Augustin, lettres - LETTRE CXC. (Année 418)

LETTRE CXCI. (Année 418)

Sixte, à qui cette lettre est adressée, était alors simple prêtre à Rome; il fut élevé plus tard à la papauté sous le nom de Sixte 3. N'étant encore que prêtre, il s'était laissé tromper par les artifices des Pélagiens. Mais ses lumières et sa bonne foi triomphèrent des ruses des novateurs; il rendit publiquement témoignage à la vérité. Sixte écrivit, en faveur de la grâce chrétienne, à Aurèle, évêque de Carthage, et à saint Augustin. Os verra par cette réponse de l'évêque d'Hippone toute sa joie on recevant la preuve du complet retour de Sixte à la pure et exacte doctrine catholique.

AUGUSTIN A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR SIXTE, SON CHER FRÈRE DANS L'AMOUR DU CHRIST ET SAINT FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. J'étais absent lorsque notre saint frère le prêtre Firmus m'a apporté, à Hippone, votre lettre; quand j'y suis rentré, il en était déjà parti, et notre bien-aimé fils Albin acolyte est la première occasion, occasion très-agréable, qui se présente à moi pour vous répondre. Celui à qui vous avez écrit en même temps qu'à moi n'était pas alors avec moi, et, au lieu d'une seule lettre pour nous deux, vous en aurez une de chacun de nous. Le porteur de celle-ci s'en va vers notre vénérable frère et collègue Alype qui vous adressera, de son côté, sa réponse; il lui remettra votre lettre que j'ai lue. Quelle grande joie elle nous a causée 1 il serait impossible de vous l'exprimer. Je ne pense pas que vous sachiez vous-même tout le bien que vous avez fait en nous écrivant ces choses, mais croyez à ce que je vous en dis. De même que vous êtes le témoin de votre âme ainsi je suis le témoin de la mienne, quand je vous dis combien j'ai été touché de la belle sincérité de votre lettre. Si j'avais été si heureux de copier et de faire lire la courte lettré que vous aviez adressée, par l'acolyte Léon (1) au bienheureux primat Aurèle, et où vous marquiez votre opinion sur une détestable doctrine

1. L'acolyte Léon, dont nous rencontrons ici le nom, c'est saint Léon le Grand qui succéda à Sixte 3 et fut pape depuis l'année 440 jusqu'à l'année 461, époque de sa mort.

ou sur la grâce que combat cette doctrine et que Dieu accorde aux petits et aux grands; jugez de mon bonheur, maintenant que je puis lire et faire lire cet écrit bien plus étendu! Quoi de meilleur à lire et à entendre qu'une si parfaite défense de la grâce de Dieu, dans la bouche de celui qui passait pour le protecteur important des ennemis même de la grâce! Combien nous devons remercier Dieu que sa grâce soit défendue par ceux à qui il la donne, contre ceux à qui il ne la donne pas ou qui la reçoivent avec ingratitude, parce que, par un secret et juste jugement de Dieu, il ne leur est pas donné d'être reconnnaissants!

2. C'est pourquoi, vénérable Seigneur et cher et saint frère dans l'amour du Christ, quoique vous ayez très-bien fait d'écrire là-dessus à vos frères auprès de qui les novateurs ont coutume de se vanter de votre amitié, un soin plus important doit occuper votre sollicitude: il faut non-seulement s'armer d'une sévérité salutaire contre ceux qui osent répandre trop librement cette erreur fatale au christianisme, mais encore il faut les éloigner avec toute la vigilance pastorale et défendre ainsi la faiblesse et la simplicité de ces brebis du Seigneur que la ruse cherche continuellement à séduire. Car ces ennemis «s'insinuent dans les maisons (1),» comme dit l'Apôtre, murmurent perfidement l'erreur aux oreilles, et font avec une impiété exercée ce que saint Paul marque en cet endroit. On ne doit pas négliger non plus ceux dont la crainte enchaîne la parole, et qui enferment leur doctrine dans la profondeur du silence sans pour cela y renoncer. Vous avez pu en connaître plusieurs qui ne se cachaient pas avant que le Saint-Siège eût porté sa sentence, et qui maintenant se taisent; pour savoir s'ils sont guéris, il ne suffit pas qu'ils aient cessé de parler de cette fausse doctrine; il faut qu'ils la désavouent avec le même zèle qu'ils mettaient à la défendre: du reste ceux-ci méritent d'être traités plus doucement. Qu'est-il besoin en effet d'épouvanter ceux dont le silence fait voir assez combien ils ont peur? Il importe cependant d'employer les remèdes à leur égard; leur plaie, toute cachée qu'elle soit, n'en a pas moins besoin qu'on la guérisse. Quoiqu'il ne faille pas les effrayer, il faut cependant les instruire. Je crois que cela sera d'autant plus aisé pour eux que la crainte d'un traitement

1. 2Tm 3,6, et seq.

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sévère viendra en aide à l'enseignement de la vérité; ils pourront ainsi, avec le secours du Seigneur, assez comprendre et assez aimer la grâce de Dieu pour combattre par des discours ce dont ils n'osent plus parler.




LETTRE CXCII. (Octobre 418)

Saint Augustin répond à Marius Mercator, écrivain laïque qui défendit la vérité catholique contre les erreurs de Pélage et de Nestorius (2). II tire grand parti d'une concession des pélagiens qui avouaient que les enfants croient dans la personne de ceux qui les présentent au baptême. Il réfute une objection tirée des exemples d'Enoch et d'Elie qui n'ont pas subi la peine générale de la postérité d'Adam condamnée à la mort.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET FILS MERCATOR, DIGNE D'ÈTRE LOUÉ AVEC LA CHARITÉ LA PLUS SINCÈRE PARMI LES MEMBRES DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. La première lettre de votre Charité, que j'ai reçue à Carthage, m'a fait un si grand plaisir que j'ai très-bien pris la manière vive dont

1. Rm 13,8. - 2. Marius Mercator, qu'on suppose né en Afrique, vécut surtout en Italie et particulièrement à Rome. Le P. Garnier a donné en 1673 une bonne édition des oeuvres de Marius Mercator. On estime beaucoup aussi l'édition de Baluze en 1684.

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Tous me reprochez, dans une seconde lettre, de ne pas vous avoir répondu; car votre courroux n'était pas un commencement de ressentiment, mais une marque d'affection. J'aurais trouvé à Carthage des occasions pour vous répondre, mais des soins plus pressants n'ont cessé de nous occuper et de nous absorber jusqu'à notre départ. En quittant Carthage, j'allai jusque dans la Mauritanie Césarienne (1) pour les intérêts de l'Eglise. A travers tous ces pays où chaque jour de nouvelles affaires appelaient notre attention, je n'ai rencontré personne qui m'ait demandé de vous écrire ni personne qui eût pu se charger de mes lettres. Revenu à Hippone, j'ai trouvé une nouvelle lettre de votre Sincérité où les plaintes abondent, et un autre livre de vous contre. les nouveaux hérétiques, tout plein des témoignages des saintes Ecritures. Après avoir lu et achevé tout ceci et même ce que vous m'aviez envoyé d'abord, j'ai voulu vous répondre, parce que l'occasion de notre très-cher frère Albin, acolyte de l'Eglise de Rome, se présentait fort à propos.

2. A Dieu ne plaise, mon fils bien-aimé, que je reçoive avec indifférence vos lettres ou les écrits que vous m'adressez pour les examiner, et que mon orgueil les dédaigne! Ils m'ont causé une joie d'autant plus vive qu'elle était plus imprévue et plus inattendue; car j'ignorais, je vous l'avoue, que vous eussiez fait de si grands progrès. Et que devons-nous plus souhaiter que de voir s'accroître le nombre de ceux qui réfutent les erreurs ennemies de la foi catholique, qui signalent les piéges dressés â la faiblesse et à l'ignorance de nos frères, et qui défendent avec ardeur et fidélité l'Eglise du Christ contre les profanes nouveautés de paroles (2), car il est écrit «que la multitude des sages est le salut de la terre (3).» J'ai donc, autant que j'ai pu, connu votre âme par vos écrits, et je vous ai trouvé digne d'amour et digne d'être excité à persévérer et à avancer toujours avec l'aide de Dieu, de qui vous tenez vos forces et qui seul peut les nourrir.

3. Ceux que nous nous efforçons de faire rentrer dans la voie ne se sont pas peu rapprochés de la vérité dans la question du baptême des enfants, lorsqu'ils ont avoué que les nouveaux-nés croient dans la personne des chrétiens

1. Nous avons déjà dit que notre Province d'Alger représente l'ancienne Mauritanie césarienne. - 2. 1Tm 6,20. - 3. Sg 2,26.

qui les présentent au baptême. D'après ce que vous m'écrivez, ils disent que les enfants ne croient pas à la rémission des péchés comme s'opérant en eux, puisqu'ils les supposent sans péché; mais, que recevant le baptême par lequel les péchés s'effacent, ces enfants croient que la rémission qui ne se produit pas en eux se produit dans les autres, et lorsque les novateurs disent que ces mêmes enfants ne croient pas d'une manière mais qu'ils croient d'une autre, ils ne nient pas qu'ils croient. Qu'ils écoutent donc le Seigneur: «Celui qui croit au Fils a la vie éternelle; mais celui qui est incrédule au Fils ne verra pas la vie; la colère de Dieu demeure sur lui (1).» Ainsi, les enfants qui deviennent croyants par ceux qui les présentent au baptême, deviennent incrédules par ceux qui ne pensent pas devoir les présenter, estimant que le baptême ne leur servirait de rien. Par conséquent, si, en croyant par la foi d'autrui, ils ont la vie éternelle, en ne croyant pas par l'incrédulité d'autrui, ils ne verront pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur eux. L'Ecriture ne dit pas que la colère arrive sur eux, mais qu'elle y «demeure;» parce qu'elle se trouvait en eux dès l'origine, et que la grâce de Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ peut seule les en délivrer. Il est dit aussi de cette colère dans le livre de Job: «L'homme né de la femme a une courte vie et il est rempli de colère.» D'où vient donc la colère de Dieu sur un enfant qui n'a rien fait de mal, si ce n'est de la souillure même du péché originel? C'est pourquoi il est écrit dans ce même livre de Job que nul n'est pur de cette tache, pas même l'enfant qui n'a vécu qu'un seul jour sur la terre (2).

4. Les efforts de tant de raisonnements et les instances de tant de voix catholiques n'ont donc pas été tout à fait inutiles, puisque nos adversaires, voulant argumenter contre les sacrements de l'Eglise, avouent cependant que les enfants croient. Qu'ils ne leur promettent donc pas la vie, même sans avoir été baptisés: car il est dit de cette autre vie: «Celui qui est incrédule au Fils ne verra pas la vie.» Pourquoi, d'un côté, les excluent-ils du royaume des cieux, et, de l'autre, les défendent-ils de la damnation? Est-ce autre chose que la damnation cette colère de Dieu qui demeure sur celui qui ne croit pas? Voilà un grand pas de fait; ôtez tout ce qui n'est plus que discussion vétilleuse,

1. Jn 3,36. - 2. Jb 14,1-5

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et la cause sera jugée. Si nos adversaires nous accordent que les enfants croient, nous ne leur appliquerons pas seulement cette sentence: «Celui qui n'aura pas été régénéré par l'eau et l'Esprit n'entrera pas dans le royaume des cieux (1),» mais nous leur appliquerons encore ces autres paroles qui sont également du divin Maître: «Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé; celui qui ne croira pas sera condamné (2).» Puisqu'ils avouent que les enfants baptisés croient, ils ne peuvent pas mettre en doute que ceux qui ne croient pas soient condamnés; et dès lors qu'ils osent dire encore, s'ils le peuvent, que Dieu condamne avec justice des enfants sans souillure originelle et qui ne sont point atteints par la contagion du péché!

