admettant, comme ils le veulent, que dans la pensée du Seigneur l'Eglise soit comparée aux filets, pour indiquer que l'Eglise ne renfermera dans son sein que des pécheurs occultes et ignorés des prêtres, comme les filets renfermaient sous les flots des poissons mauvais que les pêcheurs ne voyaient pas; qu'ils nous disent si c'est sous l'eau ou sous la terre que se trouve l'aire ou l'on foule le grain? Ou bien, ne fait-on cette opération que la nuit au milieu des ténèbres? ou bien encore n'y emploie-t-on que des aveugles? Qu'ils se convertissent donc eux-mêmes, plutôt que de pervertir le saint Evangile et de dénaturer les paroles du Seigneur pour les approprier à leur erreur! En effet, ou bien la parabole des poissons a été prononcée par le Seigneur pour nous enseigner que dans l'Eglise il y aura mélange des bons et des méchants en général, et pas seulement des pécheurs occultes; ou bien, si l'on veut que le Seigneur y ait spécifié les pécheurs occultes, on devra conclure que dans la parabole de l'aire il a spécifié les pécheurs publics; si les premiers sont mêlés aux bons jusqu'au rivage, ceux-ci leur sont aussi mêlés jusqu'à la ventilation. Ce sont donc vos évêques eux-mêmes qui nous avertissent, à l'occasion de la parabole de l'aire, de voir dans la paille la figure des pécheurs publics que renferme l'Eglise, comme dans la parabole de la pêche les poissons rejetés désignent les méchants occultes, qui sont inconnus des prêtres comme les poissons mauvais étaient invisibles aux yeux des pêcheurs. Pourquoi ne dirions-nous pas que la paille figure les pécheurs publics, puisque cette paille est parfaitement visible aux yeux des pécheurs? Mais de même que les poissons mauvais ne peuvent être séparés qu'après leur arrivée sur le rivage, de même la paille ne peut être chassée par le van que quand le triage est entièrement achevé. Or, Dieu prend soin de l'innocence de ses saints et de


1. Mt 3,12

ses fidèles, comme le pêcheur prend soin des bons poissons et le laboureur du bon grain; en sorte que le mélange des mauvais poissons dans les mêmes filets ne peut nuire aux bons, et le mélange de la paille destinée à la ventilation ne peut nuire au bon grain. En effet, ce sont vos évêques qui ont prononcé et signé, ces paroles: «La cause ne préjuge pas la cause, et la personne ne préjuge pas la personne».



Augustin, controverse avec les Donatistes - CONFÉRENCE DU TROISIÈME JOUR.