Augustin, lettres - LETTRE CCII bis (1). (Au commencement de l'année 417)

LETTRE CCIII. (Année 420)

Cette petite lettre, adressée à un personnage que nous croyons avoir été proconsul en Afrique, est une leçon donnée à tous ceux qui se jettent dans les choses humaines sans en avoir senti le néant.

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE, ÉMINENT SEIGNEUR ET DÉSIRABLE FILS LARGUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

J'ai reçu la lettre où votre excellence demande que je vous écrive. Vous ne le souhaiteriez pas si vous n'aimiez pas d'avance ce que je puis vous dire. Et qu'ai-je à vous répéter, si ce n'est qu'après avoir recherché peut-être les vaines grandeurs de ce monde quand vous ne les connaissiez pas, vous devez les mépriser maintenant que vous les connaissez? Elles ont une douceur qui trompe; on s'y fatigue sans fruit; on y craint toujours, et les positions les plus hautes y sont les plus dangereuses. On y fait les premiers pas sans prévoyance et les derniers avec repentir. Telles sont toutes les choses de cette triste et mortelle vie: l'homme les désire avec plus de cupidité que de prudence. Les âmes chrétiennes ont d'autres espérances, d'autres fruits de leurs peines, d'autres récompenses des dangers dont elles triomphent. Il n'est pas possible d'être ici-bas sans crainte, sans douleur, sans travail, sans péril; mais il importe beaucoup de savoir pour quel motif, dans quelle attente et dans quel but on souffre. Quand je considère ceux qui aiment ce monde, je ne sais jamais quel pourrait être le bon moment pour essayer de les guérir avec des paroles de sagesse. Les choses réussissent-elles à leur gré? ils repoussent du haut de leur bonheur superbe les avertissements salutaires, et traitent de vieille chanson ce qu'on leur dit. Sont-ils dans l'adversité? ils s'occupent bien plus d'en sortir que de prendre le remède qui peut les guérir et les conduire où les tourments ne peuvent plus les atteindre. Parfois cependant il en est qui ouvrent à la vérité les oreilles du coeur, le plus souvent dans l'infortune, rarement dans la prospérité. Mais ils sont en petit nombre, comme il a été prédit; je désire que vous soyez de ceux-là, parce que je vous aime sincèrement, mon illustre, éminent seigneur et désirable fils. Que cet avertissement soit une réponse à votre lettre. Je ne voudrais pas que vous eussiez à endurer encore les douleurs par où vous avez déjà passé; mais je gémis davantage que votre vie ne devienne pas meilleure après d'aussi tristes épreuves.




LETTRE CCIV. (Année 420)

Saint Augustin éclaire et rassure le tribun Dulcitius sur ses propres devoirs à l'égard des donatistes; il s'explique sur les furieux de ce parti qui poussaient le délire jusqu'à se donner la mort.

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET HONORABLE FILS DULCITIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je dois, selon votre désir, vous mettre à même de répondre aux hérétiques, dont votre vigilante activité cherche aussi le salut, avec l'aide de la miséricorde du Seigneur. Une multitude considérable d'entre eux apprécie la grandeur du bienfait qu'on leur accorde, et nous nous en réjouissons; toutefois, il en est parmi eux qui, ingrats envers Dieu et envers les hommes dans un malheureux instinct de fureur, et ne pouvant nous atteindre de leur rage meurtrière, croient nous épouvanter par leur propre mort: privés de la joie de nous tuer, ils sont réduits à jouir de la tristesse que nous éprouvons en les voyant se tuer eux-mêmes. Mais l'erreur furieuse d'un petit nombre d'hommes ne doit pas empêcher le salut de tant de peuples. Quels sont nos desseins sur eux? Dieu le sait, les hommes sages aussi; nos ennemis eux-mêmes le savent, malgré la violence de leurs haines. Puisqu'ils pensent que l'atrocité de leur mort volontaire est poumons (10) un sujet d'effroi, ils ne.mettent donc point en doute que nous ne voudrions pas qu'ils périssent.

2. Mais que devons-nous faire en voyant que, Dieu aidant, beaucoup de donatistes trouvent, par votre moyen; le chemin de la paix? Est-ce que nous pouvons et nous devons vous arrêter dans cette oeuvre d'unité, parce que nous craindrons que des gens impitoyables, cruels envers eux-mêmes, ne périssent, non point par notre volonté, mais par la leur propre? Certainement nous souhaiterions que tous ceux qui portent l'étendard du Christ -contre le Christ et s'arment orgueilleusement contre l'Évangile avec l'Évangile même qu'ils n'entendent pas, revinssent de leur sentiment impie et se réjouissent avec nous dans l'unité. Mais puisque Dieu, par des dispositions cachées mais justes, a prédestiné quelques-uns d'entre eux aux. dernières peines, et que le nombre des donatistes, ramenés à la vérité, est incomparablement plus grand; mieux vaut, sans aucun doute, qu'une poignée de furieux périssent dans les feux allumés de leurs propres mains, que si tant. de peuples, restés dans un schisme sacrilège, tombaient dans les flammes éternelles. L'Eglise s'afflige de la mort volontaire de ce petit nombre comme s'affligeait le saint roi David en apprenant le trépas de ce fils rebelle que son amour avait tant recommandé d'épargner. David éclata en sanglots, quoique la mort d'Absalon eût été méritée par une horrible impiété. Cependant, le fils superbe et méchant étant allé en son lieu, le peuple de Dieu, que sa révolte avait divisé, reconnut son vrai roi, et l'unité rétablie consola le père de la perte de son fils (1).

