Augustin, de la grâce I et II - DU PÉCHÉ ORIGINEL

22. Pélage continue: «Quel impie osera défendre à un enfant qui est né pour une vie incertaine, de renaître à une vie perpétuelle et certaine?» Dans une première lecture j'ai cru que par cette vie incertaine il voulait désigner la vie temporelle, tout en avouant qu'il aurait dû l'appeler mortelle plutôt qu'incertaine, puisqu'elle doit se terminer infailliblement par la mort. Cependant, comme après tout cette vie ne se compose que de moments rapides et fugitifs, la qualification d'incertaine me paraissait suffisamment justifiée pour qu'il pût l'appliquer à notre vie temporelle. Dès lors, quoiqu'il eût ouvertement refusé de confesser la mort éternelle des enfants qui meurent sans baptême, je sentais mes inquiétudes se calmer peu à peu sous la forme de mon raisonnement. Je me disais: Si, comme il l'avoue; la vie perpétuelle ne peut être le partage que de ceux qui ont reçu le baptême, les enfants qui meurent sans baptême ne peuvent attendre que la mort éternelle. D'un autre côté, puisque ces enfants ne peuvent avoir commis aucun péché dans cette vie, s'ils ont besoin de justification, ce ne peut être qu'en raison du péché originel.


23. Plusieurs de nos frères se sont empressés de nous dire que ces paroles de Pélage trouvent leur explication naturelle dans cette réponse qu'il ne cesse d'adresser à ceux qui l'interrogent: «Je sais où ne vont pas les enfants qui meurent sans baptême; mais je ne sais pas où ils vont»; en d'autres termes, je sais qu'ils n'entrent pas dans le royaume des cieux. Où vont-ils donc? Il répondait et il répond encore qu'il l'ignore, parce qu'il n'osait pas affirmer que la mort éternelle fût le partage nécessaire d'enfants quine peuvent être coupables d'aucun péché actuel, et auxquels il refusait la transmission du péché originel. Ce sont là cependant les paroles sur lesquelles on s'appuyait à Rome pour asseoir sa justification: paroles tellement ambiguës qu'elles peuvent parfaitement abriter leur croyance et servir de point de départ à l'hérésie, surtout quand elles s'adressent à des hommes isolés et ignorants que la moindre difficulté trouble et réduit au silence.


24. Nous savons que sa lettre au pape Innocent était accompagnée du livre de sa foi. Or, tous les moyens qu'il emploie pour se cacher ne servent qu'à le dévoiler plus ostensiblement. Voici comme il s'exprime: «Nous croyons en un seul baptême, qui doit être conféré avec les mêmes paroles sacramentelles aux enfants et aux adultes». Il ne se contente pas de dire que c'est le même sacrement qui doit être donné à tous, car cette formule aurait paru ambiguë; il va plus loin et affirme qu'il doit être «conféré à tous avec les mêmes paroles sacramentelles», en sorte que la rémission des péchés semble accordée aux enfants, non-seulement dans l'effet des choses, mais même dans la teneur des paroles. De temps à autre Pélage émettait donc certaines propositions conformes à la foi catholique, mais le Saint-Siège ne fut pas dupe jusqu'à la fin. Une première condamnation avait été lancée parle concile d'Afrique; car cette doctrine empoisonnée s'était déjà sourdement glissée dans cette province et y avait fait secrètement un certain nombre de victimes. Bientôt Rome imita cet exemple, car Pélage y avait passé de longues années, qu'il avait consacrées à des prédications et à des discussions. Nos frères n'hésitèrent pas à le frapper d'une condamnation publique, que le pape Zosime sanctionna dans une lettre adressée par lui à toutes les Eglises de l'univers. Pélage commentant l'épître de saint Paul aux Romains, raisonnait ainsi: «Si le péché d'Adam fruit même à ceux qui ne pèchent pas, donc la justice de Jésus-Christ profite aussi à ceux qui ne croient pas». Et il donnait à cette pensée tous les développements que, avec la grâce de Dieu, nous croyons avoir réfutés dans notre ouvrage sur le baptême des enfants (1). Dans ses thèses générales, il évitait de mettre en jeu sa propre personne; mais quand il se sentait parfaitement connu de ses auditeurs, il s'exprimait ouvertement, sans déguiser aucunement sa pensée. Comme preuves, nous avons ces livres

1. Liv. 3,n. 5,6.

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dont j'ai parlé précédemment (1); là du moins, il ne dissimule rien et déploie tout ce qu'il a de forces pour prouver que la nature humaine dans les enfants n'est nullement viciée par la transmission du péché; dès lors, plus il lui reconnaît de droits au ciel, plus il porte atteinte à la nécessité d'un rédempteur.