5. J'apprends par votre lettre qu'ils nous objectent Enoch et Elie qui ne sont pas morts, et ont été emportés de ce monde avec leurs corps; mais je ne comprends pas beaucoup en quoi cela peut servir leur cause. Je ne ferai pas remarquer que ces deux prophètes doivent, à ce que l'on croit, mourir plus tard, puisque la plupart des commentateurs de l'Apocalypse pensent que c'est d'eux que saint Jean parle sans les nommer, lorsqu'il dit qu'ils apparaîtront un jour avec le corps qu'ils ont maintenant et mourront comme les autres martyrs pour la vérité du Christ (3). Mais, pour ne rien dire de cela et sans toucher pour le moment à cette question, de quelque manière qu'elle se doive résoudre; en quoi, je vous le demande, cette interprétation peut-elle être profitable aux pélagiens? Car par là ils ne montrent pas que ce ne soit point à cause du péché que les hommes meurent quant au corps. Si Dieu, qui pardonne à tant de fidèles leurs péchés, veut faire grâce à quelques-uns de la peine même du péché, qui sommes-nous pour lui dire Pourquoi traitez-vous l'un comme ceci, l'autre comme cela?

6. Nous disons donc avec l'Apôtre qui s'en explique très-clairement: «Le corps est mort à cause du péché, mais l'esprit est vivant à cause de la justice. Or si l'Esprit de celui qui a ressuscité le Christ d'entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité le Christ rendra la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous (4).» Nous ne disons pas cela néanmoins pour refuser à Dieu le pouvoir

1. Jn 3,5. - 2. Mc 16,16. - 3. Ap 10,3-7. - 4. Rm 8,11

de faire maintenant sans la mort, pour qui il vaudra, ce que nous croyons qu'il fera pour beaucoup d'autres après la mort; et il n'en sera pas moins vrai que «le péché est entré dans ce monde par un seul homme et par le péché la mort qui a passé dans tous les hommes.» Cela a été dit ainsi, parce que si la mort n'était pas entrée par le péché, il n'y aurait pas eu de mort. Quand nous disons que tous vont en enfer à cause de leurs péchés, ne disons-nous pas vrai quoique tous n'aillent pas en enfer? Nous disons vrai, non parce que tout homme est condamné aux peines éternelles, mais parce que nul n'y est condamné que pour ses péchés. C'est ainsi que nous lisons dans l'Apôtre: «Par la justice d'un seul tous reçoivent la justification qui donne la vie (1);» tous les hommes ne participent pas pour cela à la justification du Christ, mais cela a été dit parce que nul n'est justifié que par le Christ.

7. Il est une question plus difficile, celle de savoir pourquoi la peine du péché demeure lorsqu'il n'y a plus de péché. Si la mort du corps est la peine du péché, pourquoi l'enfant meurt-il après qu'il a reçu le baptême? Cela est moins aisé à résoudre que la question de savoir pourquoi Elie n'est pas mort après avoir été justifié. Pour ce qui est de l'enfant, on se demande pourquoi, le péché une fois effacé, la peine du péché subsiste encore; pour ce qui est d'Elie, le péché une fois effacé, on ne doit point s'étonner s'il n'en subit pas la peine. Cette difficulté sur la mort des baptisés qui, après la rémission des péchés, subissent cependant une certaine peine du péché, je l'ai résolue, autant que je l'ai pu, avec l'aide de Dieu, dans mes livres du Baptême des enfants (2), qui, je le sais, vous sont bien connus: combien sommes-nous moins embarrassés qu'on vienne nous dire: Pourquoi le juste Elie n'est-il pas mort, si la mort est la peine du péché? C'est comme si on disait: Pourquoi le pécheur Elie n'est-il pas mort, si la mort est la peine du péché.

8. Une objection en amène une autre, et nos adversaires nous diront peut-être: Si Enoch et Elle se trouvaient exempts de toute faute de façon à ne pas souffrir la mort qui est la peine du péché, pourquoi dit-on que personne ici ne vit sans péché? Comme si on n'avait pas plus de raison de leur répondre: C'est parce que personne ici ne peut vivre sans péché que le

1. Rm 5,12-18. - 2. Liv. 2,chap. 30 et suivants.

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Seigneur n'a pas permis aux deux prophètes de vivre ici après la rémission de leurs fautes.

C'est ce qu'on pourrait leur dire et autres choses s'ils prouvaient que les deux prophètes ne dussent jamais mourir. Mais comme ils ne peuvent pas le prouver et qu'il est plus croyable que les deux prophètes mourront un jour, set exemple ne sert absolument de rien à leur cause.

9. Il est un passage de l'Apôtre (1) qui demanderait ici quelque explication: «Nous qui vivons et qui serons demeurés jusqu'alors, nous serons enlevés avec eux sur les nuées, pour aller dans les airs au-devant de Jésus-Christ; et ainsi nous serons toujours avec le Seigneur (2);» la difficulté qui peut s'offrir ne fait rien à nos adversaires, elle tient au fait même dont parle saint Paul. Quand même ceux dont il est ici question ne devraient pas mourir, je ne vois pas trop ce qu'y gagneraient nos contradicteurs, puisque nous pouvons faire la même réponse que pour les deux prophètes. Quant à ce qui touche aux paroles du bienheureux Apôtre, elles paraissent signifier qu'à l'avènement du Seigneur à la fin des siècles, lorsque les morts ressusciteront, quelques fidèles ne mourront pas, mais que, tout vivants encore, ils seront revêtus de l'immortalité donnée aux autres saints et qu'ils seront «enlevés avec eux sur les nuées:» je n'ai jamais compris autrement cet endroit de l'Apôtre, toutes les fois que je m'y suis arrêté.

10. Cependant je voudrais entendre ici de plus savants que moi, pour savoir si ces autres paroles de l'Apôtre ne s'appliquent pas également à ceux qui croient que quelques-uns, sans passer par la mort, iront dans la vie éternelle: «Insensé, dit-il, ce que tu sèmes ne prend point vie, s'il ne meurt auparavant (3).» Nous lisons aussi dans beaucoup d'exemplaires que «nous ressusciterons tous (4):» or, comment cela se ferait-il si nous ne mourions pas tous? car il n'y a pas de résurrection s'il n'y a pas eu mort. Cela résulte plus clairement de ce qu'on lit au même endroit dans quelques exemplaires «nous mourrons tous,» y est-il dit; et d'autres passages analogues des saintes Lettres semblent nous obliger à croire que nul homme ne pourra, sans mourir, parvenir à l'immortalité. «Nous qui vivons, dit l'Apôtre, et qui

1. Saint Augustin a reproduit la suite et la fin de cette lettre dans son livre des Huit questions de Dulcitius, question 3e. - 2. 1Th 4,16. - 3. 1Co 15,36. -. 4. 1Co 15,51

sommes réservés pour l'avènement du Seigneur, nous ne préviendrons pas ceux qui sont morts. Car dès que le signal aura été donné par la voix de l'archange et par la trompette de Dieu, le Seigneur lui-même descendra du ciel; et ceux qui sont morts en Jésus-Christ ressusciteront les premiers; ensuite, nous qui vivons et qui serons demeurés jusqu'alors, nous serons enlevés avec eux sur les nuées pour aller dans les airs au-devant de Jésus-Christ; et ainsi. nous serons toujours avec le Seigneur (1).» Voilà, comme je l'ai déjà dit, des paroles sur lesquelles je voudrais consulter de plus savants que moi; je voudrais savoir si on peut les expliquer de manière à entendre que tous les hommes qui vivent ou qui vivront après nous doivent mourir: dans ce cas, je rectifierais le sentiment que j'ai autrefois exprimé à cet égard. Car nous ne devons pas être des docteurs indociles; et assurément il vaut mieux que l'homme soit redressé parce qu'il se sera fait petit que de se briser pour avoir refusé de plier. Nous écrivons pour nous instruire et pour instruire les autres, nous écrivons pour essayer de sortir de notre infirmité, mais il n'y a rien dans nos ouvrages qui puisse ressembler à l'autorité canonique.

11. Si on ne peut trouver aux paroles de l'Apôtre aucun autre sens, et si on s'attache à ce que le texte même semble porter avec tant d'évidence, c'est-à-dire qu'il en est qui, à l'avènement du Seigneur à la fin des temps, seront revêtus de l'immortalité sans être dépouillés de leurs corps, de façon que ce qui est mortel en eux soit absorbé par la vie (2); si, dis-je, on s'en tient là, ce sens s'accordera avec ce que nous professons dans notre règle de foi, savoir que le Seigneur viendra juger les vivants et les morts; et nous n'aurons même pas besoin d'entendre par les vivants les justes, par les morts les impies; mais les vivants seront ceux que Jésus-Christ, à son second avènement, trouvera encore en ce monde, et les morts ceux qui en seront déjà sortis. S'il en était ainsi, il faudrait voir comment on pourrait comprendre ces autres paroles: «Ce que tu sèmes ne prend pas vie sans être mort auparavant,» et celles-ci: «Nous ressusciterons tous,» ou bien: «Nous mourrons tous:» il faudrait les concilier avec l'opinion qu'il y aura des fidèles qui passeront en corps et en âme dans l'éternelle vie sans avoir connu la mort.

1. 1Th 4,14-16. - 2. 2Co 5,4.

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12. Mais quelque soit le sens le plus vrai et le plus profond de ce passage, que tous subissent la mort comme peine du péché ou que quelques-uns en soient affranchis, qu'est-ce que cela fait à la question? Il n'en est pas moins vrai que la mort, non-seulement de l'âme, mais aussi du corps, n'est qu'une suite du péché, et qu'il y a une plus grande puissance de la grâce à faire passer les justes de la mort à la béatitude éternelle qu'à leur épargner la mort. En voilà assez sur ceux dont vous me parlez dans votre lettre, quoique je pense qu'ils ne disent plus qu'Adam serait mort, lors même qu'il n'eût pas péché.

13. Pour ce qui regarde la question de la résurrection et ceux qu'on croit ne pas devoir mourir, mais passer de la mortalité à l'immortalité sans être entrés dans le sépulcre, il faudrait un examen plus attentif; et si vous avez entendu, lu ou trouvé par vous-même, ou s'il vous arrive d'entendre, de lire ou de découvrir par vos propres efforts une bonne solution de cette difficulté, je vous demande de vouloir bien me la communiquer. Car moi, je l'avouerai à votre Charité, j'aime mieux apprendre qu'enseigner. C'est un avertissement que nous donne l'apôtre saint Jacques: «Que tout a homme, dit-il, soit prompt à écouter, lent à a parler (1).» La beauté de la vérité doit donc nous engager à apprendre, une nécessité de charité doit nous obliger d'enseigner. Mais il faut plutôt souhaiter de ne plus être dans la nécessité qui fait que l'homme enseigne quelque chose à l'homme, afin que tous nous n'ayons que Dieu pour maître. Du reste, c'est Dieu lui-même qui nous instruit quand nous apprenons ce qui appartient à la piété véritable, lors même qu'il semble que ce soit un homme qui nous l'enseigne. Car ce n'est pas celui qui plante qui est quelque chose, ni celui qui arrose, mais tout vient de Dieu qui donne l'accroissement (2). Si donc les Apôtres qui ont planté et arrosé n'eussent été rien sans Dieu qui a donné l'accroissement, que sera-ce de vous et de moi et de qui que ce soit de ce temps, que sera-ce de nous tous quand nous nous prenons pour des docteurs?