3. Nous ne vous blâmons donc pas, illustre seigneur et honorable fils, pour avoir cru devoir avertir de tels hommes; à Thamugas, par une ordonnance. Mais parce que vous y dites: «Sachez que vous subirez une mort méritée, il ont cru, comme leurs écrits nous le montrent, que vous les menaciez de les faire mourir; ils n'ont pas compris que vous avez seulement parlé de cette mort qu'ils veulent eux-mêmes se donner. Car vous n'avez reçu d'aucune loi le droit de vie et de mort sur eux; les décrets impériaux, dont l'exécution vous est confiée, ne prescrivent pas qu'ils soient punis par le dernier supplice. Vous vous êtes mieux expliqué à cet égard dans votre seconde

1. 2S 18,19.

ordonnance. En écrivant à leur évêque (1) avec douceur, vous avez montré quel esprit de mansuétude anime, dans l'Eglise catholique, ceux même qui, au nom des empereurs chrétiens, sont chargés de ramener les errants par la crainte ou par le châtiment; peut-être l'avez-vous traité avec plus de témoignages d'honneur qu'il ne convenait d'en donner à un hérétique.

4. Vous demandez que je réponde à la lettre que cet évêque vous a adressée; vous pensez sans doute que ce serait un service à rendre aux gens de Thamugas, et qu'il faudrait soigneusement réfuter la doctrine trompeuse de celui qui les séduit; nais je spis chargé d'occupations, et d'ailleurs, dans beaucoup de mes ouvrages, j'ai réfuté tous les vains discours de ce genre. Déjà, dans je ne sais combien d'entretiens et de lettres, j'ai montré que les donatistes ne peuvent pas avoir la mort des martyrs, parce qu'ils n'ont pas la vie des chrétiens; ce qui fait le martyr ce n'est pas le supplice, c'est a cause pour laquelle on est frappé. J'ai établi aussi que le libre arbitre donné à l'homme n'empêche pas qu'il n'y ait des peines très-justement portées par les lois divines et humaines contre les péchés graves, et qu'il appartient aux rois pieux de la terre de réprimer par une sévérité convenable, non-seulement les adultères, les homicides et d'autres crimes de cette espèce, mais encore les sacrilèges (2); j'ai montré que c'est une grande erreur de croire que les donatistes soient repus parmi nous tels qu'ils sont, parce que nous ne les rebaptisons pas. Comment resteraient-ils les mêmes, puisqu'ils sont hérétiques et qu'ils deviennent catholiques en passant dans nos rangs? Le sacrement une fois donné ne se réitère pas, mais il ne s'ensuit pas qu'il ne soit point permis de corriger la dépravation des âmes.

5. Quant à ces furieux qui se donnent la mort et sont un objet de détestation et d'abomination pour tous ceux de leur parti dont la folie n'égale pas leur folie, nous avons répondu souvent d'après les Ecritures et d'après les idées chrétiennes: «A qui sera bon celui qui est mauvais à lui-même (3)?» Celui qui croit pouvoir se tuer lui-même, se croira-t-il obligé de tuer son prochain placé dans les mêmes épreuves que lui, parce qu'il est écrit: «Tu

1. L'évêque donatiste de Thamugas se nommait Gaudentius. - 2. Voir la lettre 155. - 3. Si 14,5

aimeras ton prochain comme toi-même (1)?» Il n'est pas permis, sans le commandement de la loi ou des puissances légitimes,, de tuer même celui qui le veut et le demande, et qui ne peut plus vivre; l'Écriture nous le fait voir assez. Le roi David fit périr celui qui avait tué le roi Saül, quoique celui-ci, blessé et à demi-mort, l'eût demandé et qu'il eût imploré comme une grâce un dernier coup pour délivrer son âme des chaînes qui, malgré elle, la retenaient dans le corps (2). Si donc ôter la vie à en homme, sans être revêtu d'un droit légitime, c'est être homicide; il faut n'être pas homme pour n'être pas homicide quand on se tue soi-même. Nous avons dit tout cela, de différentes manières, dans beaucoup de discours et de lettres.

6. Cependant, je l'avoue, je ne me souviens pas d'avoir répondu à ce qu'ils disent du vieillard Razias; après d'inutiles recherches dans tous les auteurs ecclésiastiques, ils se vantent enfin d'avoir trouvé, dans le livre des Macchabées, cet exemple dont ils voudraient s'armer pour justifier le crime de leur suicide (3). Pour les réfuter, il suffira à votre charité et à tout homme sage de leur dire qu'ils auront le droit de citer cet exemple s'ils sont disposés à appliquer à la vie chrétienne tout ce qui est raconté des Juifs et rappelé dans leurs Écritures. Parmi les actions des personnages loués dans l'Ancien Testament, il en est qui ne conviendraient pas à notre temps et qui, même en ce temps-là, n'étaient pas conformes à l'idée du bien; telle fut l'action de Razias. Son rang parmi les siens et sa courageuse persévérance dans la loi, l'avaient fait appeler le père des juifs, et nous savons, d'après les paroles de l'Apôtre, que le judaïsme, comparé à la justice chrétienne, n'était que chose vile (4). Quoi d'étonnant que Razias, saisi d'une pensée d'orgueil comme il en vient au coeur d'un homme, ait mieux aimé périr de ses propres mains que de subir une indigne servitude au milieu de ses ennemis, après avoir été si considérable aux yeux des siens!

