Augustin, lettres - LETTRE XXII. (Année 390)

LETTRE XXIII. (Année 392)

Saint Augustin s'adresse à Maximin, évêque donatiste, qu'on accusait d'avoir rebaptisé un diacre catholique; il lui demande des explications à cet égard et l'invite à des conférences de vive voix ou par lettres. Son langage respire le désir de la paix, l'ardent amour de l'unité et de la vérité, et parfois s'élève jusqu'à l'éloquence.

AUGUSTIN, PRÊTRE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE, A SON TRÈS-CHER SEIGNEUR ET VÉNÉRABLE FRÈRE MAXIMIN, SALUT EN NOTRE SEIGNEUR.

1. Avant d'en venir à l'objet de ma lettre, je vous rendrai brièvement compte de son titre, afin que ni vous ni personne n'en soyez troublés. J'ai dit d'abord à mon seigneur parce qu'il est écrit: «Vous êtes appelés, mes frères, à un état de liberté: ayez soin seulement que cette liberté ne vous serve pas d'occasion pour vivre selon la chair; mais assujettissez-vous les uns aux autres par une charité spirituelle (1).» Comme c'est un charitable désir de vous rendre service qui m'inspire cette lettre, ce n'est pas hors de propos que je vous appelle seigneur pour notre unique et vrai Seigneur qui nous a donné ces préceptes. J'ai écrit: au très-cher, et Dieu sait que non-seulement je vous aime, mais que je vous aime comme moi-même, car j'ai la conscience de vous souhaiter tous les biens que je me souhaite. Lorsque j'ai ajouté le mot: honorable, je ne l'ai pas fait par respect pour votre caractère d'évêque; vous n'êtes pas un évêque pour moi; ne prenez pas ceci pour un outrage, c'est ma pensée sur mes lèvres, c'est le oui ou le non recommandé (2). Vous n'ignorez point, et

1. Ga 5,13. - 2. Mt 5,37.

tous ceux qui nous connaissent n'ignorent point que vous n'êtes pas plus mon évêque que je ne suis votre prêtre. Je vous ai de bon coeur appelé honorable, parce que vous êtes homme, parce que l'homme est créé à l'image de Dieu et à sa ressemblance, et qu'il occupe dans l'univers un rang d'honneur, si toutefois il le garde en comprenant ce qu'il faut comprendre. Car il est écrit: «L'homme, tandis qu'il était en honneur, ne l'a point compris; il a été comparé aux bêtes qui n'ont aucune raison, et il leur est devenu semblable (1).» Pourquoi donc ne vous appellerais-je pas honorable en tant que vous êtes homme, surtout quand je n'ose désespérer de votre salut et de votre conversion, pendant que vous êtes encore dans cette vie? Quant à ce nom de frère que je vous donne, vous savez bien que Dieu nous ordonne d'appeler nos frères ceux-là même qui refusent de l'être. Et ceci va droit à l'objet de cette lettre que j'adresse à votre Fraternité; je vous ai rendu compte des mots par où elle commence, écoutez tranquillement ce qui va suivre.

2. Comme je m'exprimais un jour aussi sévèrement que possible sur la triste et déplorable coutume des gens de ce pays qui se disent chrétiens, de rebaptiser des chrétiens, vous ne manquâtes pas d'amis qui dirent à votre louange que vous ne faisiez rien de pareil. J'avoue que je commençai d'abord par ne pas le croire. Considérant ensuite que la crainte de Dieu pouvait saisir une âme humaine occupée de la vie future, et la détourner de ce qui est si évidemment un crime, je le crus, et vous félicitai d'avoir voulu par là ne pas trop vous éloigner de l'Eglise catholique. Je cherchais une occasion de parler avec vous, afin d'effacer, si c'était possible, le petit désaccord qui restait entre nous, lorsque, il y a peu de jours, on m'annonça que vous aviez rebaptisé notre diacre de Mutugenne (2). Je fus violemment affligé et de la malheureuse chute de ce diacre et de votre crime si imprévu, ô mon frère Je sais ce que c'est que l'Eglise catholique: les nations sont l'héritage du Christ, et son royaume n'a pour limites que les limites de la terre. Vous le savez, vous aussi, et, si vous l'ignorez, apprenez-le; cela est facile

1. Ps 48,21. - 2. L'emplacement précis de Mutugenne ne nous est pas connu, mais c'était évidemment dans le voisinage d'Hippone. On sait que les restes d'Hippone se trouvent à un quart de lieue de la villa de Bône. Voyez notre Voyage en Algérie (Etudes africaines), chap. 11.