1. Jc 1,19. - 2. 1Co 3,7.




LETTRE CXCIII. (Année 418)

L'évêque d'Hippone, dans cette lettre au diacre Célestin (1), trace en quelques lignes le caractère et les devoirs de la charité (2).

AUGUSTIN A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET CHER ET SAINT FRÈRE CÉLESTIN, SON COLLÈGUE DANS LE DIACONAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. J'étais absent au loin, lorsqu'une lettre de votre sainteté, qui était à mon adresse, m'a été apportée à Hippone par le clerc Projectus. A mon retour, l'ayant lue, je pensai que je vous devais une réponse, et j'attendais une occasion, et voilà tout à coup qu'il s'en présente une fort douce: notre très-cher frère Albin, acolyte, va partir. Plein de joie donc de vous savoir en bonne santé comme je le souhaitais, je rends à votre sainteté le salut qui lui est dû. Mais je ne suis jamais quitte de la charité, seule dette dont on ne parvienne jamais à se libérer. Car elle est payée quand on débourse pour elle, mais on est redevable même après avoir payé, parce qu'il n'y a pas de temps où il ne faille débourser encore. On ne perd pas en rendant, mais plutôt on multiplie: car on paye la dette de la charité en la conservant, non point en s'en privant. Et comme on ne peut pas rendre si on n'a pas, on ne peut pas avoir si on ne paye: bien plus, la charité s'accroît dans l'homme qui en paye la dette, et s'accroît d'autant plus qu'on en remplit les devoirs à l'égard de plus de monde. Comment la refuser à des amis, puisqu'elle est due aux ennemis eux-mêmes? Avec les ennemis, c'est comme une avance qu'elle fait avec précaution; avec les amis elle remplit, en toute sûreté, une obligation qui est réciproque. Elle fait pourtant ce qu'elle peut, même auprès de ceux à qui elle rend le bien pour le mal, pour

1. Quatre ans après cette lettre, le diacre Célestin dont il est ici question, succédait à Boniface Ier. Son pontificat dura près de dix ans. Il défendit la vérité chrétienne contre les erreurs de Nestorius et de Pélage. - 2. On sait le beau parti que Bossuet a tiré de cette lettre. Voir serm. pour le vendredi après les Cendres. Ed. de Bar, t. 2,p. 184 et suiv.

en recevoir ce qu'elle donne. Car nous aimons sincèrement un ennemi, nous désirons qu'il devienne notre ami; nous ne l'aimons que parce que nous voulons qu'il soit bon; et il ne le sera pas tant qu'il gardera au fond de l'âme le mal de l'inimitié.

2. La charité ne se dépense donc pas comme l'argent; l'argent diminue quand on le dépense, la charité augmente au contraire. Il y a une autre différence entre l'un et l'autre; c'est qu'on aime bien plus ceux à qui on a donné de l'argent sans avoir la pensée de le redemander; tandis que, si les largesses de la charité sont vraies, il est impossible que le coeur n'exige beaucoup en échange. L'argent que l'on reçoit reste à qui le reçoit, mais s'en va de celui qui le donne; quant à la charité, non-seulement elle s'accroît dans celui qui veut qu'on l'aime, même sans pouvoir l'obtenir, mais l'homme qui aime commence à avoir la charité lorsqu'il la rend. C'est pourquoi, Seigneur mon frère, j'ai du plaisir à vous rendre les devoirs de la charité et à en recevoir de vous les témoignages: ce que je reçois de vous, je vous le redemande encore; ce que je vous rends, je vous le dois toujours. Nous devons en effet écouter avec docilité le Maître unique dont nous sommes les disciples, et qui nous commande par la bouche de son Apôtre et nous dit: «Ne devez rien à personne, si ce «n'est de vous aimer les uns les autres (1).»

1. Les lettres du pape Zozime.




LETTRE CXCIV. (Année 418)

Les artifices des pélagiens avaient trompé une portion du clergé de Rome; le prêtre Sixte, qui s'était mal défendu contre leurs pièges, était un des hommes les plus considérables du clergé Romain; nous avons vu qu'il revint promptement à la vérité catholique. Plus son influence était grande à Rome, plus il importait de porter autour de lui la lumière et de le mettre en mesure de répondre à toutes les subtilités des pélagiens; c'est ce que comprit saint Augustin. Il adressa à Sixte la lettre suivante où il établit la doctrine catholique avec des témoignages surabondants.

AUGUSTIN A SON SEIGNEUR BIEN-AIMÉ DANS LE SEIGNEUR DES SEIGNEURS, A SIXTE SON SAINT FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. En vous écrivant par notre très-cher frère Albin, acolyte, je vous ai promis de vous adresser une plus longue lettre par notre saint frère Firmus, notre collègue dans le sacerdoce, qui m'a apporté la vôtre, si remplie des témoignages de votre foi: cette lettre m'a causé une joie inexprimable. Car, je l'avoue à votre Charité, c'est avec une profonde tristesse que nous entendions dire que vous favorisiez les ennemis de la grâce chrétienne. Mais cette tristesse s'est dissipée, d'abord quand nous avons appris que vous les aviez anathématisés, vous le premier, dans une assemblée nombreuse; ensuite quand nous avons connu votre lettre au vénérable primat Valère, après l'arrivée en Afrique des lettres du Siège Apostolique' qui condamnaient les novateurs; ce que vous écriviez était court, mais vous y réprouviez fortement leur erreur; maintenant enfin que, dans une lettre à notre adresse où vous vous êtes expliqué avec plus de netteté et plus au long sur cette doctrine et contre cette doctrine, c'est la foi même de l'Eglise romaine qui nous parle, la foi de l'Eglise à laquelle le bienheureux apôtre Paul a surtout enseigné la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur; depuis lors, non-seulement toute ombre de tristesse s'est effacée de nos coeurs, mais encore ils ont. été illuminés d'une si grande allégresse que la peine et la crainte semblent n'avoir servi qu'à rendre plus vives les joies qui nous attendaient.

2. C'est pourquoi, très-cher frère, quoique nous ne vous voyions point des yeux du corps, (541) cependant nous vous possédons, nous vous aimons, nous vous embrassons en esprit dans la foi du Christ, dans la grâce du Christ, dans les membres du Christ, et nous vous répondons par le retour dé celui qui nous porte l'un à l'autre nos mutuels entretiens. Vous n'avez pas voulu seulement le charger de ce que vous m'avez écrit; vous avez voulu aussi qu'il fût auprès de moi le narrateur des choses dont il avait été le témoin auprès de vous. Nous traiterons aujourd'hui plus longuement la question, parce que nous souhaiterions que vous vous occupassiez d'instruire ceux que vous avez suffisamment intimidés, selon ce qu'on nous a dit. Car il y en a qui se croient encore très-libres de défendre les impiétés si justement condamnées; il en est d'autres qui s'insinuent dans les maisons et ne cessent de répandre en secret ce qu'ils craindraient de soutenir ouvertement; il en est aussi à qui la peur a fermé la bouche, mais qui gardent au fond du coeur ce qu'ils n'osent dire de vive voix: ceux-ci néanmoins peuvent être fort connus de nos frères, parce que la doctrine aujourd'hui condamnée les a eus pour défenseurs ardents. Il faut donc réprimer sévèrement les uns, surveiller attentivement les autres et traiter doucement les derniers tout en mettant beaucoup de soin à les instruire: si on ne craint pas qu'ils n'en perdent d'autres, on ne doit pas les négliger de peur qu'ils ne se perdent eux-mêmes.

3. Ils croient que le libre arbitre serait ôté à l'homme s'ils nous accordaient qu'il ne peut pas avoir même une bonne volonté sans le secours de Dieu. Ils ne s'aperçoivent pas que par là ils n'affermissent point le libre arbitre mais qu'ils lui portent atteinte, en ce qu'ils le placent dans le vide au lieu de lui donner pour point d'appui le Seigneur comme une pierre ferme: car la volonté est disposée par le Seigneur.

4. Il leur semblerait que Dieu fait acception de personnes s'ils croyaient qu'il n'a égard à aucun mérite antérieur en se montrant miséricordieux pour qui il veut, en appelant qui il veut, en rendant pieux qui il veut. Ils ne font pas attention que celui qui est condamné subit une peine méritée, que celui qui est délivré reçoit une grâce à laquelle il n'a aucun droit; de façon que l'un ne peut pas se plaindre d'être injustement puni ni l'antre se vanter d'avoir été l'objet de la miséricorde divine à cause de ses propres mérites. Il est surtout vrai de dire qu'il n'y a nulle acception de personnes, là où tous sont enveloppés dans une même masse de damnation et de péché, là où le sauvé peut apprendre de celui qui ne l'est pas quel eût été son châtiment si la grâce ne fût venue à son secours. Puisque c'est une grâce, elle n'est le prix d'aucun mérite: c'est un don par bonté gratuite.

5. «Mais, disent-ils, il n'est pas juste que dans une seule et même cause mauvaise, l'un soit délivré, l'autre puni.» Il serait donc juste que l'un et l'autre fussent punis: qui le niera? Alors rendons grâces au Sauveur qui nous remet la peine méritée, et ne nous condamne pas comme d'autres qui ne sont pas plus coupables que nous. Si tout homme était délivré, on ne saurait pas ce qui est dû par le péché: si personne ne l'était, on ne connaîtrait pas les bienfaits de la grâce. Dans cette question difficile disons plutôt avec l'Apôtre: «Dieu voulant montrer sa colère et faire éclater sa puissance, supporte avec beaucoup de patience les vases de colère formés pour la perdition, afin de faire paraître les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde.» L'argile ne peut pas lui dire: «Pourquoi m'avez-vous fait ainsi?» car le potier «a le pouvoir de faire de la même masse un vase d'honneur et un vase d'ignominie (1).» On le voit, toute cette masse ayant été justement condamnée, c'est la justice qui fait le vase d'ignominie, c'est la grâce qui fait le vase d'honneur, non point par un privilège dû au mérite, ni par une nécessité de destinée, ni par un caprice du hasard, mais par la profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu. L'Apôtre n'ouvre pas cet abîme fermé à nos regards, mais il l'admire en s'écriant: «O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu! Combien ses jugements sont impénétrables et ses voies incompréhensibles! Qui a connu la pensée de Dieu? Qui a été de son conseil? ou qui lui a donné le premier pour en être récompensé? Tout est de lui, par lui et en lui. Gloire à lui dans tous les siècles! Ainsi soit-il (2).»

