Augustin, lettres - LETTRE VII. (Année 389)

LETTRE VIII. (Année 389)

Nébride demande à Augustin comment les puissances célestes peuvent nous envoyer pendant le sommeil des visions et des songes.

NÉBRIDE A AUGUSTIN.

J'ai trop de hâte d'arriver au fait pour m'arrêter à une préface ou à un exorde. Quel est donc, mon cher Augustin, le moyen employé par les puissances supérieures, et je veux entendre ici les puissances célestes, pour nous envoyer des songes pendant que nous dormons? Comment s'y prennent-elles? à quels artifices, à quels secrets, à quelles machines ou quelles drogues ont-elles recours? Notre esprit est-il ébranlé par leurs propres pensées, de sorte que nous formions nous-mêmes ces songes? Ou bien se contentent-elles de nous les montrer après les avoir formés soit dans leur corps soit dans leur imagination? Ce que nous font voir ces puissances supérieures, est-ce quelque chose qui soit précédemment formé dans leur corps ou leur imagination? Si c'est dans leur corps, nous avons donc aussi des yeux corporels pour voir au dedans de nous durant notre sommeil? Si c'est dans leur imagination et que la nôtre en soit saisie au moyen de ces songes, pourquoi, je vous prie, ne puis-je pas, par mon imagination, forcer la vôtre à enfanter des songes qui m'auront déjà traversé? Certes j'ai bien aussi une imagination; elle peut retracer ce que je veux, et pourtant je ne vous envoie aucun songe; mais je vois que c'est notre corps qui produit les songes en nous; il les produit par son union avec notre âme; l'imagination est chargée de les représenter par des moyens merveilleux. Souvent dans le sommeil, quand nous avons soif, nous croyons boire, et quand nous avons faim, nous croyons manger; il en est ainsi d'autres choses qui, par une sorte de secret commerce, vont fantastiquement du corps à l'âme. Ne soyez point étonné si l'élégance et la subtilité t'ont manqué dans l'exposition de ces matières; ayez égard à leur obscurité et à mon ignorance il vous appartient de remplir, selon votre pouvoir, la tâche que je vous soumets.

1. Les fantômes des Manichéens.

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LETTRE IX. (Année 389)

Saint Augustin répond à Nébride sur les questions précédentes. S'il est vrai, dit-il, que les mouvements de l'âme laissent toujours dans le corps une empreinte, et que cette empreinte, à son tour, puisse réagir sur l'âme; pourquoi les démons qui la voient sans aucun doute, ne s'en serviraient-ils pas pour nous inspirer des pensées et des songes?

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Quoique vous me connaissiez, pourtant vous ignorez peut-être combien je voudrais jouir de votre présence: Dieu m'accordera quelque jour cette grande joie. J'ai lu cette lettre d'un sens si vrai où vous vous plaignez de votre solitude, d'une sorte d'abandon de vos amis, de ces amis avec qui la vie a tant de douceur. Que puis-je vous dire ici que vous ne l'ayez sans doute fait vous-même? Rentrez en votre âme, et tenez-la élevée vers Dieu autant que vous le pourrez. C'est là que vous nous trouverez bien plus sûrement, non par le moyen des images corporelles auxquelles notre souvenir est maintenant réduit; mais à l'aide de cette pensée qui vous fait comprendre que le même heu ne nous réunit point.

2. En considérant vos lettres et les grandes questions auxquelles j'ai sûrement répondu, il y en a une dont j'ai été fortement épouvanté, c'est celle où vous me demandez comment les visions et les songes peuvent être mis au fond de nous-mêmes par les puissances supérieures ou les démons. C'est là une grande chose, et vous comprenez qu'il ne suffirait pas d'une lettre pour la traiter, mais qu'il faudrait un long entretien ou bien un livre. Cependant, connaissant votre pénétrant esprit, j'essayerai de jeter quelque lumière sur la question, afin que vous acheviez le reste avec vous-même, ou au moins que vous ne perdiez pas l'espoir d'arriver à de probables solutions.