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lorsqu'on le veut. Rebaptiser un hérétique déjà marqué de ce sceau de sainteté qui est une tradition de la discipline chrétienne, c'est tout à fait un péché; mais rebaptiser un catholique, c'est un crime énorme. Cependant je refusais encore d'y croire parce que j'avais bonne. opinion de vous, et j'allai moi-même à Mutugenne; je ne pus voir le malheureux, mais j'appris;de ses parents que vous en aviez fait un diacre de votre secte. Et en ce moment encore, je suis si prévenu en votre faveur, que je ne puis croire que vous l'ayez rebaptisé.

3. C'est pourquoi, très-cher frère, je vous conjure, au nom de la divinité et de l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de m'écrire ce qu'il en est, et de m'écrire en pensant que votre lettre sera lue dans l'Eglise à nos frères. Je vous le dis à l'avance pour que votre charité ne soit pas offensée de ce que je compte faire à cet égard, et pour que vous ne vous en plaigniez point auprès de nos amis communs. Je ne vois pas ce qui pourrait vous empêcher de m'écrire; si vous rebaptisez, vous n'avez rien à craindre des hommes de votre parti, puisque vous m'écrirez que vous faites ce qu'ils vous ordonneraient, si vous ne le vouliez pas; et vos efforts pour plaider leur cause n'exciteront pas leur colère, mais vous mériteront leurs éloges. Si vous ne rebaptisez pas, armez-vous de la liberté chrétienne, frère Maximin, armez-vous-en, je vous en prie; l'oeil fixé sur le Christ, ne craignez ni le blâme, ni le pouvoir d'aucun homme. La gloire de ce siècle passe, tout ce qui nous séduit ici-bas n'a qu'un jour. Au jour du jugement du Christ, les évêques ne seront défendus ni par leurs siéges élevés, ni par les tentures de leurs chaires, ni par les troupes de vierges sacrées qui vont au-devant d'eux en chantant des cantiques; tous ces honneurs ne leur serviront de rien quand la conscience accusera et que l'arbitre des consciences jugera: les honneurs du temps seront alors dès fardeaux, et ce qui aujourd'hui relève, écrasera. La bonne conscience justifiera peut-être ces hommages publics qu'on nous rend pour le bien de l'Eglise: mais ils seront impuissants à justifier la mauvaise conscience.

4. Si vous remplissez pieusement votre devoir en ne pas réitérant le baptême de l'Eglise catholique, mais plutôt en l'approuvant comme celui de l'unique véritable mère qui donne son sein à toutes les nations pour les régénérer et les abreuver de son lait une fois régénérées; si vous approuvez ce baptême comme étant celui de l'unique héritage du Christ qui s'étend aux deux bouts de la terre, pourquoi votre voix n'éclate-t-elle point avec une heureuse et triomphante liberté? Pourquoi cachez-vous sous le boisseau l'utile éclat de votre lumière? Pourquoi, vous dépouillant des vieux haillons d'une servitude timide pour vous revêtir de confiance chrétienne, ne sortez-vous pas et ne dites-vous pas: - Je ne connais qu'un baptême consacré et marqué par le nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit; il est nécessaire que j'approuve cette forme partout où je la trouve; je ne détruis pas ce que je reconnais venir du Seigneur; je ne souffle pas sur l'étendard de mon roi? - Ceux même qui se partagèrent la robe du Christ ne la déchirèrent point (1), A pourtant ils le voyaient mourir sans croire sa résurrection; si les bourreaux du Christ ne déchirèrent pas sa robe lorsqu'il était pendu à une croix, pourquoi des chrétiens détruiraient-ils son sacrement lorsqu'il est assis au plus haut des cieux? Si j'avais été un juif de l'ancienne loi, alors qu'il n'y avait rien de meilleur, j'aurais reçu la circoncision; ce sceau. de la justice de la foi avait une si grande autorité avant l'avènement du Seigneur, qu'un ange aurait étouffé le fils aîné de Moïse, si sa mère, saisissant une petite pierre aiguë, n'eût circoncis l'enfant (2) et ainsi conjuré le péril. Ce fut par la vertu de ce sacrement de la circoncision que les flots du Jourdain s'arrêtèrent pour remonter vers leur source. Le Seigneur lui-même le reçut en naissant, quoiqu'il dût l'abolir par sa croix. Ces signes n'ont pas été condamnés, mais ont fait place à d'autres. Car, de même que la circoncision a cessé par le premier avènement du Seigneur, de même le baptême cessera par son second avènement. Et comme aujourd'hui, sous le règne de la liberté de la foi, et après la disparition du joug de la servitude, aucun chrétien n'est circoncis; ainsi, quand les justes partageront la gloire du Seigneur, et que les impies seront damnés, il n'y aura plus de baptême, mais il ne demeurera éternellement que les deux choses figurées par ces deux sacrements: la circoncision du coeur et la pureté de la conscience. Si donc, au temps de l'ancienne loi, j'avais été juif, et qu'un Samaritain fût venu vers moi, et que, renonçant à une erreur condamnée par ces

