Augustin, lettres - LETTRE CCXXXVIII.

LETTRE CCXXXIX.

Saint Augustin, apprenant que Pascence répétait toujours les mêmes faussetés, lui écrit une seconde fois. Il lui demande de s'expliquer et l'engage à lire sa lettre à laquelle cet orgueilleux personnage avait fait un dédaigneux accueil.

AUGUSTIN A PASCENCE.

1. Si, comme je l'entends dire, vous prétendez que vous m'avez exposé votre foi et que je n'ai pas voulu vous exposer la mienne, rappelez-vous, je vous en prie, combien l'un et l'autre est faux. Car vous n'avez pas voulu me dire votre foi, et moi je n'ai pas refusé de vous dire la mienne; mais j'entendais le faire de manière que nul ne pût rien ajouter ni rien ôter à mes paroles. Vous m'auriez fait connaître votre foi, si vous m'aviez dit en quoi elle diffère de la mienne, si vous aviez dit: «Je crois, en Dieu le Père, dont le Fils est une créature qui a précédé toutes les autres, et je crois au Fils lui-même qui n'est ni égal, ni semblable au Père, ni un Dieu véritable, et au Saint-Esprit, créé par le Fils depuis le Fils;» car c'est là, assure-t-on, votre profession de foi. S'il n'est pas vrai que vous disiez cela, je voudrais bien le savoir par vous; si c'est vrai, je veux savoir comment vous l'appuyez du témoignage des saintes Ecritures. Mais maintenant vous dites que vous croyez «en Dieu le Père, tout-puissant, invisible, immortel, non engendré, et d'où procèdent toutes choses; et en Jésus-Christ, son Fils, qui est Dieu et né avant les siècles, par qui tout a été fait, et au Saint-Esprit.» Ce n'est pas là votre foi, c'est celle de nous deux; comme elle le serait encore si vous ajoutiez que la Vierge Marie a enfanté ce même Jésus-Christ, Fils de Dieu, et les autres choses qui appartiennent à notre commune foi. Si donc vous aviez voulu dire la vôtre, nous n'auriez pas dit celle qui nous est commune, mais plutôt celle par laquelle nous différons.

2. Vous entendriez encore cela de ma bouche, si, conformément à nos conventions, nos paroles étaient recueillies. Mais vous vous y êtes refusé, sous prétexte que vous craigniez de notre part de la supercherie, et, après le dîner, vous repoussâtes les conventions du matin: pourquoi donc me serais-je résigné à ce qu'il vous aurait plu de me faire dire, et pourquoi me serais-je privé du moyen de prouver ce que j'aurais dit? Cessez donc de répéter que vous avez exposé votre foi et que je ne vous ai pas exposé la mienne: il y a des gens qui penseront que je me défiais moins de ma croyance que vous de la vôtre, puisque je voulais que l'expression en fût mise par écrit, et que vous redoutez cela comme une supercherie. Vous vous teniez donc prêt à nier ce que je vous aurais reproché d'avoir dit contre ma foi. Voyez ce que vous dormez à penser de vous. Si les dénégations n'entraient pas dans votre dessein, pourquoi n'avez-vous pas voulu qu'on écrivît? Il est d'autant plus permis de s'étonner de ce refus, que vous aviez invité des hommes en dignité à assister à notre entretien. Pourquoi donc, dans votre préoccupation d'éviter des supercheries, craigniez-vous l'écriture des greffiers, et ne craigniez-vous pas le témoignage d'hommes illustres?.

3. Si vous voulez que je vous dise ma foi, comme vous prétendez m'avoir dit la vôtre, la voici en peu de mots: Je crois au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Mais si vous voulez que je marque ce en quoi vous différez de moi, je (91) dirai: Je crois au Père, au Fils et au Saint-Esprit, sans croire que le Fils soit le Père, ni le Père le Fils, ni due le Saint-Esprit de l'un et de l'autre soit le Père ni le Fils; cependant, le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu; ces trois personnes forment un seul Dieu éternel et immortel par leur propre substance, comme Dieu seul est éternel et immortel par cette divinité qui est avant les siècles. Si cela vous déplaît et que vous demandiez que, je l'appuie du témoignage des saintes Ecritures, lisez la lettre étendue que j'ai adressée à votre bénignité. Si vous n'en avez pas le temps, je n'ai pas le temps, moi non plus, de parler pour rien. Je puis cependant, avec le secours de Dieu, soit en dictant, soit en écrivant, répondre à ce que vous aurez dicté ou écrit pour me questionner.

Moi Augustin, après avoir dicté et relu cette lettre, je l'ai signée.




LETTRE CCXL.