3. Je crois que tout mouvement de l'âme fait quelque chose dans le corps; et quand il est plus prononcé, il se révèle malgré la faiblesse et la pesanteur de nos sens: la colère, la tristesse et la joie ont de visibles expressions. De là cette conjecture permise: lorsque nous avons des pensées dont rien ne nous apparaît dans notre corps, ces pensées peuvent ne pas échapper aux démons dont les sens sont très-pénétrants, et en comparaison desquels les nôtres ne sont rien. Les empreintes corporelles des mouvements de l'âme peuvent demeurer et devenir comme une forme habituelle; secrètement agitées et remuées, elles inspirent, avec une merveilleuse facilité, des. pensées et des songes selon la volonté de celui qui les touche. Si les musiciens, les danseurs de corde et tous les donneurs de spectacles de ce genre, parviennent manifestement à des choses incroyables par le seul exercice de nos organes terrestres et grossiers; il n'est pas absurde de penser que des esprits unis à un corps aérien ou éthéré et capables de pénétrer les autres corps, puissent exciter en nous des impressions à leur guise, sans que nous nous en doutions, mais tout en éprouvant néanmoins quelque chose. Nous ne sentons pas comment l'abondance de la bile nous pousse à des redoublements de colère; elle nous y pousse cependant, puisque, comme je l'ai dit, c'est elle qui les produit.

4. Si vous ne voulez pas accepter cette comparaison que je fais en passant, pensez-y autant que vous le pourrez. Un esprit qui trouve toujours quelque obstacle pour agir, pour accomplir ses desseins ou ses voeux, s'irrite toujours. Qu'est-ce, en effet, que la colère? sinon, comme je crois, un violent désir de faire disparaître ce qui empêche la liberté de nos actions. C'est pourquoi ce n'est pas seulement contre les hommes que nous nous emportons le plus souvent, c'est contre une plume pendant que nous écrivons, et nous la froissons, nous la brisons; les joueurs font de même avec les dés, les peintres avec le pinceau, et chacun traite ainsi l'instrument dont il pense avoir a se plaindre. Les médecins prétendent que la bile croit avec cette croissante colère, et qu'on en vient à s'emporter pour peu de chose et à la fin sans motif: ce que l'âme a produit dans le corps de son propre mouvement suffit pour des excitations nouvelles.

5. On pourrait donner à ces observations plus d'étendue, et les preuves ne manqueraient pas pour établir une plus complète certitude. Mais joignez à cette lettre celle que je vous ai récemment adressée sur les images et la mémoire, et mettez tout votre soin à l'étudier; car il m'a semblé, par votre réponse, que vous ne l'aviez pas parfaitement entendue. Rapprochez ce que vous lisez maintenant de ce que je vous ai dit, dans cette autre lettre, d'une faculté naturelle de l'âme qui diminue et augmente ce qu'elle veut (1), et peut-être alors comprendrez-vous que les pensées et les songes puissent nous retracer ce que nous n'avons jamais vu.

1. Ci-dessus, lettre VIIe, n. 6.

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LETTRE X. (Année 389)

Nébride rêvait une vie loin du monde avec son ami Augustin; la séparation lui pesait; vivre avec ce cher maître, c'était son désir, son besoin; il lui semblait qu'Augustin négligeait les moyens de réaliser ce doux rêve. Augustin, dans la lettre suivante, répond aux plaintes affectueuses de son ami; et lui rappelle combien la retraite est nécessaire à la paix chrétienne, on va voir avec quel intérêt et quel charme.

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Jamais dans vos questions multipliées vous ne m'avez agité (esprit comme dans ces dernières lettres où vous nous reprochez de négliger la recherche des moyens de passer notre vie ensemble: grand crime et plein de périls si vos accusations étaient fondées! Persuadé qu'il n'y a pour nous rien de plus raisonnable que de vivre ici plutôt qu'à Carthage ou même à la campagne, je ne sais pas véritablement, mon cher Nébride, ce que je dois faire avec vous. Vous enverrai je une très-commode voiture? Notre ami Lucinien croit que vous pourriez venir en litière sans aucun mal. Mais je pense à votre mère qui ne tolérait pas l'absence de son fils bien portant, et se résignerait encore moins à son départ maintenant qu'il est malade. Irai je moi-même vers vous? Mais il y a ici des amis qui ne pourraient pas venir avec moi et qu'il ne m'est pas permis d'abandonner. Vous pouvez, quant à vous, habiter doucement avec votre âme: ceux-ci ne le peuvent pas encore et travaillent pour cela. Irai-je vers vous et reviendrai-je sans cesse, de manière à partager ma vie entre eux et vous? Mais cela n'est ni vivre ensemble, ni vivre conformément à nos desseins. Le chemin est assez long, et ce serait une affaire que de le recommencer souvent nous n'atteindrions point ainsi à ce calme de la retraite tant souhaité. Ajoutez à ceci ma faiblesse que vous connaissez, et qui m'empêche de faire ce que je veux et me condamne à me borner à ce que je puis.