1. Jn 19,24. - 2. Ex 4,25.

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paroles du Seigneur: «Vous adorez ce que vous ne connaissez point; mais nous, nous adorons ce que nous savons, parce que le salut vient des Juifs (1)» si, dis-je, renonçant à une erreur condamnée, ce Samaritain, déjà circoncis par des Samaritains, eût voulu devenir juif, assurément je n'eusse osé le circoncire une seconde fois, et j'aurais été contraint, non pas de recommencer, mais d'approuver ce qui était fait même chez des hérétiques, parce que c'était fait conformément à la loi du Seigneur. Je n'aurais pas trouvé dans un homme déjà circoncis de la place pour répéter la circoncision, parce que cette place est unique; encore moins trouverait-on dans un même coeur de la place pour y répéter le baptême du "Christ, et pour le donner deux fois, cherchez,fin homme qui ait deux coeurs.

5. Si donc vous ne rebaptisez pas, criez que vous faites bien; écrivez-le-moi, non-seulement sans crainte, mais même avec joie. Ne vous laissez pas effrayer, frère, par vos amis, quand ils tiennent conseil. Si cela ne leur convient pas, ils ne sont pas dignes de vous avoir; si, au contraire, cela est de leur goût, nous espérons de la miséricorde de Dieu, qui n'abandonne jamais ceux qui craignent de lui déplaire et s'efforcent de lui plaire, que la paix se fera bientôt entre nous. Il ne faut pas que, pour garder ces honneurs pesants dont il nous sera demandé un compte formidable, des peuples chrétiens qui n'ont dans leurs demeures qu'une même nourriture, ne puissent pas se retrouver à la table du Christ. N'est-il pas déplorable que l'homme et la femme, qui ont juré par le Christ de se garder fidélité l'un à l'autre, déchirent le corps de ce même Christ par une communion différente? Si par votre modération et,votre prudence, par cet amour que nous devons à Celui dont le sang a coulé pour nous, vous avez enlevé du milieu de ce pays un si grand scandale, un si grand triomphe du démon, une si grande cause de ruine pour les âmes, qui dira la palme que le Seigneur vous prépare en récompense:de ce salutaire exemple que vous aurez donné pour guérir les autres membres malades qui, de toutes parts, en Afrique, sèchent misérablement couchés dans la poussière? Vous ne pouvez voir mon coeur, et combien je crains de paraître vous parler plus avec dérision qu'avec amour! Mais que puis-je faire de plus que de vous montrer mon discours comme je montre à Dieu le fond de mon âme?

1. Jn 4,22.

6. Ecartons ces accusations vaines que les partis, dans leur ignorance, se jettent à la tête; faites-moi grâce des temps Macariens (1), et je ne vous parlerai pas de la cruauté des Circoncellions (2). Si l'un ne vous regarde pas, l'autre ne me regarde pas davantage. L'aire du Seigneur n'a pas encore été vannée; elle ne peut pas être sans paille. Pour nous, nous prions et faisons tout ce que nous pouvons pour devenir le froment. Je ne puis me taire au sujet de notre diacre rebaptisé, car je sais tout ce qu'il y aurait de mauvais pour moi dans un tel silence. Je ne songe pas à passer inutilement mon temps dans les honneurs ecclésiastiques, mais je songe à rendre compte au Prince de tous les pasteurs des brebis qui m'ont été confiées. Si par hasard vous ne vouliez point que je vous écrivisse ces choses, il faudrait, frère, pardonner à mes craintes: j'appréhenderais beaucoup que d'autres catholiques fussent rebaptisés par vos amis, si je me renfermais dans le silence ou la dissimulation. J'ai donc résolu, autant que le Seigneur me donnera de pouvoir et de force, de conduire cette affaire de manière à ne laisser ignorer à aucun de ceux qui sont en communication avec nous dans nos conférences pacifiques combien grande est la différence entre l'Eglise catholique et les hérésies ou les schismes, et combien il faut éviter ces zizanies, ces sarments retranchés de la vigne du Seigneur. Acceptez de bon coeur une conférence avec moi, consentez à la lecture publique de nos lettres, et j'en aurai une joie ineffable. Dans le cas où vous n'accepteriez pas cela, frère, que dois-je faire, sinon lire, même malgré vous, nos lettres au peuple catholique, au profit de son instruction? Si vous ne daignez, pas me répondre, je reste décidé à lire ma lettre, afin que les catholiques, connaissant au moins jusqu'à quel point vous vous défiez de votre cause, aient honte désormais de se faire rebaptiser.