6. Mais ils refusent de laisser à Dieu la gloire de justifier l'impie par une grâce gratuite, ceux qui, ne connaissant pas sa justice, veulent établir leur justice propre. Quoique pressés par tant de voix pieuses, ils avouent qu'il faut

1. Rm 9,20-23. - 2. Rm 11,33-36

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le secours de Dieu pour les bonnes pensées et les bonnes oeuvres, mais ils prétendent toujours que cette assistance divine est précédée de quelque chose de méritoire de leur part on dirait qu'ils veulent être les premiers à donner pour recevoir ensuite de celui dont il est dit: «Qui lui a donné le premier pour en être récompensé?» Et qu'ils pensent prévenir, par leur mérite, celui dont ils savent ou plutôt dont ils ne veulent pas savoir que «tout est de lui, par lui et en lui.» C'est de la profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu, que sortent les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde qu'il appelle à l'adoption; il veut que ces richesses éclatent aussi au moyen des vases de colère formés pour la perdition. Et quelles sont ces voies incompréhensibles, sinon celles dont il est dit dans un psaume: «Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (1).» Sa miséricorde et sa vérité sont donc incompréhensibles; car il a pitié de qui il veut, non par sa justice, mais par une grâce de sa miséricorde, et il endurcit qui il veut, non point par injustice, mais par une peine véritablement méritée. Et cependant, comme il est écrit que «la miséricorde et la vérité se sont rencontrées (2),» cette miséricorde et cette vérité s'accordent ici de telle manière, que la miséricorde n'empêche pas la vérité par où est puni celui qui le mérite, et que la vérité n'empêche pas la miséricorde par où on est délivré sans l'avoir mérité. De quels mérites pourrait donc se vanter celui qui est délivré, puisque s'il lui était fait selon toute rigueur de justice, il serait condamné? Est-ce à dire que les justes n'aient aucun mérite? Non, sans doute, puisqu'ils sont justes, mais ils n'avaient point de mérites pour devenir justes: car devenir juste c'est être justifié; or «on est justifié gratuitement, dit saint Paul, par la grâce de Dieu (3).»

7. Voilà la grâce qui est tant attaquée par les novateurs; toutefois Pélage, dans l'assemblée tenue en Palestine, a anathématisé ceux qui disent que la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites, et sans cela il ne serait pas sorti de cette assemblée sans condamnation. Pourtant, dans les derniers écrits des pélagiens, on ne trouve pas autre chose, si ce n'est que la grâce est donnée aux mérites. C'est cette grâce que saint Paul prêchait avec tant de force dans son épître aux Romains,

1. Ps 24,10. - 2. Ps 24,11. - 3. Rm 3,24.

afin que, de Rome, comme de la capitale du monde, sa parole se répandît mieux dans tout l'univers: c'est cette grâce qui justifie l'impie, c'est-à-dire par laquelle, d'impie qu'on était, on devient juste. Nul mérite ne la précède, car ce n'est pas la grâce, c'est la punition qui serait due à l'impie; elle cesserait d'être grâce si, au lieu d'être un don gratuit, elle était une récompense.

8. Mais quand on demande à ces gens-là quelle est donc la grâce qu'aucun mérite ne précède et que Pélage avait en vue, quand il a anathématisé ceux qui disent que la grâce de Dieu ne nous est pas donnée selon nos mérites, ils répondent qu'il voulait parler de notre propre nature dans laquelle nous sommes créés car avant d'exister, nous ne pouvions pas mériter d'être. Que tout coeur chrétien rejette un tel mensonge: il ne s'agit pas, dans les paroles de l'Apôtre, de la grâce créatrice qui nous a faits hommes, mais de celle qui nous a justifiés parce que nous étions des hommes mauvais. Telle est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Le Christ n'est pas mort pour la création d'hommes encore dans le néant, mais pour la justification des hommes coupables; il était déjà homme celui qui disait: «Malheureux homme que je suis qui me délivrera du corps de cette mort? C'est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (1).»

9. Ils peuvent dire aussi que la rémission des péchés est la grâce que nul mérite ne précède: quels peuvent être les mérites des pécheurs? Mais on n'obtient pas sans quelques mérites la rémission des péchés, si c'est par la foi qu'on l'obtient; il y a du mérite dans la foi; c'est par elle que le publicain disait: «Mon Dieu, ayez pitié de moi, je ne suis qu'un pécheur.» Il revint justifié à cause de l'humilité de sa foi, parce que celui qui s'abaisse sera élevé (2). Si donc nous nous pénétrons de ce qui est véritablement la grâce, la grâce sans mérite, il nous faudra attribuer la foi elle-même, cette foi qui est le commencement de toute justice, ce qui fait qu'il est dit à l'Eglise, dans le Cantique des cantiques: «Tu viendras, tu arriveras du commencement de la foi (3);» non point au libre arbitre, tant exalté par les novateurs ni à de précédents mérites, puisque c'est par elle que commencent tous les mérites, mais à un don gratuit de Dieu, puisque «c'est

1. Rm 7,24-25. - 2. Lc 18,13-14. - 3. Ct 4 selon les Septante.

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Dieu, comme il est dit dans cette épître, qui a mesure la foi à chacun (1).» Les bonnes oeuvres en effet sont faites par l'homme; mais la foi se fait dans l'homme, et sans elle l'homme ne peut rien accomplir de bon. Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché (2).»

10. Que l'homme ne se vante donc pas, ni le mérite de sa prière, lors même qu'il obtient de Dieu de vaincre tout désir des choses temporelles, d'aimer les biens éternels et Dieu lui-même, source de tous les biens: c'est la foi qui prie, mais la foi a été donnée quand on ne priait pas et sans elle on ne pourrait pas prier. «Comment invoqueront-ils celui en qui ils ne croient pas? Comment croiront-ils en celui dont ils n'ont pas entendu parler? Comment en entendront-ils parler sans quelqu'un qui le leur prêche? La foi vient donc par ce qu'on entend, et l'on entend par la parole du Christ (3).» C'est pourquoi le ministre du Christ, prédicateur de cette foi, selon la grâce qui lui a été donnée (4), est celui qui plante et qui arrose; mais «ce n'est pas celui qui plante qui est quelque chose, ni celui qui arrose; tout vient de Dieu qui donne l'accroissement (5)» et qui mesure à chacun sa foi. C'est pourquoi aussi, dans un autre endroit, l'Apôtre, après avoir souhaité à ses frères la paix et la charité avec la foi, de peur qu'ils ne s'attribuent la foi, se hâte d'ajouter qu'elle vient «de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ (6);» parce que la foi n'est pas le partage de tous ceux qui entendent la parole de Dieu, et que c'est Dieu qui la mesure a chacun, comme rien de ce qui est planté et arrosé ne germe si Dieu n'y donne l'accroissement. Pourquoi l'un croit-il et l'autre ne croit-il pas, quoique tous deux aient entendu la même chose ou vu le même miracle? La réponse est cachée dans la profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu, dont les jugements sont impénétrables, et en qui il n'y a point d'injustice lorsqu'il a pitié de qui il veut et qu'il endurcit qui il veut (7): et parce que ce sont des secrets, ce ne sont pas pour cela des injustices.

11. Et après que les péchés sont remis, si l'Esprit-Saint n'habite pas dans la maison ainsi purifiée, l'esprit immonde n'y reviendra-t-il point avec sept autres démons; et alors le dernier

1. Rm 12,3. - 2. Rm 14,23. - 3. Rm 10,14-17. - 4. Rm 15,15-16. - 5. 1Co 3,5-8. - 6. Ep 6,23. - 7. Rm 10,14-18

état de cet homme ne sera-t-il pas pire que le premier (1)? Pour que le Saint-Esprit habite en nous, ne souffle-t-il pas où il veut (2)? et la charité de Dieu, sans laquelle personne ne vit bien, se répand-elle dans nos coeurs par nous-mêmes, et non point par le Saint-Esprit qui nous est donné (3)? C'est la foi établie par l'Apôtre lorsqu'il a dit: «La circoncision n'est rien, ni l'incirconcision; mais tout vient de la foi qui opère par l'amour (4).» C'est la foi des chrétiens, non pas celle des démons, car les démons croient et tremblent (5). Mais aiment-ils? S'ils ne croyaient pas, ils ne diraient pas au Sauveur: «Vous êtes le Saint de Dieu,» ou bien: «Vous êtes le Fils de Dieu (6).» Mais s'ils aimaient ils ne diraient pas: «Qu'y a-t-il de commun entre vous et nous (7)?»

12. C'est donc la foi qui nous attire vers le Christ; si elle n'était pas un don gratuit, il ne nous aurait pas dit lui-même: «Personne ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire.» Plus bas il nous dit aussi: «Les paroles que je vous ai fait entendre sont esprit et vie. Mais il en est parmi vous quelques-uns qui ne croient pas.» L'Evangéliste ajoute: «Car Jésus dès le commencement savait qui devait croire en lui et qui devait le trahir (8).» Et de peur qu'on ne s'imaginât que ceux qui croient appartiennent à sa prescience de la même manière que ceux qui ne croient pas; c'est-à-dire de peur qu'on ne pensât que Dieu connaît seulement à l'avance la bonne volonté des croyants sans leur donner la foi elle-même, l'Evangéliste ajoute aussitôt: «Et il disait: C'est pour cela que je vous ai dit: personne ne peut venir à moi s'il ne lui est donné par mon Père.» De là vient que, parmi les disciples qui l'entendirent parler de sa chair et de son sang, il y en eut qui se retirèrent scandalisés; d'autres crurent et demeurèrent avec lui (9). Nul ne peut venir à lui sans une grâce du Père et par conséquent du Fils et du Saint-Esprit; car les dons et les oeuvres de l'inséparable Trinité sont indivisibles, et le Fils en honorant ainsi son Père ne prouve pas qu'il y ait entre son Père et lui quelque différence, mais il nous fit voir un grand exemple d'humilité.

1. Mt 12,44-45. - 2. Jn 3,8. - 3. Rm 5,5. - 4. Ga 5,6. - 5. Jc 2,19. - 6. Lc 4,41. - 7. Mt 8,29. - 8. Jn 6,64-66. - 9. Rm 9,19.

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13. Que disent-ils ici, non pas contre nous, mais contre l'Evangile, les défenseurs ou plutôt les séducteurs du libre arbitre, séducteurs parce qu'ils lui inspirent de l'orgueil en lui inspirant de la présomption; que disent-ils donc que l'Apôtre ne se soit objecté à lui-même comme s'il avait eu à répondre à des gens comme eux? «Tu me dis: pourquoi se plaindre encore? qui donc résiste à la volonté de Dieu?» L'Apôtre se pose cette difficulté comme si elle lui eût été adressée par des contradicteurs qui n'auraient pas accepté ce qu'il avait dit précédemment: «Donc il a pitié de qui il veut, et il endurcit qui il veut.» Répondons-leur donc avec lui, car nous ne saurions mieux trouver que lui: «O homme, qui es-tu pour répondre à Dieu (1)?»

14. Nous cherchons et nous trouvons comment on mérite l'endurcissement. La masse entière a été condamnée à cause du péché; Dieu n'endurcit point en inspirant la malice mais en n'accordant pas la miséricorde; car ceux à qui il ne l'accorde pas n'en sont pas dignes et ne la méritent point: ils ne méritent que de ne pas la recevoir. Mais nous cherchons, sans le trouver, comment on mérite la miséricorde parce qu'il n'y a rien par où on puisse l'obtenir: la grâce cesserait d'exister si, au lieu d'être un don gratuit, elle était une récompense.

