Bernard sur Cant. 13

SERMON XIII.

Nous devons faire remonter à Dieu comme à la source de tout bien, toutes les grâces que nous recevons de lui.

1. La source des fontaines et des fleuves, c'est la mer; et la source des vertus et des sciences, est notre Seigneur Jésus-Christ. Car, qui est le Seigneur des vertus, sinon le roi de gloire? Il est encore le Seigneur des sciences, selon le cantique d'Anne la prophétesse (1S 2,3). La continence de la chair, la pureté de coeur, la rectitude de la volonté, procèdent de celte source divine. C'est peu, mais la vivacité de l'esprit, la grâce de la parole, la sainteté des moeurs ont la même source. C'est de là que les discours de la science et de la sagesse tirent leur origine. Car tous les trésors de la sagesse et de la science y sont renfermés (Col 11,3). Que dirai-je des conseils purs, des jugements équitables, et des saints désirs, ne sont-ce pas encore des ruisseaux de cette source? Si toutes les eaux retournent sans cesse à la mer par des conduits cachés et souterrains, afin d'en sortir ensuite par un cours perpétuel et infatigable pour servir à l'usage des hommes, pourquoi ces ruisseaux spirituels ne retourneront-ils pas aussi à leur propre source, sans intermittence et sans diminution, pour ne cesser point d'arroser le champ de nos âmes? Que les fleuves des grâces retournent au lieu d'où ils partent, pour couler de nouveau. Que cet écoulement céleste remonte à son principe, peur se répandre ensuite sur la terre avec plus d'abondance. Comment l'entendez-vous, me dira-t-on? Je l'entends selon ces paroles de l'Apôtre: «Rendant des actions de grâces à Dieu en toutes choses (1Th 5,18).» Tout ce que vous croyez avoir de sagesse et de vertu, attribuez-le à la vertu et à la sagesse de Dieu, qui est Jésus-Christ.

2. Et qui serait assez fou, dites-vous, pour présumer les tenir d'ailleurs? Personne assurément, et le Pharisien même rend grâces à Dieu (Lc 18,1). Néanmoins Dieu ne le loue pas de sa justice; et cette action de grâces, si vous vous souvenez bien de l'Évangile, ne le lui rend pas agréable. Pourquoi? C'est que quelque dévotion qui paraisse au dehors cela ne suffit pas pour excuser l'enflure du coeur devant celui qui voit de loin ceux qui s'élèvent par l'orgueil (Ps 137,6). On ne se moque pas de Dieu, ô Pharisien. Croyez-vous avoir quelque chose que vous n'ayez point reçu? Rien, dites-vous, et c'est pour cela que je rends grâces à celui qui m'a donné ce que j'ai. Si vous n'avez rien du tout, vous n'avez eu aucun mérite précédent, pour recevoir les choses dont vous vous glorifiez. Si vous en demeurez aussi d'accord, c'est donc en vain d'abord, que vous vous élevez avec présomption au dessus du Publicain; car s'il n'a pas ce, que vous avez, c'est parce qu'il ne l'a pas reçu comme vous. De plus, prenez garde que vous ne rapportiez pas pleinement à Dieu tous ses dons, et que, détournant pour vous, quelque chose de sa gloire et de son honneur, vous ne soyez justement accusé de fraude, et de fraude envers Dieu. Car si vous vous attribuiez quelque chose des vertus dont vous vous vantez, comme venant de vous, je croirais que c'est parce que vous vous trompez vous-même, non pas que vous vouliez tromper; et je corrigerais cette erreur. Mais comme en rendant des actions de grâces, vous montrez que vous ne vous attribuez rien à vous-même, et que vous reconnaissez prudemment que vos mérites sont des dons de Dieu; et de plus, comme en méprisant les autres, vous vous trahissez vous-même, et faites voir que vous parlez avec un coeur double; d'un côté vous faites servir votre langue au mensonge, et de l'autre vous usurpez la gloire de dire la vérité. En effet, vous ne jugeriez pas le Publicain méprisable. au prix de vous, si vous n'estimiez pas que vous êtes plus que lui. Mais que répondez-vous à l'Apôtre qui nous prescrit cette règle, et vous dit: «A Dieu seul soit honneur et gloire (1Tm 1,9)?» Que répondez-vous de même à l'ange qui distingue et apprend ce qu'il plaît à Dieu de se réserver, et ce qu'il daigne départir aux hommes quand il s'écrie: «Gloire à Dieu dans le ciel et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (Lc 2,14)?» Voyez-vous maintenant que le Pharisien, en rendant grâces, honore Dieu des lèvres, et que dans son coeur ce n'est que lui-même qu'il honore. Ainsi nous en voyons plusieurs, dans la bouche desquels retentissent des actions de grâces; mais plutôt par habitude que par un sentiment véritable; c'est au point même que des scélérats à chacun de leurs crimes rendent souvent grâces à Dieu de ce qu'ils ont réussi, du moins ils le pensent ainsi, dans l'accomplissement de leurs désirs déréglés. Vous entendrez par exemple un voleur, après avoir exécuté son mauvais dessein, et dévalisé quelqu'un, se réjouir secrètement en lui-même, et dire: Dieu soit loué, je n'ai pas veillé en vain, et je n'ai pas perdu ma peine. De même celui qui a tué un homme, ne s'en glorifie-t-il pas, et ne rend-il pas grâces à Dieu de ce qu'il a été plus fort que son adversaire, ou s'est vengé de son ennemi? Un adultère de même saute de joie, et loue Dieu de ce qu'il a joui enfin d'un plaisir qu'il avait longtemps désiré.