Pascence se décide à répondre, et le malheureux n'a que des injures pour l'homme admirable qui lui avait dit la vérité et aurait voulu le ramener à la vraie foi.

J'avais souhaité, mon cher frère, que vous vous dépouillassiez d'une vieille erreur; j'admire que vous y persistiez encore, comme on ne le voit que trop par la lettre que vous m'avez adressée. Votre grandeur est semblable à un homme qui, ayant très-chaud et tourmenté par une soif ardente, n'aurait trouvé à s'abreuver que dan, une eau bourbeuse; il a beau ensuite boire une eau limpide et fraîche qu'il a rencontrée: la pureté de ce breuvage ne lui profite point, parce que la boue qu'il a une fois avalée lui envahit le coeur et l'âme. Enfin, permettez-moi de vous le dire, le conseil de votre excellence est comme un arbre courbé et noueux, qui n'a rien de droit en lui, et trompe l'oeil le plus pénétrant. Votre sainteté m'écrit que le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu, mais qu'ils sont un seul Dieu. Mais lequel de ces trois est-il le seul Dieu? Est-ce par hasard une personne à trois figures que vous appelez de ce nom? Si vous l'aviez voulu et si vous aviez confiance dans vos croyances, vous viendriez auprès de moi avec, quelques-uns de vos collègues, animés d'un esprit de paix et guidés par la bonne foi; nous aurions conféré ensemble sur les choses de Dieu, sur ce qui regarde sa gloire et sa grâce. Maintenant, qu'est-il besoin d'écrire et de répondre, lorsqu'il n'est plus possible de nous édifier?




LETTRE CCXLI.

Saint Augustin répond à la précédente lettre, sans rien perde de son calme et de sa dignité. Il se permet quelques traits pour remettre à sa place le personnage qui s'oublie, et puis il en vient à la question elle-même, parce que l'intérêt de la vérité demeure toujours présent à sa pensée.

AUGUSTIN A PASCENCE.

1. Votre lettre ne pourra ni m'entraîner à rendre injure pour injure, ni m'empêcher de vous répondre. Je me préoccuperais de ce que vous m'avez écrit, si cela partait de la vérité de Dieu et non de la puissance d'un homme. Vous comparez mon conseil à un arbre courbé et noueux qui n'a rien de droit en lui et trompe l'oeil le plus pénétrant. Q'auriez-vous dit de moi si j'avais manqué à ce qui a été convenu entre nous, et si, dans une chose très-aisée et qu'on avait bien fait d'accepter, j'avais laissé voir une tortueuse résistance et créé des noeuds de difficultés. Vous jugeriez que je ne m'étais point abreuvé dans une eau bourbeuse, mais, que l'ivresse m'avait fait manquer de foi, ce qui est pis, si, après dîner, je ne m'étais ras montré le même qu'auparavant. Ne venez-vous point de m'écrire ce que vous avez voulu, sans craindre aucune supercherie? Vous pourriez donc ainsi écrire tout le reste, afin que nous-mêmes et les autres, nous fussions en mesure d'examiner et de juger. Vous me dites que le Dieu en qui je crois a trois figures; Peut-être parleriez-vous autrement si vous aviez pris la peine de lire la lettre plus étendue que je vous ai adressée auparavant (1) et si vous vous étiez occupé d'y répondre. Mais enfin vous vous êtes décidé à déclarer que mon Dieu est un Dieu à trois figures, vous avez écrit cela, vous me l'avez envoyé, et vous n'avez redouté aucun piège: vous montrez combien j'ai raison de dire que si vous n'avez pas voulu laisser recueillir vos paroles pendant que nous étions ensemble, ce n'est pas que vous craignissiez la supercherie, mais c'est que vous n'aviez pas confiance dans la vérité de vos opinions. A présent il vous plaît de me demander si je crois en un Dieu à trois figures; je réponds que telle n'est pas ma foi; la forure de mon Dieu est une parce que la divinité est une, et c'est pourquoi le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ne font qu'un seul Dieu.