15. Si nous disons que la foi précède et que par elle on mérite la grâce, quel mérite avait donc l'homme avant la foi, pour qu'il fût digne de la recevoir? qu'a-t-il qu'il n'ait reçu? Mais s'il l'a reçu, pourquoi s'en glorifie-t-il comme s'il le tenait de lui-même (2)? De même que l'homme n'aurait ni la sagesse, ni l'intelligence, ni le conseil, ni la force, ni la science, ni la piété, ni la crainte de Dieu, si, selon la parole du prophète (3), il n'avait reçu l'esprit de sagesse et d'intelligence, de conseil et de force, de science, de piété et de crainte de Dieu; de même qu'il n'aurait ni la force, ni la charité, ni la continence, s'il n'avait reçu le divin Esprit dont l'Apôtre dit: «Vous n'avez pas reçu un Esprit de crainte, mais de force, d'amour et de modération (4);» ainsi l'homme n'aurait pas la foi s'il n'avait reçu l'Esprit de foi dont le même Apôtre a dit: «Nous avons le même Esprit de foi selon ce qui est écrit: J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé; et nous, nous croyons., c'est pourquoi nous parlons (5).» Or il ne se donne pas en considération

1. Rm 10,18-20. - 2. 1Co 4,7. - 3. Is 11,2-3. - 4. 2Tm 1,7. - 5. 2Co 4,13.

de propres mérites, mais par la miséricorde de celui qui a pitié de qui il veut; l'Apôtre nous le montre clairement lorsqu'il dit de lui-même: «J'ai obtenu miséricorde pour que je fusse fidèle (1).»

6. Si nous disons que le mérite de la prière précède et nous aide à obtenir la grâce, nous disons par le fait qu'elle est un don de Dieu, puisqu'on le lui demande par la prière: dès lors l'homme ne saurait penser qu'il la tire de lui-même; s'il l'avait en son pouvoir, il ne la demanderait pas. Cependant la prière se trouve aussi comptée parmi les dons de la grâce, ce qui nous empêche de croire que la grâce soit précédée en nous par les mérites de l'oraison: car alors elle ne serait plus un don gratuit, elle ne serait plus grâce, puisqu'elle serait le prix des bonnes oeuvres. «Nous ne savons rien demander comme il faut, dit le docteur des nations; mais l'Esprit lui-même prie pour nous avec des gémissements ineffables (2).» Que veut dire l'Apôtre, quand il dit que «l'Esprit demande,» sinon que l'Esprit nous fait demander? Le témoignage le plus certain de dénûment, c'est de demander par des gémissements; or, il n'est pas permis de croire que quelque chose manque à l'Esprit-Saint. Mais il est dit «qu'il demande» parce que c'est lui qui nous fait prier, et qui nous inspire l'oraison et le gémissement. C'est ainsi qu'il est dit dans l'Evangile: «Ce n'est pas vous qui parlez, c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous (3).» Car ceci ne se passe point en nous, sans que nous fassions rien. L'Ecriture, pour mieux marquer ce secours de l'Esprit-Saint, dit donc que c'est lui qui fait ce qu'il nous fait faire.

17. L'Apôtre montre bien que ce n'est pas notre esprit qui demande avec des gémissements ineffables, mais l'Esprit-Saint qui vient en aide à notre infirmité. En effet il commence par dire: «l'Esprit nous aide dans notre faiblesse,» puis il ajoute. «Car nous ne savons rien demander comme il faut;» et le reste. Il dit de cet Esprit plus clairement ailleurs: «Vous n'avez point reçu l'Esprit de servitude pour vous conduire encore dans la crainte, mais vous avez reçu l'Esprit d'adoption des «enfants par lequel nous crions: mon Père, «mon Père (4).» Il ne dit pas que l'Esprit lui. même crie vers Dieu en priant, mais que par

1. 1Co 7,25. - 2. Rm 8,26. - 3. Mt 10,20. - 4. Rm 8,15-26.

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lui «nous crions: mon Père, mon Père.» Il dit cependant dans un autre endroit: «Parce que vous êtes les enfants de Dieu, Dieu a envoyé dans vos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie: mon Père, mon Père (1).» Il ne dit pas ici: «En qui nous crions;» il a mieux aimé dire que c'est l'Esprit qui crie lui-même, ce qui fait que nous crions. Il en est de même de ces passages: «l'Esprit lui-même demande par des gémissements ineffables;» et encore: «c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous.»

18. De même donc que personne n'est sage, n'a l'entendement droit, n'excelle par le conseil et la force, n'est pieux avec science, ne sait avec piété, ne craint Dieu d'une crainte chaste, s'il n'a pas reçu l'Esprit de sagesse et d'intelligence, de conseil et de force, de science, de piété et de crainte de Dieu; de même que nul n'a une vertu véritable, une charité sincère, une continence religieuse, si ce n'est par l'Esprit de vertu, de charité, de continence; ainsi sans l'Esprit de foi nul ne peut bien croire, et sans l'Esprit d'oraison nul ne peut utilement prier. Ce ne sont pas là autant d'esprits différents, mais toutes ces choses sont l'oeuvre d'un seul et même esprit qui les distribue à chacun comme il veut (2); parce que l'Eprit souffle où il veut (3). Cependant, il faut l'avouer, le secours qu'il prête n'est pas le même pour un coeur où il n'habite pas encore, ou pour un coeur où il habite. Car lorsqu'il n'habite pas encore, il aide pour qu'on soit fidèle; lorsqu'il habite, il aide celui qui l'est déjà.

19. De quelle manière l'homme peut-il donc mériter la grâce, puisque aucun mérite ne saurait être en nous que l'oeuvre de la grâce, et que, lorsque Dieu couronne nos mérites, il ne couronne que ses dons? De même que, dès le commencement de notre foi, nous avons obtenu miséricorde, non point parce que nous étions fidèles, mais pour que nous le devinssions; ainsi, à la fin, où l'on entrera dans la vie éternelle, il nous couronnera, comme il est écrit, «dans sa compassion et sa miséricorde (4).» Ce n'est donc pas en vain qu'on chante à Dieu: «Sa miséricorde me préviendra (5); sa miséricorde me suivra (6).» Aussi la vie éternelle est elle-même une grâce. On la possédera sans fin à la fin de la vie, car elle est

1. Ga 4,6. - 2. 1Co 12,11. - 3. Jn 3,8. - 4. Ps 102,4. - 5. Ps 58,11. - 6. Ps 22,6.

la récompense des mérites antérieurs; mais, comme par nous-mêmes nous aurions été impuissants à les accomplir et qu'il a fallu pour cela le secours de la grâce de Dieu, cette vie éternelle est accordée gratuitement: cela ne veut pas dire qu'elle ne soit pas le prix des mérites, mais parce ces mérites mêmes sont des dons de Dieu. C'est l'apôtre Paul, le grand défenseur de la grâce, qui appelle la vie éternelle une grâce. «La mort, dit-il, est la solde du péché; mais la vie éternelle est une grâce de Dieu dans Notre-Seigneur Jésus-Christ (1).»

20. Voyez, je vous prie, tout ce qu'il y a d'intention profonde dans cette brièveté d'expressions; en considérant bien ce peu de mots, la question elle-même perd de son obscurité. Après que l'Apôtre a dit: «La mort est la solde du péché,» qui ne penserait qu'il peut ajouter avec une très juste conséquence: La vie éternelle est la solde de la justice. Et c'est vrai, puisque, de même que la mort est la peine du péché, de même la vie éternelle est 1a récompense de la justice. Si l'Apôtre ne voulait pas se servir du mot de justice, il se serait servi du mot de foi; car le juste vit de la foi (2). C'est pourquoi la vie éternelle est appelée récompense en beaucoup d'endroits des saintes Ecritures; nulle part la justice ou la foi n'est appelée récompense, parce qu'on est récompensé de sa justice ou de sa foi. Mais ce que le salaire est à l'ouvrier la solde l'est au soldat.

21. Le bienheureux Apôtre craignait l'orgueil qui tente de se glisser dans le coeur des plus grands saints, et il nous dit que, pour y échapper, un ange de Satan lui avait été donné qui le souffletait (3); l'Apôtre donc, s'armant de vigilance contre cette peste de l'orgueil, dit que «la mort est la solde du péché.» C'est bien la solde parce qu'elle est due, parce qu'elle est proportionnée, parce qu'elle est justement payée. Ensuite, de peur que l'homme juste ne s'élevât en croyant que le bien vient de lui de la même manière que le mal est son oeuvre, saint Paul ne dit point, par opposition: La vie éternelle est la solde de la justice, mais: «la vie éternelle est une grâce de Dieu.» Et, pour qu'on ne cherche pas une autre voie que celle du Médiateur, il ajoute: «En Jésus-Christ Notre-Seigneur.» C'est comme s'il disait: Pourquoi, lorsque tu entends que la mort est

1. Rm 6,23. - 2. Ha 2,4 Rm 1,17. - 3. 2Co 12,7

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la solde du péché, te prépares-tu à t'élever, ô justice humaine qui n'es que de l'orgueil sous le nom de justice? Pourquoi te prépares-tu à t'élever et à demander comme une solde qui te serait due, la vie éternelle en opposition avec la mort? C'est à la véritable justice qu'est due la vie éternelle; et si la justice est véritable, ce n'est pas de toi qu'elle vient; le Père des lumières la fait descendre d'en haut (1). Pour la posséder, si toutefois tu la possèdes, il faut que tu l'aies reçue; qu'as-tu en effet que tu n'aies reçu (2). C'est pourquoi, ô homme, si tu dois obtenir la vie éternelle, ce sera, il est vrai, la récompense de la justice, mais ce sera pour toi une grâce, car c'est aussi une grâce pour toi que la justice elle-même. Si la justice venait de toi, ce serait alors que la vie éternelle te serait donnée comme une pure récompense. Mais maintenant nous recevons tout de la plénitude divine, non-seulement la grâce par laquelle nous portons pieusement jusqu'à la fin tout le poids des travaux de cette vie, mais encore une autre grâce pour cette grâce, une grâce (3) qui nous fera vivre plus tard dans les douceurs d'un repos éternel. Rien de meilleur pour notre salut que la foi à cette doctrine, parce qu'il n'y a rien que l'intelligence comprenne avec plus de vérité, et nous devons écouter le Prophète lorsqu'il nous dit: «Si vous ne croyez pas vous ne comprendrez pas (4).»

22. «Mais, ajoute notre adversaire, les hommes qui ne veulent pas vivre dans la justice et dans la foi diront pour leurs excuses: «Quel est notre tort en vivant mal, puisque nous n'avons pas reçu la grâce pour bien vivre?» Ceux qui vivent mal ne peuvent pas véritablement dire qu'ils ne font rien de mal, car ne rien faire de mal c'est bien vivre; mais si leur vie est mauvaise, c'est que leur fonds est mauvais, soit par suite du péché originel, soit à cause du mal qu'ils ont volontairement commis eux-mêmes. S'ils sont au rang des vases de colère formés pour la perdition où ils tombent justement, qu'ils se l'imputent à eux-mêmes ils appartiennent à cette masse que Dieu a justement condamnée, à cause du péché d'un seul dans lequel tous ont péché. Mais s'ils font partie des vases de miséricorde qui sont tirés de la même masse et que Dieu n'a point voulu frapper du supplice qui leur était dû, qu'ils

1. Jc 1,17. - 2. 1Co 4,7. - 3. Jn 1,16. - 4. Is 7,9 selon les Septante.

ne s'enorgueillissent point, qu'ils glorifient plutôt Dieu lui-même qui leur a fait une miséricorde à laquelle ils n'avaient aucun droit; et «s'ils ont d'autres pensées Dieu les éclaircira (1).»