25. En présence de semblables affirmations, qui pourrait douter de l'existence de cette hérésie pestilentielle contre laquelle l'Eglise, avec le secours de Dieu, proteste ouvertement? Quant aux auteurs de cette hérésie, Pélage et Célestius, ou bien ils doivent se soumettre aux rigueurs de la pénitence, ou bien, s'ils s'obstinent, ils doivent être solennellement condamnés. Diront-ils qu'ils n'en sont pas les auteurs? Ce serait nier l'évidence même. Mais enfin, admettons qu'ils n'en sont pas les auteurs; toujours est-il qu'ils la soutiennent et la défendent, qu'ils la sèment et la propagent par leurs paroles, par leurs lettres et par tous les moyens possibles; et comme il se fait autour d'eux un grand bruit, ils y voient comme un piédestal pour grandir leur renommée. Dans un tel état de choses tout catholique ne doit-il pas déployer toutes les forces qu'il a reçues du Seigneur pour repousser cette peste et s'opposer comme une sentinelle vigilante à son extension désastreuse? Laissons donc de côté tout esprit de chicane, répondons uniquement au besoin qui nous presse de répondre, combattons pour la vérité, instruisons les ignorants, faisons servir au triomphe de l'Eglise ce que l'ennemi avait machiné pour sa ruine, et réalisons ainsi cette parole de l'Apôtre: «Il faut qu'il y ait des hérésies, afin qu'on découvre par là ceux d'entrevous qui ont une vertu éprouvée (2)».


26. Dans mes écrits j'ai déjà longuement discuté cette erreur pélagienne qui se pose en adversaire déclaré de la grâce que Dieu accorde aux grands et aux petits par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Pour échapper à toute condamnation, les Pélagiens soutiennent que «cette question de la grâce est absolument étrangère à la foi»; de telle sorte que, fussent-ils convaincus d'erreur sur ce point, cette erreur ne serait point un crime, mais une méprise tout humaine. Voyons s'il peut en être ainsi. Au concile de Carthage Célestius s'exprima en ces termes: «J'ai déjà parlé

1. Ci-dessus, n.14. - 2. 1Co 11,19

de la transmission du péché, et j'ai constaté que, même parmi les catholiques, les uns affirment et les autres nient; ce n'est donc là qu'une affaire d'opinion sur laquelle l'hérésie n'est pas possible. J'ai toujours dit que les enfants avaient besoin du baptême et devaient être baptisés. Pourquoi me demander autre chose?» N'est-ce pas dire clairement qu'on ne pouvait l'accuser d'hérésie qu'autant qu'il aurait nié la nécessité da baptême pour les enfants? Maintenant qu'il confesse cette nécessité, peu importe qu'il base cette nécessité sur telle ou telle cause, plutôt que, sur la cause véritable: c'est là un point qui ne touche pas à la foi; il peut se tromper, mais son erreur ne doit pas être taxée d'hérésie. Dans le libelle qu'il a publié à Rome, il énumère tous ses articles de foi depuis la Trinité jusqu'à la Résurrection des morts; personne cependant ne lui avait demandé cette énumération. Puis, arrivant à la question débattue, il s'exprime en ces termes; «Si, en dehors du domaine de la foi, nous trouvons plusieurs questions vivement discutées, je n'ai jamais eu la prétention de rien définir par ma propre autorité. C'est uniquement dans la doctrine des Prophètes et des Apôtres que j'ai puisé les observations et les doutes que je soumets au jugement de votre apostolat; je n'oublie pas que, en ma qualité, je puis me tromper, mais j'attends de vous la lumière pour corriger mes erreurs». Vous voyez la pensée qui domine dans ces préliminaires: il avoue qu'il peut se tromper, non pas en matière de foi, mais en matière d'opinion; qu'on le corrige comme s'étant trompé, mais non pas comme étant hérétique; et quand il aura reconnu la vérité, on dira de lui qu'il est sorti de son erreur, mais on ne pourra pas l'accuser d'hérésie.