1. Les donatistes, dont les erreurs seront fortement réfutées dans beaucoup de lettres de saint Augustin, se plaignaient à tout propos d'une persécution qu'ils auraient eu à souffrir sous l'empereur Constant, vers le milieu du quatrième siècle, et qui, selon eux, avait été causée par la mission en Afrique, de Macaire et de Paul, deux personnages de la cour impériale. Les donatistes avaient appelé du nom de l'un de ces personnages l'époque de cette prétendue persécution. Mais leurs reproches à cet égard n'avaient rien de fondé. La mission de Macaire et de Paul fut toute pacifique; les violences partirent des, rangs des sectaires, et s'il y eut ensuite des donatistes atteints, c'est que les catholiques avaient dû pourvoir à leur défense. - 2. Les Circoncellions représentaient, dans le parti de Donat, la violence furieuse et le brigandage.

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7. Je ne ferai rien, tant que des soldats seront là, pour que nul d'entre vous ne me croie plus désireux. de trouble que de paix; j'attendrai le départ de la troupe: il faut que tous ceux qui nous entendront comprennent qu'il ne s'agit pas de forcer personne à prendre tel ou tel parti, riais de laisser la vérité se montrer paisiblement à ceux qui la cherchent. On n'aura pas à craindre de notre côté les puissances temporelles; faites que de votre côté on n'ait pas à redouter les Circoncellions. Occupons-nous de la chose elle-même; agissons avec raison; agissons avec les autorités des divines Ecritures; demandons aussi doucement et aussi paisiblement que possible; cherchons, frappons à la porte, afin de recevoir et de trouver: on nous ouvrira. Puissent, avec l'aide de Dieu, nos communs efforts et nos prières effacer de notre pays cette honte et cette impiété des régions africaines! Si vous ne voulez pas croire que j'attende le départ des soldats pour commencer, ne me répondez pas auparavant; si je venais à lire ma lettre au peuple pendant que des soldats sont encore au milieu de nous, vous n'auriez qu'à la produire pour me convaincre de mauvaise foi. Que la miséricorde du Seigneur m'épargne une pareille infraction des saintes lois, dont il a daigné m'inspirer l'amour en me soumettant à son joug!

8. Si mon évêque avait été ici, il vous aurait écrit peut-être, ou bien je l'aurais fait par ses ordres ou avec sa permission. Mais il était absent quand j'ai entendu parler de ce diacre rebaptisé, et je n'ai pas voulu laisser refroidir cette action par un retard: la véritable mort de l'un dé mes frères m'avait trop ému de douleur! Cette douleur, grâce à la miséricorde et à la providence du Seigneur, trouvera peut-être dans la paix un adoucissement. Que Dieu daigne vous inspirer un esprit pacifique, ô mon très cher seigneur et frère!




LETTRE XXIV. (A la fin de l'année 394)

Nos lecteurs savent combien le nom de saint Paulin se mêle au souvenir de saint Augustin; la lettre qu'on va lire, adressée à Alype, alors évêque, est un charmant et curieux monument des vieux temps chrétiens; ces saints personnages, qui ne se connaissent que par l'âme et une foi commune, qui se demandent comment ils sont arrivés au christianisme et où ils sont Vis, saisissent profondément notre imagination et notre coeur. Alype avait envoyé à Paulin un ouvrage de saint Augustin, et Paulin envoie à Alype une copie de la chronique d'Eusèbe de Césarée.

PAULIN ET THÉRASIE, PÉCHEURS, A LEUR HONORABLE SEIGNEUR ET TRÈS-SAINT PÈRE ALYPE.

1. C'est une charité bien vraie, une bien parfaite affection que celle dont vous nous envoyez le témoignage, ô seigneur vraiment saint et très-digne de tous nos voeux! Nous avons reçu par notre serviteur Julien, à son retour de Carthage, une lettre où votre Sainteté se montre à nous avec une telle lumière, qu'il nous a semblé, non pas vous voir pour la première fois, mais vous retrouver.