23. Quelle pourra donc être leur excuse? Ce qu'ils peuvent dire, l'Apôtre se l'était brièvement objecté à lui-même, et d'avance il les avait fait parler: «Pourquoi se plaindre encore? Qui donc résiste à la volonté de Dieu?» C'est comme s'ils avaient dit: Pourquoi nous reproche-t-on- d'offenser Dieu par une mauvaise vie, puisque nul ne peut résister à la volonté de celui qui nous a endurcis en nous refusant sa miséricorde? Si donc par cette excuse ils n'ont pas honte de contredire, non pas nous mais l'Apôtre, pourquoi ferions-nous difficulté dé leur répéter de temps en temps ces paroles de l'Apôtre lui-même: «O homme, qui es-tu pour répondre à Dieu? Le vase d'argile dit-il au potier qui l'a formé: Pourquoi m'avez-vous fait ainsi? Le potier n'a-t-il pas le pouvoir de tirer d'une même masse» justement condamnée un «vase d'honneur» à cause de sa miséricorde, «un vase d'ignominie» à cause de sa justice, «pour faire éclater les richesses de sa gloire «sur les vases de miséricorde» en leur montrant la grandeur du bienfait qui leur est accordé, car le supplice réservé aux vases de colère était dû à tous également? Qu'il suffise au chrétien qui vit de la foi, qui ne voit encore rien que d'une manière imparfaite et qui sait peu (2), qu'il lui suffise de savoir ou de croire que Dieu ne délivre personne que par une miséricorde gratuite en Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qu'il ne condamne personne que par une exacte et véritable justice par le même Jésus-Christ Notre-Seigneur. Pourquoi délivre-t-il celui-ci plutôt que celui là? Qu'on en trouve la raison si on peut pénétrer dans la grande profondeur des jugements divins: mais, toutefois, qu'on prenne garde au précipice. Car y a-t-il de l'injustice en Dieu? Loin de nous cette pensée! Mais ses jugements sont impénétrables, et ses voies incompréhensibles.

24. C'est seulement de ceux gui ne sont plus enfants qu'on peut dire avec vérité: Ceux-ci n'ont pas- voulu comprendre pour bien faire (3); ceux-là, ce qui est pis, ont compris et n'ont point obéi. Il est écrit: «Le mauvais serviteur

1. Ph 3,15. - 2. 1Co 13,9-10. - 3. Ps 35,4.

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ne sera point corrigé par des paroles; s'il comprend il n'obéira pas (1).» Pourquoi n'obéira-t-il pas sinon par sa très-mauvaise volonté? L'équité divine lui réserve une condamnation plus grande, car on redemande plus à qui on a plus donné (2). C'est de. ceux-là que l'Ecriture dit qu'ils sont inexcusables: ils connaissent la vérité et ils persévèrent dans le mal. «Car la colère de Dieu s'est révélée du haut du ciel contre l'impiété et l'iniquité de tous les hommes qui retiennent la vérité dans l'injustice, parce qu'ils ont connu ce qu'on peut connaître de Dieu. Dieu le leur a manifesté. Car les perfections invisibles de Dieu, son éternelle puissance et sa divinité sont devenues visibles dans ses ouvrages depuis la création du monde, en sorte qu'ils sont inexcusables.»

25. Si l'Apôtre déclare inexcusables ceux qui, ayant pu reconnaître dans les ouvrages de Dieu ses perfections invisibles, n'ont cependant pas obéi à la vérité, mais sont restés injustes et impies; parce qu'ils ont connu Dieu, «mais ne l'ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces (3);» combien plus sont inexcusables ceux qui, instruits par la loi de Dieu, se font conducteurs des aveugles et se mêlent d'enseigner aux autres au lieu d'apprendre eux-mêmes, ceux qui prêchent qu'il ne faut pas voler et qui volent, et tombent dans les autres désordres que leur reproche saint Paul quand il dit: «C'est pourquoi, ô homme qui que tu sois, qui condamnes les autres, tu es inexcusable; en les condamnant tu te condamnes toi-même, car tu fais les mêmes choses que tu condamnes (4).»

26. Le Seigneur lui-même dit aussi dans l'Evangile: «Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé, ils n'auraient pas de péché; mais maintenant ils n'ont point d'excuse de leur péché (5).» Ils n'étaient pas sans péché, car ils en étaient chargés et des plus graves; mais le Seigneur veut dire que, s'il n'était pas venu, ils n'auraient pas été coupables de n'avoir pas cru en lui après l'avoir entendu. Ils n'ont pas l'excuse de pouvoir dire nous n'avons pas entendu, c'est pourquoi nous n'avons pas cru. Tel est en effet l'orgueil de. l'homme si confiant dans les forces de son libre arbitre, qu'il se croit excusé lorsqu'il croit pécher par ignorance plus que par sa propre volonté.

1. Ps 29,19. - 2. Lc 12,47-48. - 3. Rm 1,18-21- 4. Rm 2,1. - 5 Jn 15,22.

27. Dans ce sens, l'Ecriture divine appelle inexcusables ceux qui sont convaincus de pécher avec connaissance. Toutefois la justice de Dieu n'épargne pas non plus ceux qui n'ont pas entendu sa parole: «Quiconque, dit l'Apôtre, aura péché sans la loi périra sans la loi (1).» Ceux-ci pensent trouver des excuses, mais Dieu ne les admet pas; il sait qu'il a fait l'homme droit, qu'il lui a donné le précepte de l'obéissance, et que le péché qui passe à la postérité d'Adam n'est que l'effet d'un mauvais usage du libre arbitre. Il ne faut pas dire qu'on soit damné. sans avoir péché; car le péché d'Adam a passé dans tous les hommes; ils en sont coupables avant de commettre des fautes qui leur soient propres (2). Tout pécheur est donc sans excuse, qu'il soit coupable du péché originel ou d'autres fautes ajoutées par sa propre volonté; qu'il sache ou qu'il ignore, qu'il juge ou ne juge pas: l'ignorance de ceux qui ne veulent pas entendre est sans aucun doute elle-même un péché; l'ignorance de ceux qui n'ont pas pu savoir est la peine du péché. Dans les uns et les autres ce n'est pas l'excuse qui est juste, c'est la condamnation.

28. Les divines Ecritures déclarent inexcusables ceux qui ne pèchent pas par ignorance, mais avec connaissance, afin que, d'après le jugement de leur orgueil par lequel ils mettent tant de confiance dans les forces de leur propre volonté, ils se reconnaissent inexcusables à leurs propres yeux. Ils n'ont pas l'excuse de l'ignorance, et n'ont pas encore cette justice pour laquelle, selon eux, suffisait la puissance du libre arbitre. Mais celui à qui le Seigneur a accordé la grâce de savoir et d'obéir, a dit: «La loi donne la connaissance du péché (3). Je ne connais le péché que par la loi; car je n'aurais pas connu la convoitise, si la loi n'avait dit. Tu ne convoiteras point (4).» Il n'a pas en vue l'homme ignorant de la loi qui prescrit, mais l'homme indigne de la grâce libératrice, lorsqu'il dit: «Je trouve du plaisir dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur (5).» Cette connaissance de la loi et ce plaisir qu'il y trouve ne l'empêchent pas de s'écrier: «Malheureux homme que je suis! qui me délivrera du corps de cette mort? C'est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-

1. Rm 2,12. - 2. Rm 5,12. - 3. Rm 3,20. - 4.Rm 7,7. - 5. Rm 7,22

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Seigneur (1).» Il n'y a donc que le Sauveur qui puisse nous guérir des plaies que nous a faites le meurtrier du genre humain. Il n'y a que la grâce du Rédempteur qui puisse délivrer des liens de l'esclavage ceux qui ont été vendus au péché.

29. Par conséquent, tous ces coupables qui cherchent à s'excuser dans leur corruption et leur iniquité subissent une très-juste punition, puisque ceux qui sont délivrés ne le sont que par grâce. Si l'excuse était juste; ce n'est point par grâce, c'est par justice qu'on serait délivré. Du moment que c'est par grâce seule, rien de juste n'a été trouvé dans l'objet de cette miséricorde, ni la volonté, ni les oeuvres, ni même l'excuse: si celle-ci était fondée, la délivrance serait due au mérite et non à la grâce. Nous savons que la grâce du Christ délivre même quelques-uns de ceux qui disent: «Pourquoi se plaindre encore? qui donc résiste à la volonté de Dieu?» Si l'excuse était juste, c'est en considération de cette justice qu'ils seraient délivrés au lieu de l'être par une grâce gratuite; et s'ils le sont par grâce, l'excuse n'est pas juste, car la grâce libératrice n'est véritablement grâce que quand elle n'est pas due selon la justice. Ainsi, ceux qui disent: «Pour«quoi se plaindre encore? qui donc résiste à «la volonté de Dieu?» sont dans la situation de l'homme insensé dont parle Salomon: «La folie de l'homme renverse ses voies, et dans son coeur il accuse Dieu (2).»

30. Dieu forme, il est vrai, des vases de colère pour la perdition afin de montrer sa colère, de laisser voir sa puissance qui fait un bon usage des méchants, et afin de laisser éclater les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde formés pour un honneur qui n'est pas dû à la masse condamnée, mais qui est accordé par une libéralité de sa grâce; toutefois, dans ces mêmes vases de colère formés pour une ignominie méritée, c'est-à-dire dans ces hommes qui ont été créés parce que leur nature est un bien, mais que le péché a voués au supplice, Dieu condamne le mal que la vérité réprouve à bon droit, et ne le fait pas. De même que la nature humaine, assurément très-digne de louange, est l'oeuvre de la volonté de Dieu, ainsi le péché, assurément très-digne de condamnation, est l'oeuvre de la volonté de l'homme. Cette volonté de l'homme a fait passer le vice héréditaire aux descendants

1. Rm 7,24. - 2. Pr 19,3.

renfermés dans le père du genre humain quand il a péché; ou bien elle a gagné aussi d'autres vices, lorsque chacun a mal vécu dans la vie qui lui était propre. Mais qu'il s'agisse du péché originel ou des péchés que chacun amasse soit par ignorance, soit par refus de s'instruire, soit avec une pleine connaissance de la loi (ce qui ajoute beaucoup à la faute), nul n'est délivré et justifié que par la grâce de Dieu au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Cette grâce ne nous délivre pas seulement parce que les péchés nous sont remis, mais parce que c'est elle qui auparavant nous inspire la foi et la crainte de Dieu, et nous fait prier avec amour et utilité pour notre âme, jusqu'à ce que «nous soyons guéris de toutes nos langueurs, jusqu'à ce que notre vie soit rachetée de la corruption et que nous soyons couronnés dans la compassion et la miséricorde (1).»

31. Nos adversaires craindraient d'accuser Dieu de faire acception de personnes si, dans une seule et même cause, on disait que sur les uns descend la miséricorde, et que sur les autres demeure la colère d'en-haut; mais toute la force de leurs raisonnements tombe devant les enfants. Je ne parle pas de la condamnation qui atteint ceux-ci, tout nouveaux-nés qu'ils soient, et qui a fait dire à l'Apôtre que «par le péché d'un seul tous les hommes sont tombés dans la condamnation,» d'où l'on n'est délivré que par celui dont le même Apôtre a dit: «Par la justice d'un seul tous les hommes reçoivent la justification qui donne la vie (2);» je ne dirai donc rien de cette peine commune à tous, et me bornerai à une vérité sur laquelle nos adversaires demeurent d'accord avec nous, car ils sont contraints de céder à l'autorité évangélique ou plutôt à la foi unanime de tous les peuples chrétiens; et cette foi proclame «qu'aucun enfant, s'il n'est régénéré par l'eau et l'Esprit, ne peut entrer dans le royaume des cieux (3).» Qu'ils veuillent bien m'expliquer pourquoi, parmi ces enfants, les uns sortent de ce monde baptisés, pourquoi les autres, livrés à des mains infidèles, ou même appartenant à des parents chrétiens, exhalent leur dernier souffle avant d'avoir été présentés au baptême? Diront-ils que ceci est une affaire de destinée et de hasard? Je ne pense pas qu'ils en arrivent à une telle démence, tant qu'ils voudront conserver tant soit peu le nom de chrétiens.