27. Célestius se méprend ici d'une manière étrange. Les questions qu'il lui plaît de regarder comme étrangères à la foi sont bien différentes de celles que l'on peut discuter sans toucher à la foi, et sur lesquelles on peut douter, suspendre son jugement définitif, et même embrasser une opinion fausse par suite de la faiblesse inhérente à notre humanité, Ainsi, l'on peut parfaitement demander ce qu'était, où se trouvait situé le paradis terrestre dans lequel Dieu plaça le premier homme, tout en admettant avec la foi (625) chrétienne l'existence de ce lieu de délices. On peut demander dans quel lieu se trouvent aujourd'hui Elie ou Enoch, quoique nous soyons assurés qu'ils vivent avec le même corps qu'ils avaient en naissant. On peut demander si c'est corporellement ou seulement en esprit que l'Apôtre a été ravi jusqu'au troisième ciel; pourtant ce serait déjà une curiosité condamnable, puisque celui-là même qui a joui de ce privilège nous avoue qu'il n'en sait rien, sans que cet aveu puisse blesser la foi. On peut demander si les cieux sont bien nombreux, puisque l'Apôtre nous dit avoir été ravi jusqu'au troisième; si ce monde visible se compose de quatre ou d'un plus grand nombre d'éléments; ce qui cause ces éclipses du soleil ou de la lune, que les savants prédisent d'ordinaire avec la certitude de leurs calculs astronomiques; pourquoi la vie des anciens patriarches, dont nous parle l'Ecriture, était si longue, et s'il leur naissait des enfants en proportion avec leur âge. On peut demander quel fut le sort de Mathusalem, puisque d'un côté il est certain qu'il n'entra pas dans l'arche, et que de l'autre, selon la supputation des manuscrits grecs et latins, il dut survivre au déluge; ou bien doit-on ajouter foi à quelques rares exemplaires qui circonscrivent le nombre de ses années de manière à le faire mourir avant cette grande expiation? Dans ces questions et une multitude d'autres semblables, qui concernent les oeuvres les plus mystérieuses de la Providence ou les passages les plus obscurs des saintes Ecritures, il est très-difficile d'arriver à une solution définitive; et, sans porter aucune atteinte à la foi chrétienne, l'ignorance, l'erreur même ne sont-elles pas possibles sur un grand nombre de points, sans que l'on tombe pour cela même dans l'hérésie?


28. Mais s'il s'agit de ces deux hommes par l'un desquels nous avons été vendus sous le péché, tandis que par l'autre nous sommes rachetés du péché; par l'un desquels nous avons été précipités dans la mort, tandis que l'autre nous a rendus à la vie; par l'un desquels nous avons été entraînés dans sa propre ruine parce qu'il a préféré sa volonté à la volonté de son Créateur, tandis que l'autre nous a sauvés dans sa propre personne, en faisant, non pas sa volonté, mais la volonté de Celui qui l'avait envoyé (1); disons-le

1. 2Co 12,2

hautement, ce qui concerne ces deux hommes constitue à proprement parler la foi chrétienne. Dieu est un, et il n'y a qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ Dieu et homme (2). Car il n'y a sous le ciel aucun autre nom donné aux hommes, dans lequel nous puissions trouver le salut (3), et c'est en lui que Dieu a établi la foi pour tous, en le ressuscitant d'entre les morts (4). Dès lors, sans cette foi, c'est-à-dire sans la foi en Jésus-Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes; sans la foi à sa résurrection dont Dieu a fait le fondement de notre croyance et qui suppose nécessairement la foi à son incarnation et à sa mort; en d'autres termes, sans la foi à l'incarnation, à la mort et à la résurrection de Jésus-Christ, il est certain, selon les principes catholiques, que les anciens justes n'auraient pu être purifiés de leurs péchés, ni être justifiés par la grâce de Dieu, soit qu'il s'agisse de ces justes dont nous parle la sainte Ecriture, soit qu'il s'agisse de ceux dont elle ne nous parle pas et qui n'en ont pas moins existé, soit avant le déluge, soit depuis le déluge jusqu'à la loi, soit sous le règne de la loi, soit dans les rangs du peuple d'Israël, soit en dehors de ce peuple, à l'exemple de Job. Pour tous ces justes, c'est par la foi au médiateur que leur âme était purifiée et que la charité était répandue dans leurs coeurs par le Saint-Esprit (5), qui souffle où il veut (6), non pas en conséquence des mérites, mais précédemment à tout mérite. Comment, en effet, la grâce de Dieu serait-elle une grâce, si elle n'était pas absolument gratuite?


