Augustin, du libre arbitre 233

CHAPITRE XII. LA VÉRITÉ EST UNE ET INALTÉRABLE DANS TOUTES LES INTELLIGENCES, ET ELLE EST SUPÉRIEURE A NOTRE ESPRIT.

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33. Tu ne songerais donc point à le nier; il est une vérité inaltérable, dans laquelle sont contenues toutes ces choses inaltérablement vraies; et tu ne peux dire d'elle qu'elle est à toi ou à moi, ni à aucun homme en particulier; mais par des modes merveilleux, comme une lumière à la fois secrète et publique, elle se présente et s'offre en commun à tous ceux qui voient les vérités inaltérables. Or, une chose quelconque qui se présente en commun à tous ceux qui usent de leur raison et de leur intelligence, peux-tu dire qu'elle appartient en propre à la nature de quelqu'un d'entre eux? Tu te souviens, je pense, de ce que nous avons dit en traitant des êtres corporels: les objets que nous percevons en commun par les sens de la vue et de l'ouïe, comme les sons et les couleurs, que nous voyons et entendons ensemble, toi et moi, n'appartiennent pas à la nature de nos yeux ni de nos oreilles; mais elles nous sont communes par rapport à la perception de nos sens. De même donc aussi, ces objets que nous voyons en commun, toi et moi, chacun avec notre esprit, ne peuvent, tu l'avoueras, appartenir à la nature de l'esprit de l'un de nous deux, car l'objet vu simultanément par les yeux de deux personnes, tu ne peux dire qu'il soit les yeux de l'un ou de l'autre, mais c'est une chose tierce vers laquelle convergent les regards de tous les deux. - E. Cela est très-clair et très-vrai.

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34. A. Maintenant, qu'en penses-tu? cette vérité, dont nous parlons depuis déjà longtemps, et qui, unique, nous fait voir tant de choses en elle, est-elle supérieure, égale ou inférieure à nos esprits? D'abord, si elle, lent était inférieure, nous ne jugerions pas d'après elle, mais nous la jugerions elle-même, comme nous jugeons des corps, parce qu'ils nous sont inférieurs, en disant d'eux: ils sont ou ne sont pas de telle ou telle manière, mais ils devraient être de telle ou telle autre. Et il en est de même pour nos âmes. Nous disons de notre âme, non-seulement qu'elle est de telle manière, mais souvent qu'elle devrait être de telle autre. Nous jugeons ainsi des corps lorsque nous disons, par exemple: tel corps n'est pas assez blanc ou assez carré, etc.; et des âmes, en disant: celle-ci n'est pas aussi capable qu'elle devrait l'être; ou aussi douce, ou aussi courageuse, suivant la raison qui doit nous conduire. Et nous prononçons ces jugements d'après les règles intérieures de la vérité, que nous voyons les uns et les autres.

De ces règles, au contraire, personne ne se fait juge en aucune façon, En effet, lorsqu'on dit que les choses éternelles sont préférables aux temporelles, ou que sept et trois font dix, personne ne dit qu'il en devait être ainsi, mais chacun, connaissant qu'il en est ainsi en réalité, ne vient pas, comme un examinateur, redresser ces maximes, mais s'en réjouir comme ferait un inventeur.

De plus, si cette vérité était égale à nos esprits, elle serait changeante comme eux. En effet, nos âmes la voient tantôt plus, tantôt moins, et elles se déclarent ainsi changeantes, tandis que la vérité demeurant en elle-même n'augmente pas quand nous la voyons plus, ni ne diminue quand nous la voyons moins; mais toujours entière et inaltérée, elle réjouit de sa lumière ceux qui se tournent vers elle, et punit de la cécité ceux qui se détournent d'elle. Bien plus, c'est d'après elle que nous jugeons nos propres esprits, sans que jamais nous puissions la juger elle-même; car nous disons: tel esprit ne comprend pas autant qu'il faut, ou il comprend autant qu'il doit. Or, un esprit comprend autant qu'il doit comprendre, lorsqu'il s'approche aussi près et qu'il adhère autant que possible à la vérité. Donc si elle n'est ni inférieure, ni égale à nos esprits, elle leur est supérieure et meilleure qu'eux. [353]



CHAPITRE XIII. EXHORTATION A EMBRASSER LA VÉRITÉ, QUI SEULE DONNE LE BONHEUR.