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2. Mais vous, je vous en prie, dites-moi en peu de mots comment vous entendez ces paroles de l'Apôtre: «Celui qui se joint à une prostituée, devient un même corps avec elle; mais celui qui s'unit au Seigneur, devient un même esprit avec lui (1).» L'Apôtre dit que, par le rapprochement des deux sexes, les deux corps n'en font qu'un. L'esprit de l'homme ne peut pas dire: le Seigneur et moi nous sommes un, et cependant quand il s'unit au Seigneur, il devient un même esprit avec lui à plus forte raison celui qui, en toute vérité a pu dire: «Mon Père et moi nous sommes un (2),» parce qu'il est inséparablement uni au Père, Celui-là ne fait avec son Père qu'un seul et même Dieu. C'est à peine si nous osons employer le mot d'union quand il s'agit du Fils de Dieu avec son Père, car entre ces deux personnes divines, la séparation demeure éternellement impossible. Dites-moi, maintenant, si vous appelez un esprit à deux figures celui qui, s'unissant au Seigneur, deviendra un même esprit avec lui. Si vous me répondez que non, je vous répéterai que moi non plus je ne dis pas que le Père, le Fils et le Saint-Esprit, soient un Dieu à trois figures, mais un seul et même Dieu. Si vous voulez que nous conférions ensemble et de vive voix, j'en rends grâce à votre bonté et à votre bienveillance; mais comme vous avez déjà commencé à m'écrire ce que vous avez voulu, consentez à laisser écrire ce que nous dirons vous et moi, et, Dieu aidant, je ne manquerai pas à vos désirs. Si en écrivant chacun de notre côté, nous ne pouvons pas nous édifier, comment le pourrions-nous avec des paroles dont il ne restera que du bruit et rien de saisissable pour la lecture?

Moi Augustin, j'ai dicté ceci, et, après l'avoir relu, je l'ai signé. Laissons-là les injures, et ne perdons pas notre temps; appliquons-nous plutôt à ce qui est en,discussion entre nous.

1. 1Co 6,16-17. - 2. Jn 10,30.




LETTRE CCXLII.

Elpide était un laïque qui partageait les erreurs de l'arianisme; il lui passa par l'esprit de vouloir éclairer saint Augustin sur la sainte Trinité; il adressa à l'évêque d'Hippone une lettre qui ne nous est point parvenue, en même temps qu'un livre composé par un évêque arien. Elpide invitait aussi saint Augustin à consulter deux ariens qu'il disait fort savants. Notre Saint lui écrivit la lettre suivante.

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE, HONORABLE ET DÉSIRABLE SEIGNEUR ELPIDE.

1. Qui de nous deux se trompe sur la foi ou la connaissance de la Trinité? c'est une autre question. Pourtant je vous remercie de vos efforts pour me tirer de l'erreur où vous nie supposez, quoique je vous sois inconnu de visage. Que le Seigneur vous récompense de cette bienveillance, en vous faisant connaître ce que vous croyez savoir; car la chose est difficile selon moi. Ne prenez pas en mauvaise part, je vous en supplie, le voeu que je forme ici pour vous. Je crains en effet que, pensant tout savoir déjà, vous me prêtiez mal l'oreille, je ne dis pas à des instructions que je ne me flatte pas d'être en mesure de vous donner, mais à des voeux sincères qui n'ont pas besoin d'être accompagnés d'une grande science (ce n'est pas l'habileté, c'est l'amitié qui fait les veaux); je crains que vous ne vous fâchiez peut-être, si je ne vous félicite pas sur votre sagesse, au lieu de me remercier quand je la demande pour nous: je souhaite que vous l'obteniez. Cependant si, tout chargé que je sois du fardeau épiscopal, je vous rends grâces de m'indiquer, au delà des mers, Bonose et Jason, savants hommes selon vous, et dont les entretiens me seraient grandement profitables; si je vous remercie de m'avoir adressé, avec une bonté pleine de sollicitude, le livre d'un de vos évêques que vous jugez très-propre à dissiper mes ténèbres: combien n'est-il pas plus juste que vous me permettiez de vous souhaiter ce que nul effort de génie humain ne peut donner, et que Dieu seul peut accorder! «Nous n'avons pas reçu, dit l'Apôtre, l'esprit de ce monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin que nous sachions quels dons Dieu nous a faits: nous les annonçons, non point dans les savantes paroles de la sagesse humaine, mais selon la doctrine de l'Esprit, et traitons spirituellement les choses spirituelles avec

1. 1Co 3,12-14.

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les spirituels. Mais l'homme animal n'entend «point ce qui est de l'Esprit de Dieu: c'est folie pour lui (1).»

2. J'aimerais donc mieux, si c'était possible, chercher avec vous jusqu'où va le sens de ces mots «l'homme animal,» afin que, si nous nous sommes élevés au-dessus, nous puissions nous réjouir d'atteindre, par quelque côté, à ces vérités immuables qui dépassent l'intelligence humaine. Il faut prendre garde que ce ne soient les jugements de l'homme animal qui nous fassent paraître une folie l'égalité du Fils et du Père; car c'est de l'homme animal qu'il est dit que les choses de l'Esprit de Dieu lui semblent une folie. Quoique cette majesté, plus haute que toute chose, accessible à la pensée des spirituels, échappe aux langues d'ici-bas, il me semble pourtant aisé de voir que celui-là n'a pas été fait par lequel tout a été fait et sans lequel rien n'a été fait. Car s'il a été fait par lui-même, il était avant d'être fait, autrement il n'aurait pu se faire; ce qui est aussi faux à penser qu'absurde à dire. S'il n'a pas été fait par lui-même, il ne l'a pas été du tout, puisque «tout ce qui a été fait l'a été par lui: car toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n'a été fait (2).»