7. Les païens lie manquent pas de célébrer ces choses-là dans leurs écrits. Dans le livre des Macchabées, l'homme est loué, il est vrai, mais son action ne l'est pas: elle n'est que racontée; on la met sous nos yeux plutôt comme une chose soumise à notre jugement que proposée

1.Mc 12,31 Lv 19,18. - 2. 2S 1,1-16. - 3. 2M 14,37-46. - 4. Ph 3,8.

à notre imitation; nous ne devons pas assurément la juger avec notre propre jugement, ce que nous pourrions faire aussi en notre qualité d'hommes, mais avec la saine doctrine très-claire sur ce point, même dans les anciennes Écritures. La conduite de Razias s'éloignait de ces prescriptions des Livres saints: «Accepte tout ce qui t'arrive, demeure en paix dans ta douleur, et, au temps de ton humiliation, garde la patience (1).» En choisissant ainsi sa mort, cet homme n'obéit donc point à des inspirations de sagesse; mais il se refusa à porter l'humiliation.

8. Il est écrit qu'il voulut mourir «noblement et courageusement (2).» L'Écriture ne dit pas: sagement. Il voulut mourir «noblement,» c'est-à-dire de peur de perdre dans l'esclavage la liberté dont jouissait sa race; «courageusement,» c'est-à-dire qu'il eut assez de force d'âme pour se tuer lui-même. N'ayant pu se donner tout à fait la mort d'un coup d'épée, Razias se précipita du haut d'un mur; et malgré cela vivant encore, courut vers une pierre brisée; debout et ayant perdu tout son sang, il s'arracha les entrailles, et, de ses deux mains, les jeta sur la foule, et puis, dans son épuisement, il mourut (3). Ces choses sont grandes, et ne sont pas bonnes cependant; car tout ce qui est grand n'est pas bon, puisqu'il y a même des crimes qui ont de la grandeur. Dieu a dit: «Ne tue pas l'innocent et le juste (4).» Si donc Razias n'a été ni innocent ni juste, pourquoi veut-on qu'il soit imité? Mais s'il a été innocent et juste, pourquoi le louer, puisqu'il a été le meurtrier d'un innocent et d'un juste, c'est-à-dire de Razias lui-même?

9. Je termine ici cette lettre pour qu'elle ne soit pas trop longue. Mais je dois un même service de charité aux gens de Thamugas. Appuyés sur votre désir et sur la recommandation de mon honorable et cher fils Eleusius, qui a été tribun chez eux, de répondre aux deux lettres de Gaudentius, évêque donatiste de leur ville, surtout à sa dernière, qu'il croit conforme aux saintes Écritures, et d'y répondre de façon à ne pas laisser dire qu'il y ait quelque chose d'oublié (5).

1. Si 2,4. - 2. 1M 2,14. - 3. 2M 14,37-46. - 4. Ex 23,7. - 5. L'évêque d'Hippone tint son engagement en publiant dans le cours de la même année ses deux livres contre Gaudentius.

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LETTRE CCV. (Octobre 420)

Saint Augustin répond à diverses questions, entre autres sur le corps de Jésus-Christ dans le ciel, depuis son ascension. Il satisfait à une curiosité pieuse et répand sans effort les plus intéressantes observations Le début de la lettre est charmant; l'évêque d'Hippone cherche toujours l'invisible beauté de l'homme intérieur.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ FRÈRE CONSENTIUS.

1. En ce qui touche les yeux du corps, il est des hommes que nous voyons sans les connaître, car nous ignorons leurs goûts et leur vie; il est d'autres hommes que nous connaissons sans les avoir vus, parce que leur charité et leurs sentiments se sont révélés à nous; nous vous mettons de ce nombre, et si nous souhaitons tant vous voir, c'est pour que vous soyez de ceux que nous voyons et que nous connaissons. Ces inconnus qui nous arrivent, loin de les désirer, on les supporte à peine, à moins que la beauté de l'homme intérieur ne se montre en eux par quelques marques. Quant à ceux, comme vous, dont l'âme s'est révélée à notre esprit avant que le corps se soit montré à nos yeux, nous les connaissons sans doute; mais nous désirons les voir, pour jouir plus doucement et plus familièrement de l'ami intérieur qui déjà nous était apparu. Dieu peut-être nous fera cette grâce et nous accordera de vous Noir quand il y aura, comme nous le souhaitons, plus de repos dans le monde: nous voudrions devoir cette joie à une honnête charité plutôt qu'à une triste extrémité (1). Je vais répondre maintenant, autant que je le pourrai, avec l'aide de Dieu, aux questions que vous m'avez adressées, en dehors de votre lettre, sur une feuille séparée.