3. Toute sorte d'actions de grâces n'est donc pas agréable à Dieu, il n'y a que celle qui part d'un coeur pur et simple. Je dis pur, à cause de ceux qui se glorifient même de leurs mauvaises actions et rendent souvent grâces à Dieu, comme si Dieu se réjouissait ainsi qu'ils le font lorsqu'ils ont mal fait, et prenait plaisir à des crimes détestables. Quiconque est ainsi fait, entendra ces paroles terribles: «Vous vous êtes persuadé faussement et injustement que je serais semblable à vous; mais je vous châtierai, et vous ferai paraître devant vous-même, avec toute la laideur et la difformité de vos crimes (Ps 43,21).» J'ai ajouté, et simple, à cause des hypocrites qui glorifient bien Dieu de leurs bonnes oeuvres, mais ne le glorifient que du bout des lèvres et retiennent pour eux, de coeur, ce qu'ils lui donnent de bouche. Aussi comme ils agissent en sa présence avec fourberie, il hait leur iniquité. Les premiers dans leur impiété, attribuent à Dieu leurs mauvaises actions; et ceux-ci, dans leur luxe, s'approprient les biens qu'ils ont reçus de Dieu. Or, quant au premier de ces deux vices, il est si plein de folie, d'irréligion, et je puis dire même de brutalité, que je crois qu'il n'est pas nécessaire que je vous avertisse de l'éviter. Mais le second a coutume de dresser des embûches principalement aux personnes religieuses et spirituelles. C'est sans doute une grande et rare vertu de ne savoir pas qu'on est grand quand on fait de grandes choses, et d'être le seul à qui sa propre sainteté soit inconnue, tandis qu'elle est manifeste à tout le monde. Paraître admirable aux autres, et s'estimer soi-même méprisable, c'est ce que je tiens pour plus merveilleux que les vertus mêmes qui causent cette admiration. Vous êtes vraiment un serviteur fidèle, s'il ne vous demeure rien de toute la gloire de votre maître, lorsque cette gloire, si elle ne vient pas de vous, ne laisse pas néanmoins de passer par vous. C'est alors que, selon la parole du Prophète (Is 33,15), vous rejetez les richesses acquises par la fausseté, et vous avez les mains nettes de tous présents. C'est alors que selon le commandement du Seigneur, votre lumière luit devant les hommes, non pas afin qu'ils vous glorifient, mais afin qu'ils glorifient le Père qui est dans les cieux (Mt 5,16). Et enfin, imitant saint Paul et les fidèles prédicateurs qui ne prêchent pas leurs vertus, vous ne cherchez pas non plus vos propres intérêts, mais les intérêts de Jésus-Christ (Ph 2,21). C'est pourquoi on vous dira aussi bien qu'à eux: «Or çà, bon et fidèle serviteur, puisque vous avez été fidèle dans le peu que je vous avais confié, je vous établirai maître de grands biens (Mt 25,21).

4. Si Joseph, en Égypte, savait bien que la maison et tous les biens de son Maître lui avaient été confiés, il n'ignorait pas en même temps, que sa maîtresse faisait exception, aussi voulut-il point la toucher, bien qu'elle le pressât de le faire: «De tous les biens démon Maître, dit-il, il n'y en a point qui ne soit en ma puissance, et qu'il ne m'ait donné, hormis vous qui êtes sa femme (Gn 39,9).» Il savait que la femme est la gloire de son mari, et il regardait comme une grande injustice, et une ingratitude honteuse, de déshonorer celui qui l'avait comblé de tant d'honneurs. Cet homme de Dieu si plein de sagesse savait qu'un mari est aussi jaloux de sa femme que de sa gloire, et que son maître s'était réservé la garde de la sienne, et ne l'avait point confiée à d'autres; aussi ne se permit-il point de la toucher. Quoi donc? L'homme sera jaloux de sa gloire, et il osera ravir à Dieu la sienne, comme s'il n'en était pas aussi jaloux? Écoutez ce qu'il dit: Je ne donnerai point ma gloire à un autre (Is 48,11).» Que donnerez-vous donc, Seigneur; répondez, que donnerez-vous? «Je vous donne la paix, dit-il, je vous laisse la paix (Jn 14,27).» Cela me suffit. Je vous remercie de ce que vous me laissez, et vous laisse ce que vous vous réservez. Ce partage nie plaît, et je ne, doute point qu'il ne me soit avantageux. Je renonce entièrement à la gloire, de peur que si j'usurpe ce qui né m'est pas accordé je perde justement même ce que l'on m'accorde. Je veux la paix, je désire la paix et rien davantage. Celui à qui la paix ne suffit pas, vous ne lui suffisez pas vous-même. Car vous êtes notre paix, vous qui nous avez réconciliés avec vous (Ep 2,14). Il fauta mais il me suffit que je sois réconcilié avec moi. Car du moment que je suis devenu votre ennemi, je me suis devenu à charge à moi-même (Jb 7,20). Je me tiens sur mes gardes, et ne veux pas me montrer ingrat pour le bienfait de la paix que vous m'avez donné, ni usurper votre gloire. Que votre gloire, Seigneur, que votre gloire vous demeure tout entière: Je serai encore trop heureux si je puis avoir la paix.