3. Je m'étonne qu'on fasse si peu attention au soin particulier qu'a pris l'Evangéliste de s'exprimer de manière à couper court à tout subterfuge; il ne s'est pas contenté de dire: «Toutes choses ont été faites par lui,» mais il a voulu ajouter: «et sans lui rien n'a été fait.» Quant à moi, malgré l'épaisseur de mon esprit et de mes ténèbres, et quoique mon âme ne puisse contempler qu'avec un oeil malade l'incomparable et ineffable excellence du Père et du Fils, j'entends sans difficulté ce que l'Evangile nous a ainsi marqué d'avance: ce n'est pas pour que nous comprenions cette divinité, c'est pour nous avertir de ne pas nous vanter témérairement de comprendre ce qui dépasse notre pensée. Car si toutes choses ont été faites par le Verbe, tout ce qui n'a pas été fait par lui n'a pas été fait; or le Fils n'a pas été fait par lui-même, il n'a donc pas été fait. Nous sommes forcés par l'Evangéliste de croire que tout a été fait par le Fils de Dieu: il nous force donc aussi de croire que le Fils n'a pas été fait. Si sans lui rien n'a été fait, lui-même n'est donc rien, puisqu'il a été fait sans lui. Si c'est un sacrilège de le penser, il nous faut

1. Jn 1,3. - 2. Is 53,8.

avouer qu'il n'a pas été fait sans lui ou bien qu'il na pas été fait. Or, nous ne pouvons pas dire qu'il ait été fait sans lui. Car s'il s'est fait lui-même, il était donc avant d'être; et s'il a aidé un autre à le faire, il fallait exister déjà pour prêter son aide à celui-ci. Reste donc à dire qu'il a été fait sans lui. Mais tout ce qui a été fait sans lui n'est rien; donc, ou le Fils n'est rien, ou il n'a pas été fait. Mais on ne peut pas dire qu'il ne soit rien; il n'a donc pas été fait. Et s'il n'a pas été fait, et qu'il soit le Fils cependant, il est donc né sans aucun doute.

4. «Comment, dites-vous, le Fils a-t-il pu naître égal au Père de qui il est né?» C'est ce que je ne puis expliquer, et je laisse le prophète s'écrier: «Qui racontera sa génération (1)?» Si vous pensez qu'il faut entendre ici la génération humaine par laquelle le Fils de Dieu est né d'une Vierge, examinez-vous vous-même, interrogez votre âme; lorsque la génération humaine est elle-même un mystère, oserez-vous essayer de vous rendre compte de la génération divine? Vous ne voulez pas que je dise que le Fils est égal au Père; pourquoi ne dirais-je pas comme l'Apôtre? Il nous déclare que Jésus-Christ «n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation de s'égaler à Dieu (2).» Quoique l'Apôtre n'ait point expliqué cette égalité divine à des hommes dont le coeur n'était point encore assez pur, il a marqué néanmoins dans le Verbe ce que la pureté de l'âme serait capable de découvrir. Travaillons donc à effacer de notre coeur toute souillure, afin qu'à force de pureté notre oeil intérieur devienne assez pénétrant pour voir ces merveilles: «Heureux ceux qui ont le coeur pur, a dit le Seigneur, parce qu'ils, verront Dieu (3).» C'est ainsi qu'échappant aux images grossières de l'homme animal, nous monterons à cette sérénité lumineuse qui nous permettra de découvrir ce que nulle parole ne peut dire.

5. Si j'ai le loisir et le pouvoir de répondre au livre que vous avez bien voulu m'envoyer, vous reconnaîtrez, je crois, qu'on est d'autant moins revêtu de la lumière de la vérité qu'on se flatte davantage de la contempler et de la montrer sans voile. Pour ne citer que ce seul endroit du livre que vous m'avez adressé, et qui m'a paru déplorable, comment laisser dire à votre auteur qu'il a dépouillé la vérité de tout ce qui la couvrait, et qu'il la montre à qui veut la voir lorsque saint Paul nous dit:

1. Ph 2,6. - 2. Mt 5,7. - 3. 1Co 13,12.

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«Maintenant nous voyons comme dans un miroir et en énigme, mais alors nous verrons face à face?» Si votre auteur avait. dit: Nous voyons la vérité à découvert, il n'y aurait rien de plus aveugle qu'une aussi orgueilleuse prétention; il ne se borne pas à dire nous voyons, mais: nous montrons; de sorte que ce n'est pas assez de prétendre que la vérité se découvre à l'esprit, on veut encore qu'elle demeure pleinement soumise à la puissance de là parole humaine. Beaucoup de choses se disent sur l'ineffabilité de la Trinité; ce n'est pas pour l'expliquer, car alors elle cesserait d'être ineffable, mais c'est afin qu'après ces inutiles efforts de la parole humaine on comprenne que la Trinité demeure au-dessus de toute explication.