2. Vous demandez si «à présent le corps du Seigneur a des os et du sang et les autres linéaments de la chair.» Pourquoi ne demandez-vous pas aussi s'il a des vêtements? Ne serait-ce pas autant d'ajouté à la question? Pourquoi? Parce que nous pouvons à peine nous représenter dans un état d'incorruptibilité les formes corruptibles de notre vie: et pourtant il y a eu déjà d'assez grands miracles de Dieu pour imaginer ce qu'il peut faire encore.

1. Consentius habitait apparemment des contrées qui souffraient de l'invasion des Barbares, et, dans ses lettres à saint Augustin, il avait sans doute exprimé la crainte d'être obligé de fuir son pays pour se dérober aux calamités.

Si, au désert, les vêtements des Israélites ont pu durer tant d'années sans s'user, si la peau de leurs chaussures a pu être préservée si longtemps, Dieu a certainement la puissance de prolonger partout, et autant qu'il veut, l'incorruptibilité des corps, quels qu'ils soient. Je crois donc que le corps du Seigneur est dans le ciel tel qu'il était sur la terre, au moment de son ascension. Comme ses disciples doutaient de sa résurrection et qu'ils croyaient que c'était un esprit et non pas un corps qu'ils voyaient, le Sauveur leur dit: «Voyez mes mains et mes pieds; touchez et voyez; l'esprit n'a ni os ni chair, comme vous voyez que j'en ai (1).» Tel ses disciples l'avaient touché de leurs mains lorsqu'il était sur la terre, tel ils le virent monter au ciel. On entendit des voix d'anges qui disaient: «Il viendra ainsi, comme vous l'avez vu monter au ciel (2).» Qu'on ait la foi, et il n'y aura plus de difficulté.

3. «Et le sang?» demandera-t-on peut-être; car le Sauveur a dit: «Touchez et voyez, un esprit n'a ni chair ni os,» et il n'a pas ajouté: ni sang. N'ajoutons donc pas à nos questions ce que le Sauveur n'a pas ajouté à ses paroles; et terminons là, si vous voulez bien. Car, à l'occasion de ce sang, nous pourrions bien être pressés par quelque interrogateur incommode qui nous dirait: S'il y a du sang dans le corps de Jésus-Christ dans le ciel, pourquoi n'y aurait-il pas de là pituite, de la bile jaune ou de la bile noire, puisque, d'après les enseignements de la médecine, le tempérament du corps humain se compose de ces quatre humeurs? Mais, quoi que puisse ajouter la curiosité qui cherche, qu'on se garde bien de penser que le corps du Seigneur puisse se corrompre, de peur qu'on ne corrompe sa propre foi.

4. Ma faiblesse humaine mesure les oeuvres divines qu'elle ne connaît pas, d'après les choses de ce monde dont elle a l'expérience, et s'applaudit de sa subtilité lorsqu'elle dit: s'il y a de la chair, il y a du sang; s'il y a du sang, les autres humeurs y sont; si les autres humeurs sont là, il y a aussi la corruption. C'est comme si on disait: s'il y a de la flamme, elle est ardente; si elle est ardente, elle brûle; si elle brûle, elle a donc brûlé les corps des trois hommes jetés dans la fournaise par un roi impie. Mais si tout homme qui pense sainement sur les oeuvres divines, ne met pas en doute la miraculeuse préservation des trois hommes

1. Lc 24,38- 2. Ac 1,11

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dans la fournaise (1), qui refusera de croire que Celui qui a sauvé ces corps du feu puisse préserver le corps du Sauveur de la flamme, de la faim, de la maladie, de la vieillesse et de tout ce qui a coutume d'atteindre le corps humain? Si on veut que ce ne soit pas la chair de ces trois hommes qui soit devenue incorruptible, mais que ce soit le feu qui soit devenu impuissant contre eux, craindrons-nous de penser que Celui qui a ôté au feu le pouvoir de corrompre n'ait pu faire une chair incorruptible? Car le miracle est plus grand, si c'est le feu qui a été changé et non pas la chair: en même temps que le feu brûlait sans nuire aux corps des trois hommes, il brûlait en dévorant le bois de la fournaise. Ceux qui ne croient pas cela, ne font pas grand fonds sur la puissance divine, mais ce n'est pas avec eux ni contre eux que nous avons affaire en ce moment. Ceux qui le croient doivent, à l'aide de ces explications, résoudre à peu près les difficultés dont ils cherchent pieusement la solution.

La puissance divine peut donc ôter à des corps visibles et sensibles les qualités qu'elle veut sans les ôter toutes; elle peut établir dans une vigueur inaltérable des membres mortels qui garderaient leur aspect extérieur sans garder leur corruption; c'est la même image avec la mortalité de moins; c'est toujours le mouvement, ce n'est plus la fatigue; c'est le pouvoir, ce n'est plus le besoin de se nourrir.