5. Lorsque Goliath fut terrassé, le peuple se réjouit d'avoir recouvré la paix, mais David reçut une gloire infinie. Josué, Jephté, Gédéon, Samson et Judith même, quoique femme, triomphèrent glorieusement de leurs ennemis, mais si le peuple jouissait avec bonheur de la paix, nul ne partagea avec eux la gloire qu'ils avaient acquise. Judas Machabée, célèbre aussi par tant de victoires, car il avait souvent donné la paix à son peuple en combattant vaillamment, partagea-t-il jamais avec qui que ce fût la gloire de ses illustres actions? Aussi l'Écriture dit elle: «Il y eut parmi le peuple, non une grande gloire, mais une grande joie (1M 4,58).» Les merveilles que le Créateur de toutes choses a opérées sont-elles moindres que celles de ces grands hommes pour avoir moins de sujet de se glorifier? Lui seul a créé tout ce qui est, lui seul a triomphé de son ennemi, lui seul a délivré les Captifs et quelqu'un partagerait sa gloire? «Mon bras, dit-il, a été mon secours (Is 63,5).» Et ailleurs: «J'ai pressé seul le raisin, et personne ne m'a aidé.» Quelle part puis-je donc prétendre à la victoire n'en ayant point eu au combat? Ne serait-ce pas le comble de l'impudence, que de m'attribuer ou la gloire sans victoire, ou la victoire sans combat? Mais pour parler comme l'Écriture, montagnes, recevez la paix pour le peuple, recevez la paix pour nous, mais réservez la gloire à celui-là seul, qui seul a combattu, qui seul a remporté la victoire. Qu'il en soit ainsi, je vous en prie. qu'il en soit ainsi. «Gloire à Dieu dalla le ciel, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.» Celui-là n'est pas homme de bonne volonté, au contraire, il est un homme de très-mauvaise volonté, qui, non content de la paix, aspire encore à la gloire de Dieu avec un oeil superbe et un coeur insatiable, et de cette sorte il ne conserve point la paix et n'acquiert point la gloire. Qui croirait une muraille si elle disait qu'elle produit le rayon qui lui arrive par la fenêtre? Ou qui ne se moquerait des nuées, si elles se glorifiaient d'engendrer la pluie? Pour moi je suis assuré, que ni les ruisseaux ne viennent du canal par où ils coulent, ni les paroles prudentes des lèvres ou de la langue qui les profère, encore que mes sens corporels semblent me dire le contraire.

6. Si je vois quelque chose dans les saints qui soit digne de louange ou d'admiration, lorsque je viens à l'examiner à la lumière éclatante de la vérité, je trouve qu'ils paraissent grands et admirables, mais qu'il y en a un autre qu'eux qui Test en effet, et je loue Dieu dans ses saints. Prenez si vous voulez, Élisée ou l'illustre Élie; ces grands personnages qui ont ressuscité tant de morts? Ce n'est pas parleur propre puissance qu'ils ont opéré ces prodiges nouveaux et extraordinaires, mais par la puissance de Dieu dont ils n'étaient que les ministres, et qui, demeurant en eux, faisait toutes ces merveilles par eux. Il est invisible et inaccessible par sa nature, mais il se rend dans les siens visible et admirable, et seul admirable, parce que seul il fait des choses qui méritent d'être admirées (Ps 71,13). La peinture et l'écriture sont des arts dignes de louange, et cependant on ne loue ni la plume ni le pinceau; pourquoi donc attribuer la gloire d'un discours utile à la langue ou aux lèvres qui le prononcent? Il est temps que le Prophète parle. «La cognée, dit-il, se glorifiera-t-elle contre celui qui s'en sert, ou la scie s'élèvera-t-elle contre celui qui la met en oeuvre? C'est la même chose qu'un bâton, qui n'est que du bois, s'élève contre celui qui en veut tirer quelque usage, ou qu'un homme se glorifie s'il ne se glorifie dans le Seigneur (Is 10,15).» S'il faut se glorifier, saint Paul m'apprend de quoi et en qui je le dois faire. «Notre gloire, dit-il, est le témoignage que nous rend notre conscience (1Co 1,10).» Je me glorifie sans crainte, si ma conscience me rend témoignage que je n'usurpe rien de la gloire de mon Créateur, parce que alors je ne me glorifie pas contre le Seigneur, mais dans le Seigneur. Or, non-seulementon ne nous défend pas de nous glorifier de la sorte, mais encore on nous exhorte à le faire. «Vous cherchez, dit saint Jean, à recevoir de la gloire les uns des autres, et vous ne désirez point celle qui vient de Dieu seul. (1Jn 5,44).» En effet, c'est à Dieu seul, qu'on doit de ne se glorifier qu'en lui. Et cette gloire-là n'est pas petite puisqu'elle est aussi vraie que son objet, et qu'elle est si rare que du petit nombre des parfaits, il y en a très peu qui la possèdent parfaitement. Laissons donc les enfants des hommes qui ne sont que vanité, laissons les enfants des hommes qui ne sont que mensonge, laissons-les se séduire les uns les autres (Ps 62,10). Car celui qui se glorifie avec sagesse éprouvera son ouvrage, et l'examinera soigneusement à la lumière de la vérité, et trouvera ainsi ses louanges en lui-même, sans les attendre de la bouche d'autrui. Ne serait-ce pas une grande folie à moi de confier ma gloire à vos lèvres, et de l'aller mendier auprès de vous, quand j'en voudrai avoir? Comme s'il n'était pas en votre pouvoir d'approuver ou d'improuver mes actions à votre fantaisie. Il vaut bien mieux que je la retienne par devers moi; je la garderai pour moi bien plus fidèlement que vous; ou pour mieux dire, je ne la garderai pas, mais je la donnerai en garde à celui qui peut me conserver ce dépôt jusqu'au dernier jour; nie le garder avec soin, et me le rendre avec fidélité. Alors chacun recevra de Dieu en toute sécurité les louanges qu'il a méritées, mais il n'y aura que ceux qui auront méprisé celles des hommes. Car pour ceux qui ne goûtent que les choses de la terre, leur gloire leur deviendra un sujet de confusion, selon ces paroles de David: «Ceux qui plaisent aux hommes seront couverts de confusion, parce que Dieu les rejettera de devant sa face (Ps 52,6).»