Votre charité découle de Celui qui nous a prédestinés pour lui dés l'origine du monde, de celui en qui nous étions faits avant de naître, parce que c'est lui qui nous a faits et non pas nous, et il a fait tout ce qui doit être. Formés par sa prescience et son oeuvre pour l'accord des volontés et pour l'unité de la foi ou la foi de l'unité, nous sommes unis ensemble à l'aide d'une charité qui a devancé la connaissance que nous avons eue les uns des autres, et qui nous rapprochait mutuellement, grâce aux révélations de l'Esprit divin, avant que nos visages se fussent rencontrés. C'est pourquoi nous nous en réjouissons et nous nous en glorifions dans le Seigneur, qui, seul et toujours le même, opère partout dans les siens sa charité par son Esprit saint qu'il a répandu sur toute chair, versant avec les flots rapides de son fleuve une pure allégresse dans la cité qui lui appartient: il vous a fait le chef de cette ville qu'il aime, et vous en a donné le siège apostolique. Et nous, qu'il a relevés de nos ruines et tirés de la poussière de la pauvreté, il a bien voulu nous donner une part de vos dignités (1). Mais nous rendons surtout grâces à Dieu de nous avoir donné une place dans votre coeur; il a daigné nous mettre si avant dans vos entrailles, que nous avons le droit de croire à votre particulière affection; tels ont été vos bons offices et vos dons, que nous ne pouvons pas vous aimer peu, ni vous aimer sans une entière confiance.

2. Nous avons reçu, en effet, une grande marque de votre affection et de votre sollicitude: l'ouvrage en cinq livres (2) d'un homme saint et parfait dans le Seigneur Christ, notre frère Augustin: notre admiration pour cet ouvrage est si vive, qu'il nous semble que c'est Dieu qui l'a dicté. Aussi, encouragés par notre douce union avec vous, avons-nous osé écrire à Augustin lui-même, espérant que vous voudrez bien excuser auprès de lui notre ignorance et nous recommander à sa charité: nous recommander également à tous les saints dont vous avez daigné nous transmettre les témoignages bienveillants: daigne aussi votre sainteté offrir, avec une affection pareille, nos respectueuses salutations soit à ceux qui dans le clergé sont associés à vos religieux travaux, soit à ceux qui, dans les monastères, sont les imitateurs de votre foi et de votre vertu. Bien que, placé au milieu des peuples avec la garde d'un peuple, vous gouverniez,

1. Saint Paulin était alors prêtre et ne fut évêque de Nole que dans l'année 409. - 2 Il s'agit ici des traités de saint Augustin contre les Manichéens.

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pasteur vigilant, sentinelle inquiète, les brebis du pâturage du Seigneur; cependant, ayant rompu avec le siècle, avec la chair et le sang, vous vous êtes fait à vous-même un désert où la foule ne vous suit pas, où vous ne conversez qu'avec quelques âmes.

3. Quoique je sois au-dessous de vous en toute chose, pourtant selon vos ordres et en faible échange- des présents que j'ai reçus de vous, je me suis procuré pour vous l'Histoire du vénérable Eusèbe, évêque de Césarée (1), qui traite de tous les temps. Je vous ai fait attendre, parce que je n'avais pas cet ouvrage; je l'ai trouvé à Rome, d'après vos instructions, chez notre très-saint père Domnion, qui a mis d'autant plus de promptitude à remplir mon désir, que je lui avais dit que c'était pour vous. Comme vous avez daigné m'indiquer les lieux où vous pouvez être, nous avons écrit, selon vos conseils, à notre père Aurèle, votre vénérable compagnon de dignité, afin que, si vous vous trouvez maintenant à Hippone, il veuille bien 'vous envoyer notre lettre et la copie de l'ouvrage, qui aura été faite à Carthage. Nous avons prié aussi les saints hommes Comit et Evode, dont nous.vous devons la connaissance, avec des témoignages de leur charité, d'écrire de leur côté, pour que notre père Domnion ne demeure pas trop longtemps sans le livre qui lui appartient, et que votre copie vous reste sans qu'on ait à vous la redemander.