5. Quant à ce que dit l'Apôtre que «la chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu (2),» c'est une difficulté qu'on peut résoudre, comme vous le faites vous-même, en comprenant sous le nom de la chair et du sang les oeuvres de la chair et du sang. Mais parce qu'en cet endroit l'Apôtre ne parlait pas des oeuvres, mais du mode de résurrection, et qu'il avait en vue cette question même, mieux vaut entendre ici par ces mots de chair et de sang la corruption de la chair et du sang. Si le mot de chair signifie l'oeuvre, pourquoi ne signifierait-il pas aussi la corruption, comme il est dit par le Prophète: «Toute chair n'est que de l'herbe (3)?» C'est bien notre corruptibilité dont il est ici question, car le Prophète ajoute «Toute gloire de la chair est comme la fleur de l'herbe; l'herbe se sèche, la fleur tombe (4).» Cela convient-il au corps sacré dont il a été dit: «Touchez et voyez, l'esprit n'a ni os ni chair, comme vous voyez que j'en ai?»

1. Da 3.- 2. 1Co 15,50. - 3. Is 40,6. - 4. Is 40,6-7.

Comment cette chair du Sauveur sécherait-elle et tomberait-elle, puisqu'il est écrit que «le Christ ressuscité d'entre les morts ne meurt plus, et que la mort n'aura plus d'empire sur lui (1)?»

6. Voyez donc ce qui précède ce passage de l'Apôtre. et considérez-le dans tout son ensemble. Comme il voulait prouver la résurrection des morts à ceux qui n'y croyaient pas, il cite d'abord en exemple celle du Christ, puis, après d'autres choses, il se fait cette question: «Mais quelqu'un dira: comment les morts ressusciteront-ils? avec quel corps reviendront-ils?» Ensuite il se sert de l'exemple des semences: «Insensé, dit-il, ce que tu sèmes ne prend point vie s'il ne meurt auparavant; et ce que tu sèmes, ce n'est pas le corps même qui doit être, mais seulement le grain, que ce soit du froment ou toute autre semence; Dieu donne à ce grain un corps comme il veut et à chaque semence le corps qui lui est propre (2).» C'est donc dans ce dernier sens que l'Apôtre avait dit: «Tu ne sèmes pas le corps même qui doit être.» Cela ne signifie pas que le froment ne naisse pas du froment, mais que nul ne sème l'herbe, ni la tige du blé et tout ce qui enveloppe les grains, quoique pourtant tout cela vienne des semences. Voilà pourquoi l'Apôtre a dit qu'on sème seulement le grain; voulant montrer que si Dieu peut ajouter ce qui ne se trouve pas dans la seule semence, il peut à plus forte raison rétablir ce qui était dans le corps de l'homme.

7. Saint Paul, continuant son épître, nous fait voir parmi les ressuscités les différentes gloires des fidèles et des saints. «Toute chair n'est pas la même chair, dit-il: autre est la chair des hommes, autre la chair des bêtes, autre celle des oiseaux, autre celle des poissons. Il y a des corps célestes et des corps terrestres; mais autre est la beauté des corps célestes, autre est celle des corps terrestres. Autre est l'éclat du soleil, autre l'éclat de la lune, autre l'éclat des étoiles; car une étoile diffère d'une étoile par la splendeur; il en sera ainsi des morts ressuscités (3).» Le sens de tout ceci c'est que s'il y a de la différence dans la chair, quoique tout animal soit mortel; de la différence dans les corps visibles selon la manière dont ils sont placés, ce qui fait que la beauté des corps célestes est autre que la beauté des corps terrestres; et si, même dans les cieux, les corps ne brillent pas d'un mat égal: quoi d'étonnant qu'à la résurrection des morts la différence des mérites fasse une différence de gloire!

1. Rm 6,9. - 2. 1Co 15,36-38. - 3. 1Co 15,39-42

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8. L'Apôtre arrive ensuite à ce qu'il y a de commun à toute chair qui ressuscite pour la vie éternelle: «Le corps est semé dans la corruption, il se lèvera dans l'incorruptibilité; il est semé dans l'ignominie, il se lèvera dans la gloire; il est semé dans la faiblesse, il se lèvera dans la force; il est semé corps animal, il se lèvera corps spirituel (1).» Est-il permis, d'après ces paroles, de penser que nos corps ressusciteront avec plus de gloire que n'en a eu le corps du Christ? La résurrection du Sauveur n'est-elle pas le modèle de celle à laquelle notre foi doit s'attacher et que nous devons espérer par sa grâce? Le corps du Christ n'a donc pas pu ressusciter dans un état corruptible, si l'incorruptibilité est promise à notre corps après la résurrection; il n'a pas pu ressusciter sans gloire, si c'est dans la gloire que le nôtre doive ressusciter. Et où serait la gloire s'il y avait encore la corruption? Il serait trop absurde d'imaginer que le corps du Christ ait été ressuscité dans les conditions de faiblesse où il est mort, puisque notre corps, semé dans la faiblesse, se lèvera dans la force, et puisque saint Paul nous apprend que le Christ crucifié selon la faiblesse de la chair est maintenant vivant par la puissance de Dieu (2). Mais qui serait assez absurde pour croire que notre corps «semé corps animal» doive ressusciter «corps spirituel,» et qu'il n'en ait point été ainsi du corps du Sauveur ressuscité?