1. Ps 102,3-4. - 2. Rm 5,18. - 3. Jn 3,5.

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32. Pourquoi donc pas un enfant n'entrera-t-il dans le royaume des cieux, s'il n'a pas reçu le baptême? S'est-il choisi lui-même les parents infidèles ou négligents de qui il devait naître? Que dirai-je des innombrables morts inopinées et subites par lesquelles disparaissent souvent des enfants, même des enfants de parents religieux, qui se trouvent ainsi enlevés à la grâce du baptême; tandis que, au contraire, des enfants nés de parents sacrilèges et ennemis du Christ, venant à tomber entre des mains chrétiennes, ne quittent pas ce monde sans avoir reçu le sacrement de la régénération? Que peuvent répondre ici ces gens qui veulent que des mérites humains précèdent la grâce, de peur de laisser croire que Dieu fasse acception de personnes? Quelles sont ici les bonnes oeuvres antérieures? En trouverez-vous dans les enfants? mais il n'en est aucune qui leur soit propre, et les uns et les autres appartiennent à la masse condamnée. Regarderez-vous du côté des parents? mais ceux dont les enfants sont morts subitement sans le baptême du Christ se recommandaient par de bonnes oeuvres, et ceux dont les enfants ont obtenu la grâce baptismale par le soin de personnes chrétiennes, ne faisaient que le mal? Voilà donc la providence de Dieu, elle qui sait le nombre des cheveux de notre tête, et sans la volonté de laquelle un passereau ne tombe pas sur la terre (1), elle que nul destin ne force, que nul accident fortuit n'arrête et que nulle iniquité ne corrompt; voilà la Providence qui ne dispose pas les choses pour que tous les enfants de ceux qui sont à lui, obtiennent par la régénération le céleste héritage, et qui parfois l'accorde à des enfants appartenant à des impies! Tel enfant, né d'une pieuse union, la joie des siens en arrivant au monde, est étouffé par une mère ou une nourrice endormie, et devient étranger à la foi de sa famille; tel autre, né du vice, exposé par la peur cruelle de sa mère, est recueilli et baptisé par la piété compatissante et la sollicitude chrétienne de personnes étrangères, et devient associé et participant au royaume éternel. Lorsqu'on aura réfléchi et médité sur ces choses, osera-t-on encore nous dire que Dieu, dans sa grâce, fait acception de personnes ou qu'il récompense des mérites antérieurs?

1. Mt 10,29-30.

33. Nos adversaires pourront bien s'épuiser en efforts pour découvrir des oeuvres bonnes ou mauvaises dans les créatures en âge de raison: mais que diront-ils de ces enfants? Qu'a fait l'un, pour mériter d'être étouffé durant la nuit; l'autre, pour mériter les soins pieux auxquels il doit la grâce du baptême? Il leur faudra bien de l'orgueil et de l'aveuglement s'ils ne finissent pas par s'écrier avec nous: «O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu? Combien ses jugements sont impénétrables et ses voies incompréhensibles!.» Que leur folle opiniâtreté ne s'en prenne donc plus à la miséricorde gratuite de Dieu: qu'ils permettent au Fils de l'Homme de chercher et de sauver ceux qui étaient perdus quelque soit leur âge (1); qu'ils cessent de vouloir pénétrer dans les impénétrables jugements de Dieu, et de demander pourquoi, dans une même cause, la miséricorde descend sur l'un et la colère demeure sur l'autre.

34. Qui sont-ils pour répondre à Dieu? Quand Rébecca portait dans son sein les jumeaux qu'elle avait eus d'Isaac notre père, et que ceux-ci n'étant pas encore nés, n'avaient fait ni bien ni mal; n'est-ce pas Dieu qui, pour maintenir son décret d'élection, élection de grâce et non de justice, élection qui ne trouve lias les élus, mais les fait tels, dit à leur mère, non à cause de leurs oeuvres, mais à cause de la volonté de celui qui appelle: «L'aîné sera assujéti au plus jeune (2)?» Le bienheureux Apôtre, en confirmation dé cette vérité, cite le témoignage du Prophète qui a dit bien longtemps après: «J'ai aimé Jacob, mais j'ai eu en haine Esaü (3);» afin de nous faire comprendre ce qui a, été découvert dans la suite par le prophète, savoir ce qui était dans la prédestination de Dieu par la grâce avant la naissance de ces deux jumeaux. En effet, qu'est-ce que Dieu aimait en Jacob avant qu'il eût fait quelque chose de bon, si ce n'est le don gratuit de sa miséricorde? et haïssait-il autre chose que le péché originel dans Esaü qui, n'étant pas né, n'avait fait aucun mal? Il ne pouvait pas aimer dans l'un les oeuvres de justice, qu'il n'avait pas faites encore, ni dans l'autre, haïr la nature humaine que lui-même avait créée bonne.

35. Lorsque nous pressons ainsi nos contradicteurs, il faut voir dans quels abîmes ils se précipitent pour échapper aux filets de la vérité. «Dieu, disent-ils, haïssait l'un et aimait

1. Lc 19,10. - 2. Rm 9,10-13. - 3. Ml 1,2-3

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l'autre avant qu'ils fussent nés, parce qu'il prévoyait leurs oeuvres futures.» Qui n'admirerait que l'Apôtre n'ait pas trouvé une aussi ingénieuse explication? Il ne l'a pas vue quand il s'est proposé lui-même l'objection à laquelle on veut ici répondre; il ne s'est pas douté de quelque chose de si court, de si clair, de si vrai et de si décisif, selon nos adversaires. Il venait de se proposer une chose étonnante pourquoi, sur deux enfants qui n'étaient pas encore nés et ne pouvaient faire ni bien ni mal, Dieu avait aimé l'un et haï l'autre? Exprimant alors la surprise que peut faire naître une telle question: «Que dirons-nous, demande-t-il? Y a-t-il en Dieu de l'injustice? Loin de là.» C'est bien ici qu'il aurait dû dire, comme nos adversaires: «Dieu prévoyait les oeuvres futures en assujétissant l'aîné au plus jeune.» Il ne s'en est pas avisé; mais pour que nul n'osât se glorifier de ses propres oeuvres, il veut que ce qu'il a dit serve à relever la grâce et la gloire de Dieu. Après qu'il a dit: «loin de nous la pensée qu'il y ait de l'injustice en Dieu!» nous lui demandons en quelque sorte comment il nous montre que l'assujétissement de l'aîné au plus jeune ne vient pas des oeuvres mais de la vocation, et il répond: «C'est que le Seigneur a dit à Moïse: «J'aurai pitié de qui il me plaira d'avoir pitié, et je ferai miséricorde à qui il nie plaira de faire miséricorde. Cela ne dépend donc ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de la seule miséricorde de Dieu (1).» Où sont maintenant les mérites? où sont les oeuvres passées ou futures que les forces du libre arbitre ont dû ou doivent accomplir? L'Apôtre pouvait-il s'expliquer plus clairement sur la gratuité de la grâce, c'est-à-dire sur la véritable grâce? Dieu ne change-t-il pas en folie la sagesse des hérétiques?

36. Quel était le dessein de l'Apôtre en citant l'exemple des deux jumeaux? que s'efforçait-il de persuader? que désirait-il graver dans l'esprit? Ce que la démence combat, ce que l'orgueil ne comprend point, ce que refusent de connaître ceux qui, ignorant la justice de Dieu et voulant établir la leur propre, ne se sont point soumis à la justice de Dieu (2). Il ne pensait en effet qu'à la grâce elle-même, et c'est pour cela qu'il mettait si haut les enfants de la promesse. Car ce que Dieu promet, Dieu seul le fait. Que l'homme promette et que Dieu fasse, il y a là quelque raison et quelque vérité; mais que l'homme se vante de faire ce que Dieu aura promis, c'est ce qu'un orgueil impie peut seul imaginer.

1. Rm 9,16. - 2. Rm 10,3.

37. Isaac, fils d'Abraham, est donc le premier que saint Paul nous montre comme ayant figuré les fils de la promesse. Car l'ouvrage de Dieu apparaît clairement dans cet enfant. Il n'arrive pas au monde selon l'ordre accoutumé de la nature, mais il est engendré par la stérilité et la vieillesse; pour nous apprendre que les enfants de Dieu promis pour l'avenir, devraient leur naissance non point à l'homme mais à Dieu. «C'est d'Isaac, dit l'Apôtre, que sortira la race qui doit porter ton nom, c'est-à-dire: ce ne sont pas les enfants selon la chair qui sont enfants de Dieu; mais ce sont les enfants de la promesse qui sont comptés dans la postérité. Car voici les termes de la promesse: Je viendrai en ce même temps, et Sara aura un fils. Et cela ne se voit pas seulement dans Sara, ajoute l'Apôtre, mais aussi dans Rébecca qui eut deux enfants à la fois d'Isaac notre père (1).» Pourquoi dire que les deux enfants de Rébecca naquirent ensemble? N'est-ce pas pour nous faire entendre que Jacob ne pouvait se glorifier ni de ses propres mérites ni des mérites de ses autres parents, ni même des mérites qu'aurait pu acquérir son père en se sanctifiant davantage, et qu'il n'avait pas le droit de dire que Dieu l'avait aimé parce que son père était alors d'une plus pieuse vie? Les deux enfants furent formés en même temps dans le sein maternel; les mérites du père et de la mère se trouvaient donc les mêmes pour Jacob que pour Esaü, et quels qu'aient pu être les volontés et les sentiments de la mère pendant qu'elle les portait, jusqu'au moment où elle les mit au monde, ces volontés et ces sentiments étaient les mêmes pour l'un que pour l'autre.

38. Remarquons donc l'intention de l'Apôtre; il veut montrer ce que c'est que la grâce, et ne veut pas que celui dont il est dit: «J'ai aimé Jacob,» se glorifie autrement que dans le Seigneur. Les deux enfants ayant eu un même père, une même mère, ayant été conçus au même moment, Dieu aime l'un et hait l'autre avant qu'ils aient pu rien faire de bien ou de mal; Jacob doit donc comprendre que c'est par pure grâce qu'il a été tiré de la masse d'iniquité originelle où son frère, dont l'état était

1. Rm 9,18.

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auparavant le sien, a mérité d'être condamné par la justice. «Avant qu'ils fussent nés (1), et qu'ils eussent fait ni bien ni mal, afin que le décret de Dieu demeurât ferme selon son élection; et non à cause de leurs oeuvres, mais par la volonté de celui qui appelle, il fut dit: l'aîné sera assujéti au plus jeune.»