2. Songer ainsi pendant toute sa vie à répéter des voyages qu'on ne saurait faire sans trouble et sans difficulté, ce ne serait pas digne d'un homme occupé de ce dernier voyage qui s'appelle la mort, et qui seul mérite de remplir notre pensée. Quelques hommes, par une grâce de Dieu qui les a préposés au gouvernement de ses églises, attendent fortement la mort et même la désirent vivement, et poursuivent sans agitation leurs laborieuses courses de pasteur; quant à ceux que le goût des honneurs temporels a conduits à ces sortes de charges ou qui désirent échanger la vie privée contre la vie des affaires, je doute qu'au milieu de ces bruits, de ces réunions inquiètes et de ces allées et venues, il leur soit accordé ce grand bien de se familiariser avec la mort comme nous le cherchons nous-mêmes, car c'est dans la retraite que chacun pouvait se déifier. Si cela est faux, je suis, je ne dirai pas le plus insensé, mais le plus faible des hommes, de ne pouvoir goûter et aimer le vrai bien, tant que je ne me sens pas à l'abri du tumulte des choses humaines. Il est besoin, croyez-moi, d'être entièrement séparé du bruit de tout ce qui se passe pour arriver à ne rien craindre, sans qu'il y ait dans l'homme ni dureté, ni audace, ni vain désir de la gloire, ni superstitieuse crédulité. Voilà ce qui fait la solide joie, qui n'a absolument rien de comparable avec tous les plaisirs.

3. Si une telle vie ne saurait être le partage de l'humaine nature, pourquoi éprouve-t-on quelquefois cette tranquille confiance? pourquoi l'éprouve-t-on d'autant plus souvent qu'on adore plus ardemment Dieu dans les profondeurs sacrées de l'âme? d'où vient que cette paix nous accompagne dans l'accomplissement même d'un acte humain, si on va de ce sanctuaire à l'action? pourquoi, parfois, dans nos discours, nous ne redoutons pas la mort, et, dans le silence, nous allons jusqu'à la désirer? Je vous le dis à vous, car je n'adresserais pas cette question à tout autre; je vous le dis à vous, dont j'ai bien connu les élans vers les choses d'en. haut; est-ce que, après avoir si souvent éprouvé combien il est doux de vivre avec un coeur mort à tout amour corporel, vous ne reconnaîtrez pas que l'homme puisse s'affranchir assez du sentiment de la crainte pour bien mériter le nom de sage? Et cette ferme et calme impression sur laquelle la raison s'appuie, quand vous l'avez sentie, oserez-vous soutenir que ce n'était pas aux moments où vous vous enfonciez dans les solitudes de votre âme? Cela étant ainsi, vous voyez qu'il,reste une seule chose, c'est que vous avisiez vous-même aux moyens de réaliser notre désir de vivre ensemble. Vous savez mieux que moi ce qui est à faire avec votre mère, que (529) certainement votre frère Victor n'abandonnera pas. Je n'ai voulu vous écrire rien de plus pour ne pas vous détourner de cette pensée.




LETTRE 11. (389)

Pourquoi le Fils de Dieu s'est-il seul fait homme, tandis que les trois personnes divines sont inséparables? Après avoir rappelé que ces trois personnes sont inséparables en Dieu, comme l'être, la forme et le désir de la conservation sont inséparables dans toute nature (1), saint Augustin répond à Nébride que l'Incarnation devant présenter aux hommes une règle vivante, il convenait que la personne incarnée fût la seconde, puisque son caractère propre est d'être la règle même, et l'intelligence qui éclaire: et de même qu'en demandant quelle est la nature d'une chose, on demande implicitement, et si elle est et quelle en est la valeur; ainsi, en connaissant le Fils, on est conduit à connaître le Père, principe unique de tout être, et à connaître l'Esprit-Saint, dont l'ineffable onction nous porte à mépriser ce qui est mortel pour nous attacher à ce qui est éternel (2).