4. Puisque, sans l'avoir attendu ni mérité, vous me comblez d'un si grand amour, je vous demande particulièrement une chose en échange de cette Histoire que je vous envoie, c'est que vous me racontiez toute l'histoire de votre sainteté, où vous êtes né, quelle est votre famille, vous que le Seigneur a appelé à une dignité si élevée? Comment, renonçant à la chair et au sang, vous avez passé de la mère qui vous donna le jour.à cette mère des enfants de Dieu qui met sa joie à voir croître sa famille, et comment vous êtes monté à la sainte royauté du sacerdoce. En nie disant que c'est à Milan que vous avez connu notre humble nom, à l'époque où vous vous prépariez au baptême, vous avez éveillé, je l'avoue, ma curiosité, et vous m'avez donné envie de. savoir toute votre vie: j'aurai surtout à me féliciter si c'est le vénérable Ambroise qui vous a attiré an christianisme ou qui vous a ordonné prêtre, et si nous avons ainsi un même père dans la foi. Quant à aloi, quoique baptisé à Bordeaux par Dauphin et ordonné prêtre par Lampius à Barcelone, en Espagne, sous le coup de l'ardente et soudaine violence du peuple, c'est l'affection d'Ambroise qui m'a nourri dans la foi et qui maintenant me réchauffe dans l'ordre du sacerdoce; il a voulu que je fisse partie de son clergé, et, quels que soient les lieux où je me trouve, le suis censé prêtre de son Eglise.

1. Le texte latin porte ici: Eusebii venerabilis episcopi Constantinopolitani. Il est évident que ce dernier mot est une erreur de copiste et qu'il faut lire: Caesariensis (de Césarée). La chronique d'Eusèbe commence à l'origine du monde et va jusqu'à la vingtième année du règne de Constantin.

5. Mais, pour ne vous laisser rien ignorer de ce qui me touche, sachez que, ancien pécheur, il n'y a pas longtemps que j'ai été tiré des ténèbres et de l'ombre de la mort pour respirer l'esprit de vie; qu'il n'y a pas longtemps que j'ai mis la main à la charrue et que je porte la croix du Seigneur: puissent vos prières m'aider à porter cette croix jusqu'à la fin! Ce sera une récompense ajoutée à toutes celles que vous aurez méritées, si vous venez à notre secours pour soulever notre fardeau. Le saint qui assiste celui qui souffre (je n'ose pas dire son frère) sera, élevé en gloire comme une grande cité. Et n'êtes-vous pas comme la ville bâtie sur la montagne? ou bien, lampe allumée sur le chandelier, ne brillez-vous pas de la lumière aux sept dons? Nous, au contraire, nous sommes cachés sous le boisseau de nos péchés; visitez-nous par vos lettres, et rendez sur nous quelques-uns de ces rayons que vous jetez du haut du chandelier d'or. Vos paroles éclaireront notre chemin; l'huile de votre lampe servira d'onction à notre tête. Notre foi s'allumera quand nous aurons reçu du souffle de votre bouche la nourriture de l'esprit et la lumière de l'âme.

6. Que la paix et la grâce de Dieu soient avec vous, et que la couronne de justice vous demeure en ce jour, ô seigneur père, justement cher, très-vénérable et très-désiré! Nous vous prions de saluer avec beaucoup d'affection et de respect les bénis compagnons et imitateurs de votre sainteté, vos frères dans le Seigneur et les nôtres, s'ils daignent nous permettre de les appeler de ce nom, tant dans les églises que dans les monastères, Carthage, à Thagaste, à Hippone, et ceux qui servent catholiquement le Seigneur dans toutes vos paroisses (1) et tous les lieux qui vous sont connus en Afrique. Si vous recevez le manuscrit même du saint père Domnion, vous daignerez nous le renvoyer après en avoir fait prendre copie. Dites-moi, je vous prie, laquelle de mes hymnes vous connaissez. Nous envoyons à votre Sainteté un seul pain en vue de l'unité; mais, dans ce pain, toute la Trinité est aussi contenue: en daignant l'agréer, vous en ferez une eulogie (2).

1. Parochiis tuis. Voilà le mot de paroisse bien ancien dans la langue catholique. - 2. Eulogie veut dire ici bénédiction. On donnait ce nom au pain bénit dans les premiers siècles de l'Eglise. Saint Paul et quelques Pères ont ainsi appelé le sacrement de l'Eucharistie; mais les vieux temps chrétiens ont généralement attribué à ce mot le sens que lui donne saint Paulin dans cette lettre.




LETTRE XXV. (Année 394)

Voici encore une lettre de saint Paulin; elle est adressée à saint Augustin lui-même. Paulin exprime son admiration pour l'ouvrage qu'il avait reçu d'Alype, et ses paroles nous donnent la mesure des sentiments qu'inspirait le prêtre Augustin. On remarquera avec quelle humilité profonde saint Paulin parle de lui-même.

PAULIN ET THÉRASIE, PÉCHEURS, A LEUR VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET FRÈRE AUGUSTIN.