7. Mes frères, puisque cela est ainsi, que nul de vous ne désire être loué en cette vie, car tout l'honneur que vous tâchez d'acquérir en ce monde, si vous ne le rapportez à Dieu, c'est un larcin que vous lui faites. En effet, quel sujet avez-vous de vous glorifier; quel sujet, je le répète, en avez-vous, vous qui n'êtes qu'une infecte poussière? Est-ce de la sainteté de votre vie? Mais n'est-ce pas l'Esprit qui sanctifie? Et quand je dis l'Esprit, ce n'est pas le vôtre, mais celui de Dieu. Quelques prodiges et quelques miracles que vous fassiez, si c'est par vous qu'ils s'opèrent, c'est la puissance de Dieu qui se sert de vous pour les opérer. Le peuple vous donne-t-il des louanges de ce que vous avez dit quelque chose de bon, et l'avez-vous bien dit peut-être? Considérez que c'est de Jésus-Christ que vous tenez votre science et votre sagesse. Car qu'est-ce que votre langue, n'est-ce pas la plume entre les mains de l'écrivain? Et mêmeon ne fait que vous la prêter; c'est un talent qu'on vous a confié, et on vous le redemandera avec usure. Si vous êtes vigilant et laborieux, si vous êtes fidèle à correspondre aux grâces de Dieu, vous recevrez la récompense de votre travail. Si non, on vous ôtera le talent qu'on vous a confié, sans laisser pourtant d'en exiger l'intérêt, et vous serez traité comme nu serviteur mauvais et paresseux. C'est pourquoi, que toute la gloire des biens, que les différentes grâces de Dieu font paraître en vous, lui soit rapportée comme à l'auteur et au distributeur souverain de tout ce qu'il y a de bon et de louable au monde. Et qu'elle le soit, non en apparence seulement, comme font les hypocrites, ni par coutume, comme font les gens du siècle, ni par une espèce de nécessité, comme on oblige les bêtes de somme à porter des charges et des fardeaux, mais comme il est à propos que des saints le fassent, c'est-à-dire avec une fidélité sincère, une piété ardente et une gaieté douce et éloignée de toute licence. Ainsi, en offrant un sacrifice de louanges, et en rendant nos voeux de jour en jour, efforçons-nous avec tout le soin possible de joindre le sentiment à l'habitude, la ferveur au sentiment, la joie à la ferveur, la modestie à la joie, l'humilité à la modestie, la liberté à l'humilité, afin de marcher en attendant avec le dégagement d'un esprit épuré de tous vices, de sortir en quelque sorte hors de nous-mêmes par l'ardeur de nos désirs et de nos affections, de ressentir une joie et une allégresse toute spirituelle dans la lumière de Dieu, et dans les douceurs de l'Esprit-Saint, et de montrer que nous sommes du nombre de ceux que le Prophète avait en vue, lorsqu'il disait:«Seigneur, ils marcheront à la lumière de votre visage, ils se réjouiront toujours en votre nom, et votre justice sera le sujet de leur exaltation et de leur gloire (Ps 88,16).»

8. Mais on me dira peut-être: Ce que vous dites est bon, mais il serait mieux encore que vous demeurassiez dans votre sujet. Attendez un peu. Je ne l'ai pas oublié. N'avons-nous pas à expliquer ces paroles votre nom est une huile répandue (Ct 1,2)?» C'est là ce dont il s'agit. C'est ce que nous avons entrepris de traiter. Je vous laisse à juger, si ce que nous avons dit jusqu'ici est inutile. Je vais vous montrer en peu de mots que ce que j'ai dit n'est pas hors de propos. Ne vous souvenez-vous point que la dernière chose que je vous faisais remarquer dans les mamelles de l'Épouse, c'est la douce odeur des parfums qu'elles exhalent? Qu'y a-t-il donc de plus convenable pour l'Épouse de reconnaître qu'elle les tient de son Époux, si elle ne veut pas qu'on croie qu'elle se les attribue? Or vous voyez bien que tout ce que nous avons dit tend à ce but. Si mes mamelles sentent si bon, dit l'Épouse, et sont si agréables, je ne l'attribue ni à mes soins, ni à mes mérites; mais je reconnais le tenir de vos largesses, ô mon époux, de ce nom adorable qui est comme de l'huile répandue. Demeurons-en là pour ce qui est de la suite du texte.