Voilà une lettre déjà trop longue, d'autant plus que la vôtre m'a averti qu'il fallait être court. Vous avez voulu autoriser votre brièveté par la coutume des anciens; vous pourrez toutefois ne pas trouver étrange que j'aie été moins court que vous, si vous vous rappelez l'étendue de quelques-unes des lettres de Cicéron: je cite cet ancien parce que vous avez invoqué son exemple.



LETTRE CCXLIII.

Un personnage, appelé Létus avait formé le dessein d'embrasser une sainte vie; il était parti d'Hippone avec les intentions les plus sérieuses et les plus chrétiennes; mais sa pieuse entreprise se trouva bientôt traversée par tous ses proches et surtout par sa mère. Saint Augustin lui écrivit pour soutenir son courage et lui marquer quels sont les devoirs d'un chrétien en face d'une mère qui s'efforce de l'arrêter dans la voie évangélique.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET TRÈS-DÉSIRÉ FRÈRE LÉTUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. J'ai lu la lettre que vous avez adressée à nos frères, poussé par le besoin d'être soutenu au milieu des épreuves qui agitent votre apprentissage religieux; vous y laissez voir le désir d'avoir une lettre de moi. Je compatis à votre affliction, mon frère, et ne puis refuser de vous écrire; je le fais non-seulement pour vous, mais pour moi-même, car je ne veux pas manquer à un devoir de charité. Si donc vous vous êtes déclaré nouveau soldat du Christ, ne désertez pas son camp: vous avez à y bâtir cette tour dont le Seigneur parle dans l'Evangile. Debout devant cette tour, et combattant sous les armes de la parole de Dieu, on repousse les agressions de quelque côté qu'elles partent. De cette hauteur, les traits lancés contre l'ennemi l'atteignent avec plus de force, et l'on se préserve mieux des traits qu'on voit venir. Considérez que Notre-Seigneur Jésus-Christ, quoiqu'il soit notre roi, appelle aussi ses soldats des rois, par suite de cette miséricorde qui fait qu'il daigne voir en nous des frères; il nous avertit que, pour soutenir le combat contre un roi qui a vingt mille hommes, il faut au moins en avoir dix mille.

2. Mais avant de se servir des comparaisons delà tour et du roi pour nous instruire, le Seigneur nous dit: «Si quelqu'un vient à moi, et ne hait point son. père et sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sueurs et même sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple; et s'il ne porte pas sa croix et ne me suit pas, il ne peut pas être mon disciple. Qui d'entre vous, voulant bâtir une tour, ne s'assied pas auparavant pour calculer s'il aura de quoi l'achever; de peur qu'après en avoir posé les fondements, il ne puisse l'édifier, et que tous ceux qui passent et regardent, ne commencent à dire: Cet homme a commencé à bâtir, et n'a pas pu achever? Ou quel est le roi qui, avant de combattre un autre roi, ne s'assied pas d'abord pour s'assurer s'il peut marcher avec dix mille hommes contre un ennemi qui vient à lui avec vingt mille? Autrement, il envoie des ambassadeurs, tandis que l'ennemi est encore loin, et lui demande la paix.» Le sens de ces comparaisons se découvre pleinement dans les paroles suivantes: «Ainsi donc, quiconque d'entre vous ne renonce pas à tout ce qu'il possède, ne peut pas être mon disciple (1).»

3. C'est pourquoi la précaution d'avoir de quoi édifier la tour et d'avoir dix mille hommes de guerre contre le roi qui s'avance avec vingt mille, ne signifie rien autre chose que l'obligation de renoncer à tout ce qu'on possède. Le commencement du discours s'accorde avec la fin. Le précepte de renoncer à tout comprend celui de «haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs et même sa vie.» Toutes ces choses appartiennent en propre à l'homme; elles sont le plus souvent des embarras et des obstacles pour obtenir, non pas ce qui appartient séparément à chacun, et dont la durée est fugitive, mais pour obtenir un bien commun, qui demeure éternellement.