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35. Je t'avais promis, si tu t'en souviens, de te montrer quelque chose plus sublime que notre esprit et notre raison. Or, voici devant toi la vérité elle-même: embrasse-la, si tu le peux, et jouis d'elle; mets tes délices dans le Seigneur, et il t'accordera les demandes de ton coeur (
Ps 36,4). Que demandes-tu, sinon d'être heureux 1 Et quel plus grand bonheur que de jouir de l'inébranlable, inaltérable et très-excellente vérité? Voilà que des hommes s'écrient qu'ils sont heureux, lorsqu'ils serrent dans leurs bras de beaux corps, désirés avec une grande ardeur, soit ceux de leurs épouses, soit même, ceux des filles perdues. Et nous, douterons-nous de notre bonheur dans les embrassements de la vérité? Des hommes s'écrient qu'ils sont heureux, lorsque, le gosier desséché par la chaleur, ils rencontrent une source aux eaux saines et abondantes, ou quand, pressés par la faim, ils trouvent le repas de midi ou du soir préparé et copieusement servi. Et nous ne dirions pas que nous sommes heureux lorsque nous nous abreuvons et que nous nous repaissons de la vérité? On en entend fréquemment se proclamer heureux d'être couchés sur les roses et les autres fleurs, ou encore de jouir des parfums les plus odorants. Et quoi de plus parfumé et de plus doux que le souffle de la vérité? Hésiterons-nous à nous dire heureux, lorsque nous le respirons? Un grand nombre mettent le bonheur de la vie à entendre la musique des voix humaines, des instruments à cordes et à vent; lorsqu'elle leur manque, ils se trouvent misérables; lorsqu'ils l'entendent, ils sont tout joyeux. Et nous, quand nous sentons le silence harmonieux et éloquent de la vérité, s'il m'est permis de parler ainsi, pénétrer sans bruit dans nos âmes, nous chercherions un autre bonheur dans la vie, au lieu de jouir de celui-ci, à la fois si certain et tout en notre pouvoir! L'éclat de l'or et de l'argent, l'éclat des pierres précieuses et de tout ce que colore la lumière, l'éclat de cette lumière elle-même qui appartient à nos yeux, soit qu'elle jaillisse des feux de la terre, des étoiles, de la lune ou du soleil, réjouit les hommes par sa joyeuse clarté; lorsque aucun chagrin, aucun besoin ne les dérobe à cette joie, ils s'en estiment heureux et voudraient toujours vivre. Et nous, nous craindrions de placer le bonheur de notre vie dans la lumière de la vérité?

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36. Il y a plus: n'est-ce pas dans la vérité que nous connaissons et que nous saisissons le souverain bien, et cette vérité n'est-elle pas la sagesse? Fixons donc sur elle nos regards pour y saisir le souverain bien et en fouir. Heureux, certes, est celui qui jouit du souverain bien. Or, c'est la vérité qui montre tous les biens qui sont vrais; et les hommes suivant le degré de leur intelligence, en choisissent un ou plusieurs pour en jouir. Cependant, parmi ceux qui choisissent à la lumière du soleil quelque objet pour le contempler plus volontiers et se réjouir de sa vue, s'il s'en trouve quelques-uns dont les yeux soient plus puissants, plus sains et plus vigoureux, ils ne regardent aucun objet plus volontiers que le soleil lui-même; le soleil, dont la lumière éclaire les autres objets dans lesquels les yeux plus infirmes trouvent leur joie. De même, lorsqu'un oeil intelligent, fort et puissant, a considéré la multitude des choses inaltérablement vraies dans la certitude de sa raison, il se tourne ensuite vers la vérité elle-même, à la lumière de laquelle il les a toutes vues, il s'attache à elle, et, les oubliant toutes en quelque sorte, il jouit en elle de toutes à la fois. Car ce qui nous channe dans les choses vraies, ne nous charme que par la vérité elle-même.

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37. Telle est notre liberté, lorsque nous nous soumettons à cette vérité; et c'est notre Dieu lui-même qui nous délivre de la mort, c'est-à-dire de l'état de péché. Car c'est la vérité elle-même, homme conversant avec les hommes, qui a dit à ceux qui croient en elle: «Si vous gardez ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres (
Jn 8,32).» En effet, l'âme ne jouit de rien avec liberté, si elle n'en jouit avec sécurité.



CHAPITRE XIV. ON POSSÈDE LA VÉRITÉ AVEC SÉCURITÉ.

Personne n'est en sécurité au milieu de ces biens qu'on peut perdre malgré soi. Mais personne ne perd malgré lui la vérité et la sagesse.

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Aucun espace ne peut séparer d'elle, et s'il existe une séparation de la sagesse et de la vérité, on ne doit l'entendre que de la volonté pervertie, qui s'en va aimant au lieu d'elle les choses inférieures. D'un autre côté, personne ne veut quoi que ce soit en ne le voulant pas. Nous avons donc en elle une chose dont nous jouissons tous également et en commun; en elle, on n'est point à l'étroit; en elle, point de défaillance. Elle reçoit tous ses amans sans les rendre aucunement jaloux les uns des autres; elle se livre également à tous, et elle demeure chaste en se donnant à chacun. Aucun ne dit à l'autre: ôte-toi, pour que je puisse m'approcher à mon tour; écarte tes bras, pour que je puisse, moi aussi, l'embrasser. Tous s'attachent à elle, tous la tiennent en même temps. Le mets qu'elle offre ne se divise point en parts, et ce que tu prends de son breuvage, je puis moi-même le boire. En la recevant, tu ne transformes rien d'elle en quelque chose qui te soit propre; et ce que tu en goûtes, demeure entier pour moi. Tu l'aspires, et je n'ai pas besoin d'attendre que tu respires pour l'aspirer à mon tour. Il n'arrive jamais que rien d'elle devienne la propriété exclusive d'un seul ou de plusieurs; elle est tout entière à la fois et commune à tous.

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38. Cette vérité a donc moins d'analogie avec les objets du sens du toucher, du goût et de l'odorat, qu'avec les objets qui tombent sous les sens de la vue et de l'ouïe. En effet, une parole est entendue à la fois tout entière par tous les auditeurs, et tout entière par chacun d'eux. Une image placée devant nos yeux est vue telle qu'elle est par chacun de nous en même temps. Toutefois, ces analogies sont loin d'être parfaites. Car un son ne retentit pas tout entier à la fois; une partie en résonne d'abord, une autre ensuite, parce qu'il se mesure et se prolonge dans le temps; de même une image visible s'étend en quelque sorte dans le lieu, et elle n'est pas tout entière partout. D'ailleurs il est certain que toutes ces choses peuvent nous être enlevées malgré nous, et nous sommes à l'étroit ou bien empêchés pour en jouir. S'il pouvait y avoir un concert harmonieux qui durât toujours, et que les amateurs s'empressassent à l'envi pour venir l'entendre, plus ils seraient nombreux, plus ils seraient à l'étroit; ils se disputeraient les places pour approcher plus près des chanteurs; de plus ils ne pourraient rien garder de ce qu'ils entendraient, et leur oreille ne serait frappée que de sons fugitifs. Ce soleil lui-même, si je voulais fixer sur lui mes yeux, et que je pusse le faire avec persévérance, son coucher me l'enlèverait, un nuage me le voilerait, bien d'autres obstacles me feraient perdre malgré moi le plaisir de le voir. Enfin y eût-il une douce lumière que je pusse toujours voir et un chant harmonieux que je pusse toujours entendre, quelle gloire en retirerais-je, puisque ces choses me sont communes avec les bêtes.

Mais il n'en est pas de même de cette beauté de la Vérité et de la Sagesse. Il suffit d'une volonté persévérante d'en jouir; alors en vain se pressera la foule des auditeurs, elle n'éconduira pas les survenants; cette vérité ne se développe pas dans le temps, elle ne se déplace pas dans le lieu; ni la nuit n'interrompt, ni l'ombre n'intercepte son rayonnement; elle est indépendante des sens corporels. Que ceux qui l'aiment se tournent vers elle de tous les points du monde, elle est auprès de tous, et elle y est toujours. Elle n'est dans aucun lieu, et elle n'est nulle part absente; elle avertit du dehors, et elle instruit au dedans. Elle change tous ceux qui la voient en les améliorant, et aucun d'eux ne peut la changer ni la détériorer; personne ne la juge elle-même, personne ne peut bien juger sans elle. Et ainsi il est évident qu'il faut sans hésitation, la déclarer supérieure à nos esprits, qui, chacun, ne deviennent sages que par elle seule, qui ne sont point ses juges, et jugent toutes choses par elle.



CHAPITRE XV. LES RAISONNEMENTS PRÉCÉDENTS PROUVENT L'EXISTENCE DE DIEU.

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39. Tu m'avais concédé que tu reconnaîtrais l'existence de Dieu, si je te montrais une chose supérieure à nos esprits, pourvu qu'il n'y en eût pas d'autre qui fut supérieure à celle-là. J'avais accepté cette concession en disant qu'il suffisait que je fisse la démonstration promise. Car, disais-je, s'il est encore une chose supérieure à celle-là, elle sera Dieu; et s'il n'y en a pas, la Vérité même est Dieu. Qu'il y ait donc ou non rien de supérieur à la vérité, tu ne pourras nier que Dieu soit. Telle était la question que nous avions résolu de discuter et [355] de traiter. Maintenant, si tu te troublais de ce que l'enseignement sacré du Christ nous a fait admettre comme un point de foi que Dieu est le Père de la Sagesse, rappelle-toi que nous admettons aussi par la foi que la Sagesse engendrée du Père éternel est égale à lui. Ainsi il n'y a rien à discuter ici, mais c'est un article de foi inébranlable. Dieu est, et il est vraiment et souverainement. Et il me semble que ce n'est plus seulement la foi qui nous le fait tenir comme indubitable, mais que nous le comprenons aussi sûrement quoique bien faiblement. Or, cela suffit pour la question proposée, et nous pouvons développer le reste de notre thème, à moins que tu n'aies quelque objection à faire. - E. Je suis inondé d'une joie vraiment incroyable, en écoutant ce que tu me dis, et je ne pourrais l'exprimer en paroles; mais je proclame la certitude parfaite de tes raisonnements. Je la proclame au dedans de moi-même, et en poussant ce cri, que je désire être entendu de la Vérité elle-même, comme je désire m'attacher à elle. Et j'accorde qu'elle est, non-seulement un bien, mais le souverain bien, et celui qui donne le vrai bonheur.

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40. A. Très-bien! et je m'en réjouis beaucoup moi-même. Mais, dis-moi, sommes-nous dès maintenant sages et heureux? ou marchons-nous encore vers ce but que nous devons atteindre? - E. J'incline à croire que nous y tendons encore. - A. D'où vient alors que tu saisis ces vérités et ces certitudes, où tu proclames trouver ta joie, et comment admets-tu qu'elles font partie de la sagesse? Est-ce qu'un insensé peut connaître la sagesse? - E. Tant qu'il est insensé, il ne le peut. - A. Donc, ou déjà tu es sage, ou tu ne connais pas encore la sagesse. - E. Je ne suis pas encore sage, et je ne voudrais plus me dire insensé, en tant que je connais la sagesse, puisque les choses que je connais sont certaines, et que je ne puis nier qu'elles fassent partie de la sagesse. - A. Dis-moi donc, je te prie, refuseras-tu de reconnaître que celui qui n'est pas juste, est injuste, que celui qui n'est pas prudent est imprudent, celui qui n'est pas tempérant, intempérant? Cela laisse-t-il l'ombre d'un doute? - E. J'avoue que, tant qu'un homme n'est pas juste, il est injuste; et j'en dis autant de la prudence et de la tempérance. - A. Pourquoi donc en serait-il autrement de la sagesse? tant qu'un homme n'est pas sage, n'est-il pas insensé? - E. Je l'avoue aussi. - A. Eh bien! maintenant dans quelle catégorie es-tu? - E. Appelle-moi comme il te plaira; mais, je n'ose pas encore me dire sage; et, d'un autre côté, les concessions que j'ai faites semblent me forcer à admettre comme conséquence que je suis évidemment un insensé. - A. Alors l'insensé connaît la sagesse. Et en effet, comme nous l'avons dit, il ne serait pas certain qu'il veut être sage, ni qu'il faut l'être, si la notion de la sagesse n'était pas imprimée dans son esprit, aussi bien que les notions de ces autres choses sur lesquelles tu as répondu en détail à mes questions, et que tu as reconnues avec joie faire partie de la sagesse. - E. Il en est comme tu le dis.



CHAPITRE XVI. AUX AMES ZÉLÉES QUI LA CHERCHENT, LA SAGESSE SE MONTRE PARTOUT, AU MOYEN DES NOMBRES IMPRIMÉS SUR CHAQUE CHOSE.

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41. A. Lorsque nous nous étudions à être sages, faisons-nous autre chose que de ramasser, pour ainsi parler, notre âme tout entière, avec tout l'empressement dont nous sommes capables, pour la transporter dans l'objet que notre esprit a saisi, et l'y fixer d'une manière durable? Nous l'empêchons ainsi de jouir de son moi qu'elle a embarrassé dans les choses passagères; et la voilà, dépouillée de toutes les afflictions du temps et de l'espace, qui s'attache à celui qui est un et toujours le même; car comme toute la vie du corps, c'est l'âme, ainsi la vie heureuse de l'âme, c'est Dieu. Occupés à ce travail, nous sommes dans la voie tant que nous ne l'avons pas achevé. Et quant à cette concession qui nous est faite de jouir des biens vrais et certains, dont l'éclat illumine ce chemin, tout ténébreux qu'il est, vois si ce n'est pas d'elle que parle l'Ecriture, en nous faisant connaître la conduite de la sagesse à l'égard de ceux qui l'aiment, lorsqu'ils viennent à elle et qu'ils la cherchent. Il est écrit en effet: «Elle se montrera à eux sur les chemins avec un visage riant, et elle ira à leur rencontre avec le cortége de sa Providence (
Sg 6,17).» Et vraiment, de quelque côté que tu portes tes regards, elle te parle, comme au moyen de ces vestiges dont elle a laissé l'empreinte sur ses (356) oeuvres; et tandis que tu retombes dans les choses extérieures, elle te rappelle au dedans de toi-même par les formes mêmes des choses extérieures. Tout ce qui te délecte dans les corps, tout ce qui t'attire par tes sens corporels, elle te le fait voir plein de nombres, elle t'invite à en rechercher l'origine, à rentrer en toi-même et à comprendre que tu ne pourrais rien approuver ni désapprouver de ce que tu saisis par tes sens extérieurs, si tu n'avais pas près de toi certaines règles du beau, pour apprécier toutes les beautés extérieures dont tu as le sentiment.

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42. Contemple le ciel, et la terre et la mer, tout ce qui brille en haut, tout ce qui rampe en bas, tout ce qui vole et nage: il y a là des formes, parce qu'il y a là des nombres. Ote ceux-ci, celles-là ne sont plus rien. Qui donc est leur auteur sinon l'auteur du nombre? d'autant plus que l'être qui est en elle est en raison du nombre qui s'y trouve. Vois encore les artistes qui travaillent sur les formes corporelles, ils ont aussi les nombres dans leur art, pour organiser leurs ouvrages. Ils meuvent leurs mains et manient leurs outils, jusqu'à ce que l'objet d'art qu'ils travaillent atteigne autant que possible la perfection d'une forme extérieure qui corresponde à la vue lumineuse qu'ils ont intérieurement des nombres; jusqu'à ce que cet objet obtienne, au moyen du truchement des sens, l'agrément du juge intérieur qui a les yeux fixés sur les nombres supérieurs. Cherche ensuite le moteur des bras de l'artiste lui-même: c'est le nombre; car ses membres se meuvent avec calcul; si tu lui ôtes des mains l'ouvrage qu'il fait et de l'esprit l'intention de le faire; si néanmoins il veut encore mouvoir ses membres par plaisir, cette action s'appellera la danse. Cherche donc aussi ce qui fait plaisir dans la danse; le nombre te répondra encore: c'est moi. Dans un corps, regarde la beauté de la forme: ce sont les membres occupant le lieu; regarde la beauté du mouvement: ce sont les nombres opérant dans le temps. Pénètre dans l'art d'où ils procèdent, cherche dans cet art le temps et le lieu: tu n'y trouveras jamais l'un, ni nulle part l'autre. Cependant le nombre est vivant dans l'art; mais sa région n'est point celle des espaces, ni sa durée celle des jours. Considère enfin ceux qui veulent devenir artistes et qui font l'apprentissage d'un art. Ils meuvent leurs corps dans les lieux et les temps, et leur âme dans le temps seulement, puisque c'est avec le temps qu'ils deviennent habiles. Elève-toi donc encore au-dessus de l'âme de l'artiste, si tu veux voir le nombre éternel. Alors la sagesse t'apparaîtra sur son siège intérieur, et du fond même du sanctuaire de la vérité tu verras briller son éclat. Et si ton regard est encore trop faible pour le refléter, reporte l'oeil de ton esprit dans la voie où elle se montrait à toi avec un visage joyeux. Souviens-toi pourtant que tu ne fais que différer ta contemplation, et que tu y reviendras, lorsque ton regard sera plus sain et plus vigoureux.

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43. Malheur à ceux qui t'abandonnent, ô guide! pour s'égarer sur tes traces. Malheur à ceux qui prenant tes signes pour toi-même, les aiment au lieu de t'aimer, et oublient ce que tu veux leur faire entendre, ô sagesse, suave lumière de l'âme purifiée! Car tu ne cesses de nous signifier et ta nature et ta grandeur; et tes signes sont la beauté même de toutes les créatures. Eh! l'artiste humain lui-même fait signe au spectateur qui contemple la beauté de son ouvrage, de ne pas s'y arrêter tout entier, mais de parcourir du regard sa statue pour le reporter affectueusement sur celui qui l'a sculptée. Ceux qui aiment tes oeuvres au lieu de t'aimer sont semblables à ces auditeurs d'un sage éloquent. qui écoutant avec avidité le doux son de sa voix et l'harmonieux arrangement des mots qu'il prononce, perdent le sens magistral des pensées, dont ces mots ne sont que le signe retentissant. Malheur à ceux qui se détournent de la lumière, et qui croupissent mollement dans leurs ténèbres. Ils te tournent le dos, et s'enfoncent dans l'ouvrage charnel comme dans leur ombre, sans s'apercevoir que cela même qui les y délecte, est un rayon échappé de la sphère lumineuse de ta beauté! Cependant tandis qu'ils aiment l'ombre, l'ombre rend leurs yeux plus faibles, et plus impuissants à jouir de ta vue. Ainsi l'homme s'enténèbre de plus en plus, à mesure qu'il poursuit plus volontiers les objets qui blessent plus doucement sa faiblesse. Dès lors il commence à ne pouvoir plus voir les sommités de l'être, et à regarder comme un mal tous les mécomptes de son imprudence, toutes les séductions de son indigence et les tourments de son esclavage. Cependant ces peines qu'il souffre, il les a méritées par sa perversion, et ce qui est justice ne peut être un mal. [357]

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44. De tous les objets changeants que tu vois, il n'en est donc pas un seul que tu puisses saisir soit par les sens du corps, soit par l'attention de l'esprit, s'il ne subsiste dans une forme numérique, à tel point, que, si cette forme lui est ôtée, l'objet retombe dans le néant. Par conséquent, pour que toutes ces choses changeantes ne disparaissent pas, et qu'elles puissent, par leurs mouvements mesurés et la trame variée de leurs formes, accomplir ce que j'oserai appeler leurs poèmes dans le temps, il faut, n'en doute pas, qu'il y ait une forme éternelle et Immuable, qui ne soit pas elle-même étendue et comme répandue dans l'espace, ni prolongée et variable dans le temps. C'est par elle que toutes ces choses peuvent être formées, et, chacune selon son genre, occuper les nombres de l'espace et traverser les nombres de la durée.



CHAPITRE XVII. TOUT BIEN ET TOUTE PERFECTION VIENNENT DE DIEU.

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45. En effet, tout ce qui est susceptible de changement est nécessairement susceptible de forme. Or, comme nous appelons muable ce qui peut être changé, laisse-moi appeler formable ce qui peut prendre une forme. Mais aucune chose ne peut se former elle-même; parce qu'aucune chose ne peut se donner ce qu'elle n'a pas, et que pour arriver à sa forme, une chose quelconque doit être formée. Si donc un objet donné a une forme, il n'a pas besoin de recevoir ce qu'il a; si au contraire il n'en a pas, il ne peut prendre en lui-même ce qu'il n'a pas. Il n'est donc rien qui puisse, comme nous le disions, se former soi-même. Car il est inutile de revenir sur la mutabilité du corps et de l'âme: nous en avons assez parlé plus haut. Ainsi, est-il nécessaire que le corps et l'âme reçoivent leur forme d'une autre forme immuable et permanente. C'est à celle-ci qu'il a été dit: «Tu les changeras, et ils oseront changés. Pour toi, tu es toujours le même, et tes années sont sans défaillance (
Ps 101,27-28).» Par cette locution, années sans défaillance, le prophète exprime l'éternité. Il a été dit encore de cette forme que, «demeurant en elle-même a elle renouvelle toutes choses (Sg 7,27).»

Par là on comprend aussi que la Providence gouverne toutes choses. Car si toutes les choses qui sont perdaient leur être en étant dépouillées de leurs formes, c'est que cette forme immuable, par laquelle tous les êtres sujets au changement subsistent et sont en état d'occuper et de parcourir les nombres de leurs formes, est elle-même leur providence: car ils ne seraient pas, si elle n'était pas. Ainsi, tout homme qui regardant et considérant l'universalité des êtres créés, chemine vers la sagesse, voit la sagesse se montrer à lui sur le chemin avec un visage joyeux, et venir à sa rencontre avec le cortége de sa Providence; et alors il désire avec une ardeur d'autant plus vive d'achever son voyage, que le chemin lui-même emprunte toute sa beauté à la sagesse, qu'il brûle d'atteindre.

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46. Pour toi, si, outre les créatures douées de l'existence et non de la vie ni de l'intelligence, celles qui ont reçu l'existence et la vie, et celles qui réunissent à la fois l'existence, la vie et l'intelligence, tu en trouves de quelque autre espèce, je te permettrai de dire qu'il y a des biens qui ne viennent pas de Dieu. Du reste, ces trois genres peuvent être désignés par deux noms seulement: on peut les appeler corps et vie. Car à la créature qui a la vie sans avoir l'intelligence, comme la bête, et à celle qui a l'intelligence aussi, comme l'homme, s'applique parfaitement le mot vie. Or ces deux choses, le corps et la vie, qui sont communiquées, à la création (la vie est aussi au créateur, et c'est la vie suprême): ces deux créatures, dis-je, le corps et la vie, étant formables comme nous l'avons reconnu, et retombant dans le néant si elles perdaient entièrement leurs formes, montrent bien qu'elles subsistent par cette forme qui est toujours la même. Donc tous les biens, grands ou petits, ne peuvent venir que de Dieu. Car que peut-il y avoir de plus grand dans les créatures, sinon la vie intelligente, et de moindre, sinon les corps? Quoiqu'ils soient sujets à la défaillance, et qu'ils tendent au néant, ils conservent néanmoins toujours une certaine forme, en sorte qu'ils ont toujours un certain mode d'existence. Or le moindre degré de forme qui reste dans un être défaillant vient de cette forme qui ne peut défaillir, et qui ne permet jamais aux mouvements mêmes des choses qui défaillent et s'en vont, de sortir de la loi des nombres. Donc tout ce que les créatures renferment d'admirable, et quel que soit le degré de beauté que nous [358] admirions dans les plus grandes ou dans les moindres, tout doit être rapporté à la louange incomparable et ineffable du Créateur. Aurais-tu quelque chose à ajouter?



CHAPITRE XVIII. QUOIQU'ON PUISSE ABUSER DE LA VOLONTÉ LIBRE, ELLE DOIT ÊTRE COMPTÉE PARMI LES BIENS.

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47. E. C'en est assez, je l'avoue, pour être persuadé; l'évidence est faite, autant qu'elle peut l'être en cette vie et pour des esprits tels que nous sommes; je reconnais que Dieu est, et que tous les biens viennent de Dieu; car toutes les créatures, qu'elles aient à la fois l'intelligence, la vie et l'être, ou seulement l'être et la vie, ou seulement l'être, sont de Dieu. Maintenant abordons la troisième question et voyons si l'on peut la résoudre et compter la volonté libre parmi les biens. Quand ce point sera démontré, j'avouerai que c'est Dieu qui nous l'a donnée et qu'il a dû nous la donner.

A. Tu te rappelles fort bien l'état de la discussion, et ta perspicacité a saisi que la seconde question est maintenant résolue. Mais tu as dû remarquer de même que la troisième l'est également. En effet, la raison pour laquelle il te paraissait que le libre arbitre de la volonté n'aurait pas dû être donné, c'est qu'on s'en sert pour pécher. A cette assertion, je t'ai répondu qu'on ne pouvait faire le bien sans ce même libre arbitre (1), et j'assurais que c'était plutôt pour cela que Dieu l'avait donné. Tu répliquas que la volonté libre aurait dû nous être donnée de la même manière que la justice, dont personne ne peut se servir que pour le bien. Cette réplique a engagé la discussion dans ces détours multipliés, qui m'ont fait aboutir à te prouver que les biens supérieurs et les biens inférieurs n'ont pas d'autre auteur que Dieu. Mais pour mettre ce point suffisamment en lumière, il a été nécessaire de combattre les opinions de la sottise impie qui fait dire à l'insensé dans son coeur: «Il n'y a point de Dieu (
Ps 13,1);» et nous avons raisonné sur ce grave sujet selon notre pouvoir et de manière à y répandre de la clarté, avec l'aide de ce même Dieu qui nous a secourus dans ce périlleux trajet. Mais ces deux points, Dieu est, et il est l'auteur de tous les biens, que nous admettions auparavant avec une foi inébranlable, ont été néanmoins traités de telle sorte, que le troisième en est lui-même éclairci avec une évidence manifeste.

1. Rét. liv. 1,ch. 9,n. 3.

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48. La dernière discussion a démontré, ce dont nous sommes convenus ensemble, que la nature du corps est inférieure à la nature de l'âme, et, par conséquent, que l'âme est un plus grand bien que le corps. Or, quand nous trouvons dans le corps des biens dont l'homme peut abuser, nous ne disons pas pour cela qu'ils n'auraient pas dû lui être donnés, puisque nous reconnaissons que ce sont des biens; mais alors est-il étonnant qu'il y ait aussi dans l'âme des biens dont nous pouvons de même abuser, et qui cependant ne peuvent nous avoir été donnés que par l'auteur de tous les biens, puisque ce sont des biens. En effet, tu vois quel grand bien manque à un corps lorsqu'il n'a pas de mains, et cependant on abuse des mains, lorsqu'on s'en sert pour commettre des actions cruelles ou honteuses. Si tu voyais un homme sans pieds, tu reconnaîtrais que l'intégrité de son corps est privée d'un bien considérable; et cependant celui qui se sert de ses pieds pour aller nuire à quelqu'un ou se déshonorer lui-même, abuse de ses pieds, tu ne pourrais le nier. Avec les yeux, nous voyons cette lumière et nous distinguons les formes des corps; et c'est une grande beauté de notre corps que ces organes y soient placés comme en un lieu noble et élevé; de plus, ils servent à nous défendre contre ce qui pourrait nous nuire, et ils ont d'autres utilités nombreuses; cependant la plupart des hommes abusent souvent des yeux pour des actions honteuses, et ils les forcent à faire le service de leurs passions. Et tu vois quel grand bien manquerait à un visage d'où les yeux seraient absents! mais puisqu'ils y sont à leur place, qui donc les a donnés, si ce n'est le dispensateur de tous les biens? Tu approuves ces biens dans le corps, et sans faire attention à ceux qui en abusent, tu loues Celui qui nous les a donnés. Tu dois raisonner de même sur la volonté libre, sans laquelle personne ne peut vivre avec droiture; tu dois avouer qu'elle est un bien et un bienfait de Dieu, et qu'il faut condamner ceux qui abusent de ce bien pour faire le mal, plutôt que de prétendre que Celui qui nous en a dotés n'aurait pas dû la donner.

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49. E. J'aimerais mieux t'entendre me prouver que la volonté libre est un bien; je t'accorderais [359] ensuite volontiers que c'est Dieu qui nous l'a donnée, puisque je reconnais que tous les biens viennent de Dieu.

A. Encore! Mais enfin ne te l'ai-je pas prouvé dans tout le cours de cette laborieuse discussion? N'as-tu pas admis que toutes les images et les formes corporelles existent en vertu de la forme suprême de toutes choses, et n'as-tu pas avoué qu'elles sont des biens? Il n'est pas jusqu'à nos cheveux qui n'aient été comptés c'est la Vérité elle-même qui parle ainsi dans l'Evangile (
Mt 10,30). As-tu oublié ce que nous avons dit de la sublimité du nombre, et de cette puissance qui atteint d'une extrémité à une autre extrémité. Quel incroyable égarement d'esprit! Compter parmi les biens jusqu'à nos cheveux, un bien si mince et si inférieur, ne pas trouver d'autre auteur à leur assigner que Dieu même, le Créateur de tous les biens, parce que les moindres comme les plus grands biens sont de Lui, qui est l'auteur de tout ce qui est bon; et avoir encore des doutes sur la volonté libre, indispensable pour vivre avec droiture, de l'aveu même de ceux qui mènent la vie la plus abjecte! Eh bien! réponds-moi maintenant, je t'en prie: Quelle est, à ton sens, la chose la meilleure en nous, celle, sans laquelle on peut vivre honnêtement, ou celle sans laquelle on ne peut vivre honnêtement? - E. Pardonne-moi, je t'en supplie; j'ai honte moi-même d'y voir si peu. Mais personne n'hésiterait pour te répondre. La chose de beaucoup la meilleure est évidemment celle sans laquelle il n'y aurait pas de vie honnête. - A. Maintenant me nieras-tu qu'un homme qui louche puisse vivre avec honnêteté? - E. Loin de moi une aussi incroyable folie. - A. Eh bien! puisque tu accordes que c'est un bien du corps, que cet oeil dont la perte n'empêche pas de vivre honnêtement, croiras-tu encore que ce n'est pas un bien que la volonté libre, sans laquelle personne ne vit avec droiture?

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50. Tu t'arrêtes à considérer la justice, dont personne ne se sert pour le mal. Il faut la compter parmi les biens les plus élevés qui sont dans l'homme, aussi bien que toutes les vertus de l'âme dont se compose la vie droite et honnête. Car personne ne mésuse ni de la prudence, ni de la force d'âme, ni de la tempérance: elles sont toutes, comme la justice elle-même que tu as citée, animées par la droite raison, sans laquelle il ne peut y avoir de vertus. Et personne non plus ne peut mésuser de la droite raison.




Augustin, du libre arbitre 233