9. Il est donc constant et hors de doute que le corps du Christ, quoique inaccessible à la corruption dans le sépulcre, d'après ces prophétiques paroles.: «Vous ne souffrirez pas que «votre Saint voie la corruption (3),» a pu être percé par les clous et la lance, mais que maintenant il demeure tout à fait dans l'incorruptibilité; qu'après avoir passé par l'ignominie de la passion et de la mort, il est à présent dans la gloire de la vie éternelle; qu'il a pu être crucifié, mais qu'il règne dans la force; et qu'après avoir été un corps animal, parce qu'il a été pris dans la chair des enfants d'Adam, il est aujourd'hui un corps spirituel, parce qu'il est désormais inséparablement uni à l'esprit. L'Apôtre, voulant nous apprendre par les Ecritures

1. 1Co 15,42-44. - 2. 2Co 13,4. - 3. Ps 15,10.

ce que c'est que le corps animal, cite la Genèse: «De même qu'il y a un corps animal, dit-il, il y a un corps spirituel, selon qu'il est écrit: Adam, le premier homme, a été créé avec une âme vivante (1).» Vous vous rappelez assurément ce qui est écrit: «Et Dieu répandit sur sa face un souffle de vie, et l'homme eut une âme vivante (2).» Il a été dit aussi des animaux: «Que la terre produise une âme vivante (3).» Notre corps est donc appelé «animal,» à cause de ce qu'il a de semblable au corps des animaux, la nécessité de se soutenir avec de la nourriture et ensuite la mort qui est la séparation du corps d'avec l'âme vivante. Mais il est appelé spirituel, parce qu'il devient immortel comme l'âme.

10. Quelques-uns ont pensé que le corps deviendra alors spirituel, en ce sens que le corps sera changé en esprit, et que l'homme, auparavant composé d'un esprit et d'un corps, ne sera plus qu'un esprit, comme si l'Apôtre avait dit. il est semé corps, il ressuscitera esprit. Il a dit au contraire: «Il est semé corps animal, il ressuscitera corps spirituel.» De même donc qu'un corps animal n'est pas une âme, mais un corps, ainsi nous ne devons pas croire qu'un corps spirituel soit un esprit, mais un corps. Qui osera croire que le corps du Christ ne soit pas ressuscité spirituel, ou s'il est ressuscité spirituel, qu'il ne soit plus corps, mais esprit; puisque le Seigneur, voulant détromper ses disciples qui croyaient ne voir en lui qu'un esprit, leur dit: «Touchez et voyez, car un esprit n'a ni os ni chair, comme vous voyez que j'en ai?» La chair du Sauveur était donc alors devenue un corps spirituel, et n'était cependant pas un esprit, mais un corps que nulle mort ne pouvait plus séparer de l'âme. Ainsi eût été le corps animal qui reçut la vie du souffle de Dieu quand l'homme fut créé avec une âme vivante: il serait devenu spirituel sans passer par la mort, si la transgression du précepte n'avait attiré le châtiment avant que l'observation de la justice méritât de Dieu la couronne.

11. C'est pourquoi le Fils de Dieu est venu à nous par nous; juste, il est venu trouver dés pécheurs; il s'est couché, en quelque sorte, dans le lit de notre misère, mais sans avoir la maladie de notre iniquité. Il nous est apparu avec un corps animal, c'est-à-dire mortel, tandis que, s'il l'eût voulu, il eût pris dès le

1. 1Co 15,44. - 2. Gn 2,7. - 3. Gn 1,24

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principe un corps immortel. Mais, parce qu'il fallait nous guérir par l'humilité du Fils de Dieu, il est descendu jusqu'à notre infirmité, et nous a montré, par la vertu de sa résurrection, le mérite et la récompense de notre foi. Aussi l'Apôtre continue et dit: «Le nouvel Adam a été rempli d'un esprit vivifiant.» Soit qu'il faille entendre ici le premier Adam formé de la poussière, ou le second né d'une vierge; soit qu'il y ait dans chaque homme comme un premier Adam d'un corps mortel, et un second Adam d'un corps immortel toujours est-il que l'Apôtre a voulu nous apprendre que la différence entre l'âme vivante et l'esprit vivifiant, c'est qu'en ce monde nous avons un corps animal, et que nous aurons dans l'autre un corps spirituel. L'âme vit en effet dans le corps animal, mais elle ne le vivifie pas jusqu'à faire disparaître la corruption; mais dans le corps spirituel où l'esprit uni à Dieu ne fait qu'un avec lui (1), l'âme vivifie le corps au point de le rendre spirituel: délivré de toute corruptibilité, il ne craint plus que l'âme ne l'abandonne.