1. Lc 19,26-33.

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Par cela même qu'une femme est votre mère, elle n'est pas la mienne; c'est qu'il s'agit ici d'une chose temporelle et passagère, comme votre naissance et votre allaitement. Mais comme elle est aussi votre sueur dans le Christ, elle est également la mienne; elle est la sueur de tous ceux à qui l'héritage du ciel est promis, et qui auront Dieu pour père, et le Christ pour frère dans une même société de charité. Ce sont là des choses éternelles, inaccessibles aux atteintes du temps; des aloses dont nous devons d'autant plus espérer la possession, que ce n'est point en vertu d'un droit particulier, mais plutôt d'un droit commun qu'elles nous sont annoncées.

Vous pouvez très-aisément reconnaître cela dans votre mère elle-même. Les embarras qu'elle vous suscite, et ses efforts pour vous détourner de la voie où vous êtes entré, d'où viennent-ils, sinon de ce qu'elle est votre propre mère? Les obstacles ne vous viennent pas de ce qu'elle est la sueur de tous ceux qui ont Dieu pour père et l'Eglise pour mère; en cette qualité, elle ne vous empêche pas plus qu'elle ne m'empêche moi-même, ni tous nos frères; et nous ne l'aimons pas séparément comme vous dans votre maison, mais nous l'aimons d'une charité commune dans la maison de Dieu. Ces liens particuliers du sang qui vous unissent à elle, vous donnent le droit de l'entretenir avec plus de liberté, et de lui demander plus facilement de faire mourir en elle son amour particulier pour vous: il ne faut pas que ce soit une plus grande chose pour elle de vous avoir enfanté, que d'avoir été enfantée avec vous par l'Eglise. Ce que je dis de votre mère doit s'entendre de tous vos proches. Que chacun s'applique à haïr en soi ce qui est un pur sentiment particulier, et qui n'est que temporel; qu'il s'attache à aimer dans son âme cette société, cette communion dont il a été dit: «Il n'y avait entre eux et pour Dieu qu'un seul coeur et à une seule âme (1).» C'est ainsi que votre âme cesse d'être la vôtre propre, pour devenir l'âme de tous vos frères; leurs âmes sont aussi les vôtres, ou plutôt, leurs âmes et la vôtre n'en font plus qu'une: c'est l'âme unique du Christ qui, dans le psaume (2), demande d'être délivrée de la rage des chiens. Il n'y a pas loin de la au mépris de la mort.

1. Ac 4,32. - 2. Ps 21,21.

5. Nos parents ne doivent pas se plaindre que le Seigneur nous prescrive de les haïr, puisque la même prescription s'applique à notre âme. De même qu'il nous est commandé de haïr pour le Christ notre âme et nos parents, ainsi, dans un autre endroit, ce que le Seigneur dit de l'âme peut se rapporter aux parents: «Celui qui aime, dit-il, son âme, la perdra (1).» Je dirai aussi résolument: celui qui aime ses parent, les perdra. Le mot de haïr se trouve là appliqué à l'âme dans le même sens qu'ici le mot de perdre. Ce commandement ne signifie pas qu'il faille se tuer, ce qui est un crime inexpiable; cela signifie qu'on doit éteindre en soi le sentiment charnel de l'âme, qui fait aimer la vie présente aux dépens de la vie à venir; c'est le sens de ces mots: «Haïr son âme, perdre son âme.» Cela se fait cependant en aimant; car l'Evangile a clairement marqué, dans le même précepte, comment on sauve son âme: «Celui qui perdra son âme en ce monde, dit-il, la trouvera pour la vie éternelle». Ainsi faut-il dire des parents que celui qui les aime, doit les perdre, non point avec le fer des parricides, mais avec le glaive spirituel de la parole de Dieu. Ce glaive spirituel atteindra pieusement et fidèlement en eux l'affection charnelle par laquelle ils s'efforcent de s'embarrasser eux-mêmes dans les choses humaines, eux et ceux qu'ils ont engendrés; il fera revivre en eux le sentiment chrétien par lequel ils reconnaîtront qu'ils sont les frères de leurs enfants selon le monde, et qu'ils ont avec eux, pour parents éternels, Dieu et l'Eglise.

6. Voilà que l'amour de la vérité vous saisit; vous brûlez de connaître et de comprendre la volonté de Dieu dans les saintes Ecritures; le devoir de la prédication évangélique vous entraîne. Le Seigneur donne le signal pour que nous veillions dans le camp, pour que nous bâtissions la tour du haut de laquelle nous puissions voir et repousser l'ennemi de la vie éternelle. La trompette céleste pousse au combat un soldat du Christ, et sa mère l'arrête! Elle ne ressemble pas à la mère des Macchabées, ni même aux mères de Lacédémone qui, diton, excitaient leurs fils aux combats bien plus que tous les bruits belliqueux, afin qu'ils répandissent leur sang pour la patrie terrestre. La mère qui ne permet pas que vous vous éloigniez des choses d'ici-bas pour apprendre la véritable vie, montre assez qu'elle ne vous lais serait point souffrir la mort pour soutenir votre foi.