39. Le même Apôtre fait voir très-clairement dans un autre endroit que nulle oeuvre méritoire ne précède l'élection de la grâce. «De même donc, dit-il, en ce temps aussi un reste a été sauvé selon l'élection de grâce. Si c'est par la grâce, ce n'est donc point par les oeuvres; autrement la grâce ne serait plus grâce (2).» Saint Paul cite à l'appui de cette grâce ce passage du Prophète: «J'ai aimé Jacob, j'ai haï Esaü;» et il ajoute: «Que dirons-nous? est-ce qu'il y a de (injustice en Dieu? Loin de nous cette pensée!» Pourquoi écarte-t-il cette pensée? Est-ce à cause des oeuvres des deux enfants que Dieu aurait connues d'avance? Loin de nous une telle explication! Car Dieu a dit à Moïse: «J'aurai pitié de qui il me plaira d'avoir pitié, et je ferai miséricorde à qui il me plaira de faire miséricorde. Cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de la seule miséricorde de Dieu (3).» Et pour que les vases d'honneur apprennent des vases d'ignominie quelle miséricorde Dieu leur a faite en les tirant de la masse condamnée, l'Apôtre cite ces paroles du Seigneur à Pharaon: «Je t'ai suscité pour faire éclater en toi ma puissance et pour que mon nom soit glorifié par toute la terre (4).» Et, tirant une double conclusion: «Il est donc vrai, dit-il, qu'il fait miséricorde à qui il veut, et qu'il endurcit «qui il veut: ainsi fait celui en qui il n'y a pas d'injustice. Il fait miséricorde par un don gratuit; il endurcit par une punition méritée.

40. Que l'infidèle dans son orgueil ou le coupable qui veut s'accuser dise encore: «Pourquoi se plaindre? qui donc résiste à la volonté de Dieu?» et il entendra cette réponse qui lui convient: «Qui es-tu, ô homme! pour contester à Dieu (5)» et le reste que je crois avoir suffisamment établi. Qu'il entende ces paroles et ne les méprise pas. S'il les méprise, qu'il voie dans ce mépris même une preuve de son endurcissement; s'il ne les méprise pas, qu'il se croie assisté de Dieu pour ne pas les mépriser: mais l'endurcissement est une punition méritée, et le secours une grâce.

1. Rm 9,11-13. - 2. Rm 11,5-6. - 3. Rm 9,15-16. - 4. Rm 9,17. - 5. Rm 9,7-23

41. Nous avons déjà montré par quel aveuglement on veut que Dieu ait aimé Jacob et haï Esaü parce qu'il savait d'avance les oeuvres futures des deux enfants du patriarche Isaac qui arrivèrent à la vieillesse. Dira-t-on aussi, d'enfants qui meurent, que si Dieu accorde à l'un le bienfait du baptême, et ne l'accorde pas à l'autre, c'est qu'il prévoyait leurs oeuvres futures? Qu'est-ce que c'est que des oeuvres futures qui ne doivent pas être?

42. «Mais, dit-on, en ce qui touche les enfants que Dieu enlève de ce monde, il prévoit quelle eût été la conduite de chacun d'eux s'ils eussent vécu; il fait mourir sans baptême celui dont il sait que la vie eût été mauvaise, punissant en lui, non pas ce qu'il a fait mais ce qu'il devait faire de mal.» Si donc Dieu punit même le mal qui n'a pas été commis, nos adversaires reconnaîtront d'abord combien ils ont tort de promettre que les enfants morts sans baptême ne tomberont pas dans la damnation, puisqu'ils ne sont pas baptisés en vue du mal qu'ils auraient fait s'ils eussent vécu: ils seront damnés sans aucun doute en vue de cette vie mauvaise, si Dieu punit même le mal qu'on eût commis si on eût vécu. Ensuite, si Dieu accorde la grâce du baptême à ceux dont il sait d'avance la bonne vie, pourquoi ne les laisse-t-il pas dans une vie qu'ils auraient ornées de bonnes oeuvres? et pourquoi, parmi ceux qui reçoivent le baptême, y en a-t-il qui finissent par vivre fort mal et qui parfois vont jusqu'à l'apostasie? Si les péchés qui ne sont pas encore commis sont punis avec justice, pourquoi Dieu, sachant d'avance que nos premiers parents pécheraient, ne les a-t-il pas chassés du paradis, afin qu'ils ne profanassent point la sainteté de ce lieu? Que sertit à l'homme d'être enlevé de bonne heure de ce monde, «de peur que 1e mal ne change son coeur et que la fausseté ne trompe son âme (1),» si Dieu punit ce qu'il doit faire quoiqu'il ne l'ait pas fait?, Enfin pourquoi Dieu n'accorde-t-il pas plutôt la,grâce de la régénération baptismale à l'enfant qui va mourir et qui, s'il eût vécu, eût fait le mal, afin que les péchés qu'il devait commettre lui soient remis par le baptême? Qui oserait soutenir que Dieu ne puisse pas effacer par le baptême ce qu'on prétend qu'il peut punir dans ceux qui ne le reçoivent pas?

1. Sg 4,11.

552

43. Mais en disputant contre ceux qui, battus de tous côtés, s'efforcent de nous persuader que Dieu est le vengeur des péchés qui ne sont point encore commis, nous craignons qu'on ne nous accuse d'inventer contre eux des extravagances: on ne voudra pas les croire d'un esprit assez grossier pour avoir des opinions pareilles, ou pour essayer de les persuader à d'autres. Je dois déclarer pourtant que si je ne leur avais pas entendu dire ces choses, je n'aurais pas pris la peine de les réfuter. Car ils sont vivement pressés par l'autorité des Livres divins et par l'ancienne et ferme coutume de l'Eglise dans le baptême des enfants. En effet, lorsque les enfants sont exorcisés et que ceux qui les présentent répondent en leur nom qu'ils renoncent au démon, on voit bien que le baptême les délivre de la puissance du mal. Mais nos contradicteurs ne trouvant pas d'issue pour se sauver, se précipitent dans la folie plutôt que de changer de sentiment.

44. Ils se croient très-habiles lorsqu'ils nous disent encore: «Comment un péché effacé dans les parents par la grâce du baptême peut-il passer dans leurs enfants?» Comme si la génération charnelle pouvait ne pas avoir ce que la régénération spirituelle est seule capable d'effacer! ou comme si le baptême guérissait immédiatement la maladie de la concupiscence de même qu'il enlève la tache du péché! Ce n'est pas en naissant, c'est en renaissant par la grâce qu'on est purifié de la souillure originelle. C'est donc à cause de cette concupiscence que, même en recevant le jour de ceux qui ont été régénérés, on demeure dans les liens du péché, si on n'est pas régénéré soi-même. Quelque difficulté qu'il y ait dans cette question, les ouvriers du champ du Christ ne laissent pas de baptiser les enfants des fidèles et des infidèles pour la rémission des péchés; de même que les cultivateurs occupés de la greffe, entent ce qui vient de l'olivier franc comme ce qui vient de l'olivier sauvage, afin de convertir les oliviers sauvages en bons oliviers. Et si on demande au paysan pourquoi de l'olivier franc comme de l'olivier sauvage il ne sort également que des sauvageons, il n'en continue pas moins à greffer, quoiqu'il ne puisse pas répondre à cette question. Autrement s'il ne regarde comme de bons oliviers que les rejetons sortis de l'olive elle-même, il sera puni de son erreur par la stérilité amère de son champ tout entier.

45. Ecrasés sous le poids de la vérité, nos adversaires se sont laissés aller à de pitoyables imaginations. La vérité les pressait de toutes parts, car le Seigneur est fidèle dans ses paroles, et ce n'est point par un mensonge que l'Eglise baptise les enfants pour la rémission du péché; c'est la foi qui fait agir et ce qui est dit est fait. Quel chrétien ne trouverait donc ridicules les nouvelles raisons de nos adversaires? Ils disent: «Il est bien vrai que les enfants, par la bouche de ceux qui les présentent, répondent qu'ils croient à la rémission des péchés; mais ils ne croient pas que les péchés leur soient remis à eux-mêmes; ils croient que dans l'Eglise ou dans le baptême ils sont remis à ceux qui en ont, nullement à ceux qui n'en ont pas.» Aussi nos contradicteurs ne veulent point «que si les enfants reçoivent le baptême pour la rémission des péchés, ce n'est pas que des péchés leur soient remis véritablement, puisque, selon eux, ces enfants n'en ont pas; c'est qu'ils reçoivent, quoique sans péché, le baptême qui remet les péchés à tous les pécheurs.»

46. Peut-être sera-t-il répondu avec plus de loisir et plus à fond à ces continuels artifices, Toutefois nos adversaires, malgré toute leur habileté, ne trouvent rien à répondre à ces exorcismes et à la pratique de l'Eglise de souffler sur les enfants. Ceci ne serait qu'une cérémonie menteuse si le démon ne les tenait pas en sa puissance; mais si les enfants sont au pouvoir du démon et qu'on ait raison de les exorciser et de souffler sur eux, par où le démon les retient-il sous son empire, si ce n'est par le péché, car il est lui-même le prince des péchés? Si donc la honte empêche nos adversaires de soutenir que les pratiques de l'Eglise ne soient ici qu'un mensonge, qu'ils avouent que les enfants eux-mêmes sont au nombre de ceux que le Sauveur est venu chercher, parce qu'ils étaient perdus: ce qui ne peut être cherché, ni retrouvé que par la grâce, n'était perdu qu'à cause du péché. Mais rendons grâces à Dieu de ce qu'au moins nos adversaires, en soutenant qu'aucun péché n'est remis dans les enfants, reconnaissent que les enfants croient par le coeur et la bouche de ceux qui les présentent au baptême. De même qu'ils admettent que les enfants doivent être baptisés, à cause de ces paroles du Seigneur: «Celui qui ne sera pas régénéré par l'eau et l'Esprit-Saint (503) n'entrera pas dans le royaume des cieux (1),» de même ils soumettent leurs pensées à ces paroles du divin Maître: «Celui qui ne croira a pas sera condamné (2).» Ils avouent ainsi que les enfants renaissent par le ministère de ceux qui les baptisent, et qu'ils croient par la bouche et le coeur de ceux qui répondent pour eux. Qu'ils osent donc dire que l'innocent sera condamné par la justice de Dieu, et c'est pourtant ce qui arriverait si le péché originel n'existait pas.

47. Si ce discours est trop étendu pour votre peu de loisir, pardonnez-le moi; il a fallu que moi-même j'interrompisse des travaux dont le poids remplit mes jours pour vous écrire cette lettre et répondre aux témoignages de bienveillance que vous me donnez dans la vôtre. Dans le cas où vous viendriez à apprendre quelque autre chose dont nos adversaires se seraient armés contre la foi catholique, veuillez m'en faire part; informez-moi aussi de tout ce que la fidélité de votre zèle pastoral vous inspire pour défendre la portion faible du troupeau -du Seigneur contre leurs agressions. L'inquiétude où nous tiennent les hérétiques nous fait sortir de notre indolence et pousse notre esprit à une plus grande et plus profonde étude des Ecritures, pour que nous puissions mieux défendre le bercail du Christ; c'est ainsi que, par la grâce abondante du Sauveur, Dieu change en secours, pour son Eglise, les entreprises de ses ennemis, car nous savons que atout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu (3).» Vivez toujours en Dieu et souvenez-vous de nous, mon très-cher frère.

1. Jn 3,5. - 2. Mc 16,16. - 3. Rm 8,28





Augustin, lettres - LETTRE CXC. (Année 418)