12. C'est pourquoi l'Apôtre ajoute: «Ce n'est pas le corps spirituel qui a été formé le premier, c'est le corps animal, et ensuite le spirituel. Le premier homme formé de la terre est terrestre; le second, vertu du ciel, est céleste. Tel qu'est le terrestre, tels sont les terrestres; tel qu'est le céleste, tels sont les célestes. De même que nous avons porté l'image de l'homme terrestre, portons l'image de Celui qui est venu du ciel (2).» Que veulent dire.ces mots: «Tel qu'est le terrestre, tels sont les terrestres,» si ce n'est qu'on naît mortel d'un père mortel? et que veulent dire ces mots: «Tel qu'est le céleste, tels sont les célestes,» si ce n'est qu'on devient immortel par un père immortel? La première chose s'accomplit par Adam, la seconde par le Christ. Le Seigneur s'est fait terrestre, tout céleste qu'il fût, pour élever jusqu'au ciel ceux qui étaient de la terre; c'est-à-dire: d'immortel qu'il était, il s'est fait mortel, en prenant la forme de serviteur sans rien changer à sa nature de Maître; mais c'était pour donner aux mortels l'immortalité, en leur communiquant sa grâce de Maître sans conserver l'abaissement de serviteur.

1. 1Co 6,17. - 2. 1Co 15,47-49.

13. L'Apôtre, parlant de la résurrection, a donc enseigné que nos corps passeront de la corruptibilité à l'incorruptibilité, du mépris à la gloire, de la faiblesse à la force, de l'animalité à la spiritualité, c'est-à-dire de la mortalité à l'immortalité; il arriva alors au sujet que nous examinons, et il ajouta: «Je veux dire, mes frères, que la chair et le sang ne peuvent pas posséder le royaume de Dieu (1).» De peur qu'on ne crût qu'il s'agissait ici de la substance de la chair, saint Paul s'explique en ces termes: «Et la corruption ne possédera point ce qui est incorruptible.» C'est comme s'il eût dit: en annonçant que la chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu, j'ai voulu faire entendre que la corruption ne possédera pas ce qui est incorruptible. Les mots de chair et de sang signifient donc ici la corruption de la mortalité.

14. Voici un mystère que je vous dis. Nous «ressusciterons tous,» ou comme portent les exemplaires grecs: «Nous dormirons tous, mais nous ne serons pas tous changés (2).» L'Apôtre suppose ensuice qu'on lui demande: «Comment il y aura et il n'y aura pas de chair après la résurrection, car il y aura de la chair puisque le Seigneur a dit: «Touchez et voyez, l'esprit n'a ni os ni chair, comme vous voyez que j'en ai;» et il n'y aura pas de chair, puisque «la chair et le sang ne posséderont «pas le royaume de Dieu;» et il répond: «Voici un mystère.» La suite fait voir s'il faut entendre ce changement en mal ou en mieux. «Dans un atome de temps,» c'est-à-dire en un moment indivisible; «en un clin d'oeil,» c'est-à-dire avec la plus grande promptitude; «au son de la dernière trompette,» c'est-à-dire au dernier signe qui sera donné pour que ces choses s'accomplissent «car la trompette sonnera, ajoute l'Apôtre, et «les morts ressusciteront incorruptibles, et nous serons changés (3).» Il faut donc croire sans aucun doute que ce sera un changement en mieux, puisque tous, bons et méchants ressusciteront: mais, comme parle le Seigneur dans l'Evangile. «Ceux qui auront fait le bien «ressusciteront pour la vie, ceux qui auront «fait le mal, ressusciteront pour le jugement (4);» le jugement signifie ici la peine éternelle, de même qu'en ce passage: «Celui qui ne croit pas est déjà jugé (5).» Ceux donc qui ressusciteront pour le jugement ne participeront point à cet état d'incorruptibilité inaccessible

1. 1Co 15,50. - 2. 1Co 15,51. - 3. 1Co 15,52. - 4. Jn 5,29. - 5. Jn 3,18.

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à la douleur: c'est l'état des fidèles et des saints; quant aux autres, ils souffriront dans une corruption perpétuelle, parce que leur feu ne s'éteindra pas, et leur ver ne mourra pas (1).

15. Que veut donc dire ceci: «Et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous serons changés,» si ce n'est que tous les morts ressusciteront incorruptibles, mais que les bons participeront seuls à cet état d'incorruptibilité inaccessible à toute mauvaise atteinte? Ainsi ceux qui n'y participeront pas, ressusciteront incorruptibles dans tous leurs membres, mais pour être livrés aux peines éternelles quand ils entendront ces paroles: «Allez, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le démon et pour ses anges (2).» Le juste entendra ces paroles sans épouvante (3). Après avoir parlé du changement des justes, l'Apôtre veut nous apprendre comment se fera et quel sera ce changement, et il nous dit: «Il faut que ce corps corruptible soit revêtu d'incorruptibilité; et que ce corps mortel soit revêtu d'immortalité (4).» C'est dans ce sens, je crois, qu'il a dit aussi: «La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu;» car dans ce royaume de Dieu, il n'y aura plus ni corruption, ni mortalité pour la chair et pour le sang; car la chair et le sang désignent ces deux conditions de notre nature tombée.