29. Il est certain que la mort a régné depuis Adam jusqu'à Moïse (7), car elle n'a pu être vaincue par cette loi donnée à Moïse. En effet, cette loi n'a pas été donnée pour vivifier (8), mais pour montrer d'une manière plus évidente combien l'empire de la mort pesait lourdement sur les hommes, quel besoin ils avaient de la grâce vivifiante, non-seulement pour secouer le joug de la transmission du péché, mais encore pour résister à la concupiscence, qui trouvait en quelque sorte son foyer dans la loi. Sans doute, pas plus alors qu'aujourd'hui, la miséricorde divine ne faisait injustement défaut à personne, mais la
1. Jn 4,34 Jn 5,30 - 2. 1Tm 2,5 - 3. Ac 4,12 - 4. Ac 17,81 - 5. Rm 5,5 - 6. Jn 3,8 - 7. Rm 5,14 - 8. Ga 3,21

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loi ne laissait pas que de rendre la prévarication plus manifeste, le règne de la mort plus éclatant, et le droit au supplice plus certain. Dès lors elle rendait aussi plus pressante la nécessité d'implorer le secours de Dieu, afin que là où le péché a abondé la grâce y surabondât (1), car la grâce seule nous délivre de ce corps de mort (2).

Si donc la loi donnée par Moïse n'a pu soustraire aucun homme à l'empire de la mort; d'un autre côté, même sous l'ancienne loi, il y a toujours eu des hommes qui, au lieu de subir les terreurs, les sévérités et les châtiments de la loi, trouvaient dans la grâce un principe de joie, de guérison et de liberté. Ces hommes pouvaient s'écrier: «J'ai été conçu dans l'iniquité, et ma mère m'a enfanté dans le péché; la vue de mes péchés jette le trouble et l'effroi dans mes os (3); créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu, et renouvelez un esprit droit dans mes entrailles; affermissez-moi par votre Esprit principal; ne me privez pas de votre Esprit (4)». Plusieurs pouvaient dire: «J'ai cri; voilà pourquoi j'ai parlé (5)». La foi; tel est donc, pour eux comme pour nous, le principe de leur justification. De là ces paroles de l'Apôtre: «Nous avons un même esprit de foi; selon ce qui est écrit: J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé; nous aussi nous croyons, et c'est aussi pourquoi nous parlons (6)». C'est la foi qui dictait ces autres paroles: «Voici qu'une Vierge concevra et enfantera un Fils, et ils l'appelleront Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous (7)». La foi disait du Messie: «Il est semblable à un époux qui s'élance du lit nuptial; il a tressailli comme un géant pour dévorer sa carrière; il est sorti du plus haut des cieux, et il retourne au plus haut des cieux; il n'est personne qui puisse se soustraire à sa chaleur bienfaisante (8)». La foi disait au Messie: «Votre trône, ô Dieu, le sceptre de votre direction, le sceptre de votre empire sont pour le siècle des siècles; vous avez aimé la justice et haï l'iniquité; voilà pourquoi le Seigneur votre Dieu vous a oint, plus que vos élus, de l'huile de l'exaltation (9)». Ce que nous croyons aujourd'hui comme déjà passé, ils le croyaient avec le même esprit de

1. Rm 5,20 - 2. Rm 7,24-25 - 3. Ps 37,4 - 4. Ps 50,7-14 - 5. Ps 115,1 - 6. 2Co 4,13 - 7 Is 7,14 Mt 1,23 - 8. Ps 18,6-7 - 9. Ps 44,7-8

foi comme devant arriver. Peut-on supposer que des hommes n'aient eu aucune part à des grâces qu'ils prophétisaient avec une complaisance aussi affectueuse? Ecoutons ces paroles de saint Pierre: «Pourquoi tentez-vous le Seigneur jusqu'à imposer à nos disciples un joug que nous ni nos pères n'avons pu porter? c'est donc par la grâce du Seigneur Jésus que nous croyons être sauvés, comme ils l'ont été eux-mêmes (1)». Ces paroles ne signifient-elles pas que c'est par la grâce de Jésus-Christ qu'ils ont été sauvés, et note par la loi de Moïse, par laquelle nous avons pu connaître le péché, mais non pas nous en guérir? «Maintenant, au contraire, sans la loi la justice de Dieu nous a été manifestée; la loi et les Prophètes lui rendent témoignage (2)». Si c'est maintenant que la justice a été manifestée, elle existait donc sous l'ancienne loi, mais alors elle était cachée. Le voile qui fermait dans le temple le sanctuaire était le symbole visible de l'obscurité qui enveloppait la grâce; à la mort du Sauveur ce voile se déchira pour annoncer que cette grâce allait se révéler dans tout son éclat (3). Il est donc certain que la grâce de Jésus-Christ, seul médiateur de Dieu et des hommes, était accordée au peuple de Dieu, mais seulement d'une manière occulte et mystérieuse, comme la pluie dans une toison, cette pluie que Dieu ne doit pas, mais qu'il accorde en temps et lieu à l'héritage qu'il s'est choisi (4). Maintenant que cette toison est séchée, c'est-à-dire que la réprobation pèse sur le peuple juif, la grâce brillé au sein des nations comme sur une aire parfaitement dégagée (5).