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Vivement agité par les questions et les affectueux reproches que vous m'avez depuis longtemps adressés sur nos projets de réunion, j'étais décidé à ne vous écrire et à ne solliciter vos réponses que pour cela, et à suspendre ce qui appartient à nos études jusqu'à ce que nous eussions-pris un parti, lorsqu'une bonne et courte parole de votre dernière lettre m'a rendu le repos: - nous n'avons pas, dites-vous, à nous creuser la tête sur ce point quand je pourrai aller.vers vous ou quand vous pourrez venir vers moi, nous le ferons l'un et l'autre bien certainement. - Ainsi tranquillisé, je me suis mis à parcourir toutes vos lettres pour savoir quelles réponses je vous devais; j'y ai trouvé tant de questions que, fussent-elles d'une solution aisée, il n'est personne dont elles n'écraseraient, par leur accumulation, l'esprit et le loisir. Mais elles sont difficiles, et une seule suffirait pour m'accabler. Le but de cet exorde est d'obtenir de vous que vous restiez un peu de temps sans m'adresser des questions nouvelles; attendez que j'aie payé toutes mes dettes et que vous puissiez me donner votre avis sur mes réponses. J'ose vous dire cela, quoique je sache bien tout ce que me coûte le moindre retard dans la communication de vos divines pensées.

1. N.3. - 2- N.4.

2. Ecoutez donc ce qui est mon sentiment sur l'incarnation mystérieuse accomplie pour notre salut, ainsi que notre religion nous recommande de le croire et de le connaître. Je n'ai point choisi cette question comme pouvant m'offrir une plus facile réponse; mais les questions relatives au monde ne me semblent pas appartenir assez à l'heureuse vie à laquelle tendent nos efforts; et si leur recherche n'est pas sans quelque plaisir, on doit craindre cependant qu'elle ne prenne un temps destiné à de meilleures études.

Vous êtes ému et inquiet que ce soit le Fils qui ait revêtu la nature humaine et non point le Père ni le Saint-Esprit. Car comme l'enseigne la foi catholique et comme le comprennent un petit nombre d'âmes saintes et bienheureuses, cette Trinité est tellement inséparable, que tout ce qu'elle fait est fait en même temps par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, de manière que le Père ne fait rien que ne fassent et le Fils et le Saint-Esprit, et le Saint-Esprit ne fait rien que ne fassent et le Père et le Fils, et le Fils ne fait rien que ne fassent et le Père et le Saint-Esprit. Il semble qu'il faille en conclure que toute la Trinité ait pris la nature humaine; car si le Fils s'est uni à notre nature et non point le Père et le Saint-Esprit, les trois personnes divines peuvent donc faire quelque chose séparément. Et pourquoi alors, dans nos mystères et nos saintes cérémonies, l'Incarnation est-elle attribuée au Fils? Voilà bien toute votre objection, et elle porte sur une si grande chose que les explications suffisantes et les preuves assez fortes manqueront toujours. J'ose toutefois, comme c'est à vous que j'écris, vous communiquer. ce qui me vient à l'esprit, moins pour vous le développer que pour vous l'indiquer: votre génie, votre amitié qui me comprend si bien, devineront le reste.

3. Il n'existe aucune nature, mon cher Nébride, aucune substance qui n'ait en soi et ne fasse paraître ces trois choses: d'abord être, puis être ceci ou cela, troisièmement rester ce qu'elle est autant qu'elle le peut. La première de ces choses nous montre la cause même de la nature, de laquelle tout est sorti; la seconde, l'espèce et la forme des êtres; la troisième, leur manière de demeurer ce qu'ils sont. S'il peut se faire que ce qui est ne soit pas ceci ou cela, et ne demeure pas dans sa nature, ou bien soit ceci ou cela sans être et sans demeurer dans sa nature autant qu'il le (530) peut, eu bien qu'il reste dans sa nature selon la mesure de ses forces, sans avoir l'être et sans être ceci ou cela: il est possible aussi qu'une personne de la Trinité fasse quelque chose séparément. Mais si vous reconnaissez que nécessairement ce qui est a une forme et demeure dans sa nature autant qu'il le peut,. il s'ensuivra que ces trois personnes ne font rien séparément. Je m'aperçois que je n'ai touché encore qu'à ce qui fiait la difficulté même de votre question; mais j'ai voulu vous montrer brièvement, si toutefois j'y suis parvenu, tout ce qu'il y a de profond et, de vrai dans le dogme catholique de l'inséparabilité de la Trinité divine.