16. Un exemple se présente à moi et je le citerai; il est écrit: «De peur que vous ne soyez tentés par celui qui tente, et que notre trava il ne soit vain (5).» C'est du diable que parle ici l'Apôtre, comme si Dieu ne tentait pas du tout, selon le mot de saint Jacques: «mais lui-même ne tente personne (6).» Ceci n'est pas en contradiction avec le passage du Deutéronome où il est dit: «Le Seigneur votre Dieu vous tente;» cette apparente difficulté se résout aisément, parce que le mot de tentation a divers sens: tantôt elle est une tromperie et tantôt une épreuve. Dans le premier sens, c'est le diable qui tente, dans le second c'est Dieu. De même, quand il est dit que la chair possédera ou ne possédera pas le royaume de Dieu, il faut prendre garde aux sens différents, et toute difficulté cessera. La chair, comme substance, possédera le royaume de Dieu, selon ces paroles: «L'esprit n'a ni os ni chair, comme vous voyez que j'en ai;» mais la

1. Is 66,24. - 2. Mt 25,41. - 3. Ps 111,7. - 4. 1Co 15,53. - 5. 1Th 3,51. - 6. Jc 1,13.

chair, comme corruption, ne possédera pas le royaume de Dieu. L'Apôtre l'a montré lorsqu'après avoir exclu du royaume de Dieu la chair et le sang, il ajoute que la corruption ne possédera pas ce qui est incorruptible. En voilà assez, je crois, là-dessus.

17. Vous demandez si chacun des traits de notre corps est formé par le Dieu créateur. Cela ne vous préoccupera point, si, dans la mesure de ce que peut l'esprit humain, vous comprenez la puissance de l'action divine. Comment nier que tout ce qui se crée présentement soit l'oeuvre de Dieu, puisque le Seigneur a dit: «Mon Père agit sans cesse (1)?» Le repos du septième jour doit donc s'entendre en ce sens que Dieu a cessé de créer les natures elles-mêmes et non pas de les gouverner. Ainsi, quand le Créateur gouverne la nature des choses, et que tout naît selon l'ordre, en des lieux et des temps marqués, Dieu agit sans cesse. Car si Dieu ne formait pas ces choses, comment aurait-il pu dire au Prophète: «Avant que je t'eusse formé dans le sein de ta mère, je te connaissais (2)?» Et quel sens auraient ces paroles de l'Evangile: «Si Dieu revêt ainsi l'herbe des champs, qui est aujourd'hui, et qui demain sera jetée dans la fournaise?» Voudra-t-on croire par hasard que Dieu revêt l'herbe et que Dieu ne forme pas les corps? Lorsque l'Evangile dit que Dieu «revêt,» il ne parle pas d'un ordre établi dès le commencement de la création, mais il parle d'une opération présente. C'est le sens aussi des paroles de l'Apôtre sur les semences, que j'ai citées plus haut: «Tu ne sèmes pas le corps qui doit être, mais seulement le grain, soit du blé, soit de toute autre semence; mais Dieu lui donne le corps comme il veut (3).» L'Apôtre ne dit pas: Dieu a donné ou disposé, mais Dieu «donne;» par là il nous fait comprendre que la sagesse du Créateur agit réellement pour créer chaque jour ce qui naît en son temps. C'est cette sagesse dont il a été dit qu'elle atteint fortement d'une extrémité à l'autre et qu'elle dispose (non pas qu'elle a disposé) toute chose avec douceur (4). Ce serait beaucoup que de savoir, même un peu, comment des choses changeantes et temporelles sont faites, non point par des mouvements changeants et temporels du Créateur, mais par une force éternelle et toujours la même.

1. Jn 5,17. - 2. Jr 1,5. - 3. Mt 6,50. - 4. 1Co 15,37-38.

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18. Vous désirez savoir si les baptisés qui meurent coupables de divers crimes et sans en avoir fait pénitence, obtiendront leur pardon après un certain temps. J'ai écrit sur ce point un livre assez étendu (1); si vous vous en procurez une copie, vous n'aurez peut-être plus rien à souhaiter là-dessus.

19. Vous voulez aussi que je vous dise si le souffle de Dieu sur Adam a été l'âme même du premier homme. Je réponds en peu de mots Ou ce souffle a été l'âme d'Adam ou il l'a faite. Mais s'il est l'âme du premier homme, il est créé. Car c'est de l'âme que Dieu parle quand il dit par le prophète Isaïe: «C'est moi qui ai fait le souffle.» La suite le montre suffisamment: «A cause du péché, est-il dit, je l'ai un peu contristé (2),» c'est-à-dire le souffle lui-même, et le reste qui ne peut s'entendre que de l'âme humaine. Dans cette question il faut éviter de croire que l'âme ne soit pas une nature créée de Dieu, mais qu'elle soit la substance de Dieu même comme son Fils unique qui est le Verbe, ou qu'elle en soit une portion quelconque: cette nature, cette substance par laquelle Dieu est ce qui est, ne peut pas être sujette au changement; et nous tous qui avons une âme, nous savons combien elle est changeante.

Pendant que je dictais cette lettre, le porteur, qui attendait le vent, me pressait beaucoup, parce qu'il voulait s'embarquer; si donc vous y trouvez du désordre ou de la négligence, ou si vous y trouvez les deux, ne vous occupez seulement que de la doctrine, et pardonnez au langage.

Et d'une autre main: Vivez pour Dieu, mon bien-aimé fils.

1. Le livre de la Foi et des Oeuvres. - 2. Is 57,16-17





Augustin, lettres - LETTRE CCII bis (1). (Au commencement de l'année 417)