9. Quant à l'explication du verset qui nous a donné l'occasion de vous parler si longuement sur le vice détestable de l'ingratitude, nous le remettrons à un autre temps, et le réserverons pour un autre discours. Il suffit à cette heure de vous suggérer cette réflexion. Si l'Épouse n'ose se rien attribuer de toutes ses vertus et de toutes ses grâces, combien moins le devons-nous faire, nous qui ne sommes peut-être que de jeunes filles? Disons donc aussi en marchant sur les pas de l'Épouse: «Ne nous donnez point de gloire, Seigneur, ne nous en donnez point, donnez-la toute à votre nom. (Ps 113,1).» Disons, non des lèvres et de la langue, mais en effet et en vérité, de peur, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'on ne dise de nous: «Ils ne l'ont aimé que des lèvres et de la langue, mais leur coeur n'était point droit devant lui, et ils n'ont point été fidèles à garder son alliance (Ps 78).» Oui, disons, mais avec des cris qui partent plutôt du fond du coeur que du bout des lèvres: «Seigneur Dieu, sauvez-nous, et rassemblez-nous du milieu des nations, afin que nous célébrions votre nom, non pas le nôtre, et que nous nous glorifions, non dans nos louanges, mais dans les vôtres pendant tous les siècles des siècles. (Ps 106,47).» Ainsi soit-il.

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SERMON XIV.

De l'Église des Chrétiens fidèles, et de la Synagogue des Juifs perfides.

1. «Dieu est connu dans la Judée, son nom est grand dans Israël (Ps 76,2). Le peuple des Gentils qui marchait dans les ténèbres, a vu une grande lumière dans Juda et dans Israël (Is 9,2).» Il a voulu s'en approcher et en être éclairé, afin que lui, qui autrefois n'avait point été le peuple de Dieu, le devînt alors, que la pierre angulaire unit ensemble les deux murailles qui venaient de divers côtés, et que, dans la suite, le lieu de sa demeure fût un lieu de repos. Or ce qui lui inspirait de la confiance c'était la voix qu'il avait entendue, et qui l'invitait en disant: «Nations réjouissez-vous avec son peuple (Rm 15,10).» Il voulait donc s'approcher, mais la Synagogue s'y opposait et disait que l'Église des Gentils était impure, et indigne d'une si grande faveur. Puis, lui reprochant sa honteuse idolâtrie, et son aveugle ignorance, elle lui disait: Qu'avez-vous fait pour mériter une grâce si extraordinaire? Ne me touchez point. A quoi, l'autre répondait: «Pourquoi ne vous toucherais-je point? Dieu est-il seulement le Dieu des Juifs? Ne l'est-il pas aussi des Gentils (Rm 3,29)?» Je sais bien que je n'ai aucun mérite, mais je sais bien aussi qu'il a beaucoup de miséricordes. N'est-il que juste? N'est-il pas également miséricordieux? «Seigneur, répandez sur moi vos miséricordes, et je vivrai (Ps 118,77).» Et ailleurs: «Vos miséricordes, Seigneur, sont infinies. Rendez-moi la vie selon votre Justice (Ps 119,156)» qui, étant modérée, est toute miséricordieuse. Que fera donc le Seigneur si juste et si miséricordieux; si l'une se glorifie dans la Loi, s'applaudit de sa propre justice, n'a point besoin de miséricorde, et méprise celle qui en a besoin; et l'autre, ail contraire, reconnaît ses crimes, confesse son indignité, prie Dieu de ne la point juger dans la justice, et implore sa miséricorde. Que fera ce juge, ce juge, dis-je, qui sait également faire justice et miséricorde? Que peut-il faire de plus convenable, que d'exaucer leurs voeux, de faire justice à l'une, et d'user de miséricorde envers l'autre? Le juif demande d'être jugé, on le jugera. Mais les Gentils honoreront Dieu à cause de sa miséricorde. Or le jugement est, que ceux qui méprisent la justice miséricordieuse de Dieu, et veulent établir la leur qui accuse et condamne plutôt qu'elle ne justifie, sont laissés à leur propre justice pour en être plutôt opprimés que justifiés.