4. Voici maintenant comment on peut mettre son esprit en paix. Le caractère particulier attribué au Fils est d'être comme une règle, comme un art (s'il est permis d'employer ce mot en de telles matières), et une intelligence qui forme l'esprit et la pensée à une science. Et comme l'union à la nature humaine s'est faite pour nous offrir dans la lumineuse majesté du discours, une forme de vie et des préceptes en exemple, ce n'est pas sans raison que tout cela est attribué au Fils. En effet, dans une multitude de choses, que je confie à votre pensée et à votre sagesse, il y a toujours un point qui est plus en relief et qui, pour ce motif, attire particulièrement l'attention ainsi pour les trois sortes de questions dont nous venons de parler, quand on cherche si une chose est, on cherche en même temps ce qu'elle est, car elle ne peut être sans être quelque chose, et en même temps si elle est digne d'approbation ou de blâme, car tout ce qui existe mérite un jugement, quel qu'il soit. De même quand on demande ce qu'est une chose, il est également nécessaire et qu'elle soit, et qu'elle soit appréciée. De même encore quand on cherche quelle elle est, elle est indubitablement quelque chose, puisque tous ces caractères sont inséparables. Cependant tous ne donnent pas leur nom à la question, mais l'intention de celui qui l'adresse.

Concluons. Une règle est donc nécessaire aux hommes, et il faut que cette règle les pénètre et les forme. Mais ce qui est accordé aux hommes par cette règle divine, nous ne pouvons pas dire ou qu'il n'est pas, ou qu'il n'est pas désirable; mais auparavant nous cherchons à le connaître pour, de là, conjecturer quelque chose et nous y attacher. Il fallait donc montrer d'abord au monde un certain modèle, une règle de discipline: c'est ce qui a été fait par l'incarnation proprement attribuée au Fils, d'où se sont répandues, comme une conséquence, et la connaissance du Père, principe unique de toute chose; et dans cette connaissance, la douceur intérieure et ineffable que nous trouvons à demeurer en Dieu, comme à mépriser ce qui est mortel, don précieux, faveur sacrée attribués particulièrement au Saint-Esprit. Aussi, quoique tout s'accomplisse en commun et dans une souveraine inséparabilité, il fallait nous le montrer d'une façon distincte à cause de notre faible nature tombée de l'unité dans la multiplicité. On n'élève personne au point où l'on se trouve soi-même sans descendre un peu vers celui qu'on veut élever.

Voilà une lettre qui certes ne mettra pas un terme à tous vos soucis sur cette grande question, mais qui offrira au premier travail de vos pensées comme une base certaine. Votre pénétration, qui m'est si connue, poursuivra ce que j'ai commencé, et votre piété, dans laquelle surtout il importe de se soutenir, l'obtiendra.




LETTRE XII. (389)

Saint Augustin, après un préambule familier, revient à la question précédemment traitée, mais la suite et la fin de cette lettre ne nous sont point parvenues.

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

D'après ce que vous m'écrivez, vous m'avez envoyé plus de lettres que je n'en ai reçues; mais je ne puis me dispenser de vous croire, ni vous d'ajouter foi à ma parole. Quoique je ne puisse en répondant aller aussi vite que vous, je mets autant de soin à conserver vos lettres que vous à les multiplier. Je suis d'accord avec vous que je ne vous ai adressé que deux grandes lettres et non pas trois. En repassant ce que j'ai reçu de vous, je vois que j'ai à peu près répondu à cinq de vos questions; il en est une, je l'avoue, à laquelle je n'ai touché qu'en passant; j'ai pu laisser faire votre clairvoyant esprit; je doute pourtant que votre avidité ait été satisfaite; il faut la réfréner un peu et vous résigner parfois à de courtes réponses; mais qu'il soit bien (531) entendu que si, dans mon épargne de paroles, je fais défaut à votre intelligence, vous ne m'épargnerez pas; par ce droit de l'amitié qui ne. serait pas pour moi le plus grand de tous, si quelque chose de plus doux pouvait se rencontrer, vous me redemanderiez alors sans relâche le paiement de tout ce qui vous est dû. Vous compterez cette lettre parmi nies petites, mais elle diminuera le monceau de réponses que je vous dois, et qui s'accroît de vos moindres lettres. Vous demandez pourquoi on enseigne que c'est le Fils de Dieu et non point le Père qui s'est fait homme, puisqu'ils sont inséparables; vous démêlerez aisément cette difficulté si vous voulez bien vous souvenir de nos entretiens sur ce qu'est le Fils de Dieu, entretiens où je vous ai montré la vérité autant que je l'ai pu, car c'est un mystère ineffable. J'y reviendrai ici en peu de mots, et je vous dirai que le Fils est cette règle même, cette forme ale Dieu par laquelle a été fait tout ce qui a été fait; chaque chose accomplie par l'Homme-Dieu l'a été pour nous instruire et nous former (1)...