1. Si nous sentons assez de confiance pour oser (548) vous écrire, nous le devons à la charité du Christ qui nous presse et qui lie dans l'unité de la foi ceux-là même qu'une longue distance sépare. Cette charité vous a mis dans mes entrailles au moyen de vos ouvrages si riches des trésors de l'éloquence, doux comme un miel céleste, et qui sont à la fois pour mon âme un remède et une nourriture: je les tiens en cinq livres que nous avons reçus en présent de notre béni et vénérable évêque Alype, non-seulement pour notre instruction, mais pour, l'avantage de plusieurs cités de l'Eglise. Je lis donc à présent ces livres; je m'y délecte. J'y prends ma nourriture, non point une nourriture périssable, mais celle d'où découle la vie éternelle par notre foi qui nous incorpore en Jésus-Christ, Notre-Seigneur. Notre foi, qui néglige les choses visibles et n'aspire qu'aux invisibles, attachée aux vérités révélées par le Dieu tout-puissant, se fortifie par les écrits et les exemples des fidèles. O véritable sel de la terre, qui préservez nos coeurs et les empêchez de s'affadir dans les illusions du siècle! O lampe dignement placée sur le chandelier de l'Eglise, dont la lumière, nourrie de l'huile d'allégresse de la mystérieuse lampe aux sept dons, se répand au loin sur les villes catholiques, et chasse les épaisses ténèbres de l'hérésie, et par les vives clartés d'un discours lumineux, sépare la splendeur de la vérité des nuages de l'erreur.

2. Vous voyez, mon frère, vous si admirable et si digne d'être recherché en Jésus-Christ, combien il m'est doux de vous connaître, avec quelle extase je vous admire, avec quel grand amour je vous embrasse, moi qui jouis chaque jour de l'entretien de vos écrits, et qui respire le souffle de votre bouche! Car j'appellerai avec raison votre bouche un canal d'eau vive et une veine de la source du ciel, parce que Jésus-Christ est devenu en vous une source qui jaillit dans la vie éternelle (1); c'est en vous que mon âme en a soif, et ma terre a désiré s'enivrer des eaux fécondes de votre fleuve. Me voilà armé contre les manichéens par votre Pentateuque; si vous avez préparé quelques armes contre d'autres ennemis de la foi catholique (car notre ennemi est fertile en moyens de nuire, et il faut lui opposer autant de traits qu'il dresse d'embûches), je vous prie de les tirer pour moi de votre arsenal, et de ne pas refuser de me donner ces armes de justice. Je suis encore un pécheur qui gémit sous un grand fardeau. Je date de loin dans les rangs des pécheurs, mais il n'est pas de soldat plut nouveau que moi dans la milice du roi éternel. Misérable que je suis, j'ai admiré jusqu'ici la sagesse du monde, et pendant que je m'attachais à cette sagesse réprouvée et que je passais mes jours en d'inutiles études, je n'étais aux yeux de Dieu qu'un insensé et un muet. Après avoir vieilli au milieu de mes ennemis et m'être égaré dans mes pensées, j'ai levé les yeux vers les montagnes du côté des préceptes de la loi et des dons de la grâce: c'est de là que m'est venu le secours du Seigneur qui, ne me traitant pas selon mes iniquités, a dissipé mon aveuglement, brisé mes chaînes et humilié mes fausses grandeurs pour relever ma pieuse humilité.

1. Jn 4,14.

3. C'est pourquoi je suis d'un pas encore inégal les grandes traces des justes, et je voudrais, par vos prières, atteindre au but que Dieu m'a marqué lorsque sa miséricorde m'a pris par la main. Dirigez donc cet enfant qui se traîne sur la terre,. et enseignez-lui à marcher sur vos traces. Je ne veux pas que vous regardiez en moi l'âge de la naissance corporelle, mais seulement la date de mon lever spirituel; mon âge selon la chair est celui de l'homme (1) que les apôtres, par la puissance du Verbe, guérirent à la porte du temple appelée la Belle Porte (2); pour ce qui est de ma naissance dans la vie spirituelle, je suis au temps de cette enfance (3) qui, frappée par des coups dirigés contre le Christ, précéda, avec des flots d'un sang pur l'immolation de l'Agneau, et fut comme le présage de la passion du Seigneur. Nourrissez donc de vos discours l'enfant qui, dans son âge spirituel, en est encore au lait de la parole, de Dieu et soupire après les mamelles de la foi, de la sagesse et de la charité. A considérer les devoirs communs, vous êtes mon frère; si on considère la maturité de votre esprit et de votre jugement, vous êtes mon père, quoique peut-être vous soyez plus jeune d'âge que moi; mais une sagesse blanchie vous a élevé jeune encore à la maturité du mérite et à l'honneur qu'on rend aux vieillards. Réchauffez-moi et fortifiez-moi dans les saintes lettres et les études spirituelles; j'y suis nouveau, comme je vous l'ai dit; après de longs périls et beaucoup de naufrages, et encore sans expérience, je, sors à peine des flots du siècle; recevez-moi dans votre sein comme dans un sûr asile, vous qui êtes sur la terre ferme, et faites que nous naviguions ensemble, si vous m'en croyez digne, vers le port du salut. Pendant que je m'efforce de me tirer des périls de cette vie et du profond abîme de mes péchés, soutenez-moi par vos prières comme avec une planche sur les vagues, afin que j'échappe nu à ce monde comme on échappe à un naufrage.