2. Car la loi, qui n'a jamais rendu personne parfait, a un joug que ni eus, ni leurs pères, n'ont jamais pu porter. Mais la Synagogue est forte, elle ne veut point de fardeau léger, ni d'un joug agréable. Elle se porte bien, elle n'a besoin ni du médecin, ni de l'onction du Saint-Esprit. Elle se confie en la loi, que la loi la délivre si elle le peut. La loi n'a pas été donnée pour rendre la vie, loin de là, elle donne même la mort. Car la lettre tue (2Co 3,6), selon l'Apôtre. «C'est pourquoi, dit Jésus-Christ, je vous en avertis, vous mourrez dans vos péchés (Jn 8,24).» C'est donc là, ô Synagogue, le jugement que vous demandez! Aveugle et opiniâtre, vous voilà abandonnée à votre erreur, jusqu'à ce que la plénitude des nations que vous méprisez par orgueil, et rejetez par envie, entre et connaisse aussi le Dieu qui est dans la Judée et son nom qui est grand et illustre dans Israël. Tel est le jugement, que Jésus-Christ est venu rendre dans le monde, afin que ceux qui ne voient pas, voient, et que ceux qui voient, deviennent aveugles (Jn 9,39). Néanmoins ce jugement n'a lieu qu'en partie. Car le Seigneur ne rejettera pas entièrement son peuple (Ps 94,14), il se réserve les Apôtres, comme une semence et cette multitude de fidèles qui n'étaient qu'un coeur et qu'une âme. Il ne le rejettera pas même jusqu'à la fin, mais il en sauvera les restes. Car il recueillera de nouveau Israël son serviteur, et se souviendra de sa miséricorde; en sorte que sa miséricorde n'abandonnera point le jugement, en ceux même en qui elle ne trouve maintenant aucun lieu. Autrement si Dieu les traitait selon leurs mérites, il jugerait sans miséricorde ceux qui ne font point miséricorde. Car la Judée a en abondance l'huile de la connaissance de Dieu, mais, comme une avare, elle la retient en elle,comme dans un vase. Je lui en demande, et elle n'a point piété de moi, elle ne veut point m'en prêter. Elle veut posséder toute seule le culte de Dieu, sa connaissance et son nom illustre; et cela, non parce qu'elle est jalouse de son bonheur, mais parce qu'elle est envieuse du mien.

3. Rendez-moi donc justice, Seigneur, que votre nom déjà si glorieux, soit encore glorifié davantage et que votre huile divine se multiplie de plus en plus. Qu'elle croisse, qu'elle déborde, qu'elle se répande et coule parmi les nations, et que toute chair ait part au salut qui vient de Dieu. Pourquoi donc, ainsi que le juif ingrat le prétend, toute l'onction salutaire demeurerait-elle sur la barbe d'Aaron? elle n'est pas pour la barbe, mais pour la tête. Or la tête n'appartient pas seulement à la barbe, elle appartient à tout le corps. Que ce soit la première qui la reçoive, à la bonne heure, mais que ce ne soit pas la seule. Qu'elle laisse couler ensuite sur les membres inférieurs ce qu'elle a reçu d'en haut. Que cette liqueur céleste descende et coule sur les mamelles sacrées de l'Église. Elle en est trop altérée pour dédaigner de recevoir ce qui tombe de cette barbe mystique. Et, toute trempée de la rosée de la, grâce, loin de se montrer ingrate, qu'elle dise: «Votre nom est une huile répandue (Ct 1,2).» Que cette huile déborde encore, je vous prie, et qu'elle descende jusqu'au bas du vêtement, c'est-à-dire, qu'elle vienne jusqu'à moi, qui suis le dernier et le plus indigne de tous, quoique je ne laisse pas d'appartenir à ce vêtement. Je demande avec instance qu'elle s'épanche sur moi, des mamelles de ma sainte mère, parce que j'ai droit de le faire, car je suis un de ses petits enfants en Jésus-Christ. Si quelqu'un conçoit de la jalousie de cette libéralité et en murmure, Seigneur, répondez pour moi, s'il vous plaît. Rendez un arrêt, en ma faveur, qui parte de votre bouche adorable, non du sourcil d'Israël. Ou plutôt répondez pour vous-même, et dites à ce calomniateur, car c'est de vous qu'il médit quand il vous reproche de faire vos largesses gratuitement, dites-lui donc, s'il vous plaît: «Je veux que celui-ci, quoique le dernier, ait autant que vous (Mt 20,14).» Cela déplaît au Pharisien. Pourquoi murmurez-vous, ô Pharisien? Mon droit c'est la volonté du juge. N'est-il pas aussi juste pour discerner les mérites qu'il est riche pour les récompenser? Ne lui est-il pas permis de faire ce qu'il veut? Il me fait miséricorde, j'en conviens, mais il ne vous fait point d'injustice. Prenez ce qui vous appartient et allez-vous-en. S'il a résolu de me sauver aussi, qu'y perdez-vous(Ps 63,4)?

4. Exagérez vos mérites tant qu'il vous plaira, relevez vos travaux, la miséricorde du Seigneur vaut mieux que toute vie. Je l'avoue, je n'ai par porté le poids du jour et de la chaleur, mais je porte un joug aisé, et lin fardeau léger, selon le bon plaisir du père de famille. A peine ai-je travaillé une heure, mais quand j'aurais travaillé davantage l'amour m'aurait empêché de m'en apercevoir. Que le juif se confie en ses propres forces tant qu'il lui plaira, pour moi tout mon soin est de savoir qu'elle est la volonté du Seigneur, sa volonté, dis-je, pure, aimable, et juste. C'est par elle que je répare les pertes d'oeuvres et de temps que j'ai faites. Le juif croit, parce qu'il a fait une convention avec Dieu; et moi je crois, parce que je me remets entièrement à son bon plaisir; oui, je crois, et je ne suis pas trompé dans ma foi. Car la, vie se trouve dans sa volonté, comme dit le prophète. C'est elle qui me réconcilie avec le père, qui me rend la succession que j'avais dissipée, et pour comble de grâce, qui joint à cette extrême faveur le plaisir de la mélodie agréable de concerts délicieux, et d'un festin magnifique avec la joie et l'allégresse de toute sa famille. Si mon frère aîné en conçoit de l'indignation, et s'il aime mieux manger dehors un chevreau avec ses amis, qu'un veau gras avec moi dans la maison de notre père, on lui répondra: «Il faut faire bonne chère, et nous réjouir, parce que mon fils que vous voyez était mort, et il est ressuscité; il était perdu, et il est retrouvé (Lc 15,32).» La Synagogue mange encore dehors avec ses amis les démons, qui sont heureux de voir qu'elle est assez aveugle pour dévorer le chevreau du péché, pour l'avaler, le faire passer et le cacher comme dans l'estomac spirituel de sa paresse et de sa folie tandis que, dans son mépris pour la justice de Dieu, et dans la pensée d'établir la sienne, elle dit qu'elle n'a point de péché, et qu'elle n'a pas besoin de la mort du veau gras attendu qu'elle se croit nette et juste par les oeuvres de la loi. Mais l'Église, après avoir déchiré le voile de la lettre qui tue, par la mort du Verbe crucifié, pénètre hardiment par l'esprit de liberté qui lui fait jour, jusque dans ses entrailles, s'y fait reconnaître, y gagne son affection; prend la place de sa rivale; devient l'Épouse; elle jouit des embrassements qu'elle lui ravit; l'huile de sa joie se fond et dégoutte de toute part, et, s'attachant à Jésus-Christ Notre-Seigneur, à la chaleur de l'Esprit-Saint, elle reçoit, plus que toutes celles qui participent à son bonheur, l'effet de cette parole: «Votre nom est une huile répandue.» Faut-il s'étonner que celle qui embrasse celui qui est plein d'onction s'en trouve remplie elle-même?

5. L'Église, mais l'Église des parfaits, se repose donc au dedans. Néanmoins nous avons aussi quelque espérance. Couchons dehors nous qui sommes moins parfaits, et soyons heureux de l'espoir qui nous reste. Que l'Époux et l'Épouse cependant soient seuls au dedans; qu'ils jouissent de leurs embrassements secrets et réciproques, sans être troublés par aucun bruit des désirs charnels, ni par aucun tumulte des idées du corps. Mais que la troupe des jeunes filles qui ne peuvent pas encore être exemptées de ces inquiétudes, attende dehors. Qu'elles attendent avec confiance, sachant que c'est pour elles qu'il est dit: «Les vierges qui sont à sa suite seront amenées au roi, celles qui sont près d'elle et ses compagnes vous seront amenées (Ps 45,15).» Et pour que chacune d'elles sache du nombre desquelles elle est, j'appelle vierges celles qui, s'étant consacrées à Jésus-Christ, avant que d'être souillées par les engagements du monde, persévèrent constamment dans l'amour de celui à qui elles se sont dévouées d'autant plus heureuses, qu'elles l'ont fait de meilleure heure. Et j'appelle proches celles qui, après s'être honteusement prostituées aux princes du monde, c'est-à-dire aux esprits impurs, par toutes sortes de voluptés criminelles , rougissent enfin de ces désordres. se hâtent d'effacer la laideur et la difformité qui leur venaient de leur conformité et de leur ressemblance avec le monde, pour se revêtir de la beauté du nouvel homme; c'est ce qu'elles font d'autant plus sincèrement qu'elles commencent plus tard à le faire. Que les unes et les autres s'avancent toujours et ne se découragent ni ne s'abattent point quand même elles ne se sentiraient pas encore tout à fait en état de pouvoir dire: «Votre nom est une huile répandue. Car les jeunes filles n'osent pas parler elles-mêmes à l'Époux, cependant si elles suivent de près leur maîtresse, et marchent soigneusement sur ses traces, elles auront le plaisir de sentir l'odeur de cette huile parfumée et cela les animera encore davantage à désirer, et à chercher quelque chose de plus excellent.

6. Il m'est arrivé souvent à moi-même, je l'avoue sans peine, surtout au commencement de ma conversion, quand j'avais le coeur dur et glacé, de chercher quelqu'un que mon âme aimât, parce qu'elle ne pouvait pas aimer celui qu'elle n'avait pas encore trouvé, ou au moins elle l'aimait moins qu'elle ne désirait, c'est pour cela même qu'elle le cherchait, pour aimer davantage celui qu'elle n'aurait pourtant jamais cherché, si elle ne l'eût d'abord aimé quelque peu auparavant. Je cherchais donc quelqu'un en qui mon esprit engourdi et languissant se pût réchauffer et reposer, mais comme il ne se présentait personne de quelque part que ce fût pour me secourir, et pour fondre la glace qui arrêtait et paralysait toutes les puissances de mon âme, et y faire revenir la douceur et la beauté d'un printemps spirituel, elle était encore plus languissante, plus ennuyée et plus endormie que jamais; elle tombait dans un chagrin, et dans une tristesse profonde, qui la jetait presque dans le désespoir, elle disait en gémissant: «Qui pourra subsister devant la rigueur d'un froid si rude et si pénétrant (Ps 148,17)?» Lorsque tout d'un coup, peut-être à la voix, où même à la vue d'un homme parfait et spirituel, quelquefois au seul souvenir d'un mort ou d'un absent, l'Esprit soufflait, tous mes glaçons se fondaient, et mes larmes étaient ma nourriture le jour et la nuit. Qu'était-ce, sinon l'odeur qui s'exhalait de l'onction dont ce saint était tout couvert? Car ce n'était pas l'onction même, puisqu'elle n'arrivait jusqu'à moi que parle ministère d'un homme. Aussi, quoique ce don me causât de la joie, je ne laissais pas d'être confus et humilié de voir que je ne jouissais que d'une senteur fort légère, et que j'étais privé de l'huile et de l'onction qui la produisait. En ayant seulement le plaisir de la sentir, mais point celui de la toucher, je connaissais par-là que j'étais indigne que Dieu me communiquât ses douceurs immédiatement par lui-même. Et maintenant encore lorsque cela m'arrive, je reçois avec ardeur ce présent qui m'est fait, et je tâche d'en témoigner ma reconnaissance, mais je me sens touché d'un vif déplaisir de ne l'avoir pas mérité par moi-même, ni reçu comme on dit de la main à la main, ainsi que je l'avais instamment demandé. J'ai honte d'être plus touché à la pensée d'un homme qu'à celle de Dieu, et alors je crie en gémissant: «Quand viendrai je me présenter devant la fats de Dieu (Ps 52,3)?» Je crois que quelques-uns d'entre vous ont éprouvé la même chose et l'éprouvent encore quelquefois. Que faut-il penser de cela, sinon que Dieu le permet ainsi, ou pour convaincre notre orgueil, ou pour conserver notre humilité, ou pour entretenir la charité fraternelle, ou pour allumer davantage nos désirs? Une même et unique nourriture sert de médecine à ceux qui sont malades, et de régime à ceux qui sont languissants. Elle fortifie les faibles et réjouit les forts. Une même et unique viande guérit les langueurs et conserve la santé, nourrit le corps et est agréable au goût.

7. Mais revenons aux paroles de l'Épouse, prêtons une oreille attentive à ce qu'elle dit, et goûtons ce qu'elle goûte. L'Épouse, comme je l'ai dit, c'est l'Église. C'est à elle qu'il a été plus pardonné et qui aime davantage. Ce que sa rivale lui dit à titre de reproche, elle le tourne à son profit. C'est ce qui la rend plus douce pour les réprimandes, plus patiente au travail, plus ardente à aimer, plus prudente à veiller sur soi, plus humble par la connaissance de sa bassesse, plus aimable à cause de sa modestie, plus prompte à obéir, plus dévote et plus soigneuse à rendre grâces. Enfin, comme nous l'avons déjà dit, tandis que la Synagogue murmure et rappelle ses mérites, ses travaux et le poids du jour et de la chaleur qu'elle a enduré, l'Église, au contraire, raconte les bienfaits qu'elle a reçus et s'écrie: «Votre nom est une huile répandue.»

8. C'est là le témoignage que rend Israël pour célébrer le nom du Seigneur, non pas cet Israël qui est selon la chair, mais celui qui est selon l'Esprit. Car, comment le premier pourrait-il tenir ce langage. Ce n'est pas qu'il n'ait point d'huile, mais c'est qu'il n'a point de l'huile qui soit répandue: Il en a, mais elle est cachée; il en a dans les livres, mais non dans le coeur. Il s'attache à la lettre. Il touche de ses mains un vase plein, mais fermé, il ne l'ouvre jamais pour se parfumer de la liqueur qu'il contient. C'est au dedans, oui c'est au dedans qu'est l'onction de l'Esprit: ouvrez-le, parfumez-vous-en, et alors vous ne serez plus rebelle et opiniâtre. A quoi bon l'huile qui est dans des vases, si on n'en use pour se frotter les membres? C'est de l'huile. Répandez-la, et vous sentirez sa triple vertu. Mais si le Juif dédaigne ces choses, écoutez-les vous autres. Je veux vous dire pourquoi le nom de l'Époux est comparé à l'huile, ce que je n'ai pas encore fait. J'en trouve trois raisons. Mais comme il a plusieurs noms, parce qu'on n'en sait point qui lui soit propre puisqu'il est ineffable, il nous faut d'abord invoquer le Saint Esprit, afin qu'il daigne nous découvrir par lui-même, puisqu'il ne lui a pas plu de le déclarer par écrit, celui de tous ceux qu'on lui donne qu'il veut qu'on entende ici. Mais remettons cela à une autrefois. Car bien que j'aie ces choses toutes prêtes, et que vous ne soyez point las de m'entendre, ni moi de vous parler, néanmoins l'heure m'oblige à finir. Retenez bien ce sur quoi j'ai attiré votre attention, afin qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir demain, Voilà ce que je me propose, voici ce que j'ai à vous expliquer, à savoir pourquoi le nom de l'Époux est comparé à l'huile, et quel est ce nom parmi ceux qu'on lui donne. Et parce que je ne puis riels dire de moi-même, prions afin que l'Époux lui-même nous le révèle par son esprit, l'Époux, dis-je, qui est Jésus-Christ notre Seigneur, à qui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


SERMON XV. Vertu merveilleuse du nom de Jésus-Christ pour les chrétiens fidèles dans toutes les adversités.

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Bernard sur Cant. 13