1. Il manque ici 67 lignes dans le manuscrit du Vatican, d'où cette lettre a été tirée. (Voir la lettre précédente, n. 4)





LETTRE XIII. (A la fin de l'année 389)

Sur la question de savoir si l'âme n'aurait pas avec elle quelque chose comme un corps et dont elle ne serait jamais séparée. La curiosité de Nébride s'était portée jusque sur ce point, et saint Augustin, dans ses conversations avec son ami, s'y était arrêté. Il consent à en dire ici quelques mots, tout en déclarant que de telles questions ne doivent pas nous occuper.

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Je n'aime pas à vous écrire des choses ordinaires, et je ne puis vous en écrire de nouvelles; vous n'avez aucun goût pour les unes et je n'ai pas assez de temps pour les autres. Depuis que je vous ai quitté, je n'ai eu nulle facilité, nul loisir pour considérer et méditer ce qui fait l'objet accoutumé de nos recherches. Les nuits d'hiver sont bien longues; ce n'est pas que je les passe tout entières à dormir; mais les pensées qui s'offrent à moi, à mes heures de loisir, ne profitent qu'à mon loisir même. Que ferai-je donc? resterai-je muet avec vous? garderai-je le silence? ce n'est pas ce que nous voulons, ni vous ni moi. Voyons donc ce qu'a pu tirer de moi le dernier moment pendant lequel j'ai écrit cette lettre.

2. Il est nécessaire que vous vous rappeliez la question si souvent traitée dans nos discours et sur laquelle nous demeurions en suspens, cette question qui nous remuait et nous tenait hors d'haleine, au sujet de ce je ne sais quoi de corporel qui appartiendrait inséparablement à l'âme et que quelques-uns appellent son véhicule. Il est clair que si ce corps, je ne sais lequel, se meut en quelque lieu, il n'est pas intelligible; or, ce qui n'est pas intelligible ne saurait se comprendre. Mais si ce qui échappe à l'esprit n'échappe pas du moins aux sens, il y a toujours une manière de le connaître. Quant aux choses qu'on ne peut ni comprendre, ni sentir, il est à- la fois téméraire et frivole de vouloir les examiner. La question que nous débattions est de ce nombre, si tant est que ce que nous supposions soit quelque chose. Donnons trêve à notre esprit pour ce qui en vaut si peu la peine, et, appuyés sur Dieu même, élevons-nous vers la suprême sérénité de sa nature souverainement vivante.

3. «Quoique les corps, me direz-vous peut-être, ne puissent pas être perçus par l'intelligence, nous comprenons cependant beaucoup de choses qui appartiennent au corps: ainsi nous comprenons qu'il existe des corps. Qui le nierait? qui dirait que cela est plus vraisemblable que certain? Quoique la connaissance générale des corps fasse partie des vraisemblances, ils ont pourtant dans la nature une existence qu'on appelle certaine. Un corps sensible peut donc être un corps intelligible, car il ne peut pas être connu autrement. Je ne sais pas ce que c'est que ce corps dont il s'agit ici, qui aiderait, comme on le croit, l'âme à passer d'un lieu à un autre; quoique nos sens soient impuissants à le connaître, pourquoi ne se révélerait-il pas à des sens plus actifs et plus pénétrants que les nôtres?»

4. Si vous parlez ainsi, n'oubliez pas que ce que nous appelons comprendre se fait en nous de deux manières: la première a lieu intérieurement par l'âme et la raison, comme quand nous comprenons que l'intelligence elle-même existe; la seconde manière a lieu par un avertissement des sens, comme quand nous comprenons qu'il existe des corps. Dans ces deux manières de connaître, c'est Dieu même que (532) nous écoutons; la première nous fait chercher ce que Dieu a mis en nous; la seconde nous transmet par les sens ce que Dieu nous répond. Ceci admis, personne ne peut savoir si le corps dont il s'agit existe, avant que les sens lui en aient révélé quelque chose. Il peut se faire qu'il se rencontre des êtres vivants avec des sens assez subtils pour de telles perceptions, mais, l'insuffisance des nôtres étant évidente, je crois avoir raison en vous répétant ce que j'avais commencé à vous dire plus haut, c'est que la solution d'une question semblable n'est pas de notre ressort. Veuillez y penser encore, et ne manquez pas de me communiquer le fruit de vos méditations.




LETTRE XIV. (A la fin de l'année 359)

Réponse à d'autres questions de Nébride. Pourquoi le soleil ne fait-il pas la même chose que les autres astres? - Si la vérité suprême renferme la raison de chaque homme. - Belles pensées de saint Augustin sur le Christ et sur la création.