1. Jn 12,25.

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7. Mais que dit-elle? Que prétend-elle? Peut-être vous parle-t-elle des dix mois pendant lesquels elle vous a porté dans son sein, des douleurs de son enfantement, de tout ce qu'elle a eu de peine à vous élever. Tuez, tuez cela par le glaive de la parole spirituelle; voilà en quoi vous devez perdre votre mère, pour la trouver dans la vie éternelle. Souvenez-vous de haïr cela en elle, si vous l'aimez, si vous êtes soldat du Christ, si vous avez posé les fondements de la tour, de peur que les passants ne disent: «Cet homme a commencé à édifier, et n'a pas pu achever.» C'est là un sentiment tout charnel et qui sent encore le vieil homme. Nous tous qui sommes enrôlés sous le drapeau de Jésus-Christ, nous devons travailler à abolir ce sentiment en nous et dans les nôtres. Que cette application constante ne nous rende pas ingrats envers nos parents: reconnaissons tout ce que nous devons à ceux qui nous ont donné le jour et qui ont pris soin de nous: que chacun garde en toute chose cette piété: qu'on demeure fidèle à ce devoir tant que de plus grands intérêts ne nous appellent pas.

8. L'Eglise est une mère; elle a aussi pour fille votre mère. Elle vous a conçus du Christ, vous a enfantés avec le sang des martyrs, et vous a formés pour la lumière éternelle; elle vous a nourris et vous nourrit encore du lait de la foi; elle vous prépare une plus solide nourriture, et voit avec horreur que vous veuilliez en rester au vagissement des enfants. Cette mère, répandue sur toute la terre, est attaquée par tant d'erreurs que, parmi ses enfants, ceux qui ne sont que des avortons ne craignent pas de combattre contre elle avec des armes rebelles. Elle s'afflige que, par la lâcheté et la langueur de quelques-uns de ceux qu'elle renferme dans son sein, ses membres se refroidissent en plusieurs endroits, et qu'elle ne puisse réchauffer les petits. D'où lui peut venir le secours auquel elle a droit, si ce n'est d'autres enfants et d'autres membres, au nombre desquels vous êtes? Délaisserez-vous cette mère dans ses besoins pour n'obéir qu'aux paroles de la chair et du sang? N'entendez-vous pas ses plaintes, et des plaintes plus vives? Ne vous montre-t-elle pas aussi un sein qui devrait vous être plus cher et des mamelles qui vous ont nourri pour le ciel? Ajoutez l'incarnation de son divin époux, afin de vous détacher des liens de la chair; tout ce que votre mère vous reproche d'avoir souffert pour vous, a été accepté et subi à votre profit par le Verbe éternel: ajoutez les outrages, les flagellations, la mort, et la mort de la croix.

9. Quoi! après une telle naissance, pour marcher dans une vie nouvelle, vous languissez et vous séchez dans la décrépitude du vieil homme! Est-ce que votre Chef n'avait pas, lui aussi, une mère de la terre? Et pourtant, quand on vint lui dire qu'elle le cherchait, pendant qu'il s'occupait des choses du ciel, il répondit: «Qui est ma mère, et qui sont mes frères?» Puis étendant la main sur ses disciples, il dit que ceux-là seuls étaient ses proches qui faisaient la volonté de son Père (1). Assurément il comprit, dans sa bonté, Marie elle-même dans ce nombre, car celle-ci faisait la volonté du Père. La qualité de mère, sous laquelle on vint lui annoncer Marie, avait quelque chose de particulier et de personnel; le bon et divin Maître rejeta cette parenté terrestre, qui n'était rien en comparaison de la parenté du ciel: et il fit voir dans ses disciples, cette parenté d'un ordre plus élevé, montrant par là quelle sorte de lien l'unissait à la Vierge, comme aux autres saints. De peur qu'en nous apprenant, avec une autorité si salutaire, à mépriser ainsi les sentiments purement charnels dans nos parents, il ne parût autoriser l'erreur de ceux qui nient qu'il ait eu une mère. Jésus-Christ, dans un autre endroit, avertit ses disciples de ne pas dire qu'ils aient un père sur la terre (2); comme il est évident que ses disciples ont eu des pères, il est évident que lui-même a eu une mère, et en méprisant sa parenté terrestre, il a montré à ses disciples par son exemple à mépriser ces sortes de liens.