30. Loin de nous, dès lors, d'imiter Pélage et ses disciples, et de les suivre dans cette arbitraire division des siècles: «Les hommes justes ont d'abord vécu sous l'empire de la nature, puis sous l'empire de la loi, et enfin sous l'empire de la grâce». Ils font durer l'empire de la nature depuis Adam jusqu'à Moïse. «A cette époque», disent-ils, «les hommes n'avaient d'autre guide que la raison pour connaître le Créateur; quant à la direction de leur vie, ils la trouvaient écrite, non pas dans une loi extérieure, mais dans leur propre coeur. Plus tard, grâce à la corruption des moeurs, la nature par

1. Ac 15,10-11 - 2. Rm 3,20-21 - 3. Mt 27,51 - 4. Ps 67,10 - 5. Jg 6,36-40

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elle-même devint insuffisante; c'est alors que survint la loi pour refléter, comme la lune, la splendeur éteinte du soleil de la nature. Enfin, l'habitude du péché prit de tels accroissements que la loi devint impuissante à la guérir; c'est alors que Jésus-Christ descendit sur la terre et entreprit, non pas par ses disciples, mais par lui-même, la guérison du genre humain».


31. Il suit de là que les anciens justes furent entièrement privés de la grâce du Médiateur, ou plutôt que Jésus-Christ ne fut pas le médiateur-homme entre ces hommes et Dieu. La preuve en est qu'à l'époque où ces justes vivaient, le Verbe n'avait point encore revêtu notre humanité dans le sein de Marie. Mais, s'il en est ainsi, comment donc expliquer ces paroles de l'Apôtre: «Comme la mort est venue par un homme, la résurrection des morts doit aussi venir par un homme; et comme tous meurent en Adam, tous revivront aussi en Jésus-Christ (1)?» Si nous en croyons Pélage et ses disciples, la nature suffisait à ces anciens justes, et pour se réconcilier avec Dieu ils n'eurent aucun besoin du médiateur-homme Jésus-Christ. De même, ce n'est pas en lui qu'ils revivront, puisqu'ils ne sont ni de son corps ni de ses membres, en ce sens du moins qu'il n'a pu les avoir en vue quand il s'est fait homme pour les hommes. Or, voici que l'infaillible Vérité nous déclare par la bouche des Apôtres: «De même que tous meurent en Adam, de même tous seront vivifiés en Jésus-Christ»; car «comme la mort est venue par un seul homme, la résurrection des morts doit aussi venir par un seul homme». Devant un tel langage, quel chrétien oserait douter un seul instant que ces justes des premiers siècles du monde ne soient appelés à la résurrection pour la vie éternelle et non pour la mort éternelle, et ne puissent attendre leur vivification en Jésus-Christ? Or, s'ils sont vivifiés en Jésus-Christ, c'est uniquement parce qu'ils appartiennent au corps de Jésus-Christ; s'ils appartiennent au corps de Jésus-Christ, c'est qu'ils ont pour chef Jésus-Christ (2); et Jésus-Christ ne peut être leur chef qu'en tant que comme Dieu et homme tout ensemble il est le seul médiateur entre Dieu et les hommes. D'un autre côté, s'ils participent à tous ces avantages, c'est que, par sa grâce, ils ont cru à sa

1. 1Co 15,21-22 - 2. 1Co 11,3

résurrection. Et comment ont-ils pu croire à sa résurrection, s'ils ont complètement ignoré qu'il dût se faire homme, et si ce n'est pas cette croyance même qui a été le fondement de leur justice et de leur sainteté? Direz-vous que l'incarnation du Verbe n'a pu leur être d'aucune utilité, puisqu'elle n'était point encore réalisée? alors le jugement dernier rendu par Jésus-Christ sur les vivants et les morts n'est donc également pour nous d'aucune utilité, puisqu'il n'est pas encore réalisé. Mais si la foi vive au jugement dernier doit nous mériter d'être placés à la droite de Jésus-Christ, la foi des patriarches à la future incarnation du Verbe ne pouvait-elle pas les constituer membres de Jésus-Christ?