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. J'aime mieux répondre à vos dernières lettres. Ce n'est pas que je dédaigne vos questions précédentes ou qu'elles me plaisent moins; mais je me prépare à y répondre par quelque chose de plus grand que vous ne pensez. Vous me demandez une lettre plus longue que les plus longues que je vous aie adressées; je n'ai pas autant de loisir que vous croyez et que j'en ai toujours souhaité, comme vous savez, et que j'en souhaite encore. Ne demandez pas pourquoi il en est ainsi: il me serait plus aisé de vous dire tout ce qui m'empêche que de vous dire pourquoi je suis empêché.

2. «Tandis que vous et moi nous faisons beaucoup de choses qui se ressemblent, pourquoi le soleil ne fait-il pas ce que font les autres astres?» voilà ce que vous m'écrivez. Mais si nous agissons de même, il en est souvent ainsi du soleil à l'égard des autres astres; je marche et vous marchez, le soleil et les astres se meuvent. Je veille et vous veillez, le soleil et les astres luisent; je discute et vous discutez; le soleil tourne et les astres aussi: je ne veux pas pour cela mettre sur la même ligne les opérations de l'âme et rien de ce qui frappe les yeux. En comparant l'esprit à l'esprit, et s'il y a dans les corps célestes quelque principe d'intelligence, vous trouverez que, sous ce rapport, les astres sont bien autrement semblables entre eux que ne le sont les hommes. Au reste, si vous voulez porter votre attention accoutumée sur les mouvements des corps, vous verrez qu'il n'y a pas deux hommes dont les mouvements se ressemblent. Quand nous nous promenons ensemble, pensez-vous que nous marchions tous les deux de même? votre sagesse ne le croit point. Celui de nous qui chemine le plus près du nord, dépassera l'autre avec une marche égale ou bien il devra s'avancer plus lentement: on peut ne pas sentir la différence. Mais, si je ne me trompe, vous regardez à ce que nous comprenons et non pas à ce que nous sentons. Supposez que nous allions du septentrion au midi, côte, à côte autant que possible, posant le pied sur un marbre uni ou sur de l'ivoire: il y aura toujours une différence dans votre mouvement et dans le mien, comme dans le battement de notre pouls, dans notre personne, dans notre visage. Mettez à notre place les enfants de Glaucus, et vous ne serez pas plus avancé ils ont beau être jumeaux et parfaitement semblables, il faut qu'ils se meuvent séparément comme leur naissance fut distincte.

3. «Mais, me direz-vous, ceci n'est aperçu que par la raison, et la différence entre le soleil et les autres astres est d'une claire évidente pour les sens.» Si c'est la grandeur du soleil que vous voulez que je considère, vous savez bien ce qu'on dit de la distance qui le sépare des autres astres, et combien il est incertain que le soleil soit plus grand. Quand même je vous accorderais, comme je le crois, que l'apparence est ici conforme à la réalité (1), Naevius (2) ne s'élève-t-il pas d'un pied au-dessus des six pieds qui sont la plus haute taille des hommes? Vous avez beaucoup cherché quelqu'un d'aussi grand, et, n'en ayant point trouvé, vous m'avez demandé une lettre de la taille de Noevius. Si quelque chose de pareil se rencontre sur la terre, nous n'aurons pas tant à nous étonner de ce qui se trouve dans le ciel.

S'il vous semble extraordinaire que le soleil soit le seul astre qui éclaire le jour, quel homme, dites-moi, s'est jamais montré au monde avec autant de grandeur que cet homme à qui Dieu s'est uni bien autrement qu'il ne l'avait fait à

1. Nous n'avons pas besoin de faire remarquer que l'astronomie était peu avancée au temps de saint Augustin. - 2. Quel est ce Noevius? nous l'ignorons.

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d'autres saints et à d'autres sages? Si vous le comparez aux plus sublimes d'entre les hommes, vous trouverez entre eux et lui plus de différence encore qu'entre le soleil et les autres astres. Réfléchissez avec votre rare esprit à cette comparaison que j'indique en passant, et peut-être y trouverez-vous réponse à une question que vous m'aviez posée sur l'humanité du Christ.