10. Ces leçons et ces exemples divins rencontrent dans votre coeur les plaintes de voire mère; elle trouve à y placer le souvenir des douleurs et des peines que lui ont coûtées votre naissance et les premiers temps de votre vie; elle veut que né d'Adam et d'Eve vous deveniez un autre Adam. Mais regardez, regardez plutôt le second Adam descendu du ciel; portez l'image de l'homme céleste, comme vous avez porté l'image de l'homme terrestre (3). Souvenez-vous ici de ce que votre mère a fait pour vous, et dont elle s'arme elle-même pour amollir votre coeur; souvenez-vous-en: ne soyez point ingrat, payez votre dette à votre mère, donnez

1. Mt 12,48-50. - 2. Mt 23,9. - 3. 1Co 15,47-49

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lui les biens spirituels en échange des biens charnels, les biens éternels en échange de ce qui passe. Refuse-t-elle de vous suivre? qu'elle ne vous empêche pas au moins de marcher. Refuse-t-elle de se changer en mieux? prenez garde qu'elle ne vous change en pis, et qu'elle ne vous renverse. Qu'il s'agisse d'une épouse ou d'une mère, Eve est toujours redoutable dans quelque femme que ce soit. Car cette ombre de piété provient des feuilles mime dont nos premiers parents voulurent tout à coup couvrir leur nudité coupable; et tout ce que les paroles et les instances de votre mère réclament de vous, comme un devoir de charité, pour vous éloigner de la véritable et fraternelle charité de l'Evangile, appartient aux ruses de l'antique serpent et à la duplicité de ce roi qui vient nous attaquer avec vingt mille hommes, tandis qu'on nous enseigne à le vaincre avec dix mille; c'est-à-dire dans cette simplicité de coeur avec laquelle nous devons chercher Dieu.

11. Considérez plutôt tout ceci, mon cher frère, et portez votre croix, et suivez le Seigneur. Quand vous étiez auprès de nous, je m'apercevais que les soins domestiques ralentissaient votre zèle pour Dieu; je voyais que c'était plutôt votre croix qui vous portait et vous conduisait, que vous ne la portiez et ne la conduisiez vous-même. Cette croix, que le Seigneur veut que nous portions, afin de le suivre plus facilement, qu'est-ce autre chose que la mortalité de notre chair? Elle nous tourmente jusqu'à ce que la mort soit absorbée dans sa victoire (1). Il faut donc crucifier cette croix elle-même, et la percer par les clous de la crainte de Dieu, de peur que, devenue rebelle par une mauvaise liberté, il ne soit plus possible de la porter. Vous ne pouvez pas suivre le Seigneur si vous ne portez cette croix; comment le suivre, en effet, si vous n'êtes pas à lui? Or «ceux qui sont à Jésus-Christ, dit l'apôtre, ont crucifié leur chair avec leurs passions et leurs désirs (2).»

12. Si vous avez de l'argent, il ne faut pas, il ne convient pas que vous vous en embarrassiez; donnez-le à votre mère et aux gens de votre maison. Si, voulant être parfait, vous avez l'intention de distribuer cet argent aux pauvres, vous devez d'abord songer à ceux de vos proches qui sont dans le besoin. «Si quelqu'un, dit l'Apôtre, n'a pas soin des siens et particulièrement de ceux de sa maison, il a renié la foi, et il est pire qu'un infidèles (3).»

1. 1Co 15,54. - 2. Ga 5,24. - 3. 1Tm 5,8.

Si vous êtes parti d'ici uniquement pour régler ces choses et pour être plus libre de porter le joug de la sagesse, que peuvent vous faire les larmes d'une mère, larmes due la chair seule fait couler, la fuite d'un serviteur, la mort des servantes, la mauvaise santé de vos frères? S'il y a en vous une charité bien ordonnée, sachez préférer les grandes choses aux petites; réservez votre compassion pour les pauvres qui ne sont pas évangélisés; empêchez que, faute d'ouvriers, l'abondante moisson du Seigneur ne demeure la proie des oiseaux; tenez votre coeur prêt à suivre la volonté du Seigneur, dans ses desseins de châtiment ou de miséricorde sur ses serviteurs: méditez ces choses, soyez-en toujours occupé, afin que votre avancement soit connu de tous (1). Prenez garde, je vous en supplie, de donner à nos saints frères plus de tristesse par votre engourdissement que vous ne leur avez donné de joie par votre ferveur.

Je trouve aussi inutile de vous recommander par une lettre, comme vous le voudriez, que si quelqu'un voulait vous recommander à moi-même.

1. 1Tm 4,15.





Augustin, lettres - LETTRE CCXXXVIII.