4. Aussi ai-je eu soin de me débarrasser de mes bagages et de me dépouiller des vêtements qui me chargeaient, pour que je pusse, par les ordres et le secours du Christ, dégagé de tous les liens de la chair et de tout souci du lendemain, m'échapper à la nage à travers la mer de la vie présente dont les flots orageux nous séparent de Dieu, et où l'on entend les péchés aboyer entre les deux rivages (4). Je ne me vante pas d'avoir achevé ceci; et quand même je pourrais m'en glorifier, ce serait dans le Seigneur, à qui il appartient d'achever ce qu'il nous inspire: mais jusques ici mon âme a souhaité ardemment que les jugements du Seigneur devinssent l'objet de ses voeux; voyez si on est arrivé à suivre la volonté de Dieu lorsqu'on en est encore à souhaiter de le désirer. Cependant, je sens que j'aime la beauté de la maison sainte; et

1. Il avait un peu plus de quarante ans. - 2. Ac 3,7 Ac 4,22. - 3. Les Innocents massacrés par Hérode. - 4. Allusion au souvenir mythologique des chiens de Scylla.

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si j'avais pu y choisir ma place, j'aurais voulu ne prendre que la dernière. Mais celui à qui il a plu de me mettre à part dès le sein de ma mère et de m'arracher aux amitiés de la chair et du sang pour m'attirer à sa grâce, a voulu, quoique je fusse dépourvu de tout mérite; me tirer de la terre et d'un gouffre de misère, et m'élever du fond de la lie pour me placer avec les princes de son peuple et m'associer à votre rang, afin que je fusse votre égal comme prêtre, tout en restant bien inférieur à vous par les mérites.

5. Si, tout indigne que je sois d'un tel honneur, je ne crains pas de vous appeler mon frère, ce n'est point présomption de ma part, mais c'est que Dieu l'a ainsi ordonné et que cela lui a plu. Et je n'ignore pas d'ailleurs que, dans l'état de sainteté où vous êtes, vous n'avez aucun goût pour ce qui est éclatant, et que vous recherchez ce qui est pauvre et petit. Voilà pourquoi j'espère que vous recevrez volontiers, et du fond du coeur, notre affection, qui, j'en ai la confiance. a dû déjà vous être offerte par le saint évêque Alype, notre père (car il daigne nous permettre de lui donner ce nom ). Il vous aura donné l'exemple de nous aimer avant que nous nous fussions rencontrés, et bien au delà de notre mérite, lui qui, par cet esprit de véritable affection dont la force pénétrante se répand en tout lieu, en nous aimant a pu nous voir, et, en s'entretenant avec nous, a pu nous atteindre, quoique nous lui fussions inconnus et malgré de longs espaces de terre et de mer. Le présent qu'il nous a fait de vos livres a été la première preuve de son affection, et nous y avons vu aussi un gage de votre charité. Et de même qu'il s'est grandement appliqué à nous faire beaucoup aimer votre Sainteté, non-seulement par des paroles, mais encore par des oeuvres remplies de votre éloquence et de votre foi; ainsi croyons-nous qu'il aura pris soin de vous inspirer pour nous un attachement qui sera une imitation du sien. Nous souhaitons que la grâce de Dieu demeure éternellement avec vous, comme elle y est, ô vénérable et si désirable frère dans le Seigneur Christ? Nous saluons d'une vive affection fraternelle votre maison tout entière, tous ceux qui sont associés à votre saint ministère et qui sont les imitateurs de votre sainteté dans le Seigneur. Nous vous prions de bénir, en le recevant, le pain que nous envoyons à votre charité en signe d'union spirituelle.





Augustin, lettres - LETTRE XXII. (Année 390)