4. Vous désirez aussi savoir si cette vérité suprême, cette suprême sagesse, cette forme première des choses, par laquelle tout a été fait, que notre religion déclare être le Fils unique de Dieu, renferme la raison générale de l'homme et la raison même de chacun de nous. Grande question! Il me parait que, pour faire l'homme, il y a en lui la raison de l'homme seulement, non la mienne ni la vôtre; mais que, pour former le cercle des temps, les diverses raisons dés hommes vivent dans cette Intelligence toujours pure. Ceci est fort obscur, et j'ignore par quelle comparaison on pourrait l'éclaircir, à moins qu'on ne recourût aux sciences dont l'idée est au fond de notre esprit. Dans la géométrie l'angle a sa raison, le carré a la sienne. Toutes les fois que je veux marquer un angle, c'est seulement l'idée de l'angle qui se présente à moi; mais je ne pourrai jamais tracer un carré sans avoir en même temps l'idée de quatre angles: ainsi chaque homme est fait d'après la raison unique par laquelle il est un homme; mais, pour qu'il y ait un peuple, quoique la raison soit une, ce n'est plus la raison de l'homme qu'il faut, c'est la raison des hommes. Nébride fait partie de l'universalité, et l'universalité se compose de parties; le Dieu qui est le créateur de ce tout a dû avoir la raison des parties. C'est pourquoi ce qui est en lui la raison de plusieurs hommes n'appartient pas à l'homme même, quoique, par des moyens merveilleux, tout soit de nouveau ramené à l'unité. Mais vous y repenserez à votre aise; contentez-vous de cette lettre qui déjà dépasse la taille de Naevius.




LETTRE XV. (Année 390)

Saint Augustin manque de tablettes ou de parchemins pour écrire. Il annonce à Romanien son livre sur la Vraie Religion, et l'exhorte à élever son âme au-dessus des biens temporels.

AUGUSTIN A ROMANIEN.

1. Cette lettre en vous prouvant que je manque de papier, ne doit pas vous donner à penser que'1è, sois plus riche en parchemin. J'ai écrit à votre oncle sur les tablettes d'ivoire que j'avais, et, quant à vous, vous pardonnerez facilement à cette petite peau; ce que je devais dire à votre oncle ne pouvait pas se différer, et il eût été fort mal de ne pas vous écrire aussi mais s'il reste chez vous des tablettes qui m'appartiennent, envoyez-les moi pour des besoins de ce genre. J'ai composé quelque chose sur la religion catholique (1), autant que le Seigneur a daigné me le permettre; je veux vous l'envoyer avant d'aller vers vous, si toutefois le papier ne me manque point. Vous vous contenterez d'une écriture quelconque, sortie de l'officine de ceux qui sont avec moi. Des ouvrages dont vous me parlez, je ne me rappelle que les livres de l'orateur; mais je n'ai pu vous répondre rien de plus, que de vous engager à prendre vous-même ce qui vous conviendrait: c'est toujours mon sentiment; absent je ne trouve pas à faire davantage.

2. J'ai été charmé que, dans votre dernière lettre, vous ayez bien voulu me faire part de votre joie domestique; mais m'ordonnez-vous d'ignorer ce qu'il en est de la face d'une «mer tranquille et des flots en repos(1)?» Et je sais que vous ne me l'ordonnez pas et que vous ne l'ignorez pas. Si quelque loisir vous est donné pour penser plus sérieusement que vous ne l'avez fait jusqu'à ce jour, profitez d'une faveur aussi divine. Quand ces choses nous arrivent, ce n'est pas nous-mêmes qu'il faut féliciter, mais ceux-là par qui elles nous viennent; l'administration juste et charitable des biens temporels, accompagnée de calme et de paix, peut nous valoir la récompense des biens éternels, si nous possédons ces richesses sans qu'elles nous possèdent, si leur accroissement n'embarrasse pas notre vie, si lorsque

1. Le livre de la Vraie Religion. Voyez l'Histoire de saint Augustin, chap. 8,ci-dessus, p. 49-51. 1 Virgile, Enéide, V.

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nous croyons les maîtriser, elles ne nous enveloppent pas. Car il a été dit par la bouche même de la Vérité: «Si vous n'avez pas été fidèle dans ce qui n'est point à vous, qui vous donnera ce qui vous appartient (1)?» Dégageons-nous donc du souci des choses changeantes pour chercher des biens solides et certains: prenons notre vol plus haut que nos terrestres richesses. C'est surtout pour échapper à l'abondance de son miel que l'abeille a des ailes; il tue celle qui s'y enfonce.

1. Lc 16,12





Augustin, lettres - LETTRE VII. (Année 389)