32. Dira-t-on que ces anciens patriarches ont dû leur salut, non pas à l'humanité, non encore existante, de Jésus-Christ, mais à sa divinité qui est éternelle? Ce serait une grossière erreur. N'est-ce pas le Sauveur qui nous a dit lui-même: «Abraham a désiré voir mon jour, il l'a vu et a tressailli de joie?» Si par ce jour on doit entendre l'existence humaine du Sauveur, il est évident que dans ces paroles Jésus-Christ atteste solennellement qu'Abraham croyait à l'Incarnation. Or, si Jésus-Christ peut être soumis à la durée temporelle, n'est-ce point uniquement par son humanité, puisque comme Dieu il est éternel et le Créateur de tous les temps? D'un autre côté, lors même que les paroles citées plus haut devaient s'entendre de l'éternité même, qui ne connaît ni veille ni lendemain, de cette éternité par laquelle le Verbe est égal au Père; je demanderais toujours comment Abraham a pu désirer voir l'éternité d'un homme dont il n'aurait pas connu la mortalité future. Je suppose enfin que l'on veuille restreindre le plus possible le sens de ces paroles; je suppose que par ces mots «Il a désiré voir mon jour», le Sauveur ait seulement voulu dire: Il a désiré me voir, moi qui suis le jour permanent, la lumière toujours brillante; je suppose que le Sauveur ait parlé de son jour comme il a parlé de sa vie, quand il a dit: «Dieu a donné à son Fils d'avoir la vie en lui-même (1)». Il est certain, sans doute, qu'il n'y a pas de distinction essentielle à établir entre Jésus-Christ et la vie qui lui est propre, car il est lui-même la vie, selon cette parole: «Je suis la voie, la vérité et la

1. Jn 5,26

628

vie (1)»; et cette autre de saint Jean: «Il est lui-même le vrai Dieu et la vie éternelle (2)». Mais de là conclura-t-on que, sans avoir aucune connaissance de l'incarnation du Verbe, Abraham a désiré le voir uniquement dans la divinité. qui le rend égal à son Père, comme ont pu le désirer certains philosophes pour qui l'humanité de Jésus-Christ était chose entièrement inconnue? Qu'on m'explique alors ce que signifie cet acte mystérieux par lequel il ordonne à son serviteur de placer sa main sous son fémur et de jurer par le Dieu du ciel (3). Comment ne pas voir dans ce fait la preuve évidente qu'Abraham savait parfaitement qu'il était lui-même le chef de la race à laquelle le Verbe divin emprunterait la chair dont il se revêtirait?


33. Les chrétiens trouvent également un solennel témoignage rendu à cette chair et à ce sang par le grand-prêtre Melchisédech, au moment où il bénissait Abraham; et le psalmiste, longtemps après Melchisédech, et longtemps avant l'événement, résumait la foi des patriarches et la nôtre quand il s'écriait: «Vous êtes prêtre pour l'éternité, selon l'ordre de Melchisédech (5)». En effet, à tous ceux qui trouvent la mort dans Adam, Jésus-Christ vient en aide, par cela même qu'il a été établi médiateur pour la vie. Or, s'il est médiateur, ce n'est pas en tant qu'il est égal à son Père, car à ce titre il est comme son Père, infiniment au-dessus de nous; là donc où il y a égalité de distance peut-il y avoir médiation? Aussi l'Apôtre ne se contente pas de dire: «Il n'y a qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ»; mais il insiste à dessein sur ce mot: «Jésus-Christ homme (6)». C'est donc comme homme, qu'il est médiateur; ce qui le rend inférieur à son Père, c'est ce qui le rapproche de nous; ce qui l'élève au-dessus de nous, c'est ce qui le rapproche de son Père. Exprimons cette pensée plus clairement encore: il est inférieur à son Père, parce qu'il a revêtu la forme d'esclave 7; il nous est supérieur, même comme homme, parce qu'il est exempt de tout péché.


34. Dès lors, quiconque soutient que la nature humaine, à quelque âge que ce soit, n'a pas besoin d'être guérie par le second Adam, parce qu'elle n'a pas été viciée dans le premier Adam, ne discute pas une simple opinion sur

1. Jn 14,6 - 2. 1Jn 5,20 - 3. Gn 24,2-3 - 4. Gn 14,18-20 - 5. Ps 109,4 - 6. 1Tm 2,5 - 7. Ph 2,7

laquelle on peut se tromper ou douter sans porter aucune atteinte à la foi; mais il se déclare ouvertement. l'ennemi de la grâce de Dieu, sur un point essentiel de la foi qui nous rend chrétiens. Comprenez-vous que les Pélagiens exaltent l'époque de la vie de nature, comme présentant des moeurs moins viciées? ils oublient donc que les crimes se multiplièrent tellement sur la terre qu'à l'exception d'un juste, de sa femme, de ses trois fils et de leurs épouses, tous les hommes, par un juste jugement de Dieu, furent engloutis dans les eaux du déluge, comme plus tard la petite contrée de Sodome sera dévorée par les flammes (1). Donc depuis que «par un seul homme le péché est entré dans le monde et la mort par le péché, et qu'ainsi la mort est passée dans tous les hommes par ce seul homme en qui tous ont péché (2)», toute la génération du prévaricateur est devenue une masse de perdition. Dès lors personne n'a été, n'est ou ne sera délivré que par la grâce du Rédempteur.


35. L'Ecriture ne nous dit pas si, avant Abraham, les justes ou leurs enfants ont été marqués de quelque sacrement corporel et visible. Quant à Abraham, il reçut le signe de la circoncision, l'image de la justice de la foi (3). En même temps il reçut l'ordre de circoncire tous les enfants de sa maison, huit jours après leur naissance, en sorte que ceux qui ne pouvaient encore croire de coeur pour la justice, devaient cependant recevoir le signe de la justice de la foi. Ajoutons que le précepte de la circoncision fut imposé avec une telle rigueur, que Dieu lui-même déclara solennellement que quiconque n'aurait pas été circoncis le huitième jour serait exterminé du milieu de son peuple (4). Si vous demandez la raison de cet horrible châtiment, ne réduira-t-elle pas à néant les arguties et les vaines déclarations de nos sectaires sur le libre arbitre, sur l'innocence et la pureté prétendues de la nature? Quel mal a donc volontairement commis un enfant, pour mériter qu'il soit exterminé du milieu de son peuple, si son père néglige de le faire circoncire le huitième jour? Remarquons encore qu'il ne s'agit pas seulement ici des terreurs de la mort temporelle; car quand il s'agissait de la mort des justes, voici les expressions ordinairement
1. Gn 7 Gn 9 - 2. Rm 5,12 - 3. Rm 4,11 - 4. Gn 17

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employées: «Il a été réuni à son peuple (1)»; ou bien «il a été réuni à ses pères (2)». Et ce langage était bien naturel, car si ce peuple était bien le peuple de Dieu, le mourant n'avait plus à craindre d'en être séparé par quelque épreuve que ce fût.


36. Comment donc nous expliquer qu'un enfant subisse une telle condamnation sans s'être rendu coupable d'aucun crime personnel et volontaire? Qu'on ne dise pas avec certains Platoniciens que, avant d'être unie à un corps, l'âme de chaque enfant s'est rendue coupable dans une autre vie en usant de la liberté qu'elle possédait déjà de faire.le bien ou le mal. L'apôtre saint Paul n'enseigne-t-il pas ouvertement que ceux qui ne sont pas encore nés ne peuvent faire ni le bien ni le mal (3)? Si donc un enfant est frappé de cette terrible condamnation, c'est uniquement parce qu'il appartient à la masse de perdition, c'est parce qu'il est le descendant d'Adam, c'est parce qu'il est solidaire du premier péché, c'est enfin parce qu'il n'a pas été arraché à cette solidarité par une grâce purement gratuite, et non par une faveur qui était due à quelque titre que ce fût? Et cette grâce, quelle peut-elle être, si ce n'est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur? Or, parmi toutes les autres figures qui annonçaient ce divin Messie, nous pouvons compter sans crainte la circoncision du prépuce. En effet, dans le retour des semaines, le huitième jour est le jour dominical dans lequel Jésus-Christ a opéré sa résurrection: et puis Jésus-Christ était la pierre (4); de là vient sans doute que le couteau de la circoncision était un couteau de pierre, tandis que la chair du prépuce était un corps de péché.


37. Les signes figuratifs changèrent quand fut venu celui qu'ils symbolisaient. Mais le secours du médiateur ne changea pas, car c'est par la foi à son incarnation qu'il avait racheté les anciens justes; comme c'est par la foi que nous sommes morts au péché et au prépuce de la chair, c'est par la foi et par la grâce que nous avons été vivifiés en Jésus-Christ en qui nous sommes circoncis de la circoncision spirituelle (5) figurée par la circoncision charnelle (6), afin que fût détruit le corps du péché avec lequel nous naissons d'Adam.

1. Gn 25,17 - 2. 1M 2,69 - 3. Rm 9,11 - 4. 1Co 10,4 - 5 Col 2,11-13 - 6. Rm 6,6

Nous héritons d'une source condamnée, et voilà ce qui nous condamne, à moins que nous ne soyons purifiés par la ressemblance de la chair de péché, ressemblance que Jésus-Christ a revêtue, sans revêtir le péché (1) lui-même, mais en condamnant le péché et en se faisant péché pour nous. De là cette parole de l'Apôtre: «Nous vous conjurons au nom de Jésus-Christ, de vous réconcilier avec Dieu, qui pour l'amour de nous a traité celui qui ne connaissait point le péché comme s'il 'eût été le péché même, afin qu'en lui nous devinssions justes de la justice de Dieu (2)». Ainsi donc, Dieu, -avec qui nous sommes réconciliés, a rendu le Sauveur péché pour nous, c'est-à-dire victime du péché, afin que nos péchés nous fussent pardonnés; dans l'ancienne loi ne donnait-on pas le nom de péchés aux sacrifices offerts pour les péchés? Jésus-Christ a donc été immolé pour nos péchés, étant lui-même sans tache et sans souillure, et réalisant dans sa personne tous les caractères qu'on recherchait dans les victimes animales pour figurer que celui qui viendrait pour effacer le péché serait lui-même sans péché. Quel que soit donc le jour qu'un enfant soit baptisé après sa naissance, il est toujours vrai de dire qu'il est circoncis le huitième jour, car 'il est réellement circoncis en celui qui, en ressuscitant le troisième jour après sa mort, est réellement ressuscité le huitième jour de la semaine. D'un autre côté, cet enfant est circoncis d'une circoncision qui consiste dans le dépouillement du corps du péché (3), c'est-à-dire dans l'absolution, par la grâce de la régénération spirituelle, de la dette que lui a fait contracter la contagion de la régénération charnelle. «Personne n'est pur de toute souillure (ne s'agit-il pas uniquement de la souillure du péché?) pas même l'enfant dont la vie n'est que d'un jour sur la terre (4)».


38. Voici la conclusion que les Pélagiens tirent de leurs principes erronés: «Donc», disent-ils, «le mariage est un mal, et l'homme engendré par le mariage n'est pas l'oeuvre de Dieu». Avons-nous donc jamais dit que ce qui constitue la bonté du mariage, ce soit la maladie de la concupiscence, seul principe d'amour pour les époux qui ne connaissent pas le Seigneur, malgré la réprobation dont les frappe l'apôtre saint Paul (5)? A

1. Rm 8,3 - 2. 2Co 5,20-21 - 3 Col 2,11 - 4. Jb 14,4 selon les Sept. - 5. 1Th 4,5

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nos yeux, ce qui constitue le bien du mariage, c'est la pudeur conjugale qui dirige la passion charnelle vers la légitime procréation des enfants. D'ailleurs, que l'homme naisse du mariage légitime, de la fornication ou de l'adultère, en sa qualité d'homme, peut- il ne pas être l'oeuvre de Dieu? Du reste, dans une question où nous cherchons, non pas quel créateur, mais quel sauveur est nécessaire à l'homme, nous n'avons pas à nous occuper de ce qu'il peut y avoir de bon dans la procréation de la nature, mais de ce qu'il y a de mauvais dans le péché dont notre nature est certainement viciée. Or, nous disons que la propagation de la nature est toujours accompagnée de la propagation du vice de la nature, quoique celle-ci soit bonne par elle-même et l'autre mauvais. La nature est l'oeuvre du Créateur, le vice est le résultat de la condamnation qui pèse sur notre origine; la nature a pour cause la bienveillance suprême de Dieu, le péché a pour cause la volonté mauvaise du premier homme; la nature nous révèle Dieu comme premier principe de toute créature, le .péché nous révèle Dieu comme vengeur suprême de la désobéissance; enfin Jésus-Christ, comme Dieu, est le créateur de l'homme, et après l'avoir créé, il s'est fait homme pour le guérir et le racheter.



Augustin, de la grâce I et II - DU PÉCHÉ